Les monnaies grecques des fouilles de l’École française d’Athènes à Argos
p. 51-63
Dédicace
À la mémoire de Mando Oikonomides et de sa philoxénia légendaire
Texte intégral
1L’École française d’Athènes mène des fouilles à Argos depuis 1902. Après les campagnes de W. Vollgraff intervint une longue interruption liée aux deux guerres mondiales, puis le chantier d’Argos fut rouvert en 1952 par le directeur de l’École, G. Daux, et par son secrétaire général, P. Courbin. Depuis, les travaux ont continué sur différents sites argiens, souvent en collaboration avec les archéologues du service archéologique (4e Éphorie des antiquités préhistoriques et classiques). Les fouilles ont livré plus de 10 000 monnaies de toutes époques, depuis l’archaïsme jusqu’à l’époque contemporaine. Plusieurs personnes les ont inventoriées et étudiées au fil du temps. À partir de 1952 se sont succédés au chevet de ce matériel d’abord J. Bingen et T. Reekmans, J. Servais, Mme Varoucha-Christodoulopoulou, puis T. Hackens, P. Marchetti, O. Picard et moi à partir de 1992. Par la suite, R. Étienne nous demanda, à P. Marchetti, J.-M. Saulnier et moi de publier les monnaies, celles antérieures au règne d’Auguste m’étant alors attribuées.
2L’étude d’un matériel trouvé lors de fouilles s’échelonnant sur une très longue durée est évidemment tributaire de l’évolution des pratiques archéologiques et pose des problèmes spécifiques, dont je dirai quelques mots, dans un but historiographique et pour rendre hommage à ceux qui ont exhumé et étudié ce matériel. W. Vollgraff se souciait des monnaies de fouille, qu’il fit envoyer à Athènes au Musée numismatique pour y être conservées. Impeccablement nettoyées à Athènes, elles sont revenues en 2002 au musée archéologique d’Argos dans un bon état de conservation. Mais il n’a laissé aucun inventaire détaillé des trouvailles numismatiques de cette période et les informations sur les lieux de découverte sont rares1. Le regard porté sur les monnaies de fouille avait déjà bien changé lors de la reprise des fouilles en 1952. D’emblée, les monnaies furent conservées dans un espace ad hoc, toutes dans un sachet séparé, portant numéro d’inventaire par année et mention de la provenance. P. Courbin les utilisait pour dater ses sols, avec le matériel céramique. T. Hackens, chargé du matériel à partir de 1964, se rendait à Argos après chaque campagne pour identifier les monnaies et remettait aux archéologues une fiche dont les indications étaient reportées sur les carnets de fouille. Il dressait un inventaire annuel des monnaies par site, chaque pièce étant dotée d’un numéro distinct de celui des inventaires de fouilles : cela permettait notamment d’éliminer les monnaies trop abîmées et les morceaux de métal. L’étude des monnaies de fouille par T. Hackens avait les deux objectifs classiques qui voient se croiser les préoccupations des archéologues et celles des numismates : contribuer à la datation des contextes archéologiques, en association avec les autres données et matériels disponibles ; nourrir le corpus des monnaies argiennes qu’il préparait et que son décès prématuré l’empêcha de mener à bien.
3Dans l’état actuel de la recherche, le catalogue des monnaies de fouille est achevé, grâce à l’aide de F. Wojan, S. Berger et d’autres doctorants qui m’ont accompagnée lors des campagnes estivales à Argos. Je remercie aussi H. Nicolet-Pierre et la regrettée Jennifer Warren pour leur aide. J’ai dépouillé tous les carnets et les rapports de fouille, mais il reste encore des points à éclaircir, via des échanges avec les archéologues. Il faut souhaiter en outre que, dans l’avenir, le riche matériel numismatique trouvé par les archéologues de la 4e Éphorie à Argos soit publié et vienne bientôt enrichir un tableau qui est évidemment partiel.
4Après une rapide présentation du matériel, j’évoquerai ci-dessous quelques éléments de réflexion sur les informations que sont susceptibles d’apporter les monnaies de fouille sur la circulation, et plus largement sur l’histoire des pratiques monétaires au sein d’une cité.
Présentation du matériel
5On compte actuellement 379 monnaies argiennes et 605 monnaies étrangères, soit 984 monnaies grecques identifiées antérieures au règne d’Auguste. Il s’y ajoute 117 monnaies attribuables à la période classique ou hellénistique, le plus souvent brûlées ou très usées, de tous modules. En outre, comme dans beaucoup de sites, une bonne centaine de monnaies est inexploitable et ne peut même pas être datée d’une période en raison de l’usure des flans et du caractère très indistinct des pièces (module, fabrication) qui ne permet même pas de les rattacher à une période de l’histoire monétaire.
Les monnaies argiennes
Monnaies d’argent
6Les fouilles ont livré 39 monnaies argiennes classiques et hellénistiques en argent, toutes de faible valeur : 17 hémidrachmes dont 10 saucés (fig. 1-2)2, 1 diobole (fig. 3)3, 6 trihémioboles (fig. 4) 4et 9 oboles (fig. 5)5 ; il s’y ajoute 6 hémidrachmes du koinon achaien, qui avaient cours à Argos, comme dans le reste du Péloponnèse, au iie s. a.C. (fig. 6)6. L’absence de monnaies de forte valeur (statères et drachmes, alexandres à types argiens) n’est pas surprenante. Les monnaies de fouille comprennent en effet rarement de telles pièces, dont les usagers prenaient évidemment grand soin.
7Il en va en général bien différemment des trésors, lots de monnaies constitués volontairement de monnaies susceptibles de constituer une réserve de valeur. Mais, dans le cas d’Argos, les trésors de monnaies d’argent trouvés localement, de modeste ampleur, comprennent surtout des drachmes, statères et tétradrachmes étrangers, tandis que l’atelier local y est représenté par des fractions. Du point de vue des monnaies locales, il n’y a donc pas de contraste marqué entre trésors et monnaies de fouille. Le trésor d’Argos 2005 (trouvé lors des fouilles de l’oikopedo Rentas par Alkestis Papadimitriou), qui doit dater du milieu du ve s. a.C., comprend ainsi 70 statères et fractions d’Égine7. Le trésor d’Argos 1967 (IGCH 114) comprend 1 tétradrachme de Philippe Arrhidée, 1 drachme de Corinthe et 6 fractions d’Argos8. Son enfouissement a été daté de la fin du ive s. a.C., mais le “trésor d’Argos 1967 ?” (IGCH 131), pourrait constituer un lot de ce trésor, ce qui inviterait à descendre l’enfouissement de l’ensemble au début du iiie s. : l’IGCH 131 se compose de 4 tétradrachmes d’Alexandre III (Pella, Sicyone, Akè, Babylone) et de 2 tétradrachmes d’Athènes9. Le trésor d’Argos 1966 (IGCH 130), daté du début du iiie s., compte au moins 37 monnaies, dont 1 statère Béotien, 3 statères de Sicyone, 1 statère d’Élis, 1 statère de Stymphale et 31 + hémidrachmes argiens10.
8J. H. Kroll notait dans sa publication des monnaies de fouille de l’agora d’Athènes qu’elles provenaient dans leur écrasante majorité de niveaux tardifs et il en va de même à Argos11. Dans un certain nombre de cas, il est toutefois possible, via l’étude du contexte, de proposer des hypothèses sur les séquences de dépôt des monnaies, comme le montrera la publication du matériel. Reste que la plupart des monnaies d’argent argiennes ont été trouvées lors des fouilles de W. Vollgraff ou dans des contextes impériaux tardifs : c’est le cas notamment de deux hémidrachmes argiens se rattachant aux premières émissions de la cité.
Monnaies de bronze
9Les séries argiennes en bronze les mieux représentées dans les collections publiques et privées sont bien attestées dans les fouilles. Il en va ainsi des chalques à la tête de loup/A (fig. 7)12 qui sont particulièrement nombreux, bien davantage que ceux aux types de Héra portant le stephanos/A surmontant une massue (fig. 8)13. Les multiples au type de Héra et du cippe d’Apollon Agyieus (fig. 9-10) 14sont les mieux représentés dans les fouilles, suivis de ceux aux types d’Apollon et du trépied (fig. 11-12)15. Les autres émissions illustrées dans le BMC Peloponnesus sont attestées aussi, mais plus faiblement que les précédentes : ainsi, celles à la tête de Héra et au revers figurant le Palladion ne sont représentées que par 7 exemplaires (fig. 13)16. Les émissions figurant une tête de loup avec au revers le cippe d’Apollon Agyieus (fig. 14)17 et de l’émission figurant une tête d’Apollon associé au revers à un loup (fig. 15)18 sont peu représentées.
10Quatre exemplaires de l’émission au type d’Athéna et de Tychè ont été retrouvés lors des fouilles, ce qui donne à penser que l’on peut raisonnablement maintenir son attribution à l’atelier argien, attribution contestée au profit d’un atelier d’Acarnanie (fig. 16)19. En revanche, aucun exemplaire des autres émissions dont l’attribution à Argos a été contestée n’a été trouvé dans les fouilles françaises20.
11L’étude des rapports et des carnets de fouille apporte déjà des éléments sur la datation de plusieurs séries de monnaies de bronze. La présence de chalques aux types tête de loup/A dans des contextes du ive s. a.C., comme à Némée, confirme que l’émission du bronze a commencé à Argos bien plus tôt qu’on ne le pensait21. Des bronzes de module plus grand que celui des loups ont pu prendre le relais du petit numéraire en argent peut-être dès l’époque de la réforme monétaire évoquée par les tablettes du trésor du sanctuaire de Pallas. Ces tablettes découvertes par les archéologues de la 4e Éphorie des antiquités préhistoriques et classiques qu’étudie C. Kritzas distinguent le palaion nomisma de l’argolikon22. Ce dernier pourrait être le nouveau monnayage au type de Héra avec la légende ΑΡΓΕΙΩΝ qui, probablement vers 370, remplaça les drachmes et fractions au loup. Comme à Némée, les bronzes argiens au type d’Apollon n’apparaissent pas dans des contextes antérieurs au iiie s. a.C.
Les monnaies étrangères
12Elles constituent près de 60 % des monnaies grecques identifiées à Argos contre 13 % à Athènes, 37 % à Corinthe et moins de 10 % à Thasos. Il y a là une singularité qu’il convient d’examiner.
Monnaies d’argent
13Elles sont très peu nombreuses et proviennent en majorité d’ateliers voisins. On dénombre 1 statère et 2 fractions d’Égine de la fin du vie s. a.C. et de la ière moitié du ve s. a.C. ; 4 statères corinthiens archaïques, 1 statère corinthien du ive s., 1 statère à types corinthiens du ive s d’Anactorion ; 1 obole de Kléonai de la fin du ve s. ; 1 tétradrachme athénien saucé de la fin du ve s. ; 4 hémidrachmes classiques et hellénistiques et une obole de Sicyone ; 1 tétradrachme attalide de poids attique ; 1 tétradrachme thasien de la 4e série.
14On notera qu’il s’agit en majorité de monnaies de forte valeur, à la différence des monnaies d’argent argiennes trouvées en fouilles. Comme dans les trésors trouvés à Argos, les monnaies étrangères de forte valeur appartiennent surtout à l’époque archaïque et classique.
Monnaies de bronze
15Les bronzes étrangers sont en majorité des monnaies de module moyen, comme la majorité des monnaies argiennes trouvées en fouille. Le pourcentage de chalques argiens dans les fouilles est faible, mais il a été impossible d’identifier une quantité importante de monnaies de petit module et le frai a logiquement éliminé une bonne part des plus petites monnaies. Il faudra évidemment attendre le corpus monétaire que préparent C. Flament et P. Marchetti pour déterminer si le taux de représentation des émissions dans les fouilles reflète leur importance relative au sein du monnayage.
16Les séries représentées appartiennent surtout au nord est du Péloponnèse. Quatre ateliers fournissent à eux seuls plus de la moitié du matériel : les fouilles ont en effet livré environ 200 bronzes de Sicyone, plus d’une centaine de bronzes de Corinthe, une quarantaine de Phlionte et une trentaine de Tégée. Le reste se compose d’exemplaires isolés d’ateliers thraces, macédoniens, thessaliens, béotiens, épirotes et de Corcyre. Chalcis, Athènes, Égine et Mégare sont bien représentées. Il y a en revanche peu de monnaies provenant des ateliers de l’ouest et du sud du Péloponnèse : 20 monnaies au total d’Épidaure et des cités de l’Aktè d’Argolide ont été identifiées, ce qui est peu, alors que ces cités sont assez proches d’Argos. Les monnaies des cités arcadiennes, à l’exception de celles de Tégée, toute proche, sont peu nombreuses. Une petite dizaine de monnaies de Kléonai rappelle que cette voisine d’Argos battit monnaie avant d’être absorbée par elle, sans doute à la fin du ive s.23. En dehors de Grèce, il y a des monnaies du Pont, de Samos, de Carie, et de Séleucie du Tigre, mais le seul groupe significatif est constitué par un ensemble de monnaies de bronze de Ptolémée III destinées au Péloponnèse qui fut étudié par Mme Varoucha, puis par T. Hackens24.
17Par sa composition, le matériel est donc assez proche de celui des fouilles de l’École américaine à Némée, si l’on excepte les monnaies de Corinthe, dont la proportion est bien moindre à Argos qu’à Némée.
18Comme souvent, on est frappé par le faible reflet, dans les monnaies de fouille, de ce que l’on sait par ailleurs des grands épisodes de l’histoire des cités, notamment des conflits, des sièges ou des phases d’occupation par des puissances étrangères. Les monnaies de Cléomène III et de Nabis sont rares, celles d’Antigone Gonatas et de Pyrrhus aussi.
Monnaies de fouilles et pratiques monétaires
Questions de méthodes
19Après cette rapide présentation du matériel, évoquons les informations que sont susceptibles d’apporter les monnaies de fouille sur la circulation et plus largement sur l’histoire des pratiques monétaires au sein de la cité. Il est certes illusoire de prétendre reconstituer la circulation monétaire à partir de l’échantillon dont nous disposons.
“The coins available for study are only a sample of those that have been found. The coins that have been found are only a sample of those which were lost. These in turn were only a sample of those that had originally been in circulation. Those that had been in circulation in the area for which information is available would be only a sample of the total number of coins issued”25.
20Ce constat n’a pas découragé les numismates de terrain celtisants et romanistes qui, depuis quelques décennies, utilisent des outils spécifiques de quantification et de cartographie destinés à l’étude des monnaies de fouille. Ils mettent en série les monnaies trouvées dans de très nombreux sites, à l’échelle parfois d’un pays entier, distinguant des phases chronologiques de 10 à 20 ans dans les arrivées de matériel et considérant aussi les faciès de tel ou tel type de site (militaire, sanctuaire, habitat rural, village, ville, etc.)26. Ce type d’approche est susceptible de s’appliquer aux cas pour lesquels on dispose d’une masse de monnaies bien datées provenant de sites nombreux et issues des mêmes ateliers. Dans le monde grec, on pense d’emblée au monde séleucide ou ptolémaïque, ou encore aux colonies grecques au contact de populations barbares, où circulait souvent un type dominant de monnaie grecque, comme à l’ouest de la Sicile ou dans le Pont-Euxin. Il n’est pas évident toutefois que cette méthode puisse donner des résultats fiables pour les autres cités grecques, dont les monnaies sont rarement datées avec précision et où la part des monnaies locales est importante dans la circulation.
21En revanche, ce que J.-M. Doyen appelle “l’analyse chronostratigraphique fine” au sein d’un même site est accessible dès lors que les fouilles sont bien conduites : elle permet notamment de distinguer les monnaies résiduelles encore en circulation de celles qui sont mises au rebut et inactives : cela n’est pas sans conséquence pour expliquer la présence si fréquente des monnaies classiques et hellénistiques dans des contextes très tardifs, comme l’a montré K. Butcher pour Beyrouth27.
22L’étude des facies monétaires au sein d’une cité fouillée nous est souvent accessible et gagnerait à distinguer différents types de sites, les nécropoles bien sûr, mais aussi les sanctuaires, les postes militaires, les zones d’habitat et d’artisanat. Cela apporterait des informations sur les pratiques monétaires.
23Reste que ce type d’approche requiert des contextes archéologiques précis, notamment pour distinguer les groupes de monnaies des monnaies isolées, les “step-children” (P. Grierson) de la numismatique, ou encore pour connaître la manière dont les contextes archéologiques se sont formés28.
24La plupart des monnaies d’argent de forte valeur des fouilles françaises ont été trouvées lors des fouilles de W. Vollgraff, pour lesquelles les données font défaut. Reste que le reste du matériel autorise bon nombre de réflexions.
Monnaies perdues ou monnaies mises au rebut ?
25Un trait frappant du matériel de fouille, à Argos comme ailleurs, est la présence de monnaies saucées, principalement argiennes, mais aussi d’autres ateliers (Athènes, Corinthe). Il s’agit pour la plupart de monnaies isolées, mais un groupe de 16 monnaies saucées, dont 10 au moins sont aux types des hémidrachmes argiens du ve s. (avant-train de loup/ A dans un carré creux contenant deux petits carrés creux), a été trouvé lors des fouilles menées en 1987. Leurs poids actuels s’échelonnent entre 1 et 2 g et sont donc très inférieurs à ceux d’hémidrachmes de poids éginétique, mais toutes ces monnaies ont été entaillées. Il s’agit donc manifestement d’un ensemble de monnaies mises au rebut 29. Ce groupe peut être rapproché du lot 1 034 d’un catalogue de vente de la collection BCD30, constitué d’hémidrachmes contrefaits du ve s. Or, C. Kritzas indique, dans un de ses articles sur les tablettes trouvées dans le trésor du sanctuaire de Pallas à Argos, que des inventaires évoquent des dépôts de monnaies contrefaites confisquées31.
26On s’accorde souvent à penser que les monnaies étrangères de faible valeur trouvées en fouille sont des monnaies mises au rebut. Dans certains cas, cela n’est toutefois pas si sûr : ainsi, plusieurs monnaies de bronze de Philippe II ont été découvertes sur l’Aspis, là précisément où les récents travaux de Sylvain Fachard sur les fortifications donnent à penser qu’une forteresse macédonienne fut établie vers la fin du ive ou au début du iiie s.
27Les monnaies surfrappées posent aussi question. Une quarantaine de monnaies surfrappées ont été trouvées à Argos. à l’exception d’un hémidrachme argien surfrappé sur un hémidrachme de Sicyone, toutes ces pièces sont des bronzes. Plusieurs sont des monnaies à types argiens surfrappées sur des monnaies d’autres ateliers, qui sont aussi les mieux représentés dans les fouilles de la cité : Corinthe, Phlionte, Sicyone. Mais la moitié de ce lot est composée de monnaies de Corinthe, Phlionte et Sicyone surfrappées sur des monnaies d’autres ateliers. Ces monnaies ont été découvertes en divers endroits de la ville, le plus souvent isolées. Elles datent surtout des ive s.- iiie s., puis du ier s. a.C., qui correspondent, on le verra, aux phases d’afflux de monnaies étrangères à Argos.
Les monnaies de bronze de Corinthe, Phlionte et Sicyone trouvées à Argos
28Les monnaies de ces trois ateliers sont présentes en nombre dans la quasi-totalité des zones fouillées32. Elles y ont été trouvées dans les mêmes conditions que les monnaies argiennes, tantôt isolées, tantôt en groupes, associées à des monnaies argiennes et à celles d’autres ateliers étrangers, le plus souvent de modules voisins. La question est évidemment d’expliquer la présence massive de ces monnaies à Argos. Certes, d’autres exemples comparables sont attestés, comme celui des monnaies de Séleucie du Tigre à Suse. G. Le Rider avait observé à propos des nombreuses monnaies de Séleucie du Tigre trouvées dans les fouilles de Suse que les arrivages de ces monnaies étrangères connaissaient des fluctuations dans le temps33. Ainsi, à Argos, les frappes des trois ateliers étrangers considérés datent surtout de la période antérieure à l’adhésion de la cité au koinon achaien, en 229. Les monnaies étrangères frappées entre la fin du iiie s. et le début du ier s. a.C. sont rares à Argos, à l’exception des monnaies de bronze de Sicyone, toujours abondantes. Des monnaies grecques étrangères frappées au ier s. a.C., avant Actium, se rencontrent dans les fouilles, surtout des monnaies de Sicyone et de Tégée.
29À en juger par l’étude de monnaies trouvées en contextes classiques et hellénistiques, mais aussi dans des contextes bien plus tardifs, les monnaies étrangères sont souvent associées à des monnaies argiennes, dont rien ne donne à penser qu’elles aient été mises au rebut. Comme l’a écrit K. Butcher, il est bien possible que les Grecs n’aient pas plus prêté attention aux types monétaires que nos contemporains, et/ou que, eu égard de surcroît à leur usure, ils aient prêté avant tout attention aux modules des monnaies34. De fait, dans le Péloponnèse, comme dans d’autres régions grecques, les modules des monnaies de bronze des cités étaient assez semblables. La plupart des ateliers frappaient des petites monnaies pesant 1 à 2 g, pour un diamètre de flan rarement supérieur à 13 mm, ainsi que des monnaies un peu plus grosses, d’un diamètre compris entre 13 et 15-16 mm et enfin des monnaies plus lourdes et plus larges. L’étude des inscriptions invite à les désigner comme des chalques et des multiples du chalque35. Argos a frappé surtout des bronzes des deux premiers modules. Les monnaies étrangères de Corinthe (fig. 17), Phlionte (fig. 18), Sicyone (fig. 19) ont des modules voisins de celles des argiennes. La proportion des chalques y est plus importante que pour les argiennes, ce qui n’est pas sans intérêt dans la mesure où Argos semble avoir privilégié la frappe des multiples du chalque à partir du iiie s.
30La présence massive des bronzes de l’atelier de Sicyone pendant toute la période n’est pas un phénomène propre à Argos, comme l’a souligné J. Warren pour d’autres sites du Péloponnèse36. Tout se passe comme si l’atelier de Sicyone, qui frappa abondamment monnaie avec l’aval de Sparte pour les cités alliées, de la Guerre du Péloponnèse jusqu’à l’époque de la bataille de Leuctres (371 a.C.) et de l’invasion du Péloponnèse qui s’ensuivit37, avait continué ensuite à alimenter la circulation dans la région. Son rôle comme atelier du koinon achaien a été assez modeste, mais elle semble avoir poursuivi alors de manière concomitante ses frappes à types propres en bronze. Soline Berger, qui examine dans le cadre de sa thèse la part de chaque atelier étranger dans les monnaies des fouilles de l’American School of Classical Studies à Corinthe, arrive pour Sicyone à plus 13,3 % du total, soit plus d’1/3 du total des monnaies étrangères, comme à Argos. À Corinthe, le matériel argien ne représente en revanche que 2 % des monnaies grecques, alors que les corinthiennes constituent plus de 10 % des monnaies grecques trouvées à Argos. Phlionte est un peu moins représenté à Corinthe (1,46 %) qu’à Argos (4 %)38. G. Le Rider interprétait l’afflux de monnaies de Séleucie du Tigre à Suse en mettant l’accent sur l’adaptation de l’atelier de Suse (qui modulait ses propres frappes en fonction des arrivées) et sur les liens entre les arrivées de monnaies et les fluctuations des échanges commerciaux. Il est encore trop tôt pour formuler une hypothèse concernant Argos, car l’étude des contextes n’est pas terminée, mais je mettrai l’accent sur un point qui pourrait contribuer à expliquer le cas argien, comme les différences que l’on rencontre, selon les sites, dans la composition de la petite monnaie trouvée dans les fouilles archéologiques.
31Les tablettes du trésor du sanctuaire de Pallas donnent à penser qu’Argos, comme beaucoup de cités, s’efforçait de contrôler la monnaie d’argent : elles mentionnent 4 mines de monnaies d’argent de Sicile (vraisemblablement hors cours légal) fondues pour faire un brûle-parfum (418) et de l’argent corinthien figure dans le solde des comptes (429)39. Mais des données relatives à l’histoire monétaire médiévale et moderne invitent à se demander si le même contrôle s’exerçait sur la petite monnaie en bronze, dès lors qu’il ne s’agissait pas de monnaie saucée.
La spécificité de la “petite monnaie”
32Les sources disponibles sur l’histoire monétaire de l’Europe médiévale et moderne attestent en effet que les États ne maîtrisaient pas bien la petite monnaie, le “small change”. Cette question a donné lieu à bien des études, car elle a posé en Europe à partir de la réforme carolingienne et jusqu’à la fin du xixe s. tout une série de problèmes spécifiques, distincts de ceux posés par le denier carolingien d’argent et par les dénominations de forte valeur qui lui ont succédé40. Les aspects strictement monétaires sont évidemment différents a priori de ceux qui nous occupent (existence de frappe libre, coexistence de fractions à forte valeur intrinsèque et fiduciaire, importance de la spéculation), mais, mutadis mutandis, les conséquences sociales et politiques des phénomènes affectant la petite monnaie dans ces sociétés préindustrielles à écriture paraissent à considérer.
33L’afflux de petites monnaies étrangères pour pallier le manque de monnaies locales paraît avoir été récurrent, sans que les souverains aient été à l’origine de ce mouvement et parviennent à le contrôler. Ainsi, en 1339, le manque de petites monnaies provoqua l’afflux, dû à l’initiative privée, de monnaies étrangères en Angleterre, et le roi Édouard III s’en émut. Il chercha à interdire l’usage de ces monnaies, mais révisa sa politique sous la pression de ses sujets. Car si la petite monnaie était utilisée par tous, elle était la seule monnaie utilisée par les plus pauvres : ils étaient payés en petite monnaie, tandis que les riches l’étaient en monnaie de forte valeur41. Les conséquences politiques des phénomènes touchant la petite monnaie pouvaient donc être graves. Ainsi, Florence connut à partir de 1370 un afflux de petites monnaies étrangères qui provoqua une forte inflation dont furent principalement victimes les plus pauvres. Des troubles suivirent, qui provoquèrent en 1378 la prise du pouvoir par le mouvement populaire des Ciompi, mécontents de voir la petite monnaie dévaluée, alors que la monnaie de forte valeur restait stable et que la fiscalité était très lourde42. La difficulté du contrôle était certes liée en partie à l’existence de frappe libre, mais aussi au fait que la petite monnaie était utilisée pour des paiements dits horizontaux (entre particuliers), qui n’avaient pas toujours lieu sous le regard des autorités.
34Il ne s’agit pas là de chausser les lunettes des économistes mainstream pour affirmer que le marché monétaire se régulait naturellement, sans intervention de l’État, via l’afflux de monnaies étrangères. C’est sur un autre plan, celui de la cité et de son équilibre social, face aux risques de stasis qu’il convient à mon sens de se placer. Les cités grecques, en évitant la frappe libre et en choisissant de frapper des petites monnaies en bronze et pas en métal précieux, avaient compris d’emblée ce que les États modernes européens ont mis plus de 1 000 ans à réaliser, assurant ainsi la stabilité de la petite monnaie au sein des systèmes monétaires qui associaient monnaies en métaux précieux et en bronze. En revanche, le caractère irrégulier de la plupart de leurs frappes provoquait des périodes de disette de monnaies. Or, Platon lui-même reconnaissait que ces monnaies étaient essentielles pour qu’aient lieu les transactions quotidiennes sur l’agora et que se maintienne la communauté civique43. Les arrivées de monnaies étrangères, lorsque la petite monnaie venait à manquer et/ou que la situation sociale se tendait, ne pouvaient-elles pas constituer, pour les cités, un outil parmi d’autres pour limiter les risques de stasis ?
35Or, Argos a connu à l’automne 370 un massacre de 1 200 riches citoyens (le skytalismos), et des tensions sociales très vives sont bien attestées dans le nord-est du Péloponnèse à partir du début du ive s. a.C. L’accueil enthousiaste réservé à Cléomène III, qui venait d’opérer remise des dettes et partage des terres à Sparte, par de nombreuses cités de la région donne à penser que ces tensions perduraient dans les années 230/22044.
Notes de bas de page
1 Je remercie chaleureusement Marie-Françoise Billot de m’avoir fait parvenir l’inventaire annuel des sites fouillés par W. Vollgraff qu’elle a établi à partir des données disponibles.
2 Voir BMC Peloponnesus 9 et 57.
3 Voir ibid. 48-49.
4 Voir ibid. 84-85.
5 Voir ibid. 94.
6 Voir Thompson 1968, 326-329.
7 Grandjean & Papadimitriou à paraître.
8 Oikonomidou 1968, 12.
9 Ibid., 7-8 et 12.
10 T. Hackens (1968, 92 n. 2) indique qu’il faut ajouter à cette liste un hémidrachme du koinon achaien et un hémidrachme de Pellène.
11 Kroll 1993, 2.
12 BMC Peloponnesus 22, pl. XXVII.
13 Ibid. 16, pl. XXVII.
14 SNG Cop. 17, 82-83 et BMC Peloponnesus 8, pl. XXVIII. Pour l’identification du type de revers, qui a donné lieu à maintes interprétations (principalement : carquois ou fontaine), je remercie Marie-Françoise Billot de ses propos éclairants appuyés sur des indications bibliographiques : Paus. 2.19.2 ; Guarducci 1974, 23-24 ; Marchetti 1994, 148-149 ; id. 1995, 437-477.
15 BMC Peloponnesus 23, pl. XXVII, SNG Cop. 17, 71-74.
16 BMC Peloponnesus 4, pl. XXVIII.
17 Ibid. 7, pl. XXVIII.
18 Ibid. 3, pl. XXVIII.
19 Ibid. 24, pl. XXVII. Voir le catalogue de vente LHS Numismatics 96, Coins of the Peloponnesos, The BCD Collection, 8-9 mai 2006, n° 1119.
20 Ibid. n° 1117-1118, 1120 et 1121.1-3.
21 Voir pour une chronologie basse des débuts du bronze monnayé à Argos, Hackens 1976, 83-85 ; pour Némée, Knapp & Mac Isaac 2005, 150-151.
22 Kritzas 2006 ; id. 2009.
23 Piérart 1982, 119-138.
24 Varoucha-Christodoulopoulou (1944, 171) rapproche ces monnaies de l’envoi de numéraire à Aratos de Sicyone par le roi Ptolémée III (Plu., Arat., 41) ; Hackens 1968 y voit plutôt la trace du numéraire offert par Ptolémée aux Spartiates en 227-223 (Plb. 2.51).
25 Grierson 1965.
26 Voir notamment Reece 2013 ; Doyen 2011.
27 Butcher 2003.
28 T. Hackens indiquait aussi la nécessité, pour une interprétation correcte des monnaies de fouille, de connaître la manière dont les contextes archéologiques s’étaient formés : soulignant qu’en cas de destruction soudaine et violente, l’image de la circulation monétaire est bien différente de ce que l’on observe en cas d’abandon sans précipitation : ainsi en est-il à Délos à l’îlot des Comédiens où une majorité de petits bronzes domine la statistique, les monnaies en argent étant quasi absentes. Dans l’îlot voisin, détruit par la violence, on a retrouvé des monnaies d’argent en plus d’un endroit, car la même sélection n’avait pu s’opérer. Voir Dentzer et al. 1975, 217.
29 Il n’a pas été possible d’identifier les autres monnaies, en raison de leur piètre état de conservation.
30 Voir le catalogue de vente LHS Numismatics 96, Coins of the Peloponnesos, The BCD Collection, 8-9 mai 2006; voir aussi les catalogues de vente G. Hirsch 155, 23 sept. 1987, 95 et Spink 90, 16 mars 1992, 761 (lot).
31 Kritzas 2009.
32 Toutefois, celles de Corinthe sont rares sur l’agora, comme celles de Sicyone antérieures au milieu du iiie s.
33 Le Rider 1965, 446-449.
34 Butcher 2003, 24.
35 Voir Tod 1946 ; Psoma 2001, 120-124 ; Grandjean 2003, 44-46.
36 Warren 1985 et 2009.
37 Voir les propos de C. M. Kraay (1976, 99). Les Thébais et leurs alliés Argiens et Arcadiens mirent à profit la défaite et l’affaiblissement de Sparte pour édifier, au nord et à l’ouest de la cité, un glacis stratégique, constitué par le koinon arcadien, autour de Mégalopolis associée à Messène, affranchie de la domination spartiate.
38 Je remercie Soline Berger de m’avoir communiqué ces chiffres qui confirment la part importante des monnaies de Sicyone dans la circulation monétaire régionale jusqu’au ier s. a.C., voire au-delà.
39 Kritzas 2006, 418.
40 Sargent & Velde 2002 ; Laurence 1931.
41 Voir aussi l’anecdote bien connue de l’offrande de 2 piécettes en bronze par la pauvre veuve au Temple de Jérusalem, tandis que des plus riches donnent sans compter des piécettes analogues : “Tous ceux-là ont mis leur superflu, mais elle, de son indigence, a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre” (Mc 12.42 ; trad. J. Huby, 1922).
42 Cipolla 1956, 27-37.
43 (Sans monnaie) “Comment les citoyens se feront-il part les uns aux autres des produits de leur travail respectif ? Car c’est précisément pour cela que nous avons fait une communauté (koinônia) et fondé une cité. Il est évident […] que ce sera par vente et par achat. De là la nécessité d’une agora et d’une monnaie (nomisma), signe de la valeur des objets échangés” (Plat., Rep., 2.371b ; trad. E. Chambry, 1934). “Il ne sera permis à aucun citoyen de posséder tant soit peu d’or ou d’argent, mais seulement de la monnaie pour les échanges quotidiens (nomisma de eneka allagès tès kath’èmeran), tels qu’on est presque obligé d’en faire avec les artisans et tous ceux dont on a besoin, pour payer le salaire de pareils services aux mercenaires, esclaves ou étrangers” (Plat., Lois, 5.742a-b ; trad. E. Des Places, 1953).
44 Pour le skytalismos d’Argos, voir Diod. 15.57.3-58 ; Plu., De Vit. Mor., 814B = Maxime, 17 ; D.H. 7.66.5 ; Isoc., Phil., 52. Voir aussi Tomlinson 1972, 140, 143 et 193 ; Piérart & Touchais 1996, 59-60 ; Eder 2016.
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