Les monnaies de fouilles au Levant. Une approche régionale1
p. 35-50
Texte intégral
1Le grand intérêt des monnaies de fouilles est leur association avec un contexte archéologique et leur capacité à donner des éléments d’information sur le site où elles ont été trouvées. Leur état de conservation rend leur identification souvent difficile et elles sont rarement publiées intégralement, jamais avec les photographies qui permettraient de compléter ou d’amender la publication initiale. Par ailleurs, l’absence de règles de publication rend les travaux comparatifs d’un site à l’autre assez difficiles. Cependant, étudiées en masse, elles permettent une approche régionale de la circulation monétaire et une estimation de l’usage de la monnaie. Pour débuter cette étude, il faut au préalable préciser ce que sont ces monnaies de fouilles et estimer la représentativité de l’échantillon utilisé. Il est constitué des publications de monnaies de fouilles de 58 sites archéologiques de Syrie, du Liban, de Jordanie, d’Israël et de la région d’Antioche en Turquie (annexe). Seules les monnaies d’époque perse et hellénistique ont été examinées. Il ne s’agit en rien d’une documentation exhaustive, la masse produite par les dizaines de chantiers ouverts dans la région requérant des dépouillements bien au-delà du périmètre de cet article. Mais ces 58 sites, répartis pour la plupart le long d’une large bande côtière2, donnent une idée de ce que les monnaies de fouilles datées du vie au ier s. a.C. peuvent éclairer de l’histoire de la région. Leur usage requiert néanmoins quelques précautions méthodologiques.
Une source à critiquer
Une source scientifiquement contrôlée ?
2Les fouilles archéologiques sont des opérations très codifiées répondant à des normes d’enregistrement et de relevé strictes. De ce fait, et par comparaison avec ce que nous fait connaître le marché de l’art, elles fournissent un matériel monétaire contrôlé, bien localisé et contextualisé. Il ne faut cependant pas exagérer la garantie scientifique de l’échantillon ainsi constitué. Elle a ses limites.
3Les fouilles livrent des monnaies isolées en stratigraphie ou en ramassage de surface ainsi que des trésors. En ce qui concerne les trésors, ils constituent une part limitée de ce qui sort de terre, la majorité nous étant connue par le marché de l’art. Un compte rendu de Coin Hoards 10, publié par P. Iossif, montre que, entre la publication de CH 9 (2002) et celle de CH X (2010), la vaste région Asie Mineure – Levant – Orient est marquée par une certaine stabilité des volumes. La proportion de monnaies issues de fouilles légales y passe de 16,4 % à 15,8 % en huit ans3.
4Une telle estimation est impossible à faire pour les monnaies isolées dont nous ne savons pas quelle proportion est captée par le marché de l’art. Leur moindre qualité laisse supposer que l’essentiel est trouvé et conservé dans un cadre légal. Il ne faut cependant pas trop se fier à cette assertion. O. Hoover a ainsi montré que les monnaies de plomb nabatéennes, très rares jusqu’au début des années 2000 (deux exemplaires connus), étaient ensuite apparues en assez grand nombre sur le marché des antiquités israélien4. Le marché ne s’intéresse plus uniquement aux monnaies précieuses ou aux exemplaires de très belle qualité, mais aussi aux monnaies à valeur historique, même dans un matériau aussi vil que le plomb. Par ailleurs, il serait illusoire de croire que le produit des fouilles est sans défaut. D’abord parce que les monnaies de petit diamètre échappent souvent aux fouilleurs. K. Butcher rappelle qu’en différentes occasions, le faible nombre de bronzes de petit diamètre sur les sites archéologiques a été pointé. L’usage systématique du tamis par les fouilleurs des souks de Beyrouth a donné des résultats très évocateurs : près de 48 % des monnaies faisaient 12 mm de diamètre ou moins5 et elles avaient largement été retrouvées à l’occasion d’un tamisage6. En outre, les monnaies de fouilles sont elles aussi soumises au marché. Y. Meshorer y insiste à propos des monnaies de la guerre des Juifs contre Rome trouvées à Masada : celles de l’an 4 sont relativement peu nombreuses sur le site car leur haute valeur commerciale en fait une source de profit pour les ouvriers qui les distraient plus volontiers7. Cette pratique est attestée sur de nombreux chantiers.
5Les facteurs politiques sont aussi fondamentaux et créent des discordances dans l’information. Les guerres dont tous les pays de la région ont été le théâtre depuis les années 1960 ont, soit fait disparaître une partie du matériel archéologique8, soit, une fois la paix revenue, suscité l’ouverture de vastes chantiers de fouilles sur les zones détruites, avant la reconstruction9. Par ailleurs, les politiques archéologiques diffèrent considérablement d’un état à l’autre, de même que les moyens de publication, ce qui fait que les informations issues des fouilles ne sont pas réparties de manière homogène sur l’ensemble de la zone géographique. 31 des 58 sites (53,4 %) étudiés ici sont situés en Israël, ainsi que 25 des 43 trésors (58,1 %) venant de fouilles légales.
6Le territoire israélien est qualitativement le mieux documenté, par le nombre de chantiers archéologiques officiels, la qualité et la régularité des publications qui sont l’œuvre de spécialistes internationalement reconnus. La documentation illégale compense partiellement la représentation des autres pays, mais avec une forte déperdition d’information et des incertitudes sur la fiabilité des données.
Du bronze et de l’argent
7Les quantités et la nature des monnaies trouvées en fouilles changent selon la période. Ainsi les niveaux d’époque perse ont-il livré 223 monnaies trouvées sur 23 sites (fig. 1), c’est-à-dire moins que le total des monnaies hellénistiques des fouilles de Tell Anafa (243). 158 sont en argent, soit les deux tiers, ce qui fait de la Syrie un cas différent du panorama dressé par F. de Callataÿ pour le monde grec, à partir de l’examen des résultats de 38 sites, et qu’il résume par cette formule : “The absolute preponderance of bronze since the fourth century B.C.10”.
8La prépondérance de l’argent avant la conquête macédonienne est directement liée à la production des ateliers de la région, essentiellement dans ce métal, même si le bronze fait son apparition à une date difficile à préciser. Les récents corpus d’époque perse de Tyr et Sidon11 permettent de dire que ces deux ateliers ont débuté la frappe du bronze probablement peu avant le milieu du ive s., avec un système élaboré de quatre dénominations à Sidon12, mais une seule à Tyr13. Le fait que les fractions d’argent soient si fréquentes est aussi un reflet des émissions locales. Les sicles, double-sicles et autres tétradrachmes trouvés isolés sont rares, comme partout, la grosse monnaie étant rarement perdue. L’atelier de Sidon est de loin le mieux représenté pour le bronze, en Samarie et en Galilée, où l’influence sidonienne s’exerce directement, ainsi que sur la côte où sa flotte mouille jusqu’à Al-Mina. Ce dernier site livre aussi du matériel aradien en quantité, Arados alimentant la circulation monétaire de Phénicie du Nord dès le ve s. (tableau 1)14.
Tableau 1. Détail des trouvailles de bronzes d’Al Mina, Jaffa, Tel Dor et Tel Michal à l’époque perse.
Site | Bronze |
Al Mina | 45 AE : Cyzique 1 ; Éphèse 2 ; Phygela 2 ; Cos 1; Rhodes 2 ; Kition 1 ; Salamine de Chypre, Évagoras II 3 + 4 ; Arados 12 + 7 + 1 ; Sidon 2 + 1 ; incert. Arados ou Sidon 6 |
Jaffa | Sidon : 22 AE |
Tel Dor | Sidon : 6 AE Philistie : 1 AE |
Tel Michal et Tel Michal 1996 | Sidon : 7 AE Tyre : 1 AE (0.63 g) |
9Au contraire, les fouilles ne livrent que très rarement des monnaies en métal précieux d’époque hellénistique. La figure 2 donne le ratio monnaies d’argent/total des monnaies hellénistiques. Observons d’abord que sur les 58 sites étudiés, 38 n’ont livré que du bronze, et que sur les 20 sites restants, 10 ont donné moins de 4 % de monnaies de métal précieux15. Parmi les 10 sites restants, 7 ont révélé moins de 30 monnaies ce qui déséquilibre le ratio dès qu’une monnaie précieuse est trouvée. Jablé est un cas particulier : c’est une fouille de nécropole et les pièces ne sont pas perdues mais volontairement placées dans les tombes pour accompagner les défunts, en sélectionnant des monnaies de valeur puisque s’y trouve la seule monnaie d’or répertoriée dans les 58 chantiers étudiés16 (fig. 2).
10Le développement de la production de monnaies de bronze au iiie et surtout au iie s. a.C. entraîne l’inversion forte de la présence du bronze dans les fouilles.
Volumétries
11Le nombre de monnaies trouvées sur chaque site est un facteur très variable (fig. 3). Sans surprise, Antioche sur l’Oronte et Doura Europos, deux métropoles de l’époque hellénistique, ont livré des quantités importantes de monnaies de cette période (respectivement 1 086 et 1 210). Par comparaison, Gamala est un site beaucoup plus modeste et les quantités de bronze, cinq fois supérieures à celles des deux grandes capitales séleucides, sont frappantes, mais pas surprenantes : il s’agit massivement de bronzes hasmonéens émis en proportion très importantes en particulier sous le règne d’Alexandre Jannée. Gamala ayant été un bastion hasmonéen sans doute dès 129 et jusqu’à la mort d’Alexandre Jannée en 76 a.C. Ils forment une large part des trouvailles hellénistiques de ce site qui a bénéficié de nombreuses campagnes de fouilles (14 à la date de la publication de D. Syon). Marisa, avec près de 1 000 monnaies hellénistiques, est un centre administratif et militaire majeur sous les Lagides puis sous les Séleucides jusqu’à sa destruction par Jean Hyrcan en 108/10717. Les palais hasmonéens de Jéricho ont aussi livré de grandes quantités de bronzes de cette dynastie. Ils forment 99 % des trouvailles hellénistiques. À Jérusalem, dans les découvertes faites dans le quartier juif en 2006, les bronzes hasmonéens représentent 97 % des monnaies hellénistiques.
12En dehors de ces grands sites, toutes les autres fouilles sont au-dessous de 500 monnaies hellénistiques, sans que cela signifie que l’usage de la monnaie y a été moins répandu durant cette période. En effet, selon la zone fouillée et les niveaux d’occupation qu’elle révèle, telle période sera mieux représentée que les autres. De même, un site rural livrera moins de pièces qu’une agora. Il est cependant notable que les sites autour ou au-dessus de 1 000 monnaies hellénistiques soient tous des centres administratifs et militaires importants. L’usage de la monnaie était très certainement encouragé par la nécessité de payer des troupes ou des taxes en numéraire, alors que les échanges du quotidien n’imposaient pas nécessairement de recours à ce moyen de paiement. Le cas des villes aux mains des Hasmonéens est de ce point de vue le plus illustratif : leur considérable production de pièces de bronze inonde littéralement les fouilles archéologiques.
Domination des bronzes royaux
13L’étude globale des monnaies de fouilles donne aussi des indications sur la production monétaire d’une région à une époque donnée. L’histoire économique de la Syrie en est ainsi éclairée avec une précision parfois inusitée. La domination des bronzes royaux aux iiie et iie s. ainsi que dans les états hasmonéens au ier s. en fait des sources particulièrement intéressantes à étudier en masse.
Séleucides et Lagides
14Les sites archéologiques du Levant Sud confirment l’étanchéité du système monétaire lagide en dehors de l’Égypte : jusqu’à la conquête de la région par Antiochos III, ils livrent exclusivement des monnaies lagides18.
15La plupart des autres bronzes trouvés sur les sites du Levant Sud viennent des ateliers séleucides après la conquête de la région, avec un pic spectaculaire pour le monnayage d’Antiochos III qui se vérifie sur tous les sites (fig. 4)19. À Antioche, Beyrouth et Doura Europos, ces petites monnaies forment respectivement près de 31 %, 59 % et 45 % des bronzes séleucides retrouvés.
16C. E. V. Nixon pondère cette observation : dans les fouilles de Jebel Khalid, la surreprésentation du numéraire de ce roi est limitée si on la compare au nombre d’années de règne : Séleucos III est proportionnellement mieux représenté qu’Antiochos III20. Ce phénomène était déjà visible dans le corpus des frappes séleucides d’Antioche en or et en argent publié par G. Le Rider21. Il montre clairement que la production annuelle de l’atelier reste stable sous Antiochos III : les quantités observées sont liées à la durée du règne22. Il n’existe pas d’étude de coins des émissions de bronze mais la longue durée du règne d’Antiochos III doit conduire à pondérer l’impression de masse des chiffres bruts.
17Néanmoins, l’importance globale des émissions du règne d’Antiochos III permet de faire face aux besoins des régions qui sont désormais privées du bronze lagide. K. Butcher y voit un signe de la politique de “séleucidisation” conduite par ce roi23. Cependant, une explication plus pragmatique pourrait être donnée. À partir du moment où Antiochos III renonçait à changer le système monétaire de ses nouvelles possessions, la région ne pouvait être alimentée que par les stocks déjà en circulation. L’importation de monnaies d’argent d’étalon lagide était nécessaire tant que les Séleucides ne se décidaient pas à produire eux-mêmes le numéraire nécessaire. En revanche, le bronze n’étant pas soumis au problème de l’étalon, il était probablement beaucoup plus simple de le fabriquer sur place, d’autant que les besoins semblent avoir été grands. Que la typologie ait par ailleurs contribué à la diffusion de l’image royale ne fait pas de doute, mais le maintien de l’argent lagide montre que ce n’était pas la vocation primordiale du monnayage, au moins dans ce cas de figure.
18Contrairement à ce qu’on observe sous Ptolémée II, les productions de l’argent et du bronze ne semblent pas être corrélées sous Antiochos III. Il a utilisé l’argent lagide mais a émis le bronze en abondance et ce numéraire chasse littéralement celui des Lagides de leur ancienne province de Syrie et Phénicie24. En dehors des sites les plus petits, qui ont livré très peu de matériel, le bronze d’Antiochos III est présent partout alors que celui des rois lagides disparaît, à peu d’exceptions près25. Le produit des fouilles de Beyrouth montre bien que les monnaies d’Antiochos III sont surtout de petit module (autour de 10 mm), aux types de la tête d’Apollon et d’Apollon debout, et qu’elles sont essentiellement importées du Nord26. Au contraire, celles de ses successeurs proviennent indifféremment des ateliers du Sud ou du Nord.
Bronzes hasmonéens
19Les rois hasmonéens n’ont frappé que le bronze, et Alexandre Jannée (103-76) l’a fait dans des proportions remarquables à en juger par l’abondance de sa production dans les trésors comme dans les fouilles. Cette abondance finit par chasser les monnaies séleucides, durant le règne d’Alexandre Jannée probablement27. Le nombre inhabituel de moules à flans en calcaire et de flans en chapelets non découpés, voire de flans vierges dans les trésors, qu’ont livrés les fouilles israéliennes témoigne de l’énorme production du règne de Jannée28. I. Shachar estime que les bronzes de ce roi représentent 87 % des monnaies hasmonéennes trouvées sur les 44 fouilles ouvertes dans Jérusalem et 52 % de celles de Gamala29. Elles ont continué d’être frappées après la mort du roi ; elles ont été imitées en bronze et en plomb30. Elles sont tellement abondantes qu’elles peuvent être utilisées pour déterminer les phases d’occupation d’un site, souvent en relation avec une activité militaire.
Enclaves
20L’examen des monnaies de fouilles à échelle régionale présente un intérêt particulier pour éclairer des périodes d’occupation temporaire d’une zone donnée. Elles témoignent en effet de l’existence d’enclaves où se développe une pratique monétaire intense et relativement brève à l’échelle de la période étudiée. Deux exemples sont particulièrement bien illustrés par le corpus rassemblé.
Alexandre le Grand
21Autant le numéraire d’argent frappé par Alexandre est bien connu, autant le bronze est resté très en marge des recherches (fig. 5). M. J. Price signale cinq ateliers syriens ayant frappé ce métal pour le conquérant : Myriandros, Akè/Tyr, Arados, Byblos et Sidon31. Toutes ces émissions sont postérieures à la mort d’Alexandre le Grand. Selon G. Le Rider, il faut sans doute y ajouter l’atelier de Posidéion / Ras el Bassit qui marque sa production des lettres ΑΡ. Cette attribution est fondée sur la densité des trouvailles de ces monnaies et sur l’existence de quelques rares monnaies d’argent au nom de Posidéion conservées dans des musées32. Aucune de ces séries n’a bénéficié d’une étude de coins. Les témoignages archéologiques peuvent néanmoins donner quelques indications.
22La répartition des bronzes est intéressante car elle est très inégale. Les 16 sites qui en ont livré montrent qu’il s’agit d’un monnayage d’empire : il circule partout alors que les monnaies de bronze ont souvent une aire limitée au territoire de la cité émettrice ou de sa zone d’influence. Les quantités sont cependant négligeables : 12 sites sur 16 livrent de un à cinq bronzes d’Alexandre.
23Dans ce contexte, la région autour d’Al Mina se distingue par la présence beaucoup plus importante de ces monnaies (fig. 6). Le site d’Al Mina lui-même en a livré un nombre tout à fait exceptionnel : 179 exemplaires venus des ateliers voisins d’Arados, Byblos, Tarse, Salamine de Chypre et Posidéion. Al Mina a été abandonné vers 300. Ces monnaies ont donc été perdues dès le ive s. ce qui suggère une présence macédonienne intensive sur place, pendant un temps suffisamment long pour que ces monnaies aient été utilisées et perdues. La présence de 5 monnaies de Philippe II, absentes des autres sites étudiés, renforce ce sentiment. Les 30 à 40 fragments illisibles attribués à Arados ou Alexandre sont très certainement aussi des bronzes macédoniens, l’atelier d’Arados n’ayant commencé à émettre ses bronzes autonomes qu’à la fin des années 24033. Les autres monnaies livrées par le site sont deux drachmes de Philippe III aux types d’Alexandre, un bronze peut-être frappé par un Diadoque et 12 autres des Séleucides et des Lagides. Les premières années de la présence macédonienne sont donc surreprésentées. En dehors d’Al Mina, seuls Ras el Bassit – Posidéion (40), Jaffa (12), Ras Shamra (8) et Tell Soukas (10 ou 1234) dépassent 5 monnaies de bronze. La localisation de trois de ces sites n’est pas anodine : ils sont tous dans un périmètre rapproché autour d’Al Mina, au Nord de la pérée d’Arados, ce qui laisse supposer que le phénomène observé sur ce site a affecté l’ensemble de la région qui, pendant quelques années, a pu utiliser les bronzes aux types d’Alexandre. Le fait que les armées macédoniennes aient stationné durant l’hiver 333/2 dans la pérée d’Arados, associé à l’importance stratégique de la côte35, justifie l’installation plus durable de garnisons et l’utilisation plus intense de ces monnaies.
Enclave lagide
24Au iiie s., l’étanchéité monétaire entre les possessions séleucides et lagides de Syrie est presque parfaite36. Le système lagide, fondé sur un tétradrachme de poids allégé en comparaison de l’étalon attique, ne laisse pénétrer aucune monnaie étrangère et ne s’exporte pas. Pourtant, des monnaies lagides apparaissent dans les fouilles de Syrie séleucide (tableau 2).
Tableau 2. Sites livrant des monnaies lagides du iiie siècle.
Site | PI | PII | PIII | PIV | PV | Total |
Al Mina, 1936 | 7 | 1 | 8 | |||
Antioche | 1 | 2 | 2 | 1 | 6 | |
Ras el Bassit–Posidéion | 1 | 7 | 8 | |||
Ras Ibn Hani37 | Env. 170 | |||||
Ras Shamra | 2 | 2 | ||||
Séleucie de Piérie | 2 | 8 | 9 | 19 |
25La concentration de ces bronzes sur la côte a déjà été observée. Les Lagides tiennent la région entre 246 et 219, c’est-à-dire de la troisième à la quatrième guerre de Syrie38. Bien que les sources littéraires ne le disent pas, il est évident que les Ptolémées ont occupé non seulement Séleucie, mais aussi un territoire de dimensions inconnues autour39. Les limites de cette zone peuvent être précisées grâce aux monnaies des fouilles. À Ras Ibn Hani, près de 170 monnaies lagides ont été exhumées. Ceci place Ibn Hani au premier rang des implantations lagides dans la région. Une stèle portant les noms et les ethniques de vingt-huit mercenaires à la solde des Lagides a été publiée par J.-P. Rey-Coquais : ces hommes se sont très probablement installés là au cours de la première phase de la troisième guerre de Syrie40. Sans surprise, Antioche et surtout Séleucie ont livré des témoignages monétaires identiques, comme les textes nous le laissaient déjà entendre. Séleucie a donné des résultats supérieurs à Antioche et cependant modestes au regard de la durée de l’occupation par la garnison ptolémaïque. Ce petit total tient peut-être aux espaces qui ont été fouillés dans la ville41. À Al Mina, pourtant abandonné vers 300, huit bronzes des deux premiers Lagides ont été découverts. De même, le site de Ras Shamra – Leukos Limen qui décline et disparaît entre 280 et 250 a livré deux monnaies lagides sur une maigre moisson de ramassages de surface de 25 pièces42. Malgré les chiffres très faibles des trouvailles de certains sites, ces bronzes sont significatifs : aucun autre site de Syrie du Nord n’en a livré et leur concentration autour de la zone citée par les textes comme occupée par les Lagides permet d’en dessiner les contours avec plus de précisions. D’autres prospections conduiraient sans doute à préciser encore les limites de cette enclave lagide.
Évolutions de l’usage du bronze
26Le bronze semble prendre une place de plus en plus importante dans la circulation monétaire de la région durant l’époque hellénistique si on en juge par sa thésaurisation croissante (fig. 7).
27Ces résultats sont cependant en partie déformés par l’importance volumétrique du monnayage hasmonéen qui a été plus thésaurisé que les autres monnaies de bronze produites dans la région. Il faudrait pouvoir comparer ces résultats à la somme des monnaies trouvées en fouilles dans la région. Un dépouillement fin de ces données n’entre pas dans le cadre fixé à cet article. Mais il est possible de travailler sur deux échantillons substantiels : les monnaies des fouilles des souks de Beyrouth et celles d’Antioche (tableau 3).
Tableau 3. Monnaies de bronze hellénistiques dans les fouilles d’Antioche et Beyrouth, iiie-ier s.
iiie s. | iie s. | ier s. | |
Antioche | 522 | 294 | 210 |
Beyrouth | 164 | 99 | 18 |
28Le cumul des monnaies de bronze hellénistiques trouvées à Antioche et Beyrouth contredit l’impression donnée par les trésors : le nombre de monnaies de cet alliage décroît nettement entre le iiie et le ier s. Quelques précautions sont cependant nécessaires avant toute interprétation : le nombre de trouvailles dépend étroitement des niveaux archéologiques fouillés dans chacune de ces cités. Par ailleurs le bronze peut circuler longtemps or ce tableau est fondé sur les dates d’émission des monnaies. La décrue est cependant concordante dans les deux cas. Une analyse plus fine montre que c’est la disparition des monnaies royales séleucides qui explique ce phénomène (tableau 4).
Tableau 4. Monnaies de bronzes séleucides, lagides et civiques dans les fouilles d’Antioche et Beyrouth.
Séleucides | Lagides | Cités | |
iiie s. | 609 | 60 | 10 |
iie s. | 327 | 6 | 60 |
ier s. | 35 | 0 | 193 |
29Cette observation se confirme avec une courbe cumulative des bronzes séleucides trouvés sur les deux sites (fig. 8). Il n’est pas certain qu’elle donne un reflet exact de la production des différents ateliers concernés, mais elle en est sans doute un écho. Elle met en évidence la plus forte présence des monnaies d’Antiochos I, Séleucos III, Antiochos IV, Démétrios I et surtout les volumes considérables émis sous le règne d’Antiochos III. La baisse est nettement sensible à partir du milieu du iie s.
30L’exemple d’Antioche et Beyrouth donne l’impression qu’au iiie s., la monnaie de bronze est plus abondante mais moins thésaurisée qu’aux époques ultérieures. L’extension de ce type de comparaison entre les résultats des trouvailles archéologiques et la thésaurisation serait à n’en pas douter porteuse de nombreuses informations nouvelles. À l’autre extrémité de la période, l’omniprésence du bronze dans la circulation monétaire de l’état hasmonéen en fait une valeur plus fréquemment thésaurisée.
Conclusion
31L’examen du produit de 58 sites archéologiques du Levant a été l’occasion de proposer quelques réflexions méthodologiques. Il a aussi permis de mettre en valeur l’intérêt de l’étude régionale du produit des fouilles pour éclairer aussi bien des aspects de l’histoire locale que de la production monétaire et des usages ordinaires de cet alliage. Un examen plus détaillé des découvertes faites en fouilles devrait être un indicateur beaucoup plus précis de l’usage des monnaies de bronze. Il n’est pas possible en l’état actuel du corpus qui ne distingue pas les trouvailles suffisamment précisément. En effet, l’absence de normes de publication, la grande variété des informations données, l’obsolescence des identifications qu’il n’est pas toujours possible de mettre à jour rendent difficile l’exploitation statistique du corpus créé. Cependant, les monnaies de fouilles étudiées à l’échelle régionale donnent un visage de la circulation monétaire différent de celui, mieux connu, tiré des trésors. L’examen parallèle des deux types de sources est aussi fondamental pour reconstituer au plus près les usages de la monnaie, dans toute leur étendue.
Sites archéologiques étudiés
Al Mina, 1936
Antioche sur l’Oronte, 1932-1939
‘Arab el-Mulk – Paltos
Auja el-Hafir – Nessana, Néguev
Balatah (anc. Sichem), Drew-McCormick Excavation
Beyrouth (Bey 006 et 045)
Beyrouth (Bey 020)
8-9. Césarée Maritime
10. Château d’’Atlit
11. Doura Europos
12. En-Gedi
13. Gamala
14. Hama
15. Hippos-Sussita
16. Iraq al-Amir, porte monumentale
17. Jablé, nécropole d’al-Jbeibat
18. Jaffa
19. Jebel Khalid
20. Jerash–Gerasa
21. Jéricho
22. Jérusalem
23. Jérusalem, 1961-1967, Jardin arménien, colline Ouest
24. Jérusalem, “Cité de David”
25. Jérusalem, quartier juif 2003
26. Jérusalem, quartier juif 2006
27. Jérusalem, Vallée du Tyropoion, Mont Ophel
28. Khirbet Qumrân
29. Marisa (anc. Maresha)
30. Masada
31. Megiddo
32. Meiron
33. Mer de Galilée
34. Oumm el-’Amed
35. Oumm el-Mara
36. Pella Tabaqat Fahl, areas III, IV, V, XXIII, XXIX, XXXII, XXXIV
37. Ras el Bassit – Posidéion
38. Ras Shamra, environs
39. Samarie, Palestine Exploration Fund, 1931-1933, 1935
40. Séleucie de Piérie, 1932-1939
41. Sepphoris
42. Si’ 8, Hauran
43. Si’, Hauran
44. Tel Anafa
45. Tel ‘Ira
Tel Dor
Tel Michal
Tel Michal 1996
Tell Abou Danné
Tell Ain el-Beida
Tell Arka, 1974-1980
Tell Beydar
Tell Daruk – Usnu
Tell el-Hajj
Tell el-Herr
Tell er-Ras, Giv’at Yasaf
Tell Keisan, Galilée
Tell Soukas
Notes de bas de page
1 Le corpus qui fonde cette étude est extrait d’un livre à paraître sous le titre Wealth and Warfare. The Archaeology of Money in Ancient Syria, American Numismatic Society. La carte a été dessinée par Thomas Faucher, que je remercie vivement de sa contribution, dans le cadre de l’ANR Nomisma dirigé par Marie-Christine Marcellesi (Université Paris-Sorbonne).
2 La monnaie est beaucoup moins fréquente à l’est de la ligne Alep-Antiliban-Jourdain-Mer Morte. Duyrat 2004.
3 Iossif 2011a, 442-443.
4 Hoover 2006.
5 Les fragments de diamètre impossible à déterminer ne sont pas comptabilisés.
6 Butcher 2003, 25. Ces bronzes de petit diamètre dataient surtout de l’Empire tardif, mais toutes les périodes en ont livré.
7 Meshorer 2003-2006, 21.
8 Voir par exemple Donceel 2007, n. 352 sur les fouilles de Khirbet Qumran.
9 Présentation partielle des fouilles du centre ville de Beyrouth dans Perring 1997-1998. Monnaies du quartier des souks de Beyrouth dans Butcher 2003.
10 de Callataÿ 2006, 178.
11 Le corpus des monnaies d’Arwad d’Elayi & Elayi 2015, n’était pas encore paru au moment de la rédaction de cet article.
12 Id. 2004, 349-386.
13 Id. 2009, 192-200.
14 Id. 1993, fig. 21.
15 Ces proportions sont comparables aux chiffres données par Callataÿ 2006, 180, pour le monde grec.
16 C’est un statère d’or de Ptolémée I assez rare : Svoronos 1904-1908 pl. I, 22-23, c. 311. Lorber à paraître.
17 Barkay 2003-2006.
18 L’unique exception est un bronze d’Antiochos I trouvé dans les fouilles du quartier du Muristan à Jérusalem.
19 Voir par exemple la courbe comparative établie pour Jebel Khalid par Nixon 2002, 300.
20 Ibid., 301.
21 Le Rider 1999.
22 Tableaux de synthèse dans Duyrat 2002, 413-414, en particulier le tableau de répartition annuelle des frappes qui indique une moyenne de 2 coins de droit de tétradrachmes par an sous Séleucos III, 1,88 sous Antiochos III et 2 sous Séleucos IV.
23 Butcher 2003, 54, n. 6.
24 Ce phénomène avait déjà été observé, notamment par Houghton & Lorber 2000-2002.
25 Pour une autre formalisation de ce changement, voir le tableau publié dans Duyrat 2013, 16-17.
26 Butcher 2003, 47, pour Beyrouth, mais la remarque peut être généralisée aux autres sites.
27 Meshorer 1982, 47.
28 Shiloh & Ariel 1990, entre autres.
29 Shachar 2004, 10.
30 Fontanille 2007 par exemple.
31 Price 1991, n° 3232 pour Myriandros, 3268 et 3269 pour Akè/Tyr, 3311 et 3334-3335 pour Arados, 3425 et 3427-3428 pour Byblos, 3469 et 3492-3493 pour Sidon.
32 Le Rider 1986.
33 Duyrat 2005, 44. On pourrait émettre l’hypothèse qu’il s’agisse de bronzes aradiens d’époque perse, non attestés en fouilles cependant.
34 Les renvois à la SNG Cop. de Lund 1986 sont erronés par deux fois : il mentionne deux monnaies d’argent mais la référence donnée dans la collection de Copenhague est celle de monnaies de bronze.
35 Arr. 2.17.
36 Duyrat 2013.
37 Augé 2000, 62.
38 OGIS 54 ; Just. 27.1 ; Holleaux 1952, à propos de la troisième guerre de Syrie et de la prise de Séleucie de Piérie et Antioche.
39 Un article de J. Aliquot associe la présence du culte d’Isis à Antioche et Séleucie à la présence lagide au iiie s. Aliquot 2014.
40 Rey-Coquais 1978.
41 La moisson est de toute façon relativement faible à Séleucie, avec au total 275 monnaies hellénistiques dont 4 en argent.
42 Stucky 1983, 54.
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