La province ecclésiastique d’Auch
p. 211-226
Texte intégral
1La notion de Novem Populani existait avant la création de cette province, qui au Bas Empire se trouve située dans le ressort du vicaire des “Sept Provinces” installé à Vienne. Il s’agit d’une province plus restreinte en surface que les deux précédentes. Elle n’en compte pas moins onze diocèses, soit davantage que chacune des deux Aquitaines. C’est dire si ces diocèses sont plutôt modestes, ce qui n’est guère propice à la mise en œuvre de grands chantiers. D’autre part, la perte complète de la métropole des xii et xiiie siècles ne facilite pas les comparaisons.
Les données historiques
2Vers 314 ou peu avant, Auch est bien le chef-lieu. Ensuite, au cours des vi et viie siècles, Éauze l’aurait supplantée, et ses évêques émargent aux conciles en tant que métropolitains. On constate ensuite la disparition d’Éauze après le viie siècle1. C’est en 879 que le pape Jean VIII transféra de nouveau le titre métropolitain à l’évêque d’Auch. La Notitia connaît douze cités en Novempopulanie : Éauze, Dax, Lectoure, Comminges, Couserans, la Civitas Boiatium (qui disparut au ve siècle), les cités de Béarn, Aire, Bazas, Tarbes, Oloron et Auch2. La plupart de ces cités méridionales eurent un évêque qui siégea au concile d’Agde en 506. Mais à partir de l’époque mérovingienne, d’immenses lacunes dans les listes épiscopales conduisent parfois jusqu’à l’aube du xie siècle. D’ailleurs, on ne connaît pas d’évêque à Bayonne avant cette époque. La juridiction métropolitaine d’Auch s’exerça temporairement sur certains diocèses espagnols, comme ceux de Pampelune et d’Osma. La cathédrale de Lescar deviendra le lieu de sépulture des rois de Navarre.
3En principe, la primatie d’Aquitaine revendiquée par Bourges s’étendait aux trois Aquitaines. Cependant, Auch sut s’en affranchir plus tôt que Bordeaux. Une sentence de Pascal II, du début du xiie siècle, favorable aux prétentions de l’archevêque de Bourges, demeura lettre morte. Les archevêques d’Auch finiront par prendre le titre de Primat de Novempopulanie et de Navarre.
4On constate dans cette région une incertitude plus grande que dans les régions septentrionales quant au siège des différents diocèses. Il y a d’abord de purs et simples changements de site, comme celui qu’on peut soupçonner de Saint-Lézer à Tarbes, l’Ecclesia Tarbensis n’apparaissant pas dans les textes avant 1080. Ailleurs, un sanctuaire de pèlerinage construit à la porte de la cité épiscopale peut être tellement florissant qu’il absorbe quasiment cette dernière : à Aire, Sainte-Quitterie du Mas, confiée aux bénédictins de la Chaise-Dieu, est rattachée à l’évêché en 1220 (fig. 133). Les évêques prendront alors le titre d’“évêques d’Aire et de Sainte-Quitterie”. Plus fréquemment, on assiste à un dédoublement de la cathédrale entre la ville haute et la ville basse : c’est le cas à Dax avec Saint-Vincent de Sentes, le siège épiscopal n’étant transféré à l’intérieur des murs que vers 1050. À Oloron, le premier siège est au castrum vicomtal de la ville haute. Mais, au début du xiie siècle, l’évêque Roger de Sentis entreprend la construction d’une cathédrale Sainte-Marie sur la rive gauche du Gave d’Aspe. Le vicomte finira par céder à l’évêque ses droits seigneuriaux sur cette agglomération en 1215. Enfin, à Saint-Lizier de Couserans, où la con-cathédralité s’est maintenue jusqu’en 1655, un scénario comparable se rencontre.
5De ces onze diocèses, seuls ceux d’Auch et de Tarbes dépassaient les trois cents paroisses, alors que trois – Bayonne, Lectoure et Couserans – n’en atteignaient pas cent. Fort étendu, le diocèse de Dax, composé de landes inhospitalières dans toute sa partie nord, n’en comptait que 243. D’ailleurs aucun de ces diocèses ne connaîtra de partage lors des remaniements de 1317. Les chapitres aussi sont modestes : seul celui d’Auch compte vingt chanoines, alors que sept autres dépassent à peine la dizaine. Les cathédrales sont très majoritairement placées sous un vocable marial (huit cas), alors qu’on rencontre Saint-Jean-Baptiste à Bazas et Aire, et Saints Gervais et Protais à Lectoure.
6Les données légendaires relatives à l’hagiographie de ces Églises sont sensiblement différentes de ce que nous avons rencontré dans les deux premières Aquitaines. Le rôle qu’y tenait saint Martial cède ici la place à des influences plus méridionales, ibériques notamment. Les variations du siège métropolitain, qui oscilla entre Auch et Éauze, ont contribué à complexifier les légendes. Saint Saturnin, qui passe pour avoir été le premier évangélisateur de la région, aurait institué Paterne comme premier évêque d’Éauze, bien que le cartulaire de la cathédrale d’Auch ne lui accorde que la seconde place dans sa liste. Cette première place reviendrait à Lupercus, dont la passion fait une victime du préfet Dacien, le persécuteur de saint Vincent de Saragosse. Il accomplit maint miracle où on peut facilement reconnaître ceux que Fortunat attribuait à saint Marcel de Paris… Grégoire de Tours demeure la source – certes bien bavarde – quant aux origines qu’aimeront à arborer les Églises locales. Le premier évêque (anonyme) qu’il attribue à Bazas a de ce point de vue de quoi combler : celui-ci, qui avait veillé à la défense de la ville menacée par les Huns, célébra une messe d’action de grâce au cours de laquelle il serait tombé sur l’autel des gemmes d’une pureté extrême qui avaient le pouvoir de guérir les infirmes, et même – en changeant de couleur – de révéler leur état de grâce ou de péché ! Grégoire conte aussi l’histoire d’une femme de Bazas partie en Palestine voir le Christ et qui en revint avec une ampoule du sang de saint Jean-Baptiste, qui fera ensuite la gloire de la cathédrale (fig. 134). C’est par le Gloria confessorum que nous connaissons Vallier, donné comme ayant été le premier évêque du Couserans. Mais c’est la redécouverte de son tombeau au vie siècle par un de ses successeurs, l’évêque Théodore, qui est au départ de son culte. La notice de Bernard Guy relative à saint Lizier voit en celui-ci un espagnol disciple de saint Fauste, qui sera successivement évêque de Tarbes, puis de Couserans à l’époque du concile d’Agde de 506. Là encore, c’est la redécouverte de sa tombe au xie siècle qui détermina la reconstruction de la cathédrale de la ville basse, pourvue d’un chapitre distinct de celui de la cathédrale de la Sède. L’histoire de sainte Quitterie, attestée elle aussi par Grégoire de Tours qui prévoyait d’en écrire la vie, et dont le culte s’étendit à l’Espagne, est de ce point de vue remarquable : présentée comme descendante de Julien l’Apostat, cette vierge se serait réfugiée près de la fontaine du Mont Colombier pour fuir les avances d’un prince germain. Mais après avoir converti le roi de la contrée, elle fut retrouvée et décapitée par son ancien amant. Les anges lui demandèrent de prendre sa tête et de la porter au tombeau préparé pour elle. Ce n’est qu’au xiie siècle qu’est localisé avec certitude au Mas d’Aire un monastère Sainte-Quitterie abritant le tombeau de la sainte céphalophore (fig. 133)3. Le diocèse d’Aire revendique aussi les saints Sever et Girons. Le premier, envoyé en Gaule sous Julien l’Apostat par un mystérieux pape Eugène4, convertit un roi païen, précipita dans la mer les serpents envoyés par le diable, et chassa les Vandales. Il s’agit là encore de la reprise de poncifs maintes fois utilisés ailleurs. Mais un autre Sever, connu lui aussi de Grégoire de Tours, s’illustra en Bigorre comme le riche propriétaire qui donne sa fortune aux pauvres et fonde des églises dans ses villae. Reproduisant le miracle du figuier stérile de l’évangile, il maudit cette fois un néflier qu’il avait heurté, avant de se raviser en lui permettant de refleurir !
7La cité de Lectoure a doté son saint patron – Geny – d’une vita légendaire aussi originale. Le saint parvient à convertir les trente soldats qui ont été envoyés pour l’arrêter, et qui seront martyrisés pour cela à leur retour à Auch. Il obtient ensuite par sa prière la mort de ceux qu’on lui envoyait à nouveau pour l’arrêter. On a vu que les saints Vincent et Liéde, localisés en Espagne par le martyrologe romain, pourraient n’avoir été que des martyrs daxois : une passion légendaire fait de saint Vincent de Dax, aux origines saintaises, le premier évêque de la ville.
8Bayonne, dont on a dit l’apparition très tardive du siège épiscopal, s’est donné saint Léon comme premier évêque et comme patron. Mais la plus ancienne de ses deux vitae ne date que du xiiie siècle, et a d’ailleurs été constituée de toutes pièces avec des épisodes empruntés à d’autres récits hagiographiques.
9Les trois derniers sièges épiscopaux de cette province d’Auch n’ont pas beaucoup développé les légendes de leurs saints fondateurs. Galactoire de Lescar tirerait de sa mort, survenue alors qu’il secourait les Francs contre les Visigoths, le titre de martyr… À Oloron, le culte de saint Grat n’est surement attesté que depuis le xive siècle. Quant à l’évêché de Comminges, si son évêque Suavis – qui ne fut sans doute pas le premier – siégea au concile d’Agde, c’est bien à Bertrand de l’Isle Jourdain (1083-1123), qui mourut en odeur de sainteté, que cette cité épiscopale doit sa renommée en même temps que son nom. Il attira très vite les pèlerins sur son tombeau, dans la cathédrale qu’il avait faite bâtir. Le pape Clément V, qui avait d’abord été un de ses successeurs sur ce siège, procéda lui-même à la translation de ses reliques en 13095.
Les cathédrales romanes
10En ces régions méridionales, plusieurs petits diocèses ont conservé leur cathédrale romane. Si on est profondément gêné par notre ignorance de ce qu’a pu être celle d’Auch à cette époque, rappelons les dates traditionnellement invoquées à son propos : incendie en 1071 et dédicace en 1120 d’un édifice qui sera en grande partie démoli à la fin du siècle6. Il ne subsiste qu’un fragment d’une salle capitulaire sans doute plus tardive, dont les extrémités des ogives amincies en fuseaux seraient à rapprocher de celles des salles capitulaires de Tarbes, Saint-Savin ou bien encore Flaran et Lescale-Dieu. Ailleurs, quatre cathédrales ont conservé une bonne partie de leur structure romane : Lescar, Aire, Tarbes et Saint-Lizier. Leurs plans présentent des parentés significatives. L’abside unique entre deux absidioles tangentes apparaît comme une constante, que prolongeait un transept court suivi d’une nef unique, sauf à Lescar où il existe des collatéraux. Dans cette cathédrale, une mosaïque, due à l’évêque Guy de Loos (1115-1141) permet de situer la construction du chœur dans la première moitié du xiie siècle. À Saint-Lizier, on connaît une consécration en 1117. Saint-Jean-Baptiste d’Aire-sur-l’Adour, très remaniée par la suite, remonte plutôt à la fin du xiie siècle. Quant à la cathédrale de Tarbes, elle présente de grandes parentés avec la proche abbatiale de Saint-Savin, mais doit être abordée avec circonspection tant les restaurations du début du xxe siècle ont été profondes7.
11En outre, presque toutes les autres cathédrales de la province présentent des vestiges romans plus ou moins importants. Si à Dax, ce sont apparemment des vestiges de l’église mérovingienne qui ont été retrouvés sous la sacristie actuelle, à Bazas, l’église du xie siècle consacrée en 1094 par Urbain II se reconnaît encore dans la base du gros clocher nord, et peut-être, si on suit Jacques Gardelles, dans la partie inférieure des gouttereaux sud et surtout nord, ce qui déterminerait un triple vaisseau large de 24 m8. Les cathédrales de Sainte-Marie d’Oloron et de Saint-Bertrand-de-Comminges ont en commun de conserver un gros clocher-porche occidental du xiie siècle. Très remarquable, la nef de la petite cathédrale de Lectoure, maintes fois reconstruite et remaniée, permet d’évoquer les églises à file de coupoles dont Cahors fut longtemps considérée comme le prototype. Lectoure serait un témoin du parti le plus ancien, qu’illustrent les nefs de Saint-Étienne de Périgueux et de Souillac. On peut d’ailleurs se demander si les immenses coupoles de 14 m de diamètre y furent jamais construites ? En tout cas, cette cathédrale, dans sa version initiale du moins, présentait des parentés avec les églises à file de coupoles des deux autres Aquitaines.
L’introduction du style gothique
12Dans cette province aux évêchés plutôt modestes, le style gothique a atteint au moins sept cathédrales sur onze, ce qui est considérable. Il demeurera pourtant toujours pour nous l’inconnu de ce que fut la première reconstruction gothique de la métropole d’Auch. Le diocèse aurait traversé de durs conflits et connu de graves désordres au cours du xiiie siècle. Cependant une tradition rapporte la pose d’une première pierre en 1288. Il est dès lors difficile d’imaginer qu’aucune reconstruction d’envergure n’ait concerné la cathédrale métropolitaine, alors que quatre de ses suffragantes ont été renouvelées en totalité ou en partie dans le style gothique, entre le premier tiers du xiiie et le début du xive siècle.
13La chronologie donne la priorité à la cathédrale de Bazas, puisqu’une tradition en situe la pose de la première pierre en 1233. Le chantier aurait progressé d’ouest en est, incluant une réalisation des trois portails occidentaux aux environs du milieu du siècle9. L’église a profondément souffert au cours des Guerres de Religion, et la reconstruction du xviie siècle en a semble-t-il édulcoré les parties hautes. La construction du chevet, traditionnellement mise en rapport avec les donations de Clément V de 1308 et 1312, est particulièrement intéressante. Le plan, avec ses longues chapelles rayonnantes très débordantes, se rapproche de celui de la cathédrale de Sées, ou encore de ceux des abbatiales de la Trinité de Vendôme ou de Lagny. Mais il affiche également des affinités bordelaises aussi bien par les culées des arcs-boutants que par les petites chambres ménagées dans les massifs de maçonnerie séparant les chapelles du rond-point10. Pourtant ces chapelles arborent de l’extérieur une austère simplicité qu’on ne retrouve guère à Bordeaux. À l’intérieur, c’est la ressemblance avec le premier niveau du chevet d’Orléans qui paraît prédominer (fig. 135a et b), confirmant une datation basse au début du xive siècle, en tout cas après 1287. La parenté s’exprime surtout par l’arcature aveugle qui orne le soubassement des chapelles, ainsi que par la modénature : moulure de plinthe en talon, colonnettes à large listel plat se prolongeant sur le tore déprimé de la base.
14À Dax, il ne nous est parvenu que quelques lambeaux de ce que fut la première suffragante – certainement une construction gothique fort ambitieuse – aujourd’hui presque exclusivement connue par l’imposant portail remonté dans le transept de l’église classique (fig. 142). La silhouette de l’édifice en 1612 révèle une longue église à transept étayée d’arcs-boutants (fig. 136). Le massif occidental paraît avoir été particulièrement intéressant : après l’enlèvement des maçonneries parasites et avant le démontage du grand portail, quelques photos furent prises en 1894, qui montrent les vestiges d’un vaste porche ouvrant sur trois côtés par de larges arcades surhaussées, et qui devait constituer la base d’un clocher-porche (fig. 137). Celui-ci avait déjà beaucoup souffert des écroulements successifs survenus en 1646 et 1727. En 1612, Du Viert le représente encore coiffé d’une petite tour ronde surmontée d’une courte flèche. On doit aussi remarquer que l’autre clocher, qui apparaît, à gauche à côté du bras de transept, doit être interprété comme n’appartenant pas à la cathédrale. En effet, l’examen du dessin montre bien que sa base était implantée entre le rempart et la grande église : il s’agit selon toute vraisemblance de celui de l’église des Carmes. La nef de l’actuelle cathédrale classique n’a été élevée qu’en rhabillant les maçonneries gothiques demeurées in situ. Les départ des voûtes des collatéraux des trois travées orientales se voient encore dans les tribunes de l’actuelle nef. Une certaine évolution se fait jour au travers de la modénature de ces vestiges. Malheureusement, très peu d’éléments sculptés ont subsisté. Un petit chapiteau rond couvert de feuilles de marronnier évoque cependant des productions contemporaines à Bazas et à Oloron (fig. 138).
15Sainte-Marie de Bayonne est certainement la cathédrale gothique du xiiie siècle la mieux préservée et la plus complète qui nous soit parvenue dans cette province d’Auch11. Son plan adopte, tout comme celui d’Oloron, un chevet exceptionnellement court, le rond-point étant pratiquement soudé à la croisée par l’intermédiaire d’une seule travée droite (fig. 139). Un hiatus bien visible existe entre le niveau des chapelles rayonnantes et des grandes arcades, et celui des étages supérieurs. Le premier niveau adopte un parti très rémois : l’intérieur des chapelles rayonnantes révèle une structure très semblable, avec la coursière à garde-corps passant derrière les piles engagées (fig. 140). Quant aux piles du rond-point, elles adoptent un parti plus chartrain que rémois, et a fortiori que bordelais. Rien ne paraît s’opposer à ce que ce premier niveau s’accorde avec une chronologie assez haute, qui situe un départ du chantier de l’œuvre nouvelle avant l’incendie de 1258, on a d’ailleurs suggéré que l’importance de cet événement ait pu être surestimée. Le chevet bayonnais pourrait alors être légèrement antérieur au chevet de Bordeaux, entrepris en 1252 si on adopte la chronologie proposée par Markus Schlicht. On a cependant fait remarquer que la présence de contreforts en éperons pourrait être la marque d’un chantier tardif. Lorsque cet élément est créé pour lui-même, comme le long du chevet d’Orléans, il en va sans doute ainsi, mais il se trouve que ceux de Bayonne existent uniquement entre les chapelles rayonnantes ; on pourrait dès lors estimer que nous assistons là à leur naissance “accidentelle”. Quand le constructeur a voulu renforcer les angles rentrants des chapelles, il aura tenté de les doter de contreforts orthogonaux par rapport aux pans biais de celles-ci, déterminant ainsi des renforts quadrangulaires mais disposés en losange. Le phénomène se rencontre ailleurs dans le sud-ouest, puisque de tels contreforts ont été esquissés aux chevets de Bordeaux, Bazas ou Oloron. S’ils n’apparaissent pas là en éperon achevé, c’est que la base de la culée de l’arc-boutant est venue les recouvrir en les débordant, mais on peut remarquer que cette dernière se soude aux chapelles par de courts pans coupés dirigés comme à Bayonne. Les parties hautes du chevet – à partir du triforium – furent certainement élevées plus tard, après une interruption du chantier et l’arrivée d’un nouveau maître. Elles abondent en effet en polylobes ouverts et en polygones curvilignes qui orienteraient plutôt vers une datation à la fin du xiiie ou au début du xive siècle (fig. 139).
16Le chevet de la petite cathédrale Sainte-Marie d’Oloron peut être considéré à bien des égards comme une copie réduite de celui de Bayonne. On y retrouve en particulier le thème soissonnais de la voûte unique couvrant à la fois la chapelle rayonnante et la travée de déambulatoire correspondante. À vrai dire, une hésitation existe au niveau de la première travée du côté nord, où deux voûtes distinctes couvrent cet espace. Mais le rond-point est du type 5/8 irrégulier, contre 7/12 irrégulier à Bayonne, ce que peuvent expliquer les dimensions plus modestes de l’édifice12. Malgré cela, d’autres détails rapprochent fortement ces deux créations, comme les terminaisons à cinq pans des chapelles, maintenues dans la petite cathédrale alors qu’elles aboutissent à une miniaturisation de l’architecture, ou bien encore l’implantation de l’escalier contre la première chapelle sud. Cependant, une modénature toute différente, une sculpture plus naturaliste, ainsi que le dessin du réseau des baies devenues étroites et étirées en hauteur, conduisent à renvoyer le chevet béarnais sensiblement après 1300 (fig. 141).
17On rencontre en outre dans cette province plusieurs grands portails gothiques du xiiie siècle, presque tous situés aux entrées occidentales des cathédrales13. Celui qui offre le programme le plus ample est à Dax, aujourd’hui remonté dans le transept de l’église (fig. 142). Aux douze statues des apôtres, correspond une haute archivolte de six voussures qui culmine à près de treize mètres, égalant en cela les portails latéraux de la façade d’Amiens. On peut en juger l’exécution médiocre : Wilibald Sauërlander parle d’un “mortel ennui” et “d’œuvres sans vie intérieure”, mais on ne peut nier l’ampleur du programme, tout à fait inusitée pour la région. Appartenait-il à un ensemble plus vaste de trois portails ? C’est ce que semble affirmer un témoin du xviie siècle : la cathédrale “avait trois magnifiques portails, ornés de figures admirablement sculptées”14, mais la photographie prise en 1894 semble bien exclure qu’il y ait eu trois portails à l’ouest (fig. 137). En tout cas, la cathédrale de Bazas arbore encore aujourd’hui un tel programme déployé sur toute la largeur de la façade ouest. Cependant, le tracé moins aigu de l’archivolte, la multiplication des registres superposés dans le tympan, et le développement moindre des niches latérales – conséquence du partage des piédroits en trois zones superposées – éloignent davantage cet ensemble des grandes créations de la France du nord (fig. 143).
18Il faut dire ici un mot du portail ouest de l’église Sainte-Quitterie du Mas-d’Aire (fig. 144). Nous savons qu’après avoir longtemps dépendu de l’abbaye la Chaise-Dieu, cette église se trouva réunie à la cathédrale Saint-Jean-Baptiste sous l’autorité de l’évêque, au terme d’un acte de 1228 ; le prélat arborant dès lors la double titulature d’évêque d’Aire et Sainte-Quitterie. Cela pourrait expliquer son portail ouest, qui conjugue ici deux influences distinctes : celle de Bazas pour ce qui est de la composition de l’ensemble – en particulier la zone inférieure des piédroits est assez semblable –, mais aussi celle de Dax pour la structure dans laquelle s’insère la porte : une imposante tour-porche occidentale. Il y avait semble-t-il intérêt pour les chanoines du modeste diocèse d’Aire, qui voulaient promouvoir leur nouveau sanctuaire et surtout le pèlerinage qui s’attachait aux reliques “retrouvées” de la sainte, à multiplier les références “cathédrales” par une somptueuse entrée monumentale ajoutée à l’ouest. La qualité des sculptures a beau relever d’un art de “troisième main” (!) et la composition de l’ensemble paraître un peu confuse, l’église du Mas-d’Aire accédait par là symboliquement à un rang de con-cathédrale plus ou moins usurpé.
19Il reste à dire un mot d’un quatrième ensemble, apparemment sans lien avec les trois précédents, puisqu’il se singularise par son emplacement, sa structure, sa thématique et son style : c’est celui qui faisait communiquer le cloître avec le bras sud de la cathédrale de Bayonne, et qui se retrouve aujourd’hui dans la sacristie. La structure à deux tympans jumeaux cernés par deux voussures interrompues est tout à fait originale. De plus, le tympan gauche associe le Christ du Jugement au tétramorphe. L’ensemble, qui n’est pas exempt d’un certain maniérisme, est à situer sensiblement après le milieu du xiiie siècle, et on peut s’étonner que certains y aient trouvé des réminiscences romanes.
Les chantiers du gothique tardif
20Une dernière cathédrale a dans cette province, outre la métropole, entrepris sa reconstruction à l’époque gothique, mais selon un parti bien différent de ceux que nous avons évoqués plus haut : c’est celle de Sainte-Marie, dans le Comminges, dont le nouveau chevet fut entrepris en 1304, à l’instigation de son ancien évêque, Bertrand de Got, devenu archevêque de Bordeaux, puis en 1305, pape sous le nom de Clément V. Le chantier aurait été conduit assez rapidement, puisque la nouvelle cathédrale paraît avoir été achevée sous l’évêque Hugues de Castillon (1336-1352)15. Le plan du chevet rappelle des édifices situés plus à l’est ; en particulier il donne une version réduite et à nef unique du célèbre chevet de Saint-Just de Narbonne, entrepris trente ans plus tôt. On y retrouve les chapelles orientales polygonales, que prolongent dans les travées droites des chapelles de même plan prises à l’extérieur dans un massif sans saillie. Évidemment, en élévation les différences l’emportent tout de suite, les chapelles rayonnantes en particulier étant fort peu élevées, sous de hautes baies étroites à deux lancettes (fig. 145). On peut aussi remarquer qu’à Narbonne, les chapelles des travées droites sont plus petites que les rayonnantes, alors que ce rapport se trouve inversé à Saint-Bertrand.
21Ces chantiers rayonnants déjà tardifs apparaissent comme autant de points sur un pourtour dont le centre serait perdu. Qu’en était-il, autrement dit, de l’église métropolitaine à cette époque ? On a facilement admis qu’une cathédrale romane tardive, qu’on imagine cependant plus ancienne que les vestiges conservés de la salle capitulaire, aurait été indéfiniment réparée jusqu’au démarrage du chantier de l’église actuelle en 148916. À l’appui de cette thèse, Françoise Bagnéris a énuméré tous les avatars de la vie politique et ecclésiale qui se puissent rencontrer en deux siècles et demi : Guerre de Cent Ans, Grand Schisme, relâchement de la discipline ecclésiastique, sécularisation du chapitre17, sans voir peut-être assez que la même situation s’est retrouvée à peu près partout à la même époque. Le rétablissement de la discipline sous l’archevêque Amandieu d’Armagnac, la pose d’une première pierre en 128818, les importants travaux effectués au palais de l’officialité sous Guillaume de Flavacourt, ainsi que le don somptueux de l’archevêque Arnaud Aubert19, neveu du pape, ne sont probablement pas restés sans effet sur la cathédrale. Toujours est-il qu’une importante reconstruction a été décidée au xve siècle, sur un plan grandiose. Quoique les choix esthétiques et les modèles aient été très différents, l’exemple est à rapprocher de celui de la cathédrale de Saintes. On a tenté de reculer d’un siècle la date d’ouverture du chantier, sur la foi de témoins assez fragiles20. Le récit de la pose de la première pierre, le 4 juillet 1489, demeure cependant le repère le plus assuré. C’est alors que le chantier démarre vraiment, et rien, ni dans l’héraldique qui marque les contreforts, ni dans le style des chapelles, ne vient contredire cette date tardive, même s’il est certain qu’un tel chantier dut être préparé par des années et peut-être des décennies de travaux préalables. La cathédrale Sainte-Marie d’Auch possède un chevet de type 7/12 irrégulier, à cinq chapelles rayonnantes (fig. 146). L’achèvement très tardif de l’édifice, la présence d’un déambulatoire ainsi que de hautes chapelles pourvues de contreforts à retraits pivotés et de baies à réseaux flamboyants : tout paraît éloigner cette architecture somptueuse, appartenant à l’extrême fin du Moyen Âge, de l’austère chevet de Saint-Bertrand-de-Comminges. Pourtant des points de contact inattendus existent. Les chapelles rayonnantes adoptent un plan rare à cinq pans, où les deux pans biais sont plus longs, et où l’angle qu’ils forment avec les pans d’entrée aveugles est beaucoup plus ouvert que celui qu’ils forment avec le pan axial. Il en résulte des chapelles plus profondes, qui dessinent avec les contreforts portant les culées des angles très aigus, créant de profondes zones d’ombre, d’un effet très différent de ce qu’on peut voir à Narbonne par exemple. Or, ces particularités se rencontraient déjà au chevet de Saint-Bertrand. S’y ajoutent les longues culées-murs qui séparent les chapelles entre elles, et qui paraissent elles aussi s’inspirer des longs contreforts qui découpent avec force le chevet pyrénéen. Yves Gallet a remarqué que, malgré sa date tardive, la nouvelle métropole faisait des “emprunts” à des églises de même rang, et notamment à Bourges, pour ce qui est du dessin du triforium, du plan des piles et des orifices percés dans les voutains du rond-point21.
22Les quelques autres chantiers de l’époque gothique que l’on rencontre dans la province ne revêtent sans doute pas la même importance. On doit signaler pourtant la reconstruction dont fit l’objet à de multiples reprises la petite cathédrale de Lectoure. Ses métamorphoses et son aspect final la rapprochent cependant davantage de la cathédrale de Bordeaux que de sa propre métropole d’Auch. Comme à Bordeaux, elle juxtapose une large nef unique du xiie siècle, peut-être destinée à être initialement couverte de coupoles, à un chevet gothique à déambulatoire. Ce dernier, dans son état actuel, est une reconstruction postérieure aux Guerres de Religion qui rappelle le chevet saintais élevé au xviie siècle sous l’évêque Louis de Bassompierre. Comme ce dernier, celui de Lectoure illustre ce gothique des temps modernes dans lequel on termine en plein xviie siècle des cathédrales entreprises de longue date, mais toujours laissées inachevées22.
Notes de bas de page
1 Lieb & Delaplace 2004.
2 Jarry 1948b.
3 Cabanot et al. 1985, 19-23.
4 Julien l’Apostat régna de 361 à 363. Or le premier pape à s’être appelé Eugène ne régna qu’au milieu du viie siècle.
5 Delaruelle 1966, 5-9.
6 Bagnéris 1986, 33-42 et 162-172.
7 Prunet 1981.
8 Gardelles 1990.
9 Entre 1240 et 1250, selon Jacques Gardelles ; “autour de 1250”, selon W. Sauërlander.
10 Blomme 2019, 92.
11 Sur cette cathédrale, voir maintenant : Gallet & Pontet 2019.
12 Largeur du vaisseau central dans le chevet : 9 m à Oloron, contre 12 m à Bayonne.
13 Ailleurs que dans les cathédrales, on rencontre à Uzeste (Gironde) un petit portail consacré au couronnement de la Vierge, ainsi qu’un autre au nord de l’église de Mezin (Lot-et-Garonne), malheureusement devenu presque totalement aniconique.
14 Coste 1908-1909. Notons d’ailleurs qu’il n’est pas exclu que cet auteur ait voulu parler du portail occidental et de deux portails situés aux extrémités des bras du transept.
15 Rocacher 2002.
16 C’était déjà l’avis d’Henri Polge : Polge 1970, 349.
17 Bagnéris 1986, 41-45.
18 Il a été montré depuis que le chevet de la cathédrale d’Auch fut effectivement relevé sous l’épiscopat d’Amanieu d’Armagnac. Meslay 1993, 139.
19 À compter de 1369, ce prélat lève pendant trois ans un décime sur tous les bénéfices de la cathédrale d’Auch en vue de sa réparation. Laurent 1954-1989, n° 24601.
20 Bagnéris 1986, 45-46.
21 Gallet 2017b, 231-232.
22 Rousteau-Chambon 2003.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le duc et la société
Pouvoirs et groupes sociaux dans la Gascogne bordelaise au XIIe siècle (1075-1199)
Frédéric Boutoulle
2007
Routiers et mercenaires pendant la guerre de Cent ans
Hommage à Jonathan Sumption
Guilhem Pépin (éd.)
2016
Le bazar de l’hôtel de ville
Les attributs matériels du gouvernement urbain dans le Midi médiéval
Ézéchiel Jean-Courret, Sandrine Lavaud, Judicaël Petrowiste et al. (dir.)
2016
Quand les cathédrales se mesuraient entre elles
L'incidence des questions hiérarchiques sur l'architecture des cathédrales en France (XIIe-XVe siècles)
Yves Blomme
2021