La province ecclésiastique de Bordeaux
p. 193-210
Texte intégral
1La seconde Aquitaine, issue elle aussi du partage des provinces du Bas Empire, regroupe six diocèses. La capitale en est fixée à Bordeaux, même si pour le Haut Empire, une incertitude existe à propos du rôle joué par Saintes. D’autre part, le plus petit des six diocèses, celui d’Angoulême, correspond à la Civitas Ecolisnensium qui ne fut créée qu’au ive siècle, son territoire ayant été pris soit sur celui de Saintes, soit sur une ou plusieurs autres cités voisines1. L’ordre traditionnel, qui est celui de la Notitia, était : Bordeaux, Agen, Angoulême, Saintes, Poitiers et Périgueux. Il sera modifié par la création de quatre évêchés sous Jean XXII, et apparaît au début du xvie siècle à l’auditoyre archiepiscopal avoir été le suivant : Bordeaux, Poitiers, Saintes, Luçon, Maillezais, Angoulême, Périgueux, Agen, Condom et Sarlat2.
Les données historiques
2Si quatre diocèses de la province de Bordeaux sont de taille moyenne, on remarque les dimensions réduites de celui d’Angoulême (290 paroisses, soit à peine le quart des 1220 paroisses de l’immense diocèse de Poitiers). La réforme grégorienne a largement pénétré dans ces contrées où l’on dénombre plusieurs grands évêques attachés à restaurer l’indépendance de l’Église et à arracher des mains des laïcs les biens usurpés. À Poitiers, le long épiscopat de Pierre II en est un modèle (1087-1115), même s’il est moins connu que celui de Geoffroy du Lorroux à Bordeaux (1135-1158). Le mouvement grégorien est également bien enraciné en Périgord, mais plus faiblement semble-t-il à Saintes, du fait de prélats de moindre valeur. Le cas de Girard II à Angoulême mérite qu’on s’y arrête un instant. Ce prélat, doté d’une forte personnalité, légat pontifical ayant eu la confiance de quatre papes successifs, fut un réformateur infatigable jusqu’à ce que, désavoué par Innocent II en 1130, il adopte le parti de l’antipape Anaclet qu’il allait soutenir avec la même fougue avec laquelle il avait jusqu’alors combattu pour la réforme. Il gagna à sa cause le duc d’Aquitaine Guillaume X, ainsi qu’une grande partie du clergé de la province, tint tête à saint Bernard, et fut même élu archevêque de Bordeaux, où il ne put se maintenir longtemps. Démissionnaire, il mourut en 1136. Or, c’est sous son épiscopat que fut presqu’entièrement construite la cathédrale d’Angoulême.
3Le remariage d’Aliénor en 1134 fait passer l’essentiel de la province dans le domaine des Plantagenêt. Cependant, le traité de Paris de 1258, faisant suite à la bataille de Taillebourg, limite pour longtemps la présence anglaise au sud de la Charente. Dans la partie méridionale de la province, l’Agenais présente un caractère gascon plus marqué. D’abord, la délimitation des diocèses d’Agen et de Bazas est l’occasion d’une longue querelle, qui culmine en 1136 avec la prise par les armes de Casteljaloux par l’évêque d’Agen Bertrand du Fossat. Ensuite, à la fin du xiie siècle, cette région subit l’influence cathare.
4Les diocèses de cette province de Bordeaux ont forgé les légendes de leurs saints fondateurs principalement dans la dépendance de la grande légende de l’apôtre du sud-ouest qu’est saint Martial. C’est ainsi que les récits des xi et xiie siècles font d’Ausone, Aptone et Césaire les premiers prédicateurs du christianisme en Angoumois. Une passion d’Ausone en fait le frère jumeau du second, ermite en Limousin, qui aurait finalement été envoyé à Angoulême par saint Martial, où il aurait été martyrisé par les Vandales. Adémar de Chabannes présente Ausone comme ayant été le premier évêque de la cité. Une légende du xie siècle attribue pareillement à Martial l’évangélisation de Bordeaux. Mais on perçoit immédiatement là la frustration qu’a dû ressentir le siège métropolitain de n’avoir pour premier apôtre que quelqu’un qui fut évêque ailleurs. La légende de saint Fort vint semble-t-il au début du xiiie siècle combler ce manque : sacré par Martial, Fort sera considéré comme le premier évêque de Bordeaux. Poitiers est une autre Église d’Aquitaine qui aurait reçu la prédication de Martial. Pourtant la tradition ne dit même pas s’il y institua un évêque. De fait, les légendes relatives aux premiers titulaires du siège, qui auraient précédé le grand évêque Hilaire, sont brèves et peu précises, même si elles alignèrent jusqu’à huit noms. Le martyrologe de la deuxième moitié du xiiie siècle connaît saint Nectaire et saint Libère, dont les corps seraient allés reposer en l’abbaye Saint-Laurent-de-Long-Ré. D’autres légendes poitevines fleurissent au Moyen Âge, comme celle des saints Savin et Cyprien, deux frères originaires d’Amphypolis qui, persécutés en 458, seraient venus en Gaule où saint Germain d’Auxerre les aurait envoyés sur les bords de la Gartempe. C’est là que le juge Laditius les fit martyriser (fig. 118).
5La Saintonge est aussi une terre marquée par le souvenir de saint Martial. Mais son saint fondateur, Eutrope, déjà connu de Venance Fortunat et de Grégoire de Tours, bénéficiera d’une passion amplifiée insérée dans le Codex Calixtinus, qui l’assimile par beaucoup de traits au saint fondateur de l’Église de Limoges. Dans un récit tout pénétré d’une piété épique, le jeune Eutrope, enfant d’une noble famille persane, multiplie les voyages pour rencontrer le Christ, et termine son périple en martyr dans la cité des Santons, non sans avoir auparavant converti Eustelle, la fille du roi local (fig. 119).
6Nous avons déjà rencontré, en première Aquitaine, saint Georges et saint Front, envoyés évangéliser le Velay et le Périgord. Front, présenté comme originaire de Lanquais, se serait lui-même tonsuré dès l’âge de sept ans avant de partir pour l’Orient, d’où saint Pierre l’enverra évangéliser sa région d’origine. Arrivé à Périgueux avec 70 compagnons, il subit la persécution du préfet Squirius avant de s’exiler à Nojals où, souffrant de la faim, il sera miraculeusement ravitaillé par des chameaux envoyés par le préfet converti3…
7Les légendes des saints Caprais et Vincent accompagnent les origines de l’Église d’Agen. Le premier est présenté comme un contemporain de sainte Foy et aurait été martyrisé en même temps qu’elle. Certaines sources en font aussi le premier évêque de la cité. Saint Vincent n’est que brièvement évoqué par Fortunat et Grégoire de Tours, mais sa passion est plus bavarde : étant intervenu lors d’une fête païenne au solstice d’été, il aurait d’un simple signe de croix fait s’évanouir une roue de feu qui dévalait une montagne, avant d’être décapité.
8Outre celles qui s’attachent à leurs saints fondateurs, les Églises de l’Ouest n’ont pas manqué d’arborer des légendes extrêmement valorisantes qui leur permettaient de se positionner entre elles. On sait ainsi que Cadouin, la plus prestigieuse des abbayes du Périgord, a prétendu à la détention du saint Suaire. Adémar de Chabannes a considérablement amplifié la légende de saint Aptone qui, à la manière de Josué, obtient la chute des remparts d’Angoulême en brandissant des reliques, afin que Clovis puisse en chasser l’évêque arien. Il s’agissait de justifier la prétention qu’eurent les prélats de cette cité de se dire chapelains perpétuels des rois de France en Aquitaine. De même Martial, prêchant à Poitiers, aurait reçu du Christ la révélation qu’à l’heure même, saint Pierre subissait le martyre. Cette révélation s’accompagnait de l’ordre d’élever sur le champ une église en son honneur, qui pourrait ainsi revendiquer d’être la première à être dédiée au Prince des apôtres. La passion de sainte Foy était destinée à assurer la réputation de l’Église d’Agen. La martyre, étendue sur un lit de fer sous lequel brûlait un feu, aurait reçu le réconfort de Caprais qui, déchiré par les fouets, subit avec elle la décapitation. On mesure dès lors le préjudice que représentera le vol de ses reliques par les moines de Conques en 866.
9Trois des diocèses – pas forcément les plus étendus – seront partagés lors de la réforme de Jean XXII en 1317. Si les nouveaux diocèses de Sarlat et de Condom se trouvent dotés de frontières naturelles (la Dordogne et la Vézère pour le premier, la Garonne pour le second), on ne peut en dire autant du curieux découpage du diocèse de Poitiers, qui attribue à Maillezais une configuration des plus étranges, réservant encore 750 paroisses au nouveau diocèse de Poitiers (soit 61 % du total), contre seulement 245 à Luçon et 225 à Maillezais.
10Les chapitres cathédraux affichent des effectifs sans commune mesure avec ceux des immenses chapitres du nord de la France. Ceux de Bordeaux, Poitiers et Saintes se contentent de vingt-quatre chanoines. Ce chiffre tombe même à quatorze dans le cas d’Agen.
11On constate une prédominance du vocable de saint Pierre, qui est attribué à la moitié des six cathédrales, alors que celles de Périgueux et d’Agen sont consacrées à saint Étienne. Seule la métropole bordelaise adopte le vocable plus rare de saint André, quoiqu’une tradition ait longtemps prétendu que celui-ci n’avait fait que prendre le relai d’une église Saint-Étienne, d’origine antique, située sur le futur site de Saint-Seurin, et qualifiée d’Ecclesia burdigalensis ou de prima ecclesia4.
Les cathédrales du xiie siècle
12Toutes les cathédrales de cette province – hormis celle d’Agen, entièrement disparue au xixe siècle – présentent d’importantes parties du xiie siècle. Périgueux et Angoulême sont même restées des cathédrales romanes, lourdement réparée après les Guerres de Religion pour la première, et abusivement restaurée au xixe siècle pour la seconde. On remarque la nette dominance des chevets plats, à laquelle seule Angoulême échappe à coup sûr. Élevé probablement entre 1155 et 1160, le chevet de Saint-Pierre de Poitiers, long de cent pieds et dépourvu de tout contrebutement oriental, frappe par sa monumentalité destinée à s’imposer au visiteur abordant la ville par l’est, et le découvrant des hauteurs du plateau de la Pierre-levée5 (fig. 120). Les dimensions symboliques adoptées par les grands édifices religieux du Moyen Âge sont encore un domaine assez peu étudié. F. Kreusch a montré que le pourtour intérieur de l’octogone d’Aix-la-Chapelle mesurait 144 pieds drusiens6. Le rapprochement s’établit facilement entre l’immense chevet de Poitiers et le chevet périgourdin de Saint-Étienne-de-la-Cité (fig. 121), ajouté à une église sans transept de la fin du xie siècle, qui comportait trois travées sous coupoles derrière un clocher-porche occidental. Cette quatrième travée peut être assez bien datée par l’existence d’une table pascale fournissant des dates pour la période 1163-1253. Un démarrage du chantier peu avant 1163 ferait presque du chevet de Périgueux un contemporain de celui de Poitiers. Il est même possible qu’il ait remplacé une abside hémicirculaire, comme ce fut le cas à Grand-Brassac7. Le chevet roman de Saint-Pierre de Saintes, connu par un minuscule dessin de 1560, alors qu’il subsistait, entouré du chantier de la nouvelle cathédrale des xv et xvie siècles (fig. 122), présentait aussi semble-t-il une terminaison droite8. Sachant qu’Angoulême est nettement antérieure (vers 1118-1130 ?) et que nous ne savons rien de la cathédrale romane d’Agen, cette prédominance des chevets droits nous incite à reposer la question à propos de Bordeaux. Tous les archéologues, de Drouyn à Gardelles, ont imaginé un chevet en hémicycle, mais plusieurs indices plaident en faveur d’un chevet droit, dont le moindre n’est pas l’adoption de ce type de terminaison sévère pour la collégiale Saint-Seurin, un sanctuaire concurrent, qui n’eut de cesse de se positionner par rapport à Saint-André9.
13Le traitement interne du mur permet maintenant d’évoquer un regroupement un peu différent, puisque Angoulême, Périgueux, Poitiers et Bordeaux méritent cette fois d’être rapprochés10. Les murs gouttereaux de la nef, laquelle est généralement unique mais qui peut être triple comme à Poitiers, se composent d’un soubassement animé d’arcatures portant une coursière en semi-surplomb, qui au moyen de couloirs coudés contourne les piles engagées, lesquelles reçoivent les grands arcs porteurs des coupoles ou les arcs d’encadrement de croisées d’ogives de type angevin, comme à Poitiers. L’antériorité en revient probablement aux travées occidentales de la cathédrale de Périgueux, peut-être achevées en 111011, mais dont seule la dernière à l’est peut être aujourd’hui appréciée, les deux suivantes vers l’Ouest, éventrées par les huguenots, ayant été restituées par le dessin sans toutes les garanties désirables12. Elles sont suivies par la nef de la cathédrale angoumoisine de Girard II (fig. 123)13.
14Dans deux cathédrales, la même structure est reprise dans la seconde moitié du siècle : le triple vaisseau de Poitiers, entrepris vraisemblablement vers 115514, ainsi que la travée orientale de la cathédrale périgourdine, sans doute achevée en 1163. La place de la métropole devient alors cruciale. On doit probablement retenir pour elle la date de 1151 livrée par certaines sources anciennes, qui se trouve en effet confortées par un impôt de 1149, levé “ad opus et aedificationem matricis ecclesiae”15. Mais la nef romane bordelaise, quelque soit son éventuelle antériorité, n’est probablement jamais parvenue à son terme : transformations et remaniements se suivront pendant plus d’un siècle, pour parvenir à un voûtement gothique sur travées nettement barlongues, rendu possible par le dédoublement de toutes les piles engagées de l’immense vaisseau de 17 m de largeur. L’influence réciproque de la cathédrale métropolitaine et de ses suffragantes se trouve ici chargée de bien des ambigüités. Quelques remarques complémentaires s’imposent d’ailleurs : Saint-Maurice d’Angers présente la même structure au niveau des murs de la nef, mais sans arcature sur le soubassement16. La formule se rencontre sur beaucoup d’autres édifices, soit vastes – Fontevrault, Cognac –, soit modestes – Gensac-la-Pallue –, soit extérieurs à la province : Solignac, Saint-Yrieix-la-Perche. Cependant la Saintonge paraît y être restée plus à l’écart, tant par sa cathédrale, du moins à partir de ce que nous percevons de son bras sud17 (fig. 124), que par les abbatiales de Sablonceaux et Châtres.
15Le dernier trait que nous évoquerons de cette “architecture cathédrale” du xiie siècle dans la seconde Aquitaine sera constitué par les grands clochers sur le transept. Sur, et non pas encadrant, ce qui les rattache à Cluny ou Saint-Martin de Tours. Là encore, le premier modèle accompli et très aérien est celui d’Angoulême18. Nous ne pouvons plus juger du clocher sud, détruit en 1568, et qui garde donc ses secrets. Cependant la silhouette imposante de la cathédrale (fig. 125) que complétait une tour de croisée plus basse, mais qui excluait aussi de grosses tours occidentales, paraît bien être à l’origine des imitations poitevine et bordelaise. À Poitiers, on admet maintenant que des clochers étaient bel et bien prévus sur les bras du transept, même s’ils ne furent probablement jamais achevés, une tour de croisée ayant été entreprise entre eux, tandis que les tours occidentales auraient du demeurer deux petits massifs à l’instar de l’actuelle tour nord (fig. 126). Le troisième exemple est fourni par la tour-porche ajoutée devant la façade du bras nord de Saint-André de Bordeaux, probablement vers 115019 (fig. 127). Des problèmes d’instabilité paraissent avoir rendu son accessibilité éphémère, et on ignore si elle était doublée, et même s’il avait été prévu qu’elle le soit, par un clocher symétrique au sud. On l’a souvent nié a priori, mais la proximité du rempart n’est pas un argument probant, car la place matérielle existait, et Jacques Gardelles avait judicieusement constaté que les niveaux d’imposte des fenêtres, plus élevés dans le bras sud, signifiaient probablement des ouvertures plus étroites et révélaient donc un bras plus court. Par ailleurs, la valeur symbolique de la façade de Dol vient nous apprendre que la proximité d’un rempart ne disqualifiait nullement une architecture dans l’esprit des commanditaires de cette époque.
Bordeaux et Bourges : une lutte pour la primatie
16La question de la primatie, dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises, est probablement une clé importante pour décrypter le langage architectural des cathédrales de cette époque. Le refus de la part de Bordeaux de reconnaître la primatie de Bourges sur les Aquitaines, avec les conséquences canoniques qui en découlent, émaille d’incidents plus ou moins graves tout le xiiie siècle, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Outre l’application du droit de visite, les prérogatives du primat concernaient la convocation des évêques des deux provinces au concile provincial, ainsi que le respect d’une instance d’appel provinciale – c’est-à-dire à Bourges – dans les affaires canoniques. Ces deux sujets soulevèrent pareillement des difficultés tout au long du siècle. Même Bertrand de Got, qui allait quelques années plus tard être élu pape, avait été frappé d’anathème par l’archevêque de Bourges Gilles Colonna, pour avoir pris de sa propre initiative le titre de primat.
17Le chantier de la cathédrale de Bordeaux, qui parait avoir été actif durant une grande partie du xiiie siècle, reflète-t-il ce conflit de préséance ? Il est remarquable que par le passé, les historiens de la cathédrale ne se soient pratiquement jamais posé la question : ils n’ont lu l’évolution des formes que comme une source d’information chronologique. Il est vrai que la structure très particulière de la cathédrale berruyère n’était guère transportable comme telle dans l’immense nef bordelaise, si l’on voulait y conserver le niveau inférieur des murs jusqu’à la première coursière. La superposition de deux niveaux inégaux de fenêtres, séparés par une seconde coursière, aboutit à ce que nous avons rencontré à une moindre échelle à Cahors. Cependant certains détails montrent bien que le modèle visé est celui de Bourges : ainsi les baies des seconde et troisième travées se présentent comme des citations de celles du déambulatoire intérieur du chevet de Saint-Étienne (fig. 128a et b)20. D’autres détails ajoutés soulignent le rang exceptionnel auquel prétend la cathédrale bordelaise : il en va très probablement ainsi des arcades insérées à l’extérieur en haut des murs goutterots dans les travées six et sept (fig. 129). Elles enjambent avec difficulté le trop large cintre de la baie21 et entament la frise redentée située sous le chéneau. Il y a là une tentative – peut-être maladroite – de doter la cathédrale d’une de ces “galeries naines” dont Peter Kurmann a prétendu qu’elles pourraient avoir été l’apanage des métropoles et même des primatiales en France comme dans l’Empire22. La cathédrale Saint-André est en outre la troisième où nous rencontrons, après Reims et Dol, une tentative de mise en scène de son ressort métropolitain. Au-dessus du portail royal, la galerie de statues qui ici imite celle de Notre-Dame de Paris, n’est cependant pas occupée par des effigies royales – sauf en son extrémité ouest – mais par des évêques. On en compte six, dont l’un porte le pallium épinglé sur la chasuble. Il s’agit donc très vraisemblablement des cinq évêques suffragants de la province de Bordeaux autour de leur archevêque (fig. 130). On peut spéculer sur l’attribut que tenait ce prélat dans sa main gauche : s’agissait-il d’une crosse comme pour ses confrères, ou plus vraisemblablement d’une croix, voire de la croix primatiale ? Le rôle de cette croix primatiale, ou même patriarcale comme dans le cas de Bourges, revêt une importance symbolique considérable aux xii et xiiie siècles. Fabrice Délivré a rappelé que le privilège de faire porter cette croix “peut-être à double croisillons” n’avait été accordé qu’aux quatre patriarches orientaux. Il fut étendu à certains primats au cours du xiie siècle23. Aussi joue-t-elle un grand rôle lors du concile de Northampton en 1164, quand Thomas Becket entre en présence du roi Henri II, la portant lui-même : “Le roi, qui était déjà très en colère, eut une raison supplémentaire d’enrager”24. Il est permis de penser que les six évêques représentés aux piédroits du portail des flèches, de part et d’autre de la statue d’un pape placée au trumeau, peuvent à nouveau être les six prélats de la province bordelaise, autour de Clément V cette fois, témoignant de leur reconnaissance pour la primatie octroyée par les bulles de 1305 et 1306. Ce portail est en effet habituellement daté du début du xive siècle25.
18À Bordeaux, la mise en chantier du grand chevet rayonnant, vers le milieu du xiiie siècle, peut être lue comme une rupture décisive avec cette politique d’imitation du modèle berruyer qui avait prévalu durant la première moitié du siècle. Le modèle retenu à présent n’est plus Bourges, mais bien Reims, même si Markus Schlicht a pu montrer que l’imitation formelle de la cathédrale champenoise avait été limitée dans le temps, d’autres modèles interférant ensuite assez rapidement26. Il n’empêche que la cathédrale des sacres prête le plan de son chevet à celle de Bordeaux, et cela jusque dans le détail. Une datation “haute” de la mise en chantier du chevet bordelais le rapprocherait chronologiquement de Clermont, et permettrait d’en faire un des maillons essentiels de la pénétration du style rayonnant dans le sud. Ce qu’il importe ici de souligner, c’est que les commanditaires bordelais, en changeant délibérément de parti constructif, n’abandonnaient pas pour autant leur objectif qui était d’égaler, voire de dépasser, la somptuosité de la primatiale de Bourges. Reims était désormais le modèle auquel il fallait se référer pour cela. Comme le souligne Yves Gallet, le chantier rémois a marqué une rupture : avant Reims, les églises métropolitaines se copient entre elles sans souci d’afficher une quelconque modernité ; à partir de Reims, tout change27. L’imitation architecturale à Bordeaux se décline donc en deux étapes : avant 1250, elle s’essaie à la reproduction – approximative – du modèle rival, comme cela a pu être le cas pour le chevet de Cahors ; après 1250 environ, elle se réfère au modèle exceptionnel que constitue désormais Reims.
La cathédrale gothique : une silhouette qui peine à s’imposer
19Quel écho saisissons-nous parmi ses suffragantes de la longue et lente transformation de la métropole bordelaise dans le style gothique ? Trois de celles-ci méritent de retenir notre attention.
20Si Saint-Pierre de Poitiers se présente comme une des réussites les plus élaborées du style angevin, il est devenu banal de remarquer combien sa façade occidentale déroge à cette architecture. L’achèvement de la cathédrale vers l’ouest réintroduit curieusement un style gothique très “français”, non seulement sur tout le frontispice, mais encore au niveau des baies des deux travées les plus occidentales de la nef. Si l’enveloppe des murs s’est achevée ici conformément au programme initial, avec quelques maladresses surtout perceptibles au niveau de la seconde travée sud28, les ouvertures adoptent le parti nouveau de fenêtres à lancettes, en rupture donc avec les baies géminées jusque là construites. Ce renouveau culmine avec la très vaste baie à réseau de la première travée nord, datée par Yves Gallet de la décennie 1260-127029. Parallèlement, entre les deux tours hors œuvre de volume inégal, sans doute déjà amorcées, c’est une façade très inspirée par le gothique du nord qui s’élève. Les sources d’inspiration, bien que toutes septentrionales, sont assez disparates, à la réserve du premier niveau, celui des portails, visiblement inspirés par ceux de Bourges, à tel point que Markus Schlicht croit pouvoir “écarter tout autre modèle possible”30. De fait, la source d’inspiration confine ici à la copie, à cette réserve près qu’à Bourges, les ébrasements ayant été poursuivis un peu en avant des faces des contreforts, les extrémités des gables se rejoignent visuellement, et les niches qui tapissent frontalement ces contreforts sont réduites à deux, alors qu’elles sont quatre à Poitiers (fig. 131a et b). Une décennie sépare probablement ces deux créations, du moins dans leur achèvement : Bourges, vers 1237-1240 et Poitiers, autour de 1245-125031. Cette dépendance iconographique reflète-t-elle une dépendance institutionnelle ? Il serait sans doute aventureux de l’affirmer. Cependant, le rapprochement est si frappant et le chantier poitevin déroge si brutalement à son esthétique passée qu’il reflète forcément à ce niveau la volonté des commanditaires. Ce que l’on sait par ailleurs, c’est que par rapport au conflit de la primatie qui court de façon larvée sur tout le xiiie siècle, le clergé poitevin, son évêque en tête, n’a pas manqué d’adopter une attitude changeante. Si au début du xiie siècle, Robert d’Arbrissel qualifie le prélat berruyer de “mon archevêque, mon primat, mon patriarche !”, les évêques de Poitiers qui se succèdent sont tantôt plutôt pro-Plantagenet – Maurice de Blason, Philippe Balleos –, tantôt pro-français – Guillaume Prévost, Jean de Melun. Si les papes s’emploient à réaffirmer la primauté de Bourges sur toute l’Aquitaine, ils le font aussi en ménageant les susceptibilités des prélats bordelais. Grégoire IX, en 1232, précise ainsi la portée du droit de visite des primats dans la province de Bordeaux, et Innocent IV en 1245 règlemente les instances d’appel de Bordeaux à Bourges par la constitution Romana Ecclesia. Les archevêques de Bordeaux se sont aussi vus accorder le droit au port de la croix pastorale dans toute leur province. C’est pourquoi le refus qui en est fait à Fontevrault en 1293 à Gautier de Bruges, paraîtra si humiliant.
21Face à cette situation conflictuelle, les évêques de Poitiers furent loin d’adopter une attitude constante. D’abord, leur diocèse est, avec ceux de Saintes et d’Angoulême, un des trois sur les six que compte la province, qui doit une obéissance particulière à Bourges, ainsi que leur a rappelé Innocent III et 120732. Pourtant, en ce début du xiiie siècle, ils sont loin d’obtempérer et se solidarisent bien plus volontiers avec leur archevêque, en refusant par exemple de payer les procurations au primat Henri de Sully, ou pire, en 1215, quand violentant Géraud de Cros, sa croix lui est arrachée des mains sous le regard du métropolitain33. Les choses paraissent ensuite s’être apaisées, et sous Hugues de Châteauroux, la visite du primat de Bourges se déroule paisiblement à Poitiers en 1265, sauf cependant à Saint-Hilaire. De même, en 1284, avec Simon de Beaulieu, qui s’était pourtant fait opposer une fin de non recevoir à Bordeaux. La dégradation des relations entre les évêques de Poitiers et leur métropolitain paraît avoir été continuelle à la fin du siècle : après le refus de la croix à Fontevrault en 1293, il y eut la plainte portée devant Boniface VIII à cause des agissements violents de l’archevêque Henri de Genève. Puis en 1300, c’est l’évêque Gautier de Bruges qui signifie à son propre archevêque – qui n’est autre que Bertrand de Got – l’anathème porté contre lui par le primat Gilles Colonna, en réponse à la primatie que vient de s’arroger unilatéralement le prélat bordelais. On perçoit donc les signes d’une lente évolution qui éloignerait le prélat picton de Bordeaux pour le rapprocher de Bourges. La création des portails se situe de toute manière vers le milieu du siècle, très probablement sous le long épiscopat de Jean de Melun (1234-1257), ancien archidiacre de Sens : un prélat d’une haute stature qui allait permettre au roi de France de compter sur le Poitou, et dont il est rapporté qu’il eut lui-même grand soin de l’ornementation de sa cathédrale, les “sièges” – entendons les stalles – lui étant explicitement attribués. Leurs décors d’écoinçons se rapprochent sensiblement des piédroits des portails occidentaux34. Nous ne saurions en dire davantage. Il est d’ailleurs frappant que la suite du chantier de la façade poitevine ne prolonge guère cette apparente dépendance à l’égard de Bourges.
22La tentative de reconstruction complète de la cathédrale métropolitaine depuis le chevet, à partir du milieu du xiiie siècle, ne paraît avoir suscité qu’une seule véritable émule : celle d’Agen, sa première suffragante. Cette cathédrale, dédiée à Saint-Étienne, dont le plan du chevet semble s’être beaucoup inspiré de Saint-André, a entièrement disparu au xixe siècle35. On sait qu’elle demeura inachevée, le chantier semblant n’avoir jamais dépassé le niveau des grandes arcades en hauteur, ni la croisée du transept en longueur36. Quelques dessins du xixe siècle, exécutés alors que l’édifice était déjà profondément ruiné, permettent de se faire une idée de son style (fig. 132). Les supports du rond-point paraissent avoir été de gros fûts cantonnés de colonnettes cylindriques, le tout coiffé d’une frise de chapiteaux surmontés de tailloirs pointus dirigés vers le déambulatoire, ce qui pourrait rappeler Bordeaux. Mais les piliers des travées droites paraissent avoir reçu des corbeilles nues entre deux astragales, comme à Rodez. Les supports orientaux de la croisée se présentaient comme des piles fasciculées. On a pu proposer pour eux le tout début du xive siècle. Même si ce chantier paraît s’être très vite ralenti, la mise en œuvre d’un ample chevet à cinq chapelles rayonnantes chez la première suffragante de la province est un bon témoignage de l’impact exercé par le grand chantier bordelais.
23On pourrait évoquer les transformations gothiques considérables que subirent les abbatiales devenues cathédrales en 1317. Dans le cas de Luçon, et probablement aussi de Maillezais, le chantier était d’ailleurs ouvert avant cette date37. La nouvelle cathédrale de Sarlat avait péniblement commencé sa reconstruction, mais si médiocrement qu’une expertise de 1532 avait recommandé de “tout raser”38. Le relèvement de celle de Condom débuta plus tôt – fin xive siècle – mais fut également très lent, puisque la consécration attendit 1531. Enfin, dernier chantier cathédral du Moyen Âge dans la province de Bordeaux, celui de Saint-Pierre de Saintes, qui débuta sans doute peu après 1440, probablement sur un projet régional, avant que sa transformation n’intervienne dans les années 1480 au profil d’un programme plus somptueux inspiré notamment de la collégiale de Cléry39. Ce diocèse était le plus riche de la province après celui de Poitiers. Ses revenus représentaient ceux des diocèses de Bordeaux et d’Angoulême cumulés40. Si l’état de cette cathédrale paraît avoir été inquiétant dans le premier tiers du xve siècle, cette situation n’était peut-être pas aussi ancienne qu’on l’a dit, si on tient compte du souhait exprimé en 1395 par Seguin d’Anton, patriarche d’Antioche et administrateur de Tours, d’être inhumé au milieu du chœur saintais. S’il commande un tombeau de marbre, “devant être entouré par des ‘images’ de ses parents et surmonté de son gisant d’albâtre, le tout entouré d’une grille de fer de façon à ce qu’il ne puisse être touché”41, ce n’est probablement pas au milieu d’un édifice menaçant ruine.
24Une des caractéristiques de ces chantiers cathédraux du Moyen Âge finissant est qu’ils sont apparemment déconnectés de tout souci de se référer à l’architecture de leur métropole. Hormis peut-être par cette recherche du gigantisme qui conduisait à élever, notamment dans l’Ouest, des clochers toujours plus hauts. Celui de Saint-Pierre de Saintes aurait atteint 93 m si la flèche amorcée avait été achevée : c’eut été beaucoup plus que les 61 m de la tour Pey-Berland, et même plus que les 83 m des flèches du bras nord de la cathédrale de Bordeaux42.
Notes de bas de page
1 Maurin 2007, 116 et 153-156 ; Beaujard 2006, 15.
2 Seguin 2019, 15.
3 Sur saint Front : Herrick 2010 et Herrick 2012, 134-136.
4 Gardelles 1963, 11 ; Baillet 2009, 106.
5 Blomme 2013a.
6 Christe 1996, 160.
7 Corvisier 1999a.
8 Gensbeitel 2012.
9 Blomme 2013b.
10 Daras 1963 ; Andrault-Schmitt 2013b.
11 Corvisier 1999b.
12 Andrault-Schmitt 2013b, 43, n. 13.
13 Dubourg-Noves 1999.
14 Blomme 2013a.
15 Blomme 2017a, 62.
16 Fillion-Braguet 2013.
17 Dubourg-Noves 1980.
18 Andrault-Schmitt 2013b, 46 et 53.
19 Masson 2012, t. 1, 201-205.
20 Sur ce sujet, voir les contributions récentes : Gallet 2017e et Blomme 2017a.
21 En particulier, le motif d’amortissement de l’arcade, à droite de la baie, a été inséré en biais, gêné par la moulure d’extrados de la fenêtre.
22 Kurmann 2006.
23 Délivré 2002, 147.
24 Aurell 2002, 267-271.
25 Blomme 2016b et Blomme 2017b.
26 Schlicht 2017.
27 Gallet 2017b et 2017d.
28 Dans cette travée, le tracé du formeret apparaît particulièrement hésitant.
29 Gallet 2013a.
30 Schlicht 2013, 133-136 et Brugger 2000, 44-47.
31 Schlicht 2013, 137, et Brugger 2000, 27 et 70-71.
32 Vallière 2008, 3.
33 Lainé 2012, 101 et 108 ; Delivré 2002, 148.
34 Blomme 2000.
35 Christian Freigang a donné un plan rectifié du chevet de cette cathédrale : Gallet 2017f.
36 Freigang 1992, 320-323.
37 Sur ces deux cathédrales, voir Blomme 2017c et Blomme 2017d.
38 Bénéjeam-Lère 1999, 305.
39 Blomme 2012a.
40 Seguin 2019, 15-16.
41 Tabbagh 2015, 228.
42 Blomme 2013c.
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