La province ecclésiastique de Rouen
p. 131-147
Texte intégral
1À la différence des autres provinces ecclésiastiques médiévales, dont le tracé n’a plus de signification de nos jours, celle de Rouen a conservé son extension et sa personnalité, qui se retrouvent aujourd’hui sous le nom de Normandie, à la fois dans la région civile et dans la circonscription religieuse.
Le cadre provincial
2La grande chance de la Normandie tient dans la personnalité de plusieurs de ses ducs, qui surent affermir leur pouvoir en fédérant divers apports scandinaves : Rollon, Guillaume Longue Épée, Richard 1er et Richard II. S’appuyant sur l’Église et le monachisme, ils ont su jeter les bases d’un État féodal. Le xie siècle est ainsi le plus brillant de l’histoire normande. Il débouche sur la conquête réussie de l’Angleterre en 1066, qui ouvre une période de cent-trente-huit ans de communauté politique de part et d’autre du Chanel. L’art qui s’y épanouit sera d’ailleurs très longtemps appelé “art normand”, avant l’invention du terme “roman”. Quand le royaume Plantagenêt cède sous la poussée victorieuse de Philippe-Auguste, la Normandie n’est plus désormais qu’une province du royaume capétien, du moins jusqu’à la Guerre de Cent-Ans.
3Ici comme ailleurs, le cadre civil romain a été adopté par l’Église, et Rouen a reçu un évêque dès le début du ive siècle. Les autres cités eurent le leur entre le ive et le vie siècle. Ce sont, dans l’ordre donné par la Notitia : Bayeux, Avranches, Evreux, Sées, Lisieux et Coutances. Ces diocèses sont au Moyen Âge de taille très diverse : le plus vaste, Rouen, avec près de 1200 paroisses, est de loin celui qui en compte le plus dans sa province, si ce n’est même dans le royaume. Avranches, avec seulement 180, est le plus modeste. Les diocèses de Lisieux et de Coutances approchent les 500 paroisses. Cette disparité se retrouve au sein des chapitres cathédraux : les plus importants – Rouen et Bayeux – comptent une cinquantaine de chanoines chacun, mais ils ne sont plus guère que la moitié à Coutances ou à Avranches, et seulement seize à Sées, seul chapitre non sécularisé de la province. À l’exception de ce dernier cas, les prébendes sont stables, individualisées, mais très inégales1.
4Les origines de ces sept Églises ne sont donc pas antérieures au ive siècle, et on ne signale guère dans cette province de relique exceptionnelle, ayant pu contribuer par l’existence d’un pèlerinage à la prospérité d’une cathédrale. Des traditions hagiographiques existent certes, mais elles ne paraissent pas avoir été aussi hardies que dans d’autres régions de la Gaule. Rouen honore saint Mellon comme son premier évêque, mais la Vita Mellonis est extrêmement tardive (xiv-xve siècles). Elle le fait naître en Grande-Bretagne, puis, converti et ordonné à Rome par le pape saint Étienne, il serait venu à Rouen au milieu du iiie siècle combattre les idoles. Cette tradition le dispute à celle de saint Nicaise, qui revendique aussi d’avoir été le premier évêque de la cité, venu de Rome avec ses compagnons Quirin, Scuvicule et Pience qui connurent comme lui le martyre. Leur passion, écrite au xie siècle, n’est qu’un décalque de celle de saint Denis de Paris. La Passio Nicasii interrompt brusquement leur voyage sur la Seine. Martyrisés, Nicaise et ses compagnons se relèvent, prennent dans leurs mains leur tête tranchée et continuent leur route2. Une tradition fait d’ailleurs de Nicaise un disciple de Denis, tout comme Taurin, le premier évêque d’Évreux, qu’une Vita du ve siècle présente comme originaire de Rome et auteur de nombreux prodiges : expulsions de démons qui avaient pris la forme de lions, d’ours ou de buffles. Lors de l’invention de ses reliques, l’évêque Laudulphe édifia vers 600 une basilique sur son tombeau : la future abbaye Saint-Taurin. Les premiers évêques de Bayeux – Éxupère, Rufinien et Loup – ont aussi donné lieu à des légendes. L’une d’entre elles, particulièrement audacieuse, voit dans le premier un envoyé de Clément de Rome. Rufinien aurait baptisé et instruit Loup, son successeur, dont la Vita (milieu ixe siècle) enchaîne les récits merveilleux : il écarta un loup furieux, annonça le jour de sa mort, et serait même apparu quelques soixante-dix ans après son trépas pour réclamer un tombeau plus honorable ! Les plus anciennes légendes conservées par l’Église de Coutances concernent saint Verena et saint Floxel. Le récit de la passion de ce dernier (viii ou ixe siècle) en fait un jeune homme martyrisé au iiie siècle et inhumé au lieu éponyme. Si l’évêché de Sées ne paraît guère antérieur au ve siècle, une tradition très tardive (xive siècle) voit en Latuin le premier évêque de la cité, envoyé lui aussi de Rome par saint Clément. La liste des évêques d’Avranches débute avec Léonce, Paternus, Sever et Senier. La vie du premier nous est connue par le récit de Venance Fortunat : elle reprend le thème du saint moine tiré de son monastère pour devenir évêque. La Vita du troisième amplifie encore ce poncif en faisant vite retrouner dans son monastère Sever, gardien du troupeau d’un compagnon de Clovis. Quant à Lisieux, cette ville ne prit qu’assez tard le relai de l’évêché d’Exmes, démembré en 538. Le premier évêque connu est Theudobaudis, mais de saint fondateur, on n’en connaît guère.
5Passée la période des commencements, certains évêchés furent encore ornés de personnalités marquantes : on peut citer ainsi saint Victrice, le grand évêque de Rouen de la fin du ive siècle, ami de Martin de Tours et de Paulin de Nole, qui fut aussi le premier à arborer le titre de métropolitain. D’autres saints locaux furent seulement moines ou ermites, ayant parfois fui l’épiscopat comme pour souligner un nécessaire retour aux origines. L’Église de Sées honore ainsi saint Sigisbold et saint Landry, ainsi que les saints ermites Passif, Maillard, Raverein et Alnobert. Mais les grands saints à la popularité légendaire honorent surtout le siège métropolitain : ce sont Romain, éminent pasteur vénéré comme le saint patron de la cité (fig. 73), et bien sûr Ouen, au viie siècle. Le début du siècle suivant verra saint Aubert, dont la renommée déborde largement le petit diocèse d’Avranches, puisque c’est lui qui fonda l’abbaye du Mont-Saint-Michel. La Vita d’Adjuteur, due à Hugues d’Amiens, écrite seulement trente-trois ans après la mort du saint, est un bel exemple de l’amplification merveilleuse d’une vie érémitique : Adjuteur y devient soldat de la croisade, délivré des mains des Maures par l’intercession de la Madeleine, puis revenu comme ermite dans la forêt de Vernon. Sa tombe, remarquée comme le lieu de maintes guérisons miraculeuses, devint un lieu de pèlerinage.
6Le monastère de Saint-Vigor, à proximité de la cité épiscopale, était la halte obligée des évêques de Bayeux venant prendre possession de leur siège. Ils s’y assoyaient sur un trône de marbre rouge qui a été conservé ; une tradition que l’on rencontre en d’autres lieux, par exemple en la collégiale de Saint-Seurin, dans le cas de Bordeaux. Ailleurs, les premiers saints évêques ne sont guère attestés avant le ive siècle, ou plus tard encore : saint Lô à Coutances, saint Taurin à Évreux et saint Latuin à Sées, qui ne jouissent pas d’une célébrité exceptionnelle. Enfin, l’évêché dont l’existence est la plus tardivement attestée, Lisieux ne compte aucun saint dans sa liste épiscopale.
Des cathédrales romanes
7La plupart des cathédrales de Normandie ont connu un état au xie siècle – qui n’était bien sûr pas le premier – mais que nous pouvons plus ou moins retrouver aujourd’hui. Plusieurs éléments en subsistent dans les édifices actuels, d’autres ont été découverts lors de fouilles. Seul l’aspect de la cathédrale de Sées à cette époque nous est à peu près inconnu. Quant à celle d’Avranches, elle semble avoir été la seule qui conservait ses structures du xie siècle ; malheureusement, elle fut entièrement détruite entre 1794 et 1822.
8On est frappé par la série de très grands édifices que les fouilles, ou tout simplement l’analyse archéologique ont révélés. Plusieurs de ces cathédrales avaient déjà, dès le xie siècle, les dimensions de l’église actuelle. Parmi celles dont il subsiste le plus de vestiges en élévation, citons Coutances, entreprise avant 1048, et due aux évêques successifs Robert et Geoffroy de Montblay3. Bayeux, bâtie par l’évêque Odon de Conteville, frère utérin de Guillaume le Conquérant, fut consacrée en 10774. Lisieux, qui peut passer pour l’exemple le plus ancien, fut mise en chantier par l’évêque Hébert (1022-1043) et fut dédicacée par son successeur Hugues d’Eu (1050-1070)5. Rouen, enfin, dont on sait que l’archevêque Robert entreprit le chevet peu avant l’an 1000, ainsi que peut-être la façade, avant que son successeur Maurille, moine de Fécamp, n’achève l’église en 10636.
9Dans le cas d’Évreux, troisième église que Rollon avait promis de doter lors de son baptême en 912, avec celles de Rouen et de Bayeux, on a longtemps cru que les vestiges d’un déambulatoire ouvrant sur une chapelle, retrouvés en fouilles, appartenaient à une église dédicacée en 1076, avant qu’Yves Gallet ne propose d’y voir la chapelle axiale d’une crypte hors œuvre des environs de l’an 1000, et qui disparut dans un incendie en 11197.
10À Sées, nous ne pouvons guère évoquer qu’un scénario, mais qu’on ne peut plus confronter à aucun vestige tangible. C’est en 1048 que brûla, incendiée par son propre prélat, la cathédrale de l’évêque Azon (986-1006). L’incendiaire, condamné par le concile à la reconstruire, alla quêter pour cela jusqu’en Sicile et à Constantinople. Le nouvel édifice, consacré en 1126, périt dans un autre incendie en 11748.
11À Avranches enfin, la reconstruction aurait débuté en 1025, l’évêque Maugis étant enterré sous la tour nord-ouest en 1027. Une seconde campagne aboutit à la consécration de 11219. L’édifice n’est connu que par un plan (fig. 74), une vue depuis le sud, empruntée à un tableau de 1649 (détruit lui aussi, mais connu par une photographie), ainsi que par quelques dessins de la destruction de l’église au début du xixe siècle (fig. 75a et b). Il en ressort l’image d’un long vaisseau sans transept de onze travées, faisant suite à un massif occidental de deux travées à deux tours. Particulièrement intéressantes sont les deux chapelles rayonnantes quadrangulaires, dont celle du nord était encore surmontée au xviie siècle d’une haute tour, et que Katrin Brockhaus a rapproché avec raison de l’abbatiale de Fécamp, et surtout du chevet de Cantorbéry où s’élevaient aussi de hautes tours sur les chapelles Saint-Anselme et Saint-André à la naissance de l’abside, avant la transformation introduite par la Trinity Chapel10. On peut tirer d’autres arguments de la maigre iconographie qui nous est parvenue. L’élévation, peut être modifiée à l’époque gothique, était à trois niveaux, comportant de vastes tribunes. Le clair-étage paraît avoir été particulièrement réduit. Le voûtement, sans doute ajouté au xii ou xiiie siècle, pourrait avoir été sexpartite ou du moins envisagé comme tel, ce que paraissent induire les arcs-boutants lancés toutes les deux travées. On remarquera enfin un autre élément que la cathédrale semble avoir encore partagé avec l’abbatiale de Fécamp, et qui était appelé à se répandre dans les grands édifices du gothique normand, comme on le trouve outre-manche au chevet anglo-normand de Peterborough. Il s’agit des tourelles d’escalier implantées à la naissance de l’abside, d’abord contre le déambulatoire, et qui permettaient d’accéder aux tribunes ainsi qu’à leur comble, puis relayées par une nouvelle vis construite contre le haut vaisseau, qui rendait possible l’accès aux coursières hautes du grand comble. C’est encore Katrin Brockhaus qui a étudié avec soin ces dispositifs à Fécamp, où ils appartiennent au xie siècle, tout en ayant été repris au siècle suivant11. Un examen attentif du tableau de Nicolas Gravier révèle l’existence d’un dispositif tout à fait semblable à la naissance de l’abside d’Avranches. La forte tourelle quadrangulaire du rez-de-chaussée dépasse les autres culées d’arcs-boutants en élévation comme en largeur. Elle est relayée par une autre, appliquée contre le clair-étage, et qui déborde largement le garde-corps de la coursière haute.
12On constate donc la prédominance de très vastes édifices dès le xie siècle, aux nefs imposantes, généralement pourvues de vastes tribunes. Ces nefs font suite à un massif occidental généralement à deux tours, conservé sous l’habillage gothique à Bayeux, Coutances et Lisieux, comme en partie à Évreux. La longue façade de Notre-Dame de Rouen déroge cependant à ce schéma. Élevée dans les années 1170-1180, elle mesure une trentaine de mètres de largeur. Si toute la travée centrale a été refaite tardivement, faisant disparaître le portail Saint-Romain, les deux portails latéraux – consacrés à Saint-Jean et à Saint-Étienne – s’ouvrent au fond de profondes arcades, parfois improprement désignées sous le nom d’arcs de décharge. Une fine arcature court au-dessus12. La parenté avec le frontispice anglo-normand de Lincoln est sensible (fig. 76a et b), même si cette façade, large elle aussi d’une trentaine de mètres, passe pour avoir été entreprise bien avant, soit peu après le transfert du siège épiscopal de Dorchester-on-Thame à Lincoln en 1072. Elle a d’ailleurs été considérablement reprise sous l’évêque Alexandre, après l’incendie de 1141. On y retrouve les portails profondément enfoncés dans les hautes arcades en plein cintre, ainsi que la fine arcature passant au-dessus. Les deux frontispices jouent du même artifice qui consiste à reporter le parement occidental en avant des têtes des énormes contreforts situés à l’arrière, ce qui permet de faire disparaître les scansions verticales saillantes. Les clochers paraissent exclus de ces façades : à Lincoln, ils émergent par derrière, mais en net retrait, alors qu’à Rouen, la tour Saint-Romain – en chantier en 1164 – avait déjà été reportée hors l’œuvre vers le nord.
13Les piles occidentales de la croisée, laquelle portait une tour-lanterne, ont souvent aussi été conservées sous un habillage gothique ; alors que les chevets, quand ils sont connus, le sont par des fouilles, mais n’ont habituellement laissé aucun vestige aérien. Celui d’Évreux traduirait la désaffection pour le plan à déambulatoire qui se manifeste à la fin du xie siècle. Du fait des incendies ou des guerres, plusieurs de ces cathédrales ont vu une grande partie de leur gros-œuvre renouvelée au xiie siècle, sans qu’il y ait eu apparemment, sauf à Évreux, une volonté de reconstruction systématique : ainsi, outre le cas de Rouen, les chantiers qui nous valurent les grandes arcades des nefs de Bayeux et d’Évreux.
Le gothique normand
14L’irruption du gothique en Normandie concerne pleinement six cathédrales, puisqu’on ne peut pratiquement plus rien dire à propos de celle d’Avranches, si ce n’est que sa nef avait été bordée, là comme ailleurs, de chapelles plus tardives aux fenêtres à réseaux rayonnants (fig. 75a). Les chantiers gothiques les plus précoces paraissent avoir été ceux de Lisieux, en cours en 1167-1174 mais encore inachevé en 1182, et de Rouen, vraiment lancé par Gautier le Magnifique qui fait abattre la vieille nef vers 1185. L’édifice métropolitain se distingue par ses proportions (nef de 60 m de long et de 10 travées), mais aussi par des formules empruntées aux grands chantiers de la fin du xiie siècle dans le nord de la France : une élévation à quatre niveaux qui prévoyait d’immenses tribunes qui ne furent sans doute jamais construites, et surtout un plan à sept tours – dont une tour-lanterne à la croisée – hérité de Laon, mais repris à Chartres puis à Reims. Toujours est-il que ce thème ne sera plus répété ensuite que dans la France méridionale, et uniquement dans le cas de métropoles – Bordeaux, Clermont, Narbonne – ou du moins se prétendant telle, comme pour Clermont, où l’évêque contemporain du début du chantier soutenait la primauté de son Église sur celle de Bourges. On a souvent remarqué qu’à Rouen, le plan du chevet élevé à la suite demeure “archaïque”, avec son déambulatoire continu qui ne dessert que trois chapelles rayonnantes comme à Lisieux. Les fouilles effectuées sous le chœur ayant révélé pour le xie siècle un chevet de même plan, il est clair que la volonté de rappeler la structure ancienne l’a emporté sur toute autre considération. Aucune des autres suffragantes de cette province n’adoptera plus ce plan, mais on rencontrera des chevets à chapelles rayonnantes – généralement au nombre de cinq, exceptionnellement sept à Coutances –, peu profondes à Bayeux et Coutances, ou au contraire très profondes à Sées. On a le sentiment que ces cathédrales “se mesurent entre elles”, notamment par la somptuosité croissante de leur façade, dont les hautes tours couronnées de flèches ne sont souvent qu’un rhabillage gothique de la structure romane.
15Si le large frontispice rouennais du xiie siècle affiche des références anglo-normandes, si à Évreux, l’essentiel de la façade date du xviie siècle, et si nous n’avons qu’un dessin très sommaire pour évoquer ce que fut celle d’Avranches, il reste quatre façades, généralement datées du second quart du xiiie siècle, sauf pour celle de Bayeux, sensiblement plus tardive. Elles se répartissent en deux groupes : Lisieux et Sées d’une part, Coutances et Bayeux de l’autre. Les deux premières ont malheureusement été très restaurées, surtout celle de Sées, reconstruite en grande partie, ce qui nécessite le recours à l’iconographie ancienne13. Le rythme et le style des portails (fig. 77a et b), ainsi que la structure si semblable de la tour nord sur les deux édifices sont significatifs14. Le rhabillage gothique a été beaucoup plus poussé à Coutances qu’à Bayeux, de ce fait, la première paraît faire montre d’une somptuosité plus grande : galerie sur le portail étendue à trois travées15, ainsi que grande fenêtre au développement vertical beaucoup plus marqué16. Ces deux façades semblent rivaliser entre elles en importance et en somptuosité. Les portails de Coutances s’inscrivent bien, par leur sobriété ainsi que par la modestie des deux portes latérales, dans la tradition normande comme dans celle du early gothic anglais. Mais deux portails assez somptueux s’ouvrent aussi au pied des tours, en retour d’angle. C’est là sans doute une innovation provocante, et en tout cas un défi que les commanditaires bayeusains devaient relever, ne serait-ce que pour honorer le rang de première suffragante de leur cathédrale. Si l’emprunt ne sera pas normand d’inspiration, il le sera par son traitement stylistique : les cinq portails s’inspirent directement de la plus vaste façade alors élevée dans le monde gothique : celle de Bourges (fig. 78a et b). On remarquera les gables pleins percés d’une grande rose et pas toujours bien axés sur l’archivolte qu’ils surmontent17. Mais les cinq portails de Bayeux donnent l’impression de se tasser entre les énormes contreforts mal adaptés pour les recevoir : les deux plus proches du centre ont leur ouverture déportée vers l’extérieur alors que les deux extrêmes n’ouvrent sur rien. La façade rémoise de Saint-Nicaise nous avait déjà montré une profusion de portails peu adaptés à la structure dans laquelle ils s’ouvrent. La galerie haute allait être l’occasion d’une nouvelle émulation : par une composition somptueuse en même temps que très normande par son style, la façade de Coutances se couronnait d’une véritable miniature raffinée probablement inspirée par la célèbre façade de Peterborough. La “galerie des roses” ainsi qu’on l’appelle ne saurait être datée de l’évêque Sylvestre de la Cervelle (1371 – 1386), et nous suivons ici André Mussat qui avait réagi contre cette attribution, en remarquant qu’“il paraît logique d’admettre que ces travaux d’inspiration régionale s’inscrivent dans l’ensemble du grand chantier du xiiie siècle”18. Là encore, Bayeux renchérit par le nombre – cinq gables au lieu de trois – à défaut de le faire par l’originalité (fig. 79a, b et c). À Bayeux ainsi qu’à Sées, où la structure de cette galerie a été copiée, mais en y incluant un certain effet pyramidal, les niches sont habitées de statues d’évêques. La galerie haute de Lisieux est une sèche création du xixe siècle ; les représentations antérieures montrent qu’il existait là un dispositif destiné à accueillir l’horloge et ses timbres, probablement postérieur à l’époque gothique.
16Nous percevons à travers toute cette province l’affirmation du style gothique normand avec tout ce qui le caractérise : adoption de la baie en tiers-point plutôt que de la rose, prédilection marquée pour les longues chapelles d’axe, qui sont souvent des reconstructions rayonnantes ou flamboyantes, ainsi que pour les tours-lanternes qui ne manquent vraiment qu’à Avranches et à Sées19. Dans le premier cas, ce manque ne fait que confirmer la plus grande ancienneté de la cathédrale disparue, qui était dépourvue de transept, tandis qu’à Sées, on doit probablement l’imputer aux graves problèmes de stabilité rencontrés sur le chantier dès le xiiie siècle20.
17S’inscrivant dans la suite de l’abbatiale de Fécamp et de la cathédrale d’Avranches, les réalisations du gothique normand vont adopter les grosses tourelles à la naissance du rond-point. Ordinairement au nombre de quatre par chevet – deux contre le déambulatoire et deux contre le clair-étage – elles constituent une forte caractéristique régionale qui va disparaître avec l’introduction du gothique du nord de la France. La cathédrale de Rouen offre mieux que toute autre l’exemple de ce changement irrémédiable. À Lisieux, les superstructures de ces tourelles-escalières sont encore timides. Les éléments inférieurs, simplement accolés à une culée d’arc-boutant, n’atteignent pas celle-ci en hauteur. Dans la partie supérieure, seul un épais renfort de maçonnerie a été introduit, qui vient empiéter sur l’ébrasement de la première fenêtre du rond-point. C’est à Coutances et à Bayeux (fig. 80) que ces structures affichent un complet développement, en créant des sortes de petits clochers orientaux qui participent à la silhouette de l’église. Cependant, à Coutances le cheminement est particulièrement complexe, puisque les escaliers s’y partagent en trois tronçons du fait de la structure échelonnée des vaisseaux. Si les tourelles inférieure et supérieure, de plan carré et coiffées de hautes pyramides, ont opté pour une austérité affichée, il existe contre le collatéral intérieur une vis intermédiaire qui engendre à l’intérieur une saillie cylindrique en encorbellement tapissée d’arcatures (fig. 82b). La première suffragante arbore de vraies flèches à lucarnes et pinacles d’angle qui viennent répondre à celles du transept. Le thème ne se limite pas aux cathédrales, puisqu’il affiche la même monumentalité au chevet de l’Abbaye aux Hommes de Caen, ou bien dans le cas d’une abside sans déambulatoire, à l’Abbaye aux Dames de la même ville. On peut ajouter qu’il va d’ailleurs disparaître en même temps que le style gothique normand. À Rouen, les tourelles ont bien été entreprises suivant un parti particulièrement monumental, derrière les absides des chapelles du transept, soit plus d’une travée avant la naissance du rond-point – implantation que l’on retrouve à Hambye – mais elles n’ont pas été continuées. L’adoption d’un nouveau parti pour le chevet, que Dorothée Heinzelmann situe dans les années 1220, sanctionna l’abandon des tribunes, mais aussi des tourelles de chevet. Celles-ci, bien qu’amorcées dans leur partie basse, ne seront pas prolongées. Le renoncement à ces hautes tourelles est bien plus qu’un changement fonctionnel, il bouleverse la silhouette de la cathédrale, et donc aussi son image symbolique. Le cas est particulièrement sensible à Coutances et Bayeux où le chevet est souligné par de hauts clochetons qui l’intronisent comme lieu du mystère, alors que la couronne rampante des longs arcs-boutants émerge à peine de leurs courtes culées. Cependant, malgré le nouveau parti qu’il adopte, le chevet de la métropole participe encore entièrement à cette esthétique rampante. L’étape suivante, qui accuse la rupture définitive, redéfinit la sainteté du sanctuaire par le foisonnement vertical des pinacles tous égaux qui l’entourent : ainsi à Sées et à Évreux. De ce motif normand, il subsistera en d’autres cathédrales un chemin d’accès aux parties hautes du chevet : on le rencontre d’abord à Bourges, où le dernier arc-boutant sud avant la naissance du rond-point prend la forme d’une forte tourelle coiffée d’une haute pyramide, ou bien encore à Bazas. Mais il n’y a plus de tourelle contre le haut vaisseau : l’escalier en vis est relayé par une étroite volée de marches construite directement sur l’extrados de l’arc-boutant. Yves Gallet a remarqué qu’un dispositif semblable se retrouve à Orléans, puis à la Trinité de Vendôme et au Mont-Saint-Michel21. On le rencontre encore sous différentes formes, notamment à Rodez, Limoges et Narbonne.
18On n’a peut-être pas assez insisté sur les liens qui unissent ces églises au early gothic et au decorated style anglais, et qui prouvent que les relations artistiques n’ont nullement cessé après la conquête française. Cet art se caractérise par un graphisme acéré, des arcs étroits et aigus tracés à corde tendue, l’emploi du mur épais dédoublé, des faisceaux serrés de colonnettes verticales qui évoquent les cordes d’une harpe, des baies à meneaux bifurqués qui ne laissent libre que l’écoinçon supérieur ; une préférence marquée en façade pour les hautes fenêtres à lancettes, plutôt que les grandes roses. Par contre, des roses de petite taille se retrouvent à profusion, à jour ou aveugles, comme éléments de décor, mêlées à des polylobes dans des compositions asymétriques qui confinent parfois au tapissage. Qui pourra expliquer la communauté d’inspiration manifeste du triforium du chœur de Bayeux avec celui du bras sud de York (fig. 81a et b) ? On peut dire que le early gothic, et à sa suite le decorated style impriment leur marque sur le vocabulaire architectural du gothique normand, mais sans que pour autant la structure des édifices – mis à part le cas des tours-lanternes – renonce au schéma classique des grandes églises de la France du nord : le plan cruciforme avec déambulatoire et chapelles rayonnantes ne le cède pas aux chevets plats ni aux doubles transepts. L’art des colonnettes baguées qui, multipliées et devenues indépendantes du noyau, produisent des effets de quillage comme on peut en voir au revers des grandes arcades de la nef de Rouen, trouvent des correspondants aussi bien dans les piles des nefs de Worcester que de Lincoln, ou bien dans le pilier central de la salle capitulaire de Lichfield, mais bien davantage encore dans les étonnantes structures situées aux extrémités des hémicycles latéraux du porche de la cathédrale de Lausanne, ou bien aux tribunes nord de la nef de Selby (fig. 82a, b et c)22. Le jeu des colonnettes dans une façade comme celle de Wells, ou dans une nef aussi extravagante que celle de Beverley, peuvent trouver un reflet, certes timide mais bien réel, dans la façon dont ont été traitées les saillies cylindriques des escaliers dans le premier déambulatoire de Coutances (fig. 82b). Le jeu des encorbellements tapissés d’arcatures reçues par des colonnettes en surplomb est ici remarquable. Quand une colonnette vient barrer verticalement une arcade, elle joue un rôle inattendu. Les tourelles-escalières des deux angles de l’extraordinaire façade de Coutances usent de cet artifice fréquent de l’autre côté de la Manche : d’abord à la façade anglo-normande d’Ely, mais aussi à l’intérieur, avec les extraordinaires “mâts” en surplomb devant les arcades des tribunes sud de Selby, et qui se dressent tels des lances brandies par un alignement de soldats, selon l’expression imagée de Roger Stalley. Le fût peut recouper une rose d’écoinçon dessinée en orbevoie, ainsi à Sées comme à Lichfield.
19Les tourelles octogonales qui encadrent la façade du bras nord de Coutances ont pu trouver directement leur inspiration dans celles de la façade anglo-normande de Rochester ; et celles des extrémités du transept de Worcester se retrouvent contre la tour-lanterne de la même cathédrale normande, comme celles – carrées cette fois – des parties bases du chevet de Bayeux qui s’inspirent largement de celles du transept de Norwich. Même au niveau de la sculpture, certains gros chapiteaux du chevet de Rouen adoptent un décor de hautes tiges portant des palmettes polylobées, en vogue outre-manche et étudiées par Paul Binski23, mais que l’on retrouve au Mont-Saint-Michel comme dans certaines églises de l’Anjou et de la Bretagne influencées par l’art normand, telles que Jarzé ou Lamballe24. Les “tapissages” de polylobes pointus du bras sud de Bayeux annoncent celui, plus systématique encore, du pignon de Lichfield. Le soubassement taluté à ressauts du chevet de Salisbury, comme de bien d’autres cathédrales anglaises, se retrouve à Coutances, tel une forme empruntée à l’art du métal, suggérant le rôle de grande châsse de ces chevets plutôt bas25.
20C’est à partir de 1240 environ qu’une nouvelle esthétique s’introduit, dérivant des grands monuments franciliens et du nord de la France. À partir de là, le style régional régresse, mais rien n’est uniforme ni systématique. Les grands témoins de cette architecture sont tout d’abord le chœur de la cathédrale de Rouen qui, après l’achèvement de la nef vers 1210, introduit un changement radical où les références à l’architecture normande disparaissent. La cathédrale d’Évreux suivra pratiquement dans son entier (nef : 1240/1245 – 1250/1255 ; chœur : après 1250 – vers 1300). L’extraordinaire chevet de Sées, malheureusement daté de façon très approximative, fait une large place aux influences franciliennes, tout en maintenant quelques traits résiduels normands. Suivront, à la charnière des xiii et xive siècles, les somptueuses façades du transept rouennais, totalement acquises à l’esthétique nouvelle26.
21La rupture a-t-elle été surtout géographique, ou surtout chronologique, voire politique ? Il est certain que les chantiers les plus orientaux – Rouen et Evreux – ont été les plus précoces à adopter ces changements, et, pour Dorothée Heinzelmann, le chœur de la métropole normande ouvre les voies pour un développement indépendant de la Haute Normandie, qui se distingue de plus en plus de la Basse27. Le hiatus chronologique n’est pas davantage univoque. Yves Gallet a montré que trois courants artistiques subsistent en Normandie durant la seconde moitié du xiiie siècle28 : le respect de la tradition architecturale régionale, une assimilation précoce des récentes influences franciliennes, et entre les deux, un “rayonnant normand”, qui, à la tradition provinciale, intègre à des degrés divers les nouveautés venant de la région parisienne. Ainsi, les parties hautes de la nef d’Évreux sont sans doute un peu postérieures au chevet de Coutances et quasiment contemporaines de celles de Bayeux. Quant au chœur d’Évreux, il l’est du bras sud de Bayeux et, probablement, de celui de Sées.
22L’adoption du gothique du nord ne semble donc revêtir aucune signification politique, pas plus qu’en Languedoc. L’exemple de la cathédrale de Coutances est ici parlant : sitôt après la conquête en 1209, Philippe Auguste a à cœur de ménager cette église en lui octroyant certaines facilités financières, “pour [la] récompenser des pertes qu’elle a souffertes pour l’amour de nous”29. Or ceci se produit justement peu de temps avant que ne soit entreprise sa reconstruction dans le plus pur style normand. Mais peut-on pour autant parler d’une architecture régionale au sens de provinciale, en sous-entendant “de la province ecclésiastique” ? Les dimensions, le parti initial, intérieur comme extérieur, de Notre-Dame de Rouen la désignent par ses références et son respect des structures antérieures, comme métropolitaine. À Bayeux, le déploiement de cinq somptueux portails en façade est sans doute une réponse de la première suffragante à plusieurs cathédrales, dont Coutances, qui tentaient de la dépasser en magnificence. Mais le style normand ne s’est jamais limité à une province administrative stricte. Outre ses prolongements en Angleterre, l’exemple du Mans est là, qui vient “brouiller les cartes”. Son immense chevet a été entrepris dès 1217, et il ne manque pas de références normandes. Pourtant les autres exemples d’“essaimage”, sans vouloir se limiter aux cathédrales, restent rares. On relèvera cependant encore les imposants vestiges du transept de Maillezais, en Poitou – une des cathédrales érigées en 1317 par Jean XXII – qui arborent quelques discrets traits “normands” : arcs à corde tendue, élévation à deux niveaux, choix en façade de la grande baie à lancettes plutôt que de la rose, etc.30 On peut ajouter combien certaines nefs bretonnes, telles que celles de Tréguier ou Saint-Pol-de-Léon, paraissent influencées par l’architecture normande.
Notes de bas de page
1 Sur le sujet, voir le recueil : Lemagnen & Manneville 1997.
2 Herrick 2012, 129.
3 Mussat 1966 ; Baylé 2001, t. 2, 43-44 ; et Baylé 1995, 161-167.
4 Thirion 1978, 240-246 ; et Baylé 2001, t. 2, 37-42.
5 Erlande-Brandenburg 1978, 139-145.
6 Carment-Lanfry 1977, 17-25 ; Le Maho 2012.
7 Salet 1984 ; Gallet 2014, 61-79.
8 Gobillot 1954 ; Olde-Choukair 2001.
9 Baylé 1995, 158-161.
10 Brockhaus 2009, 120-122.
11 Brockhaus 2009, 96-99.
12 À Lincoln, le surhaussement de l’arcade du portail central à l’époque gothique a interrompu l’arcature. Ceci est très visible, particulièrement à droite, c’est-à-dire du côté sud.
13 Olde-Choukair 1998.
14 Sur les portails latéraux de Lisieux, voir Barral i Altet 1981.
15 Il est possible qu’il s’agisse d’une galerie du Gloria laus, dispositif liturgique répandu, qui trouvait son utilité lors de la procession de la fête des Rameaux ; cf. De Vert 1708, 97-100.
16 À Bayeux, le réseau de la fenêtre, plus somptueux qu’à Coutances, avait été reconstruit dans le troisième quart du xiiie siècle, probablement en même temps que les portails.
17 Au portail Saint-Étienne de Bourges, le gable est déporté vers la gauche, alors qu’au portail du jugement de Bayeux, il l’est vers la droite.
18 Mussat 1966, 46.
19 Sur le gothique normand, l’ouvrage essentiel demeure : Grant 2005.
20 À Évreux, la tour-lanterne est une reconstruction du xve siècle, mais elle en a remplacé une autre plus ancienne. À Bayeux, c’est la hauteur des toitures, consécutive à la surélévation gothique des vaisseaux, qui a neutralisé les baies de la tour-lanterne. Celles-ci existent toujours, obstruées, au-dessus des voûtes de la croisée.
21 Gallet 2017d, 304-305. Voir le développement : Thiébaut 2015, 410-411.
22 Wilson 2004, 119-120.
23 Binski 2004, 87-93.
24 Blomme 2012c, 260-261.
25 Voir à ce sujet : Andrault-Schmitt 2012, 335.
26 Schlicht 2005a.
27 Heinzelmann 2005, 169.
28 Gallet 2014, 304.
29 Mussat 1966, 17 ; et Grant 2001, 142.
30 Blomme 2017c.
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