La province ecclésiastique de Lyon
p. 117-130
Texte intégral
1Lyon avait été la capitale politique et religieuse (païenne) de toute la Gaule : de 38 a.C. à 17 p.C., elle fut la résidence du légat des Trois Gaules. On y trouvait au pied de la colline de la Croix-Rousse l’autel de Rome et d’Auguste. D’abord divisée en deux, la Celtique fut à nouveau partagée en quatre, Lyon n’étant plus à la tête que de la première d’entre elles.
Caractères généraux de la province
2Au Haut Moyen Âge, le royaume des Burgondes s’était constitué aux dépends de la Lyonnaise, laquelle devait englober les quatre diocèses suffragants, que la Notitia donnait dans cet ordre : Autun, Langres, Chalon et Mâcon, ces deux derniers n’étant mentionnés que comme Castrum. Cette province est très vaste, puisqu’elle s’étend du massif du Pilat au sud, au Bassigny au nord. On est frappé par la grande disparité des diocèses : si Chalon et Mâcon, de taille relativement modeste, ne comptent respectivement que 229 et 252 paroisses, ceux de Lyon, Autun et Langres sont beaucoup plus étendus, ce dernier comptant plus de 630 paroisses. L’ancienne capitale de la Gaule rayonne toujours de l’éclat des martyrs de 177, qui ont pour nous le rare privilège d’être fondés historiquement, mais ses archevêques sont aux prises avec les comtes du Forez qui leur disputent jusqu’en 1173 la domination de la cité. Après cette date, ils vont pouvoir constituer une principauté ecclésiastique qu’ils travailleront à maintenir indépendante tant de la France que de l’Empire. Mais leur conflit avec les bourgeois de la ville au début du xive siècle vont conduire ces derniers à faire appel au Capétien, et 1312 marquera le rattachement définitif de Lyon à la France. Son Église a deux têtes : ses archevêques et son chapitre cathédral dont les trente-deux chanoines répondent à un recrutement de plus en plus aristocratique. Les prélats, dont le rang métropolitain est constamment affirmé – Priscus endosse même en 585 le titre de Patriarca – recevront, ainsi que nous l’avons dit plus haut, le titre de primat des Gaules en 1079 dans le cadre de la Réforme grégorienne1. Au cours du xiiie siècle, la cité donne l’asile à deux conciles œcuméniques, et est aussi souvent la résidence effective du pape, méritant le surnom de Seconde Rome.
3Augustodunum – Autun –, cité au riche patrimoine monumental antique, paraît avoir été la plus ancienne communauté chrétienne issue de la prédication lyonnaise. Cette situation privilégiée vaut à ses évêques le rang de premier suffragant, et depuis le Haut Moyen Âge, le droit de porter le pallium. Ce sont d’ailleurs, du xi au xive siècle, des cadets de la puissante famille ducale de Bourgogne. Les diocèses de Chalon et de Mâcon, qui n’ont pas la même ancienneté, ont été pris sur le territoire d’Autun au ve siècle. Dans cette cité, l’afflux de reliques à différentes occasions explique qu’un nouveau sanctuaire ait été mis en chantier pour les recevoir, qui à partir de 1195 finira par s’imposer comme co-cathédrale à côté de Saint-Nazaire.
4Langres doit à sa position stratégique d’avoir été dès l’époque romaine un important centre administratif. Ses évêques eurent soin d’asseoir leur pouvoir temporel. Gilon obtint de Charles le Gros les pouvoir comtaux. En 967, le roi Lothaire fit même don du comté à l’évêque Achard. Plus tard, les évêques-comtes obtiendront la sixième pairie ecclésiastique. Ils seront les seuls dans ce cas à ne pas être suffragants de Reims. Au xiie siècle, le diocèse, situé à l’ancienne frontière de l’Empire, pouvait être considéré tantôt comme faisant partie de la Bourgogne, tantôt de la Champagne. C’est en 1203 que Philippe Auguste renonça en sa faveur à ses droits de présentation et de régale.
5Les deux autres sièges de la province sont certes plus modestes : à Chalon-sur-Saône – Cabilonum –, la formation définitive de la seigneurie épiscopale ne date que du xiie siècle. Une tradition veut qu’une première cathédrale ait été dédiée à Saint-Étienne, vocable qui a priori est signe d’ancienneté. Mais dès le début du vie siècle, elle porte le nom du martyr de Saragosse, Vincent. C’est le même vocable que nous retrouvons pour la cathédrale de Mâcon – Castrum Matisconense – ; on connaît surtout les démêlés de ses évêques avec la puissante abbaye de Cluny, toute proche de leur cité épiscopale. L’exemption totale de ce grand monastère passait mal, aussi les évêques du xie siècle – Gauthier de Beaujeu, Drogon, Landric et Berzé notamment – ne cessèrent de la contester au risque de s’attirer pour cela les sanctions des papes. La cathédrale de cette petite cité bourguignonne disparut en grande partie pendant la Révolution française. Cette perte est d’autant plus ressentie que l’église paraît avoir arboré un plan et une structure atypiques que pourrait expliquer sa reconstruction tardive dans le xiiie siècle.
6Malgré la configuration curieuse de plusieurs de ses diocèses, cette province ne connaîtra pas de modification administrative avant l’époque moderne. Une tentative de partage du trop grand diocèse de Lyon, par création d’un évêché à Bourg-en-Bresse échouera à deux reprises au xive siècle. Il faudra donc attendre le xviiie siècle pour que l’érection du siège de Dijon permette un partage du diocèse de Langres en 1731, et celle de l’abbaye de Saint-Claude en 1742, pour que lui soit confiée la partie jurassique du diocèse de Lyon.
7À partir des données historiques qui concernent surtout l’ancienneté du siège de Lyon et le récit de ses premiers martyrs, l’hagiographie médiévale s’est employée à tisser un réseau de légendes qui valorisent tantôt telle ou telle cité, tout en ayant soin de maintenir chacune dans la dépendance de l’ancienne capitale des Trois Gaules. Après le récit des martyrs de 177, Irénée, le second évêque, serait devenu une victime de la persécution sévérienne au prix d’une pieuse transposition des récits de massacres ayant suivi la victoire de Septime Sévère sur Albinus.
8Autun apparaît ensuite comme la première communauté fondée par la prédication lyonnaise. Elle se donne comme premiers martyrs le prêtre Andoche, le diacre Thyrse et le laïc Félix, morts à Saulieu, et dont la passion s’apparente à celle de saint Bénigne de Dijon et des martyrs jumeaux de Langres. Le narrateur, qui prétend être le père de saint Symphorien, les présente comme ayant été envoyés en Gaule par Polycarpe de Smyrne sitôt après le martyre d’Irénée. Bénigne, passant par Autun, gagne Langres et Dijon, tandis qu’Andoche et Thyrse sont martyrisés. Ils sont enterrés par Fauste et son fils Symphorien. Ce dernier, ayant refusé de sacrifier à Cybèle, sera à son tour martyrisé au temps d’Aurélien.
9À Langres, s’élaborent les récits relatifs à l’apostolat de Bénigne ainsi que des trois saints triplés : Épeusippas, Élasippas et Mélésippas, qui sont présentés comme ayant été martyrisés en même temps que leur mère. Leur culte apparaît au vie siècle. L’invention miraculeuse des reliques de saint Bénigne au cimetière de Dijon, rapportée par Grégoire de Tours, entraine la rédaction d’une Passion : Polycarpe aurait donc envoyé Bénigne en Gaule, où il aurait été martyrisé à Épagny, toujours au temps d’Aurélien (fig. 61).
10La petite chrétienté de Chalon se forge elle aussi une légende avec le martyre de Marcel et de Valérien. Marcel est présenté comme un disciple de l’évêque Pothin de Lyon, réchappé de la persécution de 177, venu à Chalon en compagnie de Valérien, qui allait en chemin connaître le martyre à Tournus : il fut reconnu devant la villa du préfet Priscus et supplicié en étant enterré jusqu’à la ceinture.
11Si le premier évêque de Mâcon qui nous soit connu est Placide (vers 530), et si sa cathédrale dut aux reliques ramenées de Saragosse en 536 par Childebert, d’être consacrée à saint Vincent, on ne voit pas que cet évêché ait cherché à se trouver des origines plus anciennes.
12Le culte des reliques dérive largement de récits légendaires. Il porte sur des saints locaux, mais aussi sur d’autres plus lointains et étrangers à l’histoire des diocèses : d’après Grégoire de Tours, qui raconte l’invention de ses reliques, le culte rendu à saint Bénigne dans un cimetière de Dijon provoqua le soupçon de l’évêque de Langres. Mais les faits miraculeux survenus finirent par le convaincre de procéder à une translation de ses restes dans une crypte au début du vie siècle. C’est l’arrivée à Langres d’un os de saint Mammès – un Cappadocien martyrisé en Asie mineure au iiie siècle – qui détermina le nouveau vocable de la cathédrale. Remplaçant probablement au viiie siècle une primitive cathédrale Saint-Jean-l’évangéliste, elle reçoit d’abord l’os de la nuque du saint. En 1076, l’évêque de Langres rapporte d’un pèlerinage à Jérusalem un bras de Mammès. Mais c’est surtout à l’occasion du sac de Constantinople en 1204 que la cathédrale allait se trouver bien dotée, quand un clerc de l’évêque y rapporta le chef de Mammès. Ces reliques, de plus en plus importantes, attirèrent les pèlerins, et le chapitre vit s’éloigner le spectre d’un transfert du siège à Dijon.
13C’est un saint local – Loup – que l’évêque Gerbaud de Chalon redécouvre en 877, avant de procéder à l’exhumation de ses reliques. La rédaction d’une Vita allait suivre, qui ferait de Loup l’enfant d’une riche famille qui distribue ses biens aux pauvres et accomplit de nombreux miracles.
14Mais bien évidemment, c’est à Autun que le culte des reliques eut le plus important rôle à jouer, puisque dans cette cité, il allait s’élever deux cathédrales perpendiculairement l’une par rapport à l’autre. L’évêque Nectaire avait rapporté de Milan en 542 des reliques de saint Nazaire pour sa cathédrale, qui prit d’ailleurs ce vocable. L’arrivée des reliques de saint Lazare, attestées au début du xiie siècle, allaient tout bouleverser. Elles entrainèrent la construction d’une vaste église de pèlerinage qui s’inspire de Cluny III, et allait permettre la translation de 11462. Environ une génération plus tard, entre 1170 et 1189, la construction d’un cénotaphe particulièrement élaboré permettrait leur élévation dans le sanctuaire de cette église, qui accède au rang de cathédrale en 11953. L’édicule, très élevé, avait une forme basilicale avec transept, tour de croisée et abside. Il était visible par-dessus le maître autel, et les pèlerins pouvaient pénétrer à genoux sous le sarcophage de Lazare4 (fig. 62). On a fait l’hypothèse que l’importance de cette mise en scène ait pu être destinée à rivaliser avec celle que Vézelay avait consacrée à sainte Marie-Madeleine, tenue pour avoir été Marie de Béthanie, la sœur de Lazare5.
Une terre d’art roman
15À la différence de ce que nous avons rencontré dans la province de Sens, le chantier métropolitain n’est pas ici le premier, plusieurs cathédrales ayant entrepris leur reconstruction bien avant celle de Lyon. Par ailleurs, la présence d’immenses abbayes – Cluny, puis Cîteaux – marque profondément toute cette région.
16On s’accorde à voir dans les concessions de terrains faites en 1119 le début de la future cathédrale Saint-Lazare d’Autun, dont le chantier paraît vraiment actif dans les années 1120. La dédicace à laquelle procéda Innocent II dix ans plus tard dut concerner un édifice inachevé ; il en alla peut-être de même lors du transfert des reliques de saint Lazare en 1146. Rappelons que le titre de co-cathédrale ne lui reviendra qu’à l’extrême fin du siècle. Saint-Lazare occupe une place spéciale parmi ces grandes églises romanes de Bourgogne qui reflètent l’influence de Cluny III, par la multiplicité des emprunts faits à l’art antique, en particulier le pilastre cannelé qui ici règne de façon presque exclusive6. Le parti le plus original dans cette église est celui du chevet. Trois absides tangentes, sans déambulatoire, terminent l’église à l’est : un plan qui a de quoi étonner dans un édifice construit en vue d’accueillir une relique : “Peut-être les bâtisseurs, en excluant les perspectives complexes et les dédales d’un chevet à déambulatoire, entendaient-ils concentrer sur le tombeau lui-même, adossé à l’autel majeur, toute l’attention et la ferveur des fidèles”, a-t-on pu écrire, non sans paradoxe7 ! On sait que toute la partie supérieure de l’abside centrale a été reconstruite dans le style flamboyant au xve siècle par le cardinal Rolin. Pierre Héliot s’est penché sur l’état initial du chevet roman. Il a pu établir, du fait de la présence des chapiteaux des pilastres, qu’au-dessus des deux niveaux actuels de fenêtres romanes, s’élevait directement l’arc triomphal extradossé d’un mur certainement ajouré d’une ou plusieurs baies. Ainsi, Autun est tout à la fois un représentant de l’abside plus basse que la voûte du chœur, comme c’est la règle en Bourgogne avant Langres, mais aussi le prototype des absides à deux étages de baies (fig. 63).
17Les campagnes romanes de la petite cathédrale de Chalon sont moins bien connues, dans la mesure où elles ont été largement effacées par la reconstruction gothique, surtout dans les parties orientales. Neil Stratford a distingué deux campagnes au xiie siècle : la première, sans doute de peu antérieure à 1120, concerne les absidioles des collatéraux du chevet, l’abside centrale ayant été totalement reconstruite au xiiie siècle. Une seconde équipe, œuvrant vers 1130-1140, a construit les grandes arcades des travées droites du chœur. La dépendance vis-à-vis de Cluny III, ainsi que la parenté avec Autun sont évidentes dans cette architecture8.
18La cathédrale Saint-Mammès de Langres appartient par contre à une autre génération, même s’il a longtemps existé une incertitude sur les dates du chantier. Une chronologie haute, imaginant un début des travaux dès 1141 a été avancée dans les années 1950 par H. Ronot, et reprise provisoirement par P. Héliot ; elle rencontrait encore tout récemment la préférence d’Alain Villes9. Dans un important article, W. Schlink avait très sensiblement descendu cette chronologie d’une vingtaine d’années, se ralliant en cela à Branner10. Depuis, revenant à la datation déjà avancée par Viollet-le-Duc, on tendrait plutôt à situer le début des travaux vers le milieu du xiie siècle11. Ceux-ci commencèrent par le chevet et son déambulatoire ouvrant sur une unique chapelle axiale. Cette partie de l’édifice conjugue un somptueux décor antiquisant – pilastres cannelés, chapiteaux dérivés du corinthien – inspiré de Cluny, avec l’adoption dans tout le chœur, sauf au cul-de-four, de la croisée d’ogives, mise en œuvre avec une maîtrise technique qui faisait déjà l’admiration de Viollet-le-Duc, et qui a permis le couvrement d’un espace sensiblement plus large qu’à Autun, pour une hauteur de voûte comparable. Langres a parfois été désignée comme le dernier grand monument dérivant de Cluny III. Il est cependant certain qu’elle est plus que cela. La juxtaposition de l’élévation intérieure des nefs d’Autun et de Langres (fig. 64a, b et c) fait apparaître de fortes ressemblances qui ne s’expliquent surement pas toutes par l’influence de Cluny, puisqu’à chaque fois que ces deux architectures s’éloignent du modèle clunisien, elles se rapprochent aussi l’une de l’autre. C’est patent pour l’étage des fenêtres hautes comme pour celui des pilastres recevant les grandes arcades, qui remplacent les colonnes engagées. La nef de Langres affirme sa datation plus tardive – on la situe plutôt à la fin du xiie siècle, si ce n’est au début du suivant – par un éloignement à la fois de l’art antique et de l’esprit roman : abandon des grands pilastres cannelés ainsi que de la frise sous le triforium, renoncement aux chapiteaux historiés pour des modèles standardisés à palmettes retroussées. L’église entretient aussi des liens complexes avec les grandes réalisations de l’ordre cistercien – mal connues, car très détruites – mais que rend probable la personnalité de l’évêque qui ouvrit le chantier : Godefroy de La Roche-Vanneau (1138-1162), ancien prieur de Clairvaux et conseiller de saint Bernard.
19Il reste – ou il restait – une quatrième suffragante, d’autant plus mal connue qu’elle a presque disparu : celle de Mâcon12. Jean Virey a détaillé les étapes de la construction de cet édifice à l’époque romane13. Entreprise dans la première moitié du xie siècle, elle n’aurait été voûtée que dans le premier quart du siècle suivant. Puis nous avons des mentions de “relèvement” et de “lourdes réparations”, échelonnées à partir du milieu du xiie siècle jusqu’au début du xiiie. L’édifice qui disparut en 1799 avait de toute manière été presque entièrement reconstruit à partir de 1240. Dans le plan de la crypte, reproduit par Virey (fig. 65), un détail mérite peut-être de retenir l’attention. La croisée du transept est partagée en deux : une voûte barlongue ayant la même profondeur que celles de la nef, suivie d’une petite abside polygonale irrégulière et presque aveugle. Cette structure pourrait conserver le souvenir d’un premier état “roman” de la cathédrale, s’achevant à l’est par une courte abside sans déambulatoire. Mâcon aurait ainsi appartenu au groupe d’Autun et Chalon quant au plan de ses parties orientales.
La nouvelle cathédrale primatiale
20Notre connaissance de la construction de la primatiale Saint-Jean est surtout redevable à Nicolas Reveyron qui, à partir de 1996, principalement à partir de l’étude archéologique du bâti, a apporté des résultats très nouveaux14. Le chantier du xiie siècle est essentiellement dû à l’initiative des deux archevêques, Guichard de Pontivy (1165-1181) et Jean Bellesmains (1182-1193), tous deux fervents défenseurs de la Réforme grégorienne et en butte à leur chapitre. Ce n’est probablement pas avant 1175 que le chantier a pu s’ouvrir. Cinq épiscopats seront ensuite nécessaires pour parvenir à ce que puissent être élevés les deux tiers d’une nef non encore voûtée en 1245. C’est aussi l’épiscopat de Bellesmains que l’on crédite de la construction de l’église Saint-Thomas de Fourvière, où furent découverts de très grands blocs qui allaient être réemployés dans la partie orientale de la primatiale, où ils participent directement à son esthétique antiquisante, même si celle-ci sera vite abandonnée. En fait, le chevet de la primatiale lyonnaise s’inspire certes de l’abside à deux niveaux de baies romanes rencontrée à Saint-Lazare d’Autun, mais il introduit aussi une révolution stylistique que symbolisent les hautes lancettes en arc brisé, percées au fond de profonds ébrasements, surmontées d’un triforium aveugle et de fenêtres hautes moins développées en hauteur. Il faut sans doute créditer l’épiscopat de Bellesmains de ce changement essentiel : ami personnel de Becket, le prélat sera un acteur majeur du culte de l’archevêque assassiné. D’autre part, ses liens avec Cantorbéry ne cessèrent pas. Quand il arrive à Lyon, en 1182, la Corona – chapelle axiale de la Trinity chapel de la primatiale anglaise, dédiée à l’ostension de la tonsure consacrée de Thomas, est en voie d’achèvement. Le moine Gervais nous apprend que sa voûte fut mise en place deux ans plus tard. L’ordonnance intérieure du chevet lyonnais introduit une trop grande nouveauté et en même temps manifeste trop de similitude avec la chapelle de Cantorbéry, pour que la ressemblance puisse n’être que purement fortuite (fig. 66a et b). À partir de là, il est possible qu’il faille créditer Guichard de Pontigny des éléments de plan antérieurs à cette influence : le tracé polygonal et non circulaire, l’absence d’outrepassement, et bien sûr les références antiques appuyées du soubassement aveugle. Mais les trois niveaux supérieurs reprennent avec un grand soin l’ordonnance du sanctuaire anglais, concédant seulement d’autres références antiquisantes au niveau du triforium. La structure de ce triforium est ici particulièrement remarquable, puisqu’il reprend exactement le même dessin qu’à Langres, en inversant les supports. Les arcades, à raison de deux par travée, sont reçues latéralement par des dosserets qui sont séparés par un pilastre cannelé à Langres et par des colonnettes à Lyon. Et inversement, la pile médiane est une colonnette à Langres, alors qu’elle est un pilastre à Lyon. La raison de cette inversion est à rechercher dans les grosses colonnettes qui, à l’imitation de Cantorbéry, rythment les travées et interdisaient donc de séparer celles-ci par un pilastre. La large frise sous le sol du passage confirme le rapprochement ; mais à Lyon, elle est faite d’un marbre blanc très fin, parfois légèrement veiné, à incrustations, et dessine des rinceaux peuplés de masques d’hommes ou d’animaux15. Un type d’arcature semblable se retrouve d’ailleurs à la même époque dans l’architecture civile. On relèvera ainsi la forte parenté entretenue par le triforium lyonnais avec certaines claires-voies des maisons romanes de la ville de Cluny, en particulier la célèbre façade du 25 rue de la République16.
21À partir des travées extérieures du transept, l’esthétique antiquisante est abandonnée à Lyon. La structure de ce transept surmonté de tours peut rappeler la première cathédrale de l’évêque Jean Bellesmains, celle de Poitiers17. Quant à la nef, surhaussée de huit mètres, Yves Gallet a souligné que plusieurs de ses traits, apparemment archaïques pour un vaisseau du xiiie siècle – triforium très sénonais, voûtes sexpartites – pouvaient être lus comme des références “archiépiscopales” que les cathédrales de ce rang avaient soin d’entretenir entre elles18. On remarquera combien le mur diaphragme surmontant l’arc oriental de la croisée, et percé de trois baies, ressemble incidemment à celui que Pierre Héliot restitue à Autun au-dessus de l’arc triomphal, pour les mêmes raisons structurelles.
L’influence exercée par la nouvelle métropole
22La nouvelle primatiale, très innovante dès l’adoption du style gothique “dans une région comme le Lyonnais qui ne dispose d’aucune tradition”19, et dont les proportions ont pu en imposer tant qu’on ne les comparait pas aux gigantesques chantiers du nord de la France, a en retour exercé son influence sur l’architecture d’autres cathédrales. C’est sans doute à Chalon-sur-Saône que ce phénomène se révèle le plus nettement, du moins dans la province de Lyon. Le nouveau chevet, daté par Yves Gallet de l’épiscopat de l’évêque Durand, vers 122020, reste fidèle à l’abside sans déambulatoire, expliquée ici par la topographie urbaine, mais que l’on pourrait tout aussi bien mettre au compte de la fidélité au parti lyonnais. Le plan, la structure des supports et la seconde coursière éloignent certes du modèle supposé, mais ce sont plutôt des “détails insistants” qui trahissent ici la volonté de se situer en référence à la métropole. Relevons-en deux : les baies percées dans la zone inférieure de l’abside tout d’abord frappent par leurs proportions élancées qui révèlent leur modèle lyonnais. Si elles sont limitées à trois, alors que cette abside est à sept pans, c’est qu’il était en effet impossible d’en percer d’autres – sauf peut-être dans la seconde travée nord, mais elle n’aurait pas eu de symétrique à cause des bâtiments annexes qui enserrent le chevet sur une partie de son pourtour. Plus étrange encore est l’arc diaphragme lancé à l’ouest de la croisée : il n’a aucune fonction structurelle, puisque la nouvelle nef a été montée à la même hauteur que le chœur (fig. 67). Il eut donc été tout à fait logique de le supprimer pour rendre son unité au volume intérieur de la cathédrale. Mais, percé d’une large rose au réseau polylobé, il vient rappeler celle qui, à Lyon, perce le mur diaphragme au-dessus de l’arc triomphal. Chalon, petite cathédrale à la tête d’un modeste diocèse et à la reconstruction longue, avait peut-être besoin d’affirmer son lien juridictionnel avec la primatiale des Gaules.
23Évidemment, la démonstration souffre de contre-exemples ! Dans la province de Lyon elle-même, nous avons déjà évoqué le cas de la cathédrale Saint-Vincent de Mâcon. Elle aurait fait l’objet d’une reconstruction presque complète au xiiie siècle, sous la direction de Stephanus Tondu. Robert Branner a estimé que le chantier avait débuté à la fin des années 1230, et avait pu durer une vingtaine d’années21. La cathédrale, de modeste dimension – elle ne mesurait que 74 m –, aurait été construite sur la crypte de l’édifice précédent. La nef ne mesurait que huit mètres de large : c’était encore moins qu’à Autun. Les plans qui nous en sont parvenus évoquent une sévérité toute cistercienne (fig. 68), et les rares dessins qui en ont été conservés ne semblent en rien évoquer Saint-Jean de Lyon (fig. 69)22. Les quelques éléments de décor qui ont subsisté invitent peut-être à une datation plus basse que ne l’estimait Branner. Le réseau de la première baie nord du collatéral se caractérise par une grande sobriété : absence de chapiteaux et hiérarchisation en profondeur des plans réduite au minimum. Au sud, un groupe de chapiteaux s’orne de deux rangées de feuilles au traitement naturaliste qui, isolées les unes des autres, laissent largement voir le fond de la corbeille (fig. 70). Une datation à la fin du xiiie siècle, paraît envisageable. C’est semble-t-il à une date assez voisine que la première cathédrale d’Autun – Saint-Nazaire – connut la reconstruction de son chevet et de son transept dans le style gothique. Il n’en subsiste plus qu’une travée du bas-côté sud, noyée dans des bâtiments parasites. En l’absence apparente de réseau et de sculpture conservé, on en appréciera les bases avec leur haute plinthe polygonale reposant sur des socles de même plan. Seules ces parties orientales furent reconstruites. La suite du projet fut abandonnée au xve siècle et la voûte s’écroula en 1699, préludant à une démolition, qui intervint avant la Révolution.
24Il en va évidemment autrement de la cathédrale Saint-Pierre de Genève. Elle porte avec elle la réputation apparemment méritée d’être une copie réduite de la cathédrale de Lyon. De fait, le chevet sans déambulatoire, à trois niveaux, et les lourdes tours carrées coiffant chacun des bras du transept, invitent à un rapprochement facile (fig. 71a et b). Cependant, Genève relevait de la province de Vienne, et, à y regarder de près, sa cathédrale entretient avec la métropole de cette cité des ressemblances significatives. À Vienne, la cathédrale actuelle fut entreprise par les grandes arcades des sept dernières travées de son immense vaisseau. D’aspect nettement antiquisant, elles ont été datées par Francis Salet entre 1120 et 1145, du temps de l’archevêque Étienne. Puis le chantier ne reprit que beaucoup plus tard, avec la reconstruction du chevet, entre 1228 et la dédicace de 125123. Or, à Genève, le scénario ne fut pas très différent. Si la base du chevet fut construite sous l’évêque Arducius de Faucigny vers 1150, elle fut tout de suite abandonnée, et le chantier se reporta sur la nef qui fut élevée d’ouest en est à partir de 1190. Au début du xiiie siècle, l’ordonnance du chevet fut totalement modifiée, avant d’être achevée vers 1225, quand une grave discorde entre l’évêque et le chapitre arrêta le chantier jusqu’en 123424. Or les grandes arcades de Genève copient celles de Vienne. De ces dernières, Francis Salet, semblant faire écho aux propos de Blondel sur Genève, a pu dire : “On appréciera le magnifique élancement des arcades de Vienne, hautes de 12 m, la rigueur de la courbe des arcs […]”25. Louis Blondel en effet avait écrit à propos de Genève : “Ce qui est particulier, c’est la dimension des arcades (10,20 m) largement ouvertes sur les bas-côtés, très hautes par rapport à l’élévation totale de la nef, comparables à celles des plus grandes cathédrales […]”26. Certes, les références au répertoire antique ont été gommées à Genève, mais bien des détails rapprochent ces arcades un peu archaïsantes de celles de leur métropole. Et la place faite à la sculpture est là pour renforcer pareil jugement27. Les chapiteaux genevois adoptent volontairement la structure et le décor de ceux de Vienne. Le dessin des tailloirs, les feuillages qui les garnissent, le volume des corbeilles, la répartition des scènes elles-mêmes sont un reflet des superbes compositions viennoises : ainsi par exemple les chapiteaux des musiciens : David à Vienne, et Orphée à Genève (fig. 72a et b). La mise en scène d’une architecture feinte en haut de la corbeille, dont les tourelles scandent les échancrures de l’abaque, est de ce point de vue particulièrement parlante aux chapiteaux de l’Entrée à Jérusalem (Vienne) et des Disciples d’Emmaüs (Genève). Les chevets des deux cathédrales présentent la même ordonnance intérieure à trois niveaux, alors que toute surélévation de la voûte a disparu, supprimant du même coup l’arc triomphal ajouré. Cela n’exclut évidemment pas qu’à Genève, les clochers sur le transept soient probablement d’inspiration lyonnaise. Mais une analyse attentive montre que le respect de la géographie religieuse de l’époque s’exprime bien plus subtilement en ces cathédrales qu’un regard rapide voudrait bien le laisser imaginer.
Notes de bas de page
1 Beaujard 1986, 12.
2 Mortet & Deschamps 1995, 703-705.
3 Saint-Nazaire n’avait pas été abandonnée pour autant. Elle est au xive siècle l’objet des soins de l’évêque Guy de La Chaume qui affecte pendant dix ans le revenu des bénéfices vacants à sa réparation ; Tabbagh 2015, 213.
4 Andrault-Schmitt 2012, 318.
5 Recht 1999, 278.
6 Sur Saint-Lazare d’Autun, voir Héliot 1963 ; Oursel 1974, 221-232 ; Vergnolle 1994, 212-214 et Piva 2010, 117-118.
7 Oursel 1974, 227.
8 Stratford 2010.
9 Ronot 1948 ; Héliot 1963, 195, et Villes 2017b, 173-177.
10 Branner 1960b, 145-147, et Schlink 1970.
11 Vergnolle 1994, 294-297 ; Vergnolle 2001, 63-68, et Covelli 2001, 9-11.
12 Garmier 1988.
13 Virey 1936.
14 Reveyron 2002 ; Reveyron 2005 ; Reveyron 2011 et Reveyron 2013.
15 Reveyron 2005, 71-72.
16 Garrigou-Grandchamps 1997, 160-163.
17 Mandon 2013.
18 Gallet 2017b, 221-222.
19 Reveyron 2013, 237.
20 Gallet 2010a.
21 Branner 1960b, 90-92.
22 Sur cet édifice, outre J. Virey et R. Branner déjà cités, on pourra consulter Morgand 1935, ainsi que Garmier 1988.
23 Salet 1974.
24 Blondel 1953.
25 Salet 1974, 524-525.
26 Blondel 1953, 158.
27 Sur les chapiteaux de Genève : Maurer 1952, et Deonna 1953. Sur ceux de Vienne : Salet 1974, 519-526.
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