La province ecclésiastique de Sens
p. 97-116
Texte intégral
1Lorsque les réformes administratives du Bas-Empire eurent partagé la Lyonnaise en quatre, la province de Sens reçut le quatrième rang, ou Maxima Senonia, comprenant six civitates, puisque la septième – Nevers – ne lui fut rattachée que plus tard1. Nous traiterons cependant en premier cette province, car elle regroupe un nombre particulièrement important d’édifices majeurs pour la période gothique.
Caractères généraux de la province de Sens
2Huit diocèses de taille variable la constituent. Outre Sens, ce sont ceux de Chartres, Auxerre, Meaux, Paris, Orléans, Nevers et Troyes, dont les initiales formeront le mot “CAMPONT”, employé pour la désigner sous l’Ancien Régime. Les diocèses de Sens (765 paroisses), et surtout de Chartres (environ 900 paroisses) sont très vastes, ce dernier ayant acquis en cour de Rome le surnom de “Grand Évêché”2, alors que Meaux est le plus petit. On trouve aussi d’importants chapitres cathédraux : celui de Chartres, avec 72 chanoines, étant le plus peuplé. C’est en effet le double de l’effectif de celui de Troyes, et même bien plus que celui de Paris qui ne comptait que 52 prébendés. Celui de Sens n’en comptait guère que 31, et avait la particularité de comporter deux communautés, celle de Saint-Étienne et celle de Notre-Dame. Il se sécularisa au xiie siècle, connaissant une prospérité grandissante due notamment à l’essor de la prière pour les morts, suivant en cela l’évolution générale3. Le vocable dominant pour les cathédrales est celui du protomartyr : ainsi de celles de Sens, Auxerre, Meaux, longtemps Paris, et à une très haute époque, Orléans4. En fait, il se pourrait que l’évolution parisienne ait joué en sens inverse de celle de Sens : dans le cadre d’une dualité de sanctuaires, l’église Saint-Étienne périclita peu à peu au profit de Notre-Dame, jusqu’à disparaître au xiie siècle ; tandis qu’à Sens, l’ancien groupe cathédral comprenait trois églises – Saint-Étienne, Notre-Dame et Saint-Jean –, et seule Saint-Étienne aurait été restaurée après l’incendie de 9685. À Nevers, la cathédrale paraît avoir toujours été dédiée à saint Cyr. Jean-Charles Picard a fait justice d’une prétendue consécration aux saints Gervais et Protais qui se serait perpétuée jusqu’à l’époque de Charlemagne6.
3Dans cette province, l’ordre hiérarchique tient une place peut être encore plus importante qu’ailleurs. L’ordre des cités, tel qu’il apparaît dans la Notitia se trouva assez vite éloigné de la réalité : Sens, Chartres, Auxerre, Troyes, Orléans, Paris et Meaux, auxquelles viendra s’ajouter Nevers. Il ne résistera pas à l’épreuve des faits. La métropole sénonaise s’est principalement confrontée aux prétentions de trois de ses suffragantes : Chartres, Orléans et Paris, tandis qu’Auxerre et Meaux jouèrent un rôle plus effacé. Chartres, petite cité, mais à la tête d’un diocèse immense, détenait deux reliques mariales qui en faisaient un centre de pèlerinage fréquenté : la tunique de la Vierge et la statue de la Virginis Pariturae7. Au début du xiiie siècle, Louis 1er, comte de Blois et de Chartres, y ajouta le chef de sainte Anne, issu du pillage de Constantinople. La crypte de l’évêque Fulbert renfermait le puits des Saints-Lieux-Fort, où auraient été jetés selon une tradition les corps des premiers martyrs chartrains. D’autres saints évêques y étaient vénérés, dont Lomer, Lubin (fig. 47), Avit et Prat. Orléans allie traditions et reliques à un rôle politique de premier plan, mais passé. La cathédrale entretient le souvenir de la main divine bénissante qui serait apparue durant la dédicace du premier sanctuaire ; une vision qui vaut (presque) celle de la sainte Ampoule apportée miraculeusement à saint Rémi ! Cette église détient aussi une importante relique de la vraie Croix que Charlemagne aurait reçue du “roi des Grecs”. De fait, le vocable de Sainte-Croix est attesté dès la seconde moitié du viiie siècle. La cathédrale avait été le théâtre de plusieurs sacres royaux dans le passé : ceux de Charles le Chauve en 848, de Robert le Pieux en 987, et de Louis VI en 1108.
4Mais le véritable concurrent, que très vite la métropole de Sens allait rencontrer sur sa route, ce sera l’avant-dernier suffragant qui est en train de se hisser à la première place : Paris est alors en voie de devenir la capitale du royaume. Les choses se précisent au début du xiie siècle, quand l’abbaye de Saint-Denis prend le pas sur celle de Saint-Benoît comme principal monastère du royaume. Louis VI allait y déposer la couronne de son père. L’élément décisif sera le départ en croisade de Louis VII en 1147 : le trésor royal est alors déposé au Temple, et la régence de Suger donne à la ville une véritable fonction de capitale. Au milieu du xiiie siècle, cette évolution peut être considérée comme achevée8. La non concordance de la primauté religieuse avec la primauté politique est de plus en plus mal ressentie, et pas seulement par l’évêque et son chapitre. Quand en 1377, son conseiller Aimery de Magnac, ancien chanoine de Notre-Dame devenu évêque de Paris, lui en adresse la supplique, Charles V réclame du pape l’exemption par rapport à Sens pour l’évêque de sa capitale. Grégoire XI n’accordera cependant que le pallium, ce qu’il justifie ainsi : “L’Église de Sens est moult ancienne et noble, que jadiz fut illec le principal siege du royaulme […] et mesmement que l’arcevesque ne superhabunde pas en richesse, et aussi que l’Église de Paris est encor bien petitement douée”9.
5La réaction de Sens à cette montée en puissance de plusieurs suffragantes allait se traduire au plan hagiographique. Alors que les premiers évêques surement attestés dans cette province ne le sont guère avant le ive siècle, la légende des saints Savinien et Potentien allait s’exprimer au ixe siècle dans les trois martyrologes de Wandalbert de Prum (848), Adon de Vienne (853-860) et Usuard (875). En 847, l’archevêque Vénilon avait fait transférer leurs reliques en l’abbaye Saint-Pierre-le-Vif. Ce monastère allait devenir le lieu d’élaboration de tous les récits hagiographiques destinés à soutenir l’origine apostolique du siège primatial sénonais. C’est sous l’abbatiat de Gerbert (1056-1079) que l’on aurait rédigé la Grande Passion, probablement à la suite de la translation des reliques dans une nouvelle châsse en 103110. À partir de là, Savinien, Potentien et Altin, considérés comme trois des 72 disciples du Christ, passeront pour avoir été envoyés en Gaule depuis Rome par saint Pierre. Arrivé à Sens, Savinien délègue Altin pour aller fonder les Églises d’Orléans et de Chartres. Celui-ci et son compagnon Eodald auraient reçu le martyre dans cette dernière ville, en même temps que la vierge Modeste. On peut remarquer comment la vie de saint Chéron, vénéré à Chartres, met en scène ce qu’Édina Bozoky appelle “l’arsenal typique d’un itinéraire apostolique” : jeunesse romaine, proximité avec les premiers témoins du christianisme, miracles, voyage d’évangélisation, conversion des païens, et enfin martyre11. Savinien convertit Agoad et Gilbert à Créteil, puis revenu à Sens, il subit à son tour le martyre. Avant cela, il avait dépêché depuis Sens Potentien et Serotin à Troyes pour y fonder aussi l’Église. L’élaboration de ces légendes avait principalement pour but d’affirmer la primauté historique de Sens sur ses principales suffragantes : les fondateurs de ces Églises auraient été des envoyés de saint Savinien, le martyr de l’Église sénonaise. Paris avait déjà élaboré sa propre légende autour de l’histoire de saint Denis. Il peut prétendre voir apparaître son culte dès le ve siècle. Le siècle suivant voit élevés à la sainteté Geneviève, Germain de Paris et Cloud qui seront l’objet d’un culte important durant le Moyen Âge12. La Vita Genovefae, mais aussi Grégoire de Tours, connaissaient une basilique sous son vocable. Le martyrologe hiéronymien lui a donné pour compagnons Rustique et Éleuthère, et Dagobert fonda le monastère portant son nom. C’est à la fin du viiie siècle que les moines commencèrent à affirmer l’origine apostolique de leur saint, en en faisant un envoyé en Gaule du premier siècle. Quand plus tard, en 827, le basileus de Constantinople eut envoyé à Louis le Pieux un manuscrit attribué à Denis l’Aréopagite, les religieux identifièrent leur fondateur au converti de l’aréopage d’Athènes13. Lui aussi sera connu comme un saint céphalophore. Il fournira même le modèle le plus connu de ce type de légende : décapité à Montmartre, il aurait pris sa tête entre ses mains et l’aurait portée jusqu’à Saint-Denis14. La Gallia Christiana prétendra qu’il serait venu à Meaux avant son épiscopat parisien, et aurait établi dans cette ville Saintin comme premier évêque. Hincmar, évêque de Reims, rapporte la teneur d’une vita qui présentait Saintin ainsi qu’Antonin comme des compagnons de saint Denis15.
6Une bulle d’indulgence de Nicolas V, datée de 1451, qualifie la cathédrale de Troyes de “Première de toutes les Églises des Gaules à avoir été dédiée au Prince des apôtres”. Mais à cette époque, la Chancellerie apostolique reproduisait complaisamment les prétentions que les solliciteurs avaient arborées dans leurs suppliques.
7Il est remarquable que dans cette province, deux Églises ne participèrent pratiquement pas à cette surenchère hagiographique : ce sont celles d’Auxerre et de Nevers. La première a conservé la réputation d’une Église aussi pauvre en reliques qu’en légendes. Vincent Tabbagh a relevé dans les Gesta episcoporum la mention au xiiie siècle de deux prélats ayant donné des reliquaires contenant des fragments de saint Étienne et de la Madeleine, mais “aucune vénération particulière, même en l’honneur de tel ou tel évêque ancien, à plus forte raison d’un martyr, ne semble s’être déployée dans l’église Saint-Étienne”16. C’est au tympan du portail du bras nord du transept, œuvre tardive de la fin du xve siècle, voire du début du suivant (fig. 48), que s’expose la légende de saint Germain, ainsi que celle des saints évêques Pèlerin et Amatre, telle une célébration emphatique de la fonction épiscopale17.
8L’origine de l’Église de Nevers, incontestablement tardive, est discutée. Pour les uns, le premier évangélisateur, Révérien, réputé martyr en 275, serait venu d’Autun, le diocèse n’ayant été constitué qu’au début du vie siècle par démembrement de cette cité. D’autres font naître ce diocèse d’une scission de celui d’Auxerre, survenue vers 500. Dans la première hypothèse, le rattachement de Nevers à la quatrième Lyonnaise – province de Sens – serait moins facile à expliquer, Autun ayant toujours appartenu à la première (province de Lyon).
Sens : chantier pionnier du premier art gothique
9Dans un article magistral, paru en 1982, Jacques Henriet a restitué à la cathédrale de Sens la place de tout premier plan qu’elle a occupé dans l’élaboration de l’art gothique18. Ouvert dès avant 1140, sur un projet remontant aux années 1130, le chantier avança vite. Les parties orientales furent achevées en 1151, et le pape Alexandre III consacra l’autel en 1164. Le choix futur de Sens, comme modèle du martyrium qui serait élevé à Cantorbéry sur la tombe de saint Thomas Becket, et alors que celui-ci y avait passé de nombreuses années d’exil, peut aussi apparaître comme un choix politique19. La façade sera entreprise peu après, sous l’archevêque Guillaume de Champagne. Or dans cette province, à la différence de ce qui se passe dans celle de Reims, la totalité des cathédrales suffragantes sont, dans leur état actuel, plus tardives – et souvent beaucoup plus tardives – que leur métropole. Ces circonstances ont parfois pu donner l’illusion d’un commencement absolu. Pourtant le nouveau chantier fut loin de s’élever au milieu d’un désert architectural. Plusieurs évêchés disposaient même de cathédrales très vastes que les fouilles ont révélées en partie. À Auxerre, la crypte du xie siècle indique que la cathédrale précédente avait, du moins à l’est, la même extension qu’actuellement. Vers l’ouest, elle s’arrêtait probablement à hauteur des piles séparant les travées deux et trois de la nef. À Troyes, l’église de l’évêque Milon (vers 980), sans avoir la même extension, se présentait comme un vaste édifice d’environ 72 m de longueur, un clocher-porche lui ayant été ajouté vers l’ouest. À Orléans, les fouilles de 1890, ainsi que celles effectuée par le chanoine Chenesseau de 1937 à 1942, ont révélé une fort vaste église à trois vaisseaux de 88 m de longueur, au transept très débordant de 59 m, fruit lui-même d’un agrandissement. L’édifice a été daté de la fin du xe siècle. Un nouveau chevet à déambulatoire ouvrant sur trois chapelles rayonnantes lui fut adjoint durant la première moitié du xie siècle. Un massif occidental à deux tours, probablement (re)construit au milieu du xiie siècle, ouvrait l’église vers l’ouest20 (fig. 60b). L’ancien groupe cathédral parisien a fait l’objet de multiples reconstitutions graphiques bien connues. On sait qu’une vaste basilique à cinq vaisseaux, longue d’environ 80 m, avait été réparée au xiie siècle par Étienne de Garlande. On y a retrouvé des fragments d’un portail du Jugement, datables du milieu du xiie siècle. L’extension de l’ancien groupe épiscopal de Nevers est bien connue depuis les fouilles qui accompagnèrent les travaux de reconstruction après la Seconde Guerre Mondiale. Le chevet occidenté du xie siècle subsiste d’ailleurs, en crypte comme en élévation. Si la précédente cathédrale de Meaux est moins bien connue, les fouilles de Jean-Marie Desbordes, effectuées dans les années 1960, ont révélé, près de 5 m sous le dallage actuel, une crypte probablement du xie siècle ou du moins modifiée alors, orientée légèrement différemment de l’église gothique. Enfin, Notre-Dame de Chartres est certainement la cathédrale qui présente les plus importants éléments antérieurs à sa reconstruction gothique : crypte de 1024 à peu près coextensive à l’actuel chevet, et massif occidental à deux tours, entrepris après l’incendie de 1134 et qui a été vu en construction par l’abbé du Mont-Saint-Michel en 1145. Malgré l’importance de ces chantiers et le climat d’émulation qui a pu en résulter, c’est bien à Sens que dans les années 1140 est entreprise la reconstruction complète sous une forme gigantesque d’une cathédrale métropolitaine et primatiale. Il a été démontré que le projet avait été porté par un milieu royal et parisien où l’on rencontre, outre le roi Louis VI, le chancelier Étienne de Garlande ainsi que l’archevêque Henri Sanglier, nommé en 1122. La correspondance de saint Bernard avec ce prélat révèle un homme ambitieux et particulièrement imbu de pouvoir. L’abbé de Clairvaux tance son “humeur intraitable” et son “opiniâtreté”, avant de lui écrire : “Vous n’avez d’autre règle que votre caprice, vous faites tout par empire sans consulter jamais la volonté de Dieu”. Et, dans le Traité sur les mœurs et devoirs des évêques, il lui avait écrit : “La naissance, l’art, la science, le siège que vous occupez, et ce qui est encore davantage, la prérogative de la Primatie, ne sont-ils pas une source d’insolence et une occasion de superbe ?”21. La lettre date des années 1136-1139, et le traité, probablement de 1126. L’allusion à la primatie n’est pas anodine. Une quarantaine d’années auparavant, en 1079, Grégoire VII avait accordé à l’archevêque de Lyon le titre de “primat des Gaules”, à entendre au moins des quatre Lyonnaises, y incluant donc Sens. Les archevêques de cette cité avaient réagi vivement, y voyant un danger pour leur prétention à la primatie sur “les Gaules et la Germanie”, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Il n’est sans doute pas abusif de prétendre que la cathédrale Saint-Étienne a été reconstruite en tant que primatiale. Longue d’environ 120 m, composée de six travées doubles couvertes de voûtes sexpartites, auxquelles s’ajoute le rond-point et le massif occidental, dépourvue de transept, et au déambulatoire ouvrant sur une unique chapelle axiale quadrangulaire (fig. 49), on a montré qu’elle emprunte ainsi à l’architecture parisienne, notamment à Saint-Pierre de Montmartre22. On a aussi recherché la genèse comme la postérité de cette architecture, qui à ce stade ne paraît pas s’inspirer particulièrement de ses propres suffragantes ni influer sur elles. Le plan du chevet est certes emprunté à la crypte d’Auxerre, et l’influence s’en fera sans doute sentir à Paris, mais apparemment bien davantage à Arras ainsi que sur le premier chevet de Laon, comme sur ceux de Lausanne ou Langres, sur des abbatiales telles que Saint-Étienne de Troyes, ou encore l’église de Domont. Dans la recherche des sources de l’architecture de la cathédrale sénonnaise, qui sont pourtant à l’évidence parisiennes et royales, il semble qu’on ait évité de trop prendre en compte l’abbatiale de Suger, comme si le souvenir de la prééminence trop longtemps admise sans vrai débat de cette église dans la naissance de l’art gothique jouait encore en sa défaveur. Pourtant les schémas mentaux de leurs commanditaires se rejoignent : Suger écrit avoir vu des colonnes à Rome, et il en a été si frappé que quand il en aligne dans le double déambulatoire de Saint-Denis, ce n’est pas seulement pour des raisons techniques, mais “pour illustrer architecturalement les relations spécifiques entre Saint-Denis et Rome”, ainsi que le montre Bruno Klein23. L’abbé prônait en effet une “quasi-égalité” entre saint Denis et saint Pierre, et voulait faire de son monastère une nouvelle Rome. Or, s’il est un rival pour les archevêques de Sens encore plus naturel que Cluny, c’est bien l’abbé de Saint-Denis, et le rôle qu’il joue auprès de la monarchie française : rôle exceptionnel du fait de la personnalité du moine-ministre, et rôle permanent du fait des privilèges que le monastère a captés à son profit. À partir de là, on ne s’étonnera pas que les grands modèles de la cathédrale d’Henri Sanglier soient à rechercher aussi sur les bords du Tibre : les basiliques Saint-Sébastien et Saint-Laurent-hors-les-Murs, ou mieux encore la rotonde de Santa-Costanza, dont les colonnes jumelles peuvent avoir fourni le modèle de celles de Sens24. On remarquera combien la reconstitution qu’a tenté Crosby du chevet en élévation dû à Suger rappelle l’état initial de Sens, sans que cela bien sûr ne constitue en quoi que ce soit une preuve, cet auteur ayant pu consciemment ou non se laisser guider par le modèle sénonais (fig. 50).
10Dans les années 1160, le chantier de Sens est “rattrapé” par les immenses cathédrales à quatre niveaux qui sont mises en chantier : Laon, Noyon, Senlis, Arras, Cambrai et, parmi ses propres suffragantes, Paris et Meaux. La cathédrale parisienne est entreprise dans ces années-là, alors que la construction de la métropole sénonaise est déjà fort avancée, le pape en ayant consacré l’autel en 1164. À l’évidence, le chantier parisien renchérit en tout point sur celui de Sens : par sa longueur totale de 127 m (Sens : 122), par la hauteur du grand vaisseau de 33 m (Sens : 24), par ses sept grandes travées – en comptant la croisée – (Sens : 6), comme par ses cinq vaisseaux, contre trois seulement à Sens. S’y ajoutent l’élévation à quatre niveaux, ainsi que la présence du transept.
11Les commanditaires du chantier sénonais ne vont dès lors avoir de cesse de rattraper symboliquement un tel “retard”. C’est vers 1170, sous l’épiscopat de Guillaume de Champagne, que fut vraisemblablement mis en chantier le massif occidental. À pareille date, le chantier parisien avait probablement atteint les deux premiers niveaux du chœur25. On pouvait croire à ce stade à une élévation assez comparable à celle de Sens, à ceci près que les arcades géminées du second niveau, beaucoup plus amples, étaient percées au rythme d’une seule par travée au lieu de deux, et ouvraient sur de vraies tribunes et non sur des combles. Surtout, ces deux niveaux, qui à Sens atteignaient 16 m de hauteur, dépassaient déjà 20 m à Paris26. Comme il n’était pas envisageable de reconstruire toute la métropole, on allait tenter de donner à son massif occidental des dimensions qui surpasseraient tout ce qui avait déjà été réalisé en la matière (fig. 51). De fait, le plan au sol de la cathédrale étonne par l’exceptionnel élargissement du massif ouest, à tel point que l’on a pu parler d’un tau retourné27. La façade de Sens a été très largement reconstruite après l’écroulement de la tour sud en 1268. Cependant, la travée de gauche – au nord – a été épargnée par l’accident. De plus, la partie inférieure de la travée centrale – le portail – doit elle aussi être considérée comme antérieure à l’écroulement. Enfin, il est clair que la reconstruction, attribuée à Gautier de Varinfroy28, n’a pas cherché d’abord à “moderniser” la façade, mais à harmoniser les parties reconstruites avec ce qui subsistait. Les références dionysiennes de la façade du xiie siècle méritent d’être mieux mises en lumière, car elles sont dominantes. On remarque les trois portails d’une élévation hiérarchisée qui entrainent une non-correspondance généralisée des niveaux supérieurs d’une travée à l’autre, ainsi que le rythme de trois arcades au troisième niveau, ouvertes inversement par rapport à celles de Saint-Denis, puis les contreforts à ressauts – trois ressauts à Sens contre deux à Saint-Denis –, et enfin la petite rose accostée de deux lancette au-dessus de la baie centrale, dont la forme reconstruite à Sens conserve probablement le souvenir de la disposition antérieure29. Il est enfin un autre détail qui trahit l’influence de Saint-Denis, c’est le passage au plan circulaire au-dessus des contreforts à ressauts au moyen de petits modillons d’angle. À l’abbatiale, il a été rendu nécessaire par la présence des tourelles hémicylindriques au niveau du chemin de ronde, mais à la cathédrale, ce dispositif est beaucoup plus gratuit, dans la mesure où le niveau supérieur n’adopte pas le plan circulaire, mais un plan polygonal (fig. 52a et b), preuve que c’est la volonté de copier ici Saint-Denis qui l’a emporté30. Le luxe avec lequel ce motif est introduit à la façade de Saint-Étienne trahit la noble intention des commanditaires. À partir de ce niveau, les références dionysiennes paraissent s’estomper à Sens, puisque trois niveaux d’arcatures superposées sur la tour nord portent la terrasse au pied de l’ancienne tour de Plomb à 42 m de hauteur. Ce changement a parfois été mis en lien avec l’incendie qui a atteint la ville en 1184. On a aussi suggéré, ce qui est très vraisemblable, que ce surhaussement de la façade par une superposition de trois arcatures était à mettre en relation avec l’ampleur du grand comble qui atteint ici seize mètres de hauteur, ce qui constitue un record en la matière31. Cette surélévation du toit était destinée à rattraper la hauteur de la cathédrale parisienne, dont les voûtes dépassaient celles de la métropole d’environ 8,50 m. De fait, la silhouette extérieure des deux cathédrales culmine au faîtage à un peu plus de 42 m32, cependant la proportion de la toiture par rapport à la hauteur totale est d’environ 24 % pour Paris, alors qu’elle est de 38 % dans le cas de Sens ! Par ses dimensions poussées à l’extrême, la cathédrale métropolitaine n’a pas seulement pour ambition de “rattraper” la plus audacieuse de ses suffragantes, car si elle prend également son inspiration en l’abbatiale de Suger, elle a aussi le plus grand soin d’en surpasser les proportions : quand le massif occidental dionysien – véritable Porta Caeli – atteint la largeur symbolique de cent pieds, celui de Sens en mesure cent-quarante-deux 33 !
12La tour sud avait seule été achevée, et portait peut-être déjà une flèche, mais c’est elle qui s’écroula en 1268. Par contre, l’amorce d’un beffroi existe toujours au nord, haut de quelques assises et ayant jadis servi de support à un clocher de charpente : la tour de Plomb, qui dut être démontée en 1848. C’est à partir de cela qu’Alain Villes a pu proposer la reconstitution d’une tour en retrait de type laonnois destinée peut-être à refléter la silhouette de Saint-Nicaise de Reims. L’étage projeté sous la flèche aurait été assez semblable à celui de Laon, mais “encadré par un seul niveau de clochetons secondaires, au lieu de deux superposés”34. Les trois étages d’arcatures au sommet actuel de la façade ne sont pas restés sans postérité, même si structurellement, ils ne paraissent pas avoir influencé les suffragantes. On retrouve ce curieux système d’arcatures enveloppantes, en partie supportées par une corniche en encorbellement, autour de la tour sud de Mantes (fig. 53), dont Jean Bony soulignait jadis la rupture absolue avec le style de la construction du xiie siècle, elle-même inspirée directement de Notre-Dame de Paris. Dieter Kimpel a proposé de remonter toute la datation de la collégiale, à la suite d’ailleurs de Diane Brouillette, et ils proposent pour les parties hautes de la façade une datation autour de 1200-1220, donc nettement antérieure à la galerie haute de Notre-Dame35. On retrouve ce type d’arcature autour de la tour sud de Saint-Thomas de Crépy-en-Valois, datable des années 1220-1225. Comme à Sens et Mantes, elle est en lien avec des éléments en surplomb disposés dans les angles des contreforts (fig. 54).
Une cathédrale contrainte à d’incessantes mises à jour
13Entreprise tôt dans le xiie siècle, la cathédrale de Sens s’est trouvée rapidement copiée et dépassée, notamment par plusieurs de ses suffragantes. Le phénomène est encore plus accentué qu’à Reims, où le chantier métropolitain fut entrepris beaucoup plus tard. Ceci explique que le chantier sénonais soit resté continuellement actif jusqu’au début du xive siècle. Le grave accident de 1268 est venu perturber une campagne d’“embellissements” en cours. Il a certainement retardé des projets, et nous rend ignorant de “pans entiers et majeurs” des modifications projetées. Les grandes transformations de la cathédrale parisienne, qui débutent vers 1225, trouvent pratiquement toutes leur écho à Sens. Et d’abord la transformation des fenêtres hautes, effectuée semble-t-il en trois étapes36. La question fort délicate du transept est beaucoup plus complexe qu’à Paris, car il ne s’agit pas d’une “mise au goût du jour”, mais qu’une première construction. Il semble que celle-ci avait à peine débuté quand survint l’accident de 1268. Les chapelles ajoutées le long de la nef parisienne à partir des années 1220 le seront ici, mais seulement à la fin du xiiie siècle et au début du xive. Elles relevaient au nord et au sud de deux campagnes distinctes, et n’avaient pas le même aspect. Il est enfin un dernier point par lequel Saint-Étienne, après 1268, adopte un programme “parisien”, renonçant au parti original qui avait été le sien au départ : c’est celui de la nouvelle tour sud. Alors que l’amorce du beffroi de la tour nord semblait annoncer un étage octogonal cantonné de hautes tourelles ajourées de type laonnois, la nouvelle tour sud, élevée sur seulement la moitié de sa hauteur vers 1280-1285, reprend en gros le schéma classique des tours de Notre-Dame qui se généralise à partir de cette fin du xiiie siècle : deux hautes lancettes par face, ainsi que des groupes de contreforts disposés orthogonalement dans les angles. Faute de crédits, la partie supérieure de la tour ne sera achevée qu’au xvie siècle. Presque toutes les tours de cathédrales élevées tardivement dans la France du nord – dont bien souvent seulement une seule sera finalement construite – adopteront désormais ce schéma “parisien” : Soissons (début du xive siècle), Meaux (1494-1530 ?), Auxerre (1520-1560) et Troyes (1554-1634). De fait, seule Reims osera encore adopter un parti laonnois très ajouré pour ses deux superbes tours. Partout ailleurs, selon l’expression d’Alain Villes, on fait le choix de “tourner le dos à Reims et renchérir sur Paris”37.
Une influence diffuse sur les autres suffragantes
14La lourde rivalité qui a opposé sur le long terme Sens à Paris, pour des motivations politico-religieuses extrêmement complexes, risque de renvoyer au second plan la possible influence de la cathédrale métropolitaine sur ses autres suffragantes. De fait, cette influence se traduit surtout par des contacts ponctuels, parfois fort significatifs, mais presque toujours non exclusifs.
15Nous nous sommes déjà arrêtés, au chapitre précédent, sur la cathédrale de Chartres, dont la reconstruction entreprise aussitôt après l’incendie de 1194 répond à des conditions très particulières qui en font un édifice hors pair. Quoique tout rapprochement risque fort d’apparaître forcé à partir du moment où il est systématisé, il est intéressant de mettre cette église en parallèle avec le chantier de la plus ancienne cathédrale impériale : celle de Trèves. Une tradition remontant au moins au ixe siècle situe la cathédrale allemande sur la maison dont sainte Hélène aurait fait don à l’évêque Agritius au ive siècle. La tradition s’amplifie à une date apparemment plus tardive – xie siècle – de la donation de la sainte Tunique du Christ, toujours attribuée à la mère du premier empereur chrétien. C’est donc un sanctuaire fort bien doté en reliques que l’archevêque Poppon de Babenberg rénove à partir de 1040. Les tours et une abside sont réunies en un massif élevé à l’ouest du bâtiment carré dont les murs extérieurs passent encore pour avoir appartenu à l’édifice antique, et les parties orientales – crypte et chevet – sont reconstruites à l’extrême fin du xiie siècle. Quand les chanoines, sensibles aux églises aériennes et lumineuses qu’on élève en Champagne au xiiie siècle, veulent doter leur cathédrale d’un nouveau sanctuaire, ils vont à partir de 1235 le bâtir à côté, c’est-à-dire sur l’emplacement de l’antique basilique sud. Il s’agira de la Liebfrauenkirche à plan centré, ainsi qu’il convient alors pour une église mariale38, dessinant au sol une sorte de rose polylobée, où seule l’abside orientale est un peu plus profonde de deux travées (fig. 55). Ainsi, le sanctuaire initial et les traditions antiques qui s’y rattachent demeurent intouchés39. Les commanditaires du chantier chartrain firent un choix qui certes diffère, mais qui rejoint celui que feraient leurs confrères germaniques. La nouvelle cathédrale va tenter de conjuguer l’élévation d’une église mariale pyramidale à la conservation optimum des vestiges vénérables du passé. Ici, c’est aussi la sainte Tunique, mais cette fois de la Vierge, que l’on vénère, ainsi que la statue de la Virginis Pariturae. La reconstruction de la cathédrale devra donc s’inscrire strictement en longueur dans les 130 m de l’église précédente, sans les déborder, ni vers l’est, puisqu’on élèvera le nouveau chevet sur la crypte primitive, ni vers l’ouest, puisque le massif du xiie siècle avec ses tours est conservé. Dans ce programme, l’insertion du transept allait être déterminante, car il semble que la précédente cathédrale n’en était pas pourvue. Or, cet immense transept de trois vaisseaux est implanté à peu près au milieu du plan. John James s’est beaucoup interrogé sur l’originalité de ce plan40. Retenons sa remarque : le centre du labyrinthe et celui du grand autel sont équidistants du centre de la croisée, soit 120,50 pieds romains (fig. 56). L’extraordinaire développement de ce transept permet à la cathédrale de se rapprocher du plan centré, ce qu’accentue la multiplicité des tours. Nul doute que l’achèvement de ces superstructures aurait rendu bien plus manifeste cette perception du plan centré qui définit toute la cathédrale, en soulignant en même temps son caractère marial. La cathédrale beauceronne a bien pu contribuer à la diffusion de solutions techniques d’avenir : élévation à trois niveaux, abandon des tribunes et du sexpartisme des voûtes, adoption de la pile cantonnée ; mais elle demeure dans l’esprit de ses concepteurs une église à part : un sanctuaire destiné aux pèlerins, avant, si ce n’est davantage qu’une église épiscopale parmi d’autres dans la province de Sens.
16À Meaux, cathédrale de plus modeste dimension, mais à l’histoire architecturale compliquée, on ne paraît pas a priori avoir cherché à suivre un modèle sénonais. On y rencontre la personnalité de Gautier de Varinfroy, concerné par un contrat de 1253, qui limite expressément sa présence sur le chantier d’Évreux, puis on le sait encore présent à Meaux en 1266. Outre Évreux et Meaux, Peter Kurmann et D. von Winterfeld, lui ont attribué, à partir de considérations stylistiques, un rôle dans la reconstruction des parties hautes du chevet de Saint-Père de Chartres, ainsi que dans le chantier de la cathédrale de Sens après l’accident de 126841. Cependant, Yves Gallet a, dans sa thèse, sensiblement redéfini le rôle de Gautier à Évreux, réduisant son action au niveau de la nef, mais n’hésitant pas en revanche à lui reconnaitre la paternité du projet du nouveau chevet, et même la direction de la construction d’une grande partie de l’enveloppe extérieure du déambulatoire42. Le rôle – éventuel – de Gautier à Sens, et celui qu’il joua certainement à Meaux, et que l’on a pu définir comme celui d’un “Denkmalpfleger”, illustre bien selon nous la différence de statut existante entre ces deux édifices. Certes, la situation pouvait paraître également critique : à Sens, la cathédrale venait de connaître un écroulement partiel catastrophique de son massif occidental, le plus important qui soit, destiné à rivaliser avec sa voisine parisienne, alors qu’à Meaux, le chevet pourtant vieux de seulement un demi-siècle menaçait ruine. On perçoit certainement ici la place beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine habituellement des commanditaires. S’il n’était pas question de reconstruire “à l’identique” – notion inconnue à l’époque –, il était sans doute tout autant exclu de se mettre “au goût du jour” en copiant la nouvelle façade parisienne, car la référence dionysienne devait être maintenue. Par contre, à Meaux, les éléments à conserver – qui ne l’étaient sans doute pas par économie ! – étaient plus limités et surtout moins contraignants par rapport au nouveau programme architectural à créer.
17Si la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Troyes a donné lieu à discussion, c’est principalement à propos de l’édifice entrepris au tout début du xiiie siècle. En 1960, Robert Branner croyait pouvoir dater l’ouverture du chantier en 1208, ce qui l’aurait mise en relation avec les reliques rapportées par les croisés quatre ans plus tôt43. En effet, l’évêque de Troyes, Garnier de Trainel avait été l’aumônier de la quatrième croisade. Norbert Bongartz recula cette date à 1200, et même 1199 selon Sylvie Balcon, avec l’ouverture d’une deuxième campagne en 121044. Elisabeth Carson-Pastan conclut ensuite à la même datation à partir de son analyse de la vitrerie et du décor sculpté45. De toute manière, le premier chevet de Troyes est très champenois et n’a rien de sénonais. C’est l’ouragan de 1228 qui paraît avoir anéanti en grande partie ses structures hautes, et qui entraina une nouvelle campagne de travaux, avancée par certains (Branner) jusqu’en 1240, ou reculée en 1235 (Balcon), et qui apparaît fortement inspirée par le nouveau vaisseau de Saint-Denis que l’on attribue à Pierre de Montreuil. L’usage du métal dans ces deux édifices, sous la forme d’agrafes et de tirants de fer ou de jointoiements au plomb, allait se diffuser dans l’architecture rayonnante à partir de 1245-1250, notamment dans les édifices à triforium ajouré. Sans nier le rôle purement mécanique qu’ont pu jouer ces matériaux, on a récemment tenté de mettre en lumière leur fonction symbolique ou mémorielle46. Au-delà de l’incertitude sur la datation, et de la priorité éventuelle de Troyes sur Saint-Denis qu’elle pourrait entrainer, ce sont les motivations avancées par certains auteurs qui sont intéressantes. L’évêque Hervé, au début du xiiie siècle, en opposition avec la comtesse Blanche, serait à l’origine des effigies épiscopales sous dais qui flanquent huit des piles du rond-point47. L’évêché de Troyes était le seul de la province de Sens à ne pas appartenir au roi, jusqu’à ce qu’en 1223, l’évêque Robert fasse allégeance à l’archevêque de Sens, lui-même ferme soutien du roi de France. Son successeur, Nicolas de Brie, en viendra à passer une alliance étroite avec Louis IX. On n’a pas craint d’en conclure que l’introduction du nouveau style pouvait avoir eu dans ce cas une dimension politique48. Ce serait selon nous se livrer, dix ans avant le cas de la cathédrale de Narbonne, à une surinterprétation du message architectural.
18De sa crypte du xie siècle, la cathédrale Saint-Étienne d’Auxerre hérite d’un plan qui sera en grande partie repris à Sens, avec une unique chapelle axiale de plan quadrangulaire. On a beaucoup rapproché cette cathédrale de celle de Nevers. L’ordonnance intérieure de celle-ci, même si elle est d’aspect plus trapu, se réfère clairement à Auxerre. À partir de là, l’érudition anglo-saxonne a spéculé sur la formation des maîtres d’œuvre des deux édifices. Pour Robert Branner, si celui de Nevers n’a pas travaillé à Auxerre, on ne peut dire s’il a œuvré avant 1235 ailleurs qu’à Sens ; et il est possible pour Dieter Kimpel qu’il ait été un membre de la loge de Sens, plus jeune que celui d’Auxerre49. La cathédrale d’Auxerre partage beaucoup avec sa métropole, quant à son plan d’abord : outre le chevet, on remarquera que l’énorme massif occidental mis en chantier dès le milieu du xiiie siècle déborde de toute part la nef – initialement prévue sans chapelles entre les contreforts – qui allait venir s’y greffer50, conférant à cette église le même plan en “tau retourné” qu’évoque Alain Villes à propos de Sens. Dans la cité archiépiscopale elle-même, le chevet de l’abbaye victorine Saint-Jean apporte le maillon qui permet de situer dans une étroite dépendance ces deux chantiers cathédraux (fig. 57). Si la partie supérieure du mur d’enveloppe du déambulatoire de l’abbatiale, avec ses triplets fortement hiérarchisés, le passage mural, le mur dédoublé et les minces colonnettes en délit, ainsi que le plan polygonal de l’enveloppe, annoncent Auxerre, le niveau inférieur, tapissé d’arcades, est lui emprunté à la métropole voisine (fig. 58).
19Plus excentrée dans la province, à laquelle elle ne fut rattachée que tardivement ainsi que nous l’avons dit, la cathédrale de Nevers est habituellement étudiée en même temps que celle d’Auxerre. On sait que Saint-Cyr a conservé un chevet roman à l’ouest, ainsi qu’un transept occidental transformé à l’époque gothique. Libres de leur plan vers l’est, les constructeurs ont élevé un chevet à chapelles rayonnantes en remplacement d’un baptistère et d’une petite église sud, qui ont été retrouvés lors des fouilles effectuées après la Seconde Guerre Mondiale, ainsi qu’en 1989-1991. D’un point de vue chronologique, la reconstruction paraît avoir été envisagée après l’incendie de 1211, mais mise en œuvre plus vraisemblablement après celui de 1228. En 1308 un autre incendie atteignit le nouveau chevet, qui dut être reconstruit dans ses parties hautes. La cathédrale fut consacrée en 133151. Il en résulte un vaisseau trop méconnu, quoique de grande qualité et qui affiche des traits nettement bourguignons. Les emprunts sont multiples, comme si la “petite” suffragante voulait se rattacher à de grands chantiers. Les atlantes – ou cariatides – à la base des colonnettes du triforium sont célèbres (fig. 59b). On les rapproche de ceux du triforium du collatéral de la nef de Bourges, tout comme les piles orientales de l’ancienne croisée de Nevers, très berruyères de structure elles aussi. Mais il est certain que l’atelier de la nef a connu le chantier de la tour nord de Sens, et de ses trois galeries superposées : on y retrouve les atlantes portant les colonnettes de l’arcature (fig. 59a), ainsi qu’un profil arrondi des tailloirs de certains chapiteaux. La corniche arrondie de la tour a pu inspirer encore plus nettement certains tailloirs ronds très saillants de la Madeleine de Troyes ou du déambulatoire de Clamecy.
20La dernière étape du chantier de Nevers – la reconstruction des parties hautes du chevet – affirme quoique tardivement son attachement à la province sénonaise par un choix de remplages bien particuliers, marqués par la division tripartite et surmontée de très amples trilobes. En particulier, les gros trilobes inscrits dans des cercles non fermés sont empruntés aux baies hautes du chevet de Sens52. D’autres fenêtres de Nevers montrent des compositions très proches de celles de la chapelle Notre-Dame qui, à Sens, jouxte le bras sud (1295-1341).
21Les fenêtres hautes de la nef niveroise arborent une extrême simplicité de graphisme. On a parlé d’“œil en losange”. En fait, le sommet de la baie n’accueille aucune nouvelle forme au-dessus des deux lancettes en tiers-point ; un dessin “sobre”, que l’on retrouve à Mussy-sur-Seine par exemple. Ces parties hautes de la nef de Nevers se trouvent largement reproduites à Auxonne, y compris, selon un autre dessin, l’extrême simplicité du tracé des fenêtres.
22Une huitième cathédrale a, dans la province de Sens, entrepris tardivement sa reconstruction, selon un programme architectural particulièrement ample : c’est celle d’Orléans. À la suite d’un effondrement survenu en 1278, la reconstruction débuta en 1287. On peut tout d’abord être légitimement frappé par la ressemblance qu’offre le projet gothique orléanais avec celui – non mené à son terme – de Compostelle (fig. 60a et b). Les édifices précédents – la basilique de Galice ayant été entreprise en 1078 – n’étaient pas sans montrer de fortes parentés de plan, avec leur transept très débordant et leur massif occidental à deux tours. Le nouveau chevet gothique se greffe à l’est du précédent, qu’il déborde de toute part. Même si le développement du rond-point (type 9/18 contre seulement 7/12 irrégulier) est beaucoup plus important à Orléans, la présence de portes latérales dans l’avant-dernière travée droite constituait un autre point de rapprochement.
23On sait que la cathédrale orléanaise a été presque totalement détruite en 1568, et que sa longue reconstruction s’est ensuite étendue de 1601 à 1829. Il ne subsiste de l’édifice antiérieur au désastre du xvie siècle que la couronne des chapelles rayonnantes, prolongée vers l’ouest par les murs des collatéraux du chœur, ainsi que deux travées de la nef, datant, elles, du xvie siècle. C’est à partir de celles-ci que le maître d’œuvre du Grand Siècle allait restituer les parties hautes du chœur, dont on peut penser que les originaux disparus des xiii et xive siècles s’éloignaient peu. Alain Villes et Peter Kurmann se sont récemment penchés sur cet édifice complexe53. Il en ressort que Sainte-Croix renchérit bien sur les cathédrales antérieures. Cependant, la compétition est maintenant moins en élévation – ses voûtes ne s’élèvent qu’à 31, 75 m – qu’en plan. Celui-ci atteint un développement inusité par ses cinq nefs étendues à tout l’édifice, ainsi que par son rond-point à neuf chapelles rayonnantes. D’autre part, la structure renonce au caractère de “cage de verre” à supports minces en vogue depuis Saint-Denis, en réintroduisant une certaine muralité “à contre-courant” de l’évolution précédente du gothique rayonnant, selon Alain Villes. De son côté, Peter Kurmann a insisté sur le rapprochement avec Cologne : “C’est moins pour ses détails formels que pour son canevas général, que la cathédrale d’Orléans se rapproche de celle de Cologne”54. Au sein de la province de Sens, c’est cependant sur Chartres qu’Orléans renchérit surtout. La largeur du vaisseau chartrain avait permis un rond-point très développé ouvrant sur sept chapelles rayonnantes, très inégales en profondeur il est vrai. Orléans passe à neuf : chiffre qui ne sera jamais dépassé. Le transept, dans la mesure où l’œuvre du xviie siècle est restée conforme au projet médiéval, est lui aussi très chartrain. Surtout, le plan centré s’exprime, comme à Chartres, par la position médiane de la croisée, le chevet étant approximativement aussi long que la nef. Mais là encore, les doubles collatéraux étendus à toute cette nef viennent renchérir aussi bien sur Chartres que sur Reims. Tout récemment, d’intéressants rapprochements ont été mis en lumière entre le chantier d’Orléans et celui de Bourges, ainsi qu’avec celui de Bordeaux55.
24Dans la province de quatrième Lyonnaise, les relations entre la cathédrale archiépiscopale et ses suffragantes paraissent ainsi dominées par deux faits majeurs : la précocité du chantier métropolitain, qui devance la reconstruction de toutes les autres cathédrales, mais aussi par l’irréductible rivalité entre Sens et Paris, qui s’étend sur des décennies, pour ne pas dire sur des siècles.
Notes de bas de page
1 Lhoste 1993.
2 Chédeville 1973, 509.
3 Tabbagh 2017.
4 Villes 2017d, 31 ; Martin 2017, 19.
5 Un phénomène semblable a pu être constaté à Meaux : cf. Desbordes 1969, 32.
6 Picard 1995.
7 Lambert 1997, 240.
8 Boutier 1978.
9 Willesme 1985.
10 Louis Duchesne la datait de l’abbatiat de Gerbert, mais Augustin Fliche lui préférait une datation plus haute : vers 1006-1010.
11 Bozoky 2015, 51.
12 Gillon 2019, 36.
13 Actes 17, 34.
14 Bozoky 2015, 56.
15 Gillon 2019, 38.
16 Tabbagh 2011, 25-37.
17 Chatain 2011.
18 Henriet 1982.
19 Recht 1999, 219.
20 Martin 2017.
21 Cité d’après Henriet 1982, 93-94.
22 Plagnieux 2017.
23 Klein 1999, 23.
24 Schurr 2017, 93 et 96-97.
25 Sandron & Tallon 2013, 24-35.
26 Il faut d’ailleurs noter que les commanditaires de la cathédrale parisienne ne paraissent pas avoir spécialement cherché à “dépasser” leur métropole. C’est beaucoup plus par rapport à Saint-Germain-des-Prés qu’ils réagissent, leur cathédrale ayant été mise en chantier quelques semaines seulement après la consécration du chœur de l’abbatiale par Alexandre III, en 1163, cérémonie à l’occasion de laquelle l’évêque Maurice de Sully eut à subir un affront. Cf. Sandron 2017a, 111.
27 Villes 2006, 39.
28 Villes 2017a, 203-207.
29 Il faut se rappeler que la façade de Saint-Denis a été très retouchée au xixe siècle. Pour une bonne connaissance de l’état ancien, voir Fromigé 1960, 79-87.
30 Villes 2006, 23.
31 Villes 2006, 25.
32 La cathédrale de Paris n’avait pas encore connu le remaniement de sa grande toiture qui, après 1225, se traduira là aussi par une surélévation du grand comble. Cf. Sandron & Tallon 2013, 87-88.
33 La mesure de cent pieds était chargée d’une valeur symbolique. Ainsi, c’est aussi la longueur de l’immense chevet plat de la cathédrale de Poitiers, et on sait qu’en architecture militaire, la hauteur de cent pieds était recherchée pour un donjon. Cf. Gardelles 1972, 63-64. La largeur, gigantesque pour l’époque, de la façade de la cathédrale de Sens invite à se demander si on n’a pas cherché à atteindre la longueur symbolique de 144 pieds, afin de répondre à Saint-Denis.
34 Villes 2006, 33.
35 Bony 1947, et Kimpel & Suckale 1990, 170-175.
36 Villes 2017a, 201-202.
37 Alain Villes a particulièrement étudié cette évolution : Villes 2006, 39-48, et Villes 2017a, 205-207 et 221-222.
38 Krautheimer 1993, 50.
39 Je remercie ici Yves Gallet, qui a attiré mon attention sur le parti adopté à Trèves.
40 James 1977-1982, t. 2, 190-194.
41 Kurmann & Winterfeld 1977.
42 Gallet 2014, 265-268.
43 Branner 1960a.
44 Bongartz 1979.
45 Carson-Pastan 1994.
46 L’Héritier & Timbert 2015, 167-175.
47 Refaites au xixe siècle après leur destruction pendant la Révolution.
48 Kimpel & Suckale 1990, 348.
49 Branner 1960b, 69 ; et Kimpel & Suckale 1990, 322.
50 Hansen 2011, 127-129.
51 Sur la cathédrale de Nevers, voir Anfray 1964 ; Branner 1960b, 68-71 et 157-160 ; Kimpel & Suckale 1990, 321-324 ; Beaulieu & Baron 1966 et Sapin 1995, 89-93.
52 Villes 2017a, 200-201 et 228-231.
53 Villes 2017d et Kurmann 2017.
54 Kurmann 2017, 88.
55 Gallet 2017d et Schlicht 2017, 85-90.
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