Un peu de géographie ecclésiastique
p. 41-59
Texte intégral
1Regardée jusqu’à une date assez récente comme un véritable décalque de la carte des cités de la Gaule romaine, la carte des diocèses dans l’ancienne France a dû être profondément reconsidérée dans son lien avec l’Antiquité. Alors qu’on pouvait encore écrire, il y a une quinzaine d’années que “Cette organisation territoriale née au ive siècle a perduré pour une bonne part plus de mille trois cent ans, fixant un cadre en certains endroits plus pérenne que bien des bouleversements culturels, sociaux et même éthniques : c’est un des rares héritages directs que nous avons des Romains. On voyait ainsi encore à la veille de la Révolution, des circonscriptions qui étaient de véritables reliques de l’administration de l’Empire […]”1. La thèse récente de Florian Mazel, notamment, a introduit le doute. Dans le 3e chapitre, il développe ses craintes d’un “usage immodéré de la méthode régressive” qui aurait trop facilement assis l’idée d’une continuité territoriale immuable de la cité antique au diocèse médiéval2.
2Malgré les précautions qu’il faut donc prendre, la carte ecclésiastique de l’ancienne France a toujours allégué sa haute antiquité.
L’empreinte de la Gaule romaine
3C’est après la défaite définitive de Carthage, au début du second siècle a.C., que les Romains vont étendre leurs visées sur la partie méridionale de la Gaule, dont l’importance stratégique est pour eux évidente. Il s’ensuit, après 125 a.C., la conquête de la Provence, suivie de sa pacification par Domitius que symbolise la fondation de Narbonne en 118. Le reste de la Gaule allait attendre la conquête de César, entre 58 et 50, pour entrer dans l’orbite de Rome et y demeurer jusqu’au ve s. p.C. C’est Auguste qui allait donner à cette Gaule nouvellement conquise ses bases administratives, en y organisant, outre la Narbonnaise (la Provence et le Languedoc), trois nouvelles provinces : l’Aquitaine, la Celtique et la Belgique, toutes provinces impériales, c’est-à-dire soumises directement au prince, alors que la Narbonnaise, supposée pacifiée et exempte de troupes, relevait du Sénat. À Lyon, fondée en 43 a.C., l’agglomération fédérale de Condat, fondée en 12 p.C., allait abriter l’autel de Rome et d’Auguste, siège des assises religieuses des cités gauloises.
4Conséquence des invasions barbares, l’anarchie militaire fragilise dangereusement le pouvoir impérial en multipliant les usurpateurs. Pour y remédier, un Illyrien, l’empereur Dioclétien instaure à partir de 286 le régime de la Tétrarchie. Deux augustes et deux césars se partagent le pouvoir, avec une spécialisation géographique que permet la résidence des princes aux quatre coins de l’Empire, sans que soit pour autant rompue l’unité de celui-ci.
5Comme tout l’Empire romain, les provinces de la Gaule vont être réorganisées à la fin du iiie siècle. La Belgique est partagée en une province plus orientale, avec Trèves pour capitale, et une autre plus vaste qui dépend de Reims. La Lyonnaise est d’abord partagée en deux sous Dioclétien, avec Lyon et Rouen pour capitales ; puis, à une date difficile à préciser mais qui doit se situer entre 364 et 369, en quatre avec l’érection de Tours et de Sens à la tête des 3e et 4e Lyonnaises. Pareillement, l’Aquitaine est partagée : la partie orientale formant l‘Aquitaine première, avec Bourges pour capitale, et la partie occidentale avec Bordeaux. Si la Novempopulanie reste inchangée, la Narbonnaise est aussi scindée, et Aix devient capitale. Toutes ces provinces relèvent de la préfecture du prétoire des Gaules – dont le siège est d’abord à Trèves – et qui se partage en quatre diocèses civils relevant chacun d’un vicaire. Outre ceux de Bretagne et d’Espagne, on trouve désormais le diocèse des Gaules, regroupant les deux Germanies, les deux Belgiques, ainsi que les quatre Lyonnaises, et celui de Viennoise, ou “des Sept provinces” : la Viennoise, les deux Narbonnaises, les deux Aquitaines, la Novempopulanie et les Alpes maritimes3.
6Au ve siècle, les invasions barbares allaient porter atteinte à l’existence de bien des cités. De plus, les royaumes qui en émergèrent ne coïncidèrent que rarement avec les anciennes provinces de l’Empire. Celles-ci survécurent cependant comme cadre de l’organisation ecclésiastique4.
7La Notitia Galliarum est notre source principale pour toute cette période. Constituée de la liste des 17 provinces, dans lesquelles se répartissent 115 civitates, 7 castra et un portus, elle paraît avoir été dressée par l’administration à l’extrême fin du ive siècle ou au début du ve, avec une finalité civile, ainsi que l’a jadis montré Louis Duchesne. Elle sera ensuite utilisée par l’administration ecclésiastique, qui y introduira de nombreuses modifications. Ce document permet déjà de dresser une carte des évêchés des Gaules au Haut Moyen Âge, ainsi que de connaître leur répartition en provinces (fig. 15). Cependant, d’assez nombreux changements allaient encore l’affecter, mais on peut constater que ceux-ci concerneront surtout les régions périphériques : le cœur des vastes diocèses du centre de la Gaule ne connaitra plus guère de changement avant le xive siècle. Une seule région subira en fait une évolution importante, dont ne rend absolument pas compte la Notitia : il s’agit de la Bretagne.
Les progrès de la territorialisation : de l’Urbs à l’Orbis
8Les invasions marquèrent profondément l’existence des cités de la Gaule, de façon encore épisodique à partir du milieu du iiie siècle, mais qui devient permanente au ve siècle (fig. 16). Deux villes jouent le rôle de capitale : Trèves et Bordeaux, auxquelles il faut ajouter Arles au ve siècle. Trèves est capitale impériale et lieu de résidence du préfet du prétoire des Gaules. Son vicaire, chargé de la surveillance des Sept provinces, siège à Bordeaux, puis à Vienne. Mais quand la préfecture du prétoire sera transférée à Arles, sans doute en 408, cet équilibre se trouvera rompu. Le conflit rejaillit au plan ecclésiastique par la rivalité des évêques de Vienne et d’Arles, qui aboutit au partage en deux de la province, et qui sera à l’origine de la revendication de la primatie d’Arles ainsi que nous le verrons. Ce qu’il convient de noter, c’est que cette montée en puissance d’une nouvelle capitale s’accompagne de la constitution de la légende de l’apostolicité de son siège épiscopal : Trophime devient un envoyer de Pierre.
9Avec les invasions, la carte politique de la Gaule se brouille. Les rois visigoths siègent d’abord à Toulouse, avant d’émigrer à Narbonne au ve siècle, puis à Barcelone et Tolède plus tard encore. Les souverains élisent domicile dans des cités qui furent loin d’avoir été toutes des capitales provinciales. La lente émergence de Paris demandera encore plusieurs siècles. Cependant, la stabilisation de la carte religieuse s’affirme, et la plupart des cités mentionnées dans la Notitia deviendront et demeureront des sièges épiscopaux. Cette permanence se donne à partir de la seconde moitié du viiie siècle de nouveaux fondements par le développement des légendes apostoliques qui prétendent faire remonter au premier siècle l’époque de la première évangélisation.
10Parmi les bouleversements provoqués par les invasions, deux méritent une place spéciale par l’ampleur et la durée. Le délabrement du réseau de la Novempopulanie fit qu’à la fin du viie siècle, la plupart de ses cités perdirent pour longtemps leur siège épiscopal. Ce phénomène a été étudié par Michel Rouche5. L’autre exemple est bien sûr celui de la Bretagne dont nous reparlerons. Mais globalement, c’est la stabilité qui prévaut à la fin du ixe siècle. En effet, malgré le catastrophisme des récits contemporains, on constate un relèvement rapide des cités ravagées par les invasions normandes.
11C’est à cette époque que se produit une autre évolution : la restructuration du réseau des provinces ecclésiastiques s’accompagne maintenant d’une véritable autorité des métropolitains sur leurs suffragants, que l’octroi du pallium symbolise. En effet, aux siècles précédents, la fonction d’archevêque était peu à peu tombée en désuétude, et cette restauration de l’autorité métropolitaine allait devenir un des aspects essentiels de la réforme de l’Église franque. Elle est pratiquement achevée à la fin du règne de Charlemagne, et sous Louis le Pieux, l’archevêque devient dans sa province un missus permanent de l’empereur. L’archevêque Hincmar de Reims est l’incarnation même de cette toute puissance qui réclamait sans cesse pour elle de nouvelles attributions. Elle suscite par ses excès une réaction outrée dans les Fausses décrétâtes, qui revendiquent l’instauration d’une primatie des Gaules capable de s’imposer aux trop puissants archevêques.
12Le Provinciale Romanae ecclesiae – ou Provinciale Romanum – est un recueil qui dresse la liste des évêchés de la chrétienté en les regroupant par provinces ecclésiastiques (fig. 15). Utilisé par la chancellerie apostolique, en particulier pour connaître de quel métropolitain relevait un évêché, il est attesté à partir du xiie siècle. Sa composition reflète bien les prétentions universalistes qui sont celles du Saint-Siège depuis la réforme grégorienne. Comme l’a écrit Fabrice Delivré, “il sanctionne dans le paysage des sources, la profonde mutation de l’âge grégorien qui conduit la papauré de l’urbs à l’orbis”6.
13Évidemment, le Provinciale est largement tributaire de la Notitia Galliarum, mais il l’oriente dans une direction différente. Au début du xiiie siècle, Gervais de Tilbury fera, dans ses Otia imperialia, usage du Provinciale, en mettant sa géographie au service d’une nouvelle configuration du monde chrétien, qui s’écarte désormais du modèle transmis par la Notitia, ainsi que nous l’avons dit plus haut, prétendant en cela s’être conformé à l’usage de l’Église romaine, qui s’éloigne de plus en plus nettement du modèle tardo-antique que représentait la Notitia. L’Orbis christianus de la papauté, qui s’affirme à la charnière des xii et xiiie siècles, est ici pleinement en phase avec l’affirmation des territoires.
14Ainsi que l’ont remarqué Michel Lauwers et Laurent Ripart, à partir du xie siècle, diplômes pontificaux et bulles récrivent les contours des diocèses de manière bien plus précise qu’auparavant. La multiplication des conflits de limites et de juridiction entre diocèses, paroisses et établissements religieux, constatée aux xii et xiiie siècles, montre l’achèvement du processus de territorialisation7. L’Église pousse à l’apparition de territoires qui lui soient propres : n’appartenant à personne, sinon à Dieu, ils relèvent de la compétence exclusive des clercs. Aussi, les papes réformateurs – Grégoire VII en particulier – affirment leur droit à créer, modifier ou supprimer les diocèses ou les provinces ecclésiastiques8. Il faudrait évoquer ici le chapitre 4 de la thèse de Florian Mazel, qui s’attache à montrer que le temps de rupture que constituent les xii-xiiie siècles, fut bien celui de la territorialisation effective, avec la mise en œuvre des diocèses dans leur acception actuelle9. Une autre circonstance est venue renforcer l’emprise de la papauté sur l’Église de France au cours du xiie siècle : le refuge dans le royaume capétien qu’imposait l’impossibilité de résider à Rome. Les papes y tinrent des conciles locaux, tels ceux de Reims de 1119, 1131 et 1148. Mais privés des ressources de l’État pontifical, ils durent développer une fiscalité nouvelle qui mettait à contribution les Églises locales.
Particularités des provinces ecclésiastiques dans le royaume de France
La province de Reims
15Ce vaste ensemble allait de la Champagne humide à la Manche et à la mer du Nord, jusqu’à l’embouchure de l’Escaut10. Elle provient de la scission en 291/292 de l’ancienne Belgique romaine qui a donné naissance à deux provinces : une Belgique première, avec Trèves pour capitale, et une Belgique seconde avec Reims. À la fin du ive siècle, la Notitia Galliarum y recensait douze cités : outre Reims, c’était, dans l’ordre, celles de Soissons, Châlons, Vermand, Arras, Cambrai, Tournai, Senlis, Beauvais, Amiens, Thérouanne et Boulogne. Par rapport au Haut Empire, on remarque donc l’apparition de Châlons et de Boulogne. À partir de 407, les invasions ont contribué à faire perdre son unité à cette province, la partageant entre plusieurs royaumes barbares. Dans la seconde moitié du ve siècle, les Francs prennent le contrôle de l’ensemble de son territoire, Clovis en achevant la conquête en 486 par la réduction de Soissons, la cité la mieux romanisée. Dès lors, la Belgique seconde devient le cœur du royaume franc, Reims et Soissons jouant le rôle de résidences royales. Mais cette belle unité ne dure pas, et les pratiques successorales des Mérovingiens partagent le territoire en plusieurs royaumes, dont les frontières mouvantes contribuent parfois à la création de nouvelles cités : c’est le cas pour Laon, qui n’apparaît qu’au vie siècle.
16Si on met à part les récits hagiographiques plus ou moins légendaires dont se dotèrent ces Églises, et sur lesquels nous aurons à revenir, le christianisme n’y laisse guère de trace avant le début du ive siècle, c’est-à-dire quand un évêque de Reims est présent au concile d’Arles de 314. Suivront rapidement l’apparition d’un évêque à Amiens et d’un autre à Soissons, ainsi que d’un troisième – Superior – qui ne paraît pas avoir eu de territoire fixe. Les conciles des v et vie siècles voient apparaître successivement l’existence d’évêques à Châlons (461), puis à Senlis et à Vermand (511) ainsi qu’à Tournai et Laon (549). Quant à Cambrai, l’existence d’un évêque n’y est attestée qu’au vie siècle, et c’est seulement au siècle suivant que seront mentionnés ceux de Beauvais et de Thérouanne. Au vi ou viie siècle, le siège de Vermand/Saint-Quentin sera transféré à Noyon.
17Au final, le nombre des sièges épiscopaux se trouve être en retrait par rapport à celui des cités. Ainsi Boulogne (Bononiensium) n’a pas été érigé en évêché et reste inclus dans le territoire de Thérouanne. Bien qu’au sein de la Belgique seconde, Reims ait toujours joué le rôle de capitale, il semble bien que saint Rémi ait été le premier évêque à prétendre jouer le rôle de métropolitain vis-à-vis des autres
La province de Lyon
18D’après la Notitia, la province lyonnaise ne regroupe guère que trois cités – les civitates Lugdunensium, Aeduorum et Lingonum – et deux castra : Cabilonense et Matisconense. On remarque le fort étirement de cette province, dont la capitale, Lyon, est située dans la partie la plus méridionale.
19Le christianisme s’est implanté à Lyon très tôt, révélé par les martyrs de 177 : la lettre qui en atteste nous apprend l’existence d’une communauté sous la responsabilité de l’évêque Pothin. Pour les autres sièges, l’existence d’un évêque n’est attestée que de façon beaucoup plus tardive : 314 pour Autun, 346 pour Langres, et même 538 pour Mâcon. La cohérence de la province, née du démembrement de la Lyonnaise augustéenne, parait avoir été faible. Si le rang métropolitain de Lyon ne saurait être mis en doute, jamais l’évêque n’apparait entouré de ses seuls suffragants11. Lyon est ensuite la première capitale du royaume burgonde et, après le partage du royaume de Clovis en 534, elle n’est plus que le chef-lieu d’un vaste pagus.
20Autun – Augustodunum – qui occupe toujours la place de premier suffragant, paraît avoir été la plus ancienne communauté fondée par la prédication lyonnaise. Elle voit se détacher de son territoire Auxerre, avant 300, puis peu après, peut-être Nevers et les Amognes, ainsi qu’un siècle plus tard, Chalon et Mâcon. Nevers et Amognes relèveront finalement de la quatrième Lyonnaise.
21Le troisième siège est celui de Langres, dont la cité est au croisement d’importantes voies romaines. Mais après qu’elle ait été dévastée au ive siècle, ses évêques se réfugient pour longtemps dans le castrum de Dijon, sans abandonner toutefois Langres qui conserve le titre de civitas et où ils se réinstallent entre le vie et le ixe siècle. Au ixe siècle, la cathédrale était déjà dédiée à saint Mamès.
22Les deux autres cités – Chalon et Mâcon – figurent dans la Notitia comme de simples castra : castrum Cabilonense d’abord est un grand pont sur la Saône. Ses fondateurs légendaires seraient venus de Lyon, mais le premier évêque surement attesté est Donatianus en 346. Mâcon – castrum Matisconense – diocèse lui aussi démembré d’Autun, doit probablement son origine à un changement de frontière entre les royaumes mérovingiens après la disparition de l’état burgonde au vie siècle. La cathédrale recevra de Childebert des reliques de saint Vincent de Saragosse. Le Mâconnais, comté héréditaire, sera acquis en 1239 par Louis IX, mais ne sera définitivement réuni à la couronne qu’en 1477.
La province de Rouen
23Après le partage sous Dioclétien de l’immense Lyonnaise du Haut Empire, la Normandie se retrouve dans la seconde Lyonnaise, qui a Rouen pour capitale. Le nouveau partage de 364/369 en sépare les cités ligériennes ainsi que l’Armorique, qui formeront la troisième Lyonnaise. La Notitia Galliarum nous apprend qu’au début du ve siècle, Lillebonne et Vieux avaient perdu leur rang de chef-lieu de cité. La province compte désormais sept cités. Le premier siège attesté est celui de Rouen, dont l’évêque Avitianus est présent au concile d’Arles en 314. On ne connait d’évêque à Bayeux que plus tard : entre 350 et 450, ainsi qu’à Avranches, Coutances/Saint-Lô, Évreux et Exmes/Sées. C’est plus tard encore – en 538 – qu’un évêque est enfin attesté à Lisieux. Vieux et Lillebonne, qui perdirent leur rang de cité au Bas Empire, semblent ne jamais avoir eu d’évêque, si ce n’est de façon très éphémère12.
24On doit signaler à l’époque mérovingienne les grands évêques que furent saint Romain et saint Ouen. Au temps de la réforme grégorienne, Grégoire VII accepta que le décret sur l’investiture laïque ne soit pas publié dans les états de Guillaume, tant celui-ci choisissait déjà des clercs idoines. On peut admettre que le christianisme se développa dès la fin du iiie siècle, d’abord dans la région rouennaise, qui eut peut-être un évêque dès cette époque. Bayeux doit l’avoir suivi d’assez près. Mais pour Avranches, les textes ne nous livrent rien avant 511 (l’évêque Nepus est alors présent au concile d’Orléans).
25Évreux, chef-lieu de la civitas Ebroicorum, eut saint Taurin comme premier évêque connu. Saint Landrulphe est crédité de la découverte de son corps à la fin du vie siècle, ainsi que d’avoir fait élever une basilique sur sa tombe.
26Une tradition voudrait que l’antique diocèse d’Exmes – aujourd’hui dans l’Orne – ait été en 538, lors du troisième concile d’Orléans, démembré en deux diocèses : ceux de Lisieux et de Sées. On sait que Litared, évêque d’Uximensis, siégea au concile d’Orléans en 511. Cependant, Exmes a-t-elle été pour autant ville épiscopale à part entière, ou simple résidence des évêques de Sées ? Le premier évêque attesté pour Lisieux – Theudebaudis – est présent aux conciles d’Orléans de 538 et de 549.
La province de Tours
27Cette province résulte elle aussi du partage en quatre de la Lyonnaise du Haut Empire, qui aboutit ici à un ensemble armoricain et ligérien : la troisième Lyonnaise, avec Tours pour métropole. Si la partie ligérienne connut une évolution absolument comparable à celle des autres régions de la Gaule, la péninsule armoricaine constitue une exception et une énigme qui a passionné et divisé les historiens. La Notitia connaît en cette province au début du ve siècle neuf civitates, qui ont comme ailleurs reçu un nom dérivé de celui des anciens peuples gaulois qui les habitaient. On y rencontre celles de Tours, le Mans, Rennes, Angers, Nantes et Vannes, ainsi que celles des Osismes, des Coriosolites et celle des Diablintes. Cette dernière, qui paraît correspondre à peu près au Bas Maine, n’est plus jamais attestée ensuite, et on ne lui connait pas d’évêque. Tout porte à croire qu’elle disparut au cours du ve siècle. Après 469, cette région échappe totalement à la domination de Rome, quand l’émigration bretonne prend de l’ampleur en Armorique, et que l’autorité des souverains francs devient fictive dans la péninsule.
28On connait un premier évêque à Tours en 338, ainsi qu’à Angers et à Nantes avant la fin du ive siècle. Puis les conciles de la seconde moitié du ve siècle révèlent la présence d’évêques au Mans, à Rennes et à Vannes, comme ils commencent à attester de l’existence de la troisième Lyonnaise en tant que province ecclésiastique. On ne sait cependant s’il y eut jamais d’évêque ayant porté le titre des deux cités des Osismes et des Coriosolites. En tout cas, elles allaient éclater en six évêchés entre le vie et le ixe siècle.
29Le rôle des missionnaires venus de l’île de Bretagne, et qui diffusent un christianisme celte, a été ici essentiel. Leur organisation se caractérise par l’existence d’abbayes-évêchés, placées sous l’autorité d’un supérieur qui revendique le caractère épiscopal, et exerce une juridiction d’évêque sur les paroisses rattachées à son monastère. Seul l’évêché de Cornouaille – Aquilo (Locmaria ou Quimper) – paraît avoir existé avant les invasions bretonnes. Ailleurs, les missionnaires d’origine insulaire sont les fondateurs des monastères de Dol, Saint-Brieuc, Alet, Tréguier et Saint-Pol-de-Léon, dont ils demeurent jusqu’au ixe siècle les abbés, exerçant cependant une forme d’autorité épiscopale. Face à cette situation, les métropolitains de Tours demeurèrent longtemps impuissants. Ils ne purent que réitérer lors des conciles provinciaux l’interdiction qu’ils faisaient aux autres évêques de participer à la consécration de ces évêques-abbés jugés dissidents, dont les sièges étaient situés in Armorico13.
La province de Sens
30La Notitia énumère ici sept cités, ce qui excluait encore Nevers qui n’y apparaitra que plus tard. Ayant en son cœur la Francie, cette province n’allait cesser de prendre de l’importance au plan politique durant le Haut Moyen Âge. Quatre cités s’y disputeront non seulement la seconde place – ce sont celles de Chartres, Orléans, Troyes et Paris – mais éventuellement la première, en rivalité directe donc avec la métropole de Sens.
31Le christianisme n’est cependant pas apparu ici de façon spécialement précoce, puisqu’il faut attendre le concile de Sardique en 346 pour que l’on connaisse pour la première fois des évêques à Sens, Orléans et Troyes. Le pseudo concile de Cologne voit également siéger – pour la première fois apparemment – un évêque de Paris, ainsi qu’un autre venu d’Auxerre. La création de ces sièges épiscopaux ne doit pas avoir été bien antérieure. Le premier évêque de Chartres connu par les textes est Valentin, que Sulpice Sévère cite en 395 dans le récit de la Vie de Saint Martin. Au milieu du ve siècle, de fortes personnalités seront créditées d’avoir été l’âme de la résistance face à l’invasion des Huns. C’est bien sûr sainte Geneviève à Paris, mais aussi saint Aignan à Orléans et saint Loup à Troyes. Un peu plus tard, Sidoine Apollinaire devait qualifier l’évêque de Sens de Senoniae caput. Lupus de Troyes sera dénommé évêque des évêques, tandis que la Vie de saint Germain d’Auxerre révèle la haute stature spirituelle de ce prélat, mort en 448.
32Ce n’est qu’au début du vie siècle que des évêques seront attestés sur les deux derniers sièges : ceux de Meaux et de Nevers. À propos de ce dernier, on a prétendu que son territoire avait d’abord relevé d’Auxerre, ou bien encore d’Autun, avant d’en être démembré. Le premier évêque connu, Tauricianus, n’apparaît qu’en 517.
33Pendant un siècle, de 511 à 614, la province est presque constamment divisée entre plusieurs royaumes. Un même diocèse peut à un moment donné relever de deux souverains différents qui auront alors tendance à en réclamer la partition : comme Childebert qui réclame un évêque à Melun pour la partie du diocèse de Sens qui relève de son pouvoir, ou bien Sigebert qui, sur le territoire du diocèse de Chartres, veut installer un évêque à Châteaudun14.
34À partir du milieu du viiie siècle, un intense conflit de préséance divise pour longtemps cette province, rendant caduc l’ordre des cités tel qu’il apparaissait dans la Notitia. En 743, l’évêque Honorat de Sens reçoit le titre de métropolitain, ainsi que ce qui en est le symbole : le pallium. Peu après, son successeur, Vidicaire, est qualifié d’archevêque des Gaules au concile tenu à Rome en 768. C’est alors que Charlemagne allait faire don à la cathédrale de Chartres de la tunique de la Vierge qu’il avait reçue de l’empereur byzantin Constantin V.
La province de Bourges
35Cette province était en étendue la plus vaste du royaume de France. Là encore, c’est lors de la réorganisation administrative de Dioclétien que l’Aquitaine fut divisée en deux entités provinciales. Réunies quelque temps au ive siècle, leur séparation définitive date des environs de 363.
36La Notitia Galliarum y énumère huit cités15. Il faut noter que c’est alors la première fois qu’Albi est mentionnée dans une source. Elle a pu être créée au ive siècle, par démembrement de la civitas Rutenorum (Rodez). D’autre part, il y eut deux déplacements de chefs-lieux : dans la cité des Gabales (Gévaudan) et dans celle des Vellaves (Velay). Le transfert de Javols à Mende doit être antérieur au viiie siècle. Quant à celui de Saint-Paulien à Anicium (le Puy), on connait dans cette dernière cité un évêque à la fin du vie siècle, avant une longue interruption de la liste épiscopale. Si la plupart des évêchés ont du se constituer dans le cours du ive siècle, aucun évêque n’est nominalement attesté avant le début du siècle suivant. L’évêque Tetradius de Bourges signe comme métropolitain au concile d’Agde, en 506.
37Très étendue, avec son siège métropolitain fort excentré au nord, cette province a elle aussi longtemps souffert du morcellement politique de son territoire. Sous le règne d’Euric, les cités tombent sous la domination visigothique et, après la victoire de Clovis de 507, elles passent sous celle des Francs, sauf les plus méridionales – Albi et Rodez – bientôt reprises par les Visigoths avant que les royaumes de Neustrie et d’Austrasie ne se disputent l’ensemble du territoire.
38La réforme grégorienne s’applique comme ailleurs dans cette province, où le légat Hugues de Die excommunie Frotard, l’évêque simoniaque d’Albi qui avait acheté sa nomination au comte.
39C’est en 1095, au synode de Clermont que fut décidée par Urbain II la première croisade, que ce pape alla prêcher également au Puy. C’est d’ailleurs au cours du xie siècle que s’affirme l’originalité de ce dernier évêché qui deviendra un siège épiscopal à part, non seulement dans la province de Bourges, mais encore dans tout le royaume de France. Le sanctuaire marial, dont l’origine reste assez obscure, se développe à ce point qu’au milieu du siècle, Léon IX en parle comme étant le plus illustre de France.
La province de Bordeaux
40Ce que nous venons de dire de celle de Bourges pourrait aussi en grande partie s’appliquer à cette autre province : l’Aquitaine seconde. La capitale en est incertaine, et plusieurs historiens en ont imaginé la localisation successive à Saintes, puis à Poitiers, avant que la Notitia Galliarum ne la situe à Bordeaux. Elle compte six cités, énumérées dans cet ordre : Burdigala (Bordeaux), Agennensium (Agen), Ecolisnensium (Angoulême), Sanctorum (Saintes), Pictavorum (Poitiers) et Petrocorium (Périgueux). La moins étendue, celle d’Angoulême, n’apparaît qu’à l’extrême fin du ive siècle, si bien que l’on admet qu’elle s’est constituée aux dépens de celle de Saintes, ou bien encore de Limoges selon certains auteurs. Autre élément d’incertitude : la disparition de la cité des Boiens, dont le territoire s’étendait sur le pays de Buch, au sud du bassin d’Arcachon, ce qui aurait entrainé son partage entre les évêchés de Bordeaux et de Bazas peut être au ve siècle, alors que cette dernière cité faisait initialement partie de la Novempopulanie16.
41La domination visigothique, la conquête des Francs et le partage entre plusieurs royaumes mérovingiens concernent cette province autant que l’Aquitaine première.
42Aucun évêché ne paraît avoir été érigé avant Constantin. Les premiers évêques dont les noms soient connus de façon sûre, sont Orientalis pour Bordeaux – au concile d’Arles en 314 –, Hilaire à Poitiers, vers 350, Paternus à Périgueux, déposé en 360 pour arianisme, Phébade à Agen et Dynamius à Angoulême, plus tard encore. On constate ensuite dans plusieurs évêchés une très longue interruption de la liste des titulaires à partir de la fin du viie siècle, et cela jusqu’à l’aube du xe dans le cas d’Agen, moins longtemps cependant pour les sièges les plus septentrionaux.
43La réforme grégorienne, couplée avec les rigueurs de la répression anti cathare, a contribué à doter certains évêques d’une autorité politique considérable : ainsi Guillaume de Montbron à Périgueux, puis Raymond de Mareuil qui accueillera saint Bernard dans sa cité épiscopale. C’est aussi Arnaud de Rovinha qui, en récompense pour son engagement dans la croisade, reçoit des privilèges considérables dans sa ville d’Agen ; ou bien l’évêque d’Angoulême dont le domaine féodal devient à la même époque aussi important que celui des comtes.
La province d’Auch
44Ce n’est que vers 310 que la Provincia Novempopulana apparaît, dans le cadre de la réforme de Dioclétien, même s’il est certain que la notion de Novem populani a existé avant la création de la province. En fait, à la fin du ive siècle, celle-ci compte douze cités et non pas neuf. La Notitia les énumère ainsi : Auch, Dax, Lectoure, Comminges, Couzeran, Boatium, Lescar, Aire, Bazas, Tarbes, Oloron et Éauze, cette dernière ayant succédé à Auch à la tête de la province, avant que l’inverse ne se produise beaucoup plus tard. À partir de 414, les raids visigoths allaient la désorganiser pour longtemps, jusqu’à ce qu’elle soit partagée entre les différents royaumes mérovingiens. Le christianisme n’est probablement pas apparu en Novempopulanie avant le ive siècle ; un évêque est mentionné à Éauze en 314, mais aucun autre n’est attesté avant le ve siècle. En 506, au concile d’Agde, onze des douze cités de la province sont représentées par leur évêque ou par son délégué. Il ne manque que celui de Boatium, mais on doute aujourd’hui beaucoup que cette cité soit jamais devenue le siège d’un évêché, son territoire ayant été rattaché à Bordeaux à une date impossible à préciser17.
45Aux vi et viie siècles, les évêques d’Éauze sont reconnus comme métropolitains jusqu’à la disparition du siège. Il faudra cependant attendre 879 pour que l’évêque Aviardus d’Auch arbore à son tour ce titre.
46La cité de Bigorre est curieusement mentionnée ainsi dans la Notitia : Civitas Turba ubi castrum Bogorra, ce qui a conduit à suggérer l’existence de deux agglomérations : Tarbes et Saint-Lézer. Quant à l’évêché de Bayonne, on n’a aucun témoignage de son existence avant le xie siècle18.
47À partir du ive siècle, les légendes relatives à l’origine de ces évêchés et à leurs saints fondateurs se répandent. Elles apparaissent globalement moins audacieuses que celles que l’on peut rencontrer en Aquitaine. À Aire par exemple, le martyre de saint Sever est situé sous Julien l’Apostat. Saint Valier, à Couzeran, n’est pas daté par Grégoire de Tours dans son De gloria confessorum. Saint Hygin – ou Gény – de Lectoure est situé au ive siècle par sa Vita. Et si à Lescar, saint Galactoire est bien vénéré comme un martyr, c’est comme ayant été supplicié par les Visigoths.
La province de Narbonne
48C’est très anciennement que la région située entre Pyrénées et Rhône se trouva être conquise. En 22 a.C, cette province fut confiée au Sénat, avec Narbonne comme résidence du gouverneur.
49Toute la Narbonnaise est passée sous le contrôle de Rome dès le second siècle a.C. Avec Auguste, elle acquiert sa véritable structure provinciale et est confiée au Sénat. Bien sûr, ce vaste ensemble allait à l’époque de la tétrarchie être morcelé en trois provinces : les deux Narbonnaises, avec pour capitales Narbonne et Aix, ainsi que la Viennoise. Seule la première d’entre elles nous retiendra ici. L’acception du terme de Septimanie, employé par Sidoine Apollinaire puis par Grégoire de Tours, ne fait d’ailleurs pas l’unanimité parmi les historiens.
50La Notitia Galliarum y énumère les cités de Narbonne, Toulouse, Béziers, Nîmes et Lodève, auxquelles elle joint le castrum d’Uzès. Mais Carcassonne, pourtant cité depuis le Haut Empire, est souvent omise. Quant à Elne, Agde et Maguelone, elles n’acquerront leur autonomie qu’en devenant évêché au cours du Haut Moyen Âge19. Malgré cette précocité de la romanisation, le christianisme n’apparaît guère dans la région avant le iiie siècle. Toulouse et Narbonne ont leurs saints fondateurs avec Saturnin, tenu pour être un martyr, et Paul, dont la tradition fera plus tard les premiers évêques de ces deux cités. Cependant, seules les listes conciliaires nous apportent quelque certitude : celles des conciles de Béziers et Nîmes au ive siècle, et surtout d’Agde en 506, quoiqu’on puisse présumer que plusieurs cités eurent un évêque bien avant ces dates. L’archéologie montre en outre qu’une bonne partie des élites municipales de Nîmes et Narbonne était christianisée au ive siècle.
51Les périodes visigothique et arabe allaient beaucoup bouleverser les données de départ dans ces régions méridionales. Au ve siècle, les Visigoths se rendent maîtres de la province, Toulouse étant leur capitale, et Narbonne conquise en 462. Mais Clovis arrête Alaric II à la bataille de Vouillé en 507, amorçant le reflux de la présence visigothique dans cette région. Deux siècles plus tard, les Arabes l’ont conquise à l’exception du toulousain, mais devront reculer devant Charles Martel puis Pépin le Bref. C’est alors que la Notitia est utilisée pour établir les métropoles religieuses et déterminer quels sont les suffragants de chacune d’entre elles. On a proposé de voir dans les “Sept provinces” orientales l’origine de la Septimanie, qui de fait s’appliquerait mal à la seule Narbonnaise puisqu’elle n’aura jamais compté sept diocèses20. C’est alors, en 813, que Nébridius, évêque de Narbonne, prit pour la première fois le titre d’archevêque. Cette longue période a aussi fait entrer la Narbonnaise dans la sphère d’influence hispanique. Les saints espagnols Just et Pasteur de Complutum seront les patrons de sa cathédrale, et les sièges de Barcelone, Urgel, Gérone, et même de Vich en 888 seront ses suffragants dans le cadre de la reconquête de la marche d’Espagne. Quand cette situation prendra fin avec le rétablissement de la métropole de Tarragone, Urbain II accordera le titre de primat des deux Narbonnaises à l’archevêque de Narbonne (bulle Potestatem ligandi de 1097).
Les hiérarchies dans et entre les provinces
52Si la stabilité des provinces se révèle bien établie, et correspond à l’héritage modifié de la Gaule romaine, ces circonscriptions ecclésiastiques ne constituent nullement des ensembles indifférenciés21. Une hiérarchie pointilleuse y règle les usages et les préséances parmi les suffragants. La première suffragance est une notion essentielle. Divers privilèges incombent à celui qui la détient, comme d’administrer le diocèse métropolitain en cas de vacance du siège, voire d’en remplacer le prélat en cas d’empêchement, y compris si nécessaire, dans ses fonctions les plus éminemment symboliques. C’est ainsi que le 29 novembre 1226, le siège de Reims se trouvant vacant, c’est l’évêque de Soissons, Jacques de Bazoches qui, en sa qualité de premier suffragant, procède au sacre de Louis IX. Cette hiérarchisation ne s’arrête pas à la première suffragance, et elle indique à chacun le rang qu’il doit occuper. Ce rang, qui donne parfois lieu à des contestations vigoureuses, remonte souvent à l’Antiquité : l’ordre des cités énumérées dans la Notitia Galliarum, reflétait l’ancienneté de l’évangélisation qu’appuyaient des légendes de plus en plus hardies, qui revenaient à conférer une origine quasi-apostolique à bien des cités22. Déroger à l’étiquette est presque mission impossible, quoique les tentatives ne manquèrent pas. La carte des diocèses de France apparaît donc figée jusqu’à l’érection de celui de Pamiers en 1295, qui prélude aux nombreuses créations de Jean XXII en 1317 – seize en tout –, ainsi qu’à l’érection de Toulouse en métropole (fig. 17). Pratiquement, toutes les autres érections de nouveaux archevêchés appartiennent à l’époque moderne : Avignon (1475), Cambrai (1559), Paris (1662) et Albi (1678). Il va sans dire que les considérations que nous venons d’exposer ne peuvent que faire ressortir les limites de travaux portant sur des édifices médiévaux en prenant pour cadre les circonscriptions actuelles. Certes, des considérations administratives ou édilitaires peuvent expliquer ces choix. Ils n’en constituent pas moins un handicap réel dans leur principe même23.
53S’il existe une stricte hiérarchie au sein de chaque province, il devait en exister une autre entre les sièges métropolitains eux-mêmes qui, alors qu’elle fut revendiquée avec plus de véhémence, donna en même temps lieu à des contestations plus vives : la fameuse question des primaties doit être ici abordée.
54Initialement, le titre de primat, qui apparaît à partir du ive siècle, correspondait à celui d’exarque, qui existait en Orient. Dès lors, plusieurs voies d’accès à la primatie vont cohabiter, se superposant et se contredisant parfois : la réaffirmation de la géographie du Bas-Empire qui pouvait insinuer l’existence d’une primatie en chacun des diocèses civils créés au sein des préfectures du prétoire par la réforme de Constantin, voire au sein de chacune des anciennes provinces subdivisées : ainsi, il y avait eu deux Belgiques, deux Aquitaines, quatre Lyonnaises… D’autre part, les légations du Saint-Siège conférées ponctuellement à tel ou tel prélat eurent tendance à être regardées comme des mandats permanents et transmissibles. On assista de ce fait à une démultiplication des primaties, et bien rares furent dans la France du Moyen Âge finissant les archevêques qui ne se proclamèrent pas primat !
55Au point de départ, le grave conflit né autour de la primatie d’Arles permet de poser les bases du problème. Des modifications dans l’administration civile de l’Empire en sont à l’origine : en particulier, ainsi que nous l’avons dit plus haut, le transfert du siège de la préfecture des Gaules de Trèves à Arles. Vienne était déjà métropole quand Arles devint ainsi siège du préfet du prétoire et lieu des assemblées provinciales. L’évêque d’Arles, l’autoritaire Patrocle, revendiqua la primatie sur l’ensemble des trois provinces civiles : la Viennoise ainsi que les deux Narbonnaises, et le pape Zosime se prononça en sa faveur en 417. L’opposition vint surtout des évêques de Narbonne et de Marseille. Les choses changèrent sous les successeurs de Zosime : Boniface, Célestin et surtout saint Léon qui, en 445 anéantit les privilèges d’Arles. L’église d’Aix profita de l’occasion pour accéder au rang de métropole24.
56Ailleurs, c’est le xie siècle, et plus précisément l’époque de la réforme grégorienne qui s’avérera décisive. À travers les quatre Lyonnaises, le siège de Sens alléguait des références plus anciennes, remontant à l’époque carolingienne. Tout paraît s’originer dans un vicariat octroyé par le pape Jean VIII en 876 à l’évêque Anségise de Sens, et portant sur les Gaules et la Germanie. Cent-vingt ans plus tard, l’archevêque Seguin s’y réfère encore pour asseoir ses droits. Simple vicariat temporaire, légat a letare, voilà comment il faudrait entendre la bulle de 876 pour les détracteurs de la primatie de Sens, dont l’abbé Rony ; document d’une portée bien plus grande selon Fliche25. La bulle de 1079 de Grégoire VII en faveur de la primatie lyonnaise est beaucoup moins équivoque, et elle imposait la suprématie de l’ancienne capitale des trois Gaules aux trois autres Lyonnaises : celles de Sens, Rouen et Tours. Elle fut fort mal reçue par Rouen et surtout par Sens, dont les deux archevêques encoururent les sanctions d’Urbain II en 1095. Même moins bien fondées en droit, les prétentions de Sens avaient cependant pour elles de solides atouts. Le canoniste Yves de Chartres mit toute sa science à leur service, et surtout le roi Louis VI ne pouvait se résigner à voir la Sénonie, “cœur de l’ancienne France”, mise sous la dépendance d’un siège étranger, Lyon étant alors nominalement dans l’Empire. Les archevêques de Rouen, quant à eux, répliquèrent qu’ils relevaient directement du Saint-Siège, puis finirent par prendre le titre de primat de Normandie, prétention tardivement entérinée par Calixte III, par deux bulles de 1457. Quant à l’église de Tours, si elle parut d’abord plus accommodante, c’est qu’elle était alors aux prises avec les prétentions archiépiscopales de Dol, sur lesquelles nous reviendrons. La question de la primatie de Tours fut débattue au concile de Saintes, en 1081. Si elle paraît ne pas avoir concrètement débouché, elle aura bien été la seule dans les quatre provinces issues de l’ancienne Lyonnaise.
57C’est un scénario semblable que nous rencontrons à la même époque en Aquitaine. La province augustéenne avait été partagée en deux et même en trois dans le cadre de la tétrarchie, ce qui fut à l’origine des métropoles de Bourges, Bordeaux et Éauze, cette dernière transférée à Auch pour l’ancienne Novempopulanie. Carolingienne dans son origine, la primatie de Bourges s’étendait sur ces trois Aquitaines. Elle trouve son point de départ dans le pallium accordé en 796 par le pape à l’évêque Ermembert à la demande de Charlemagne sur tout le royaume d’Aquitaine, constitué au profit de Louis le Pieux26. Cette situation ne commença vraiment à poser problème que lorsque les métropoles de Bordeaux et d’Auch furent reconstituées. À la fin du xie siècle, le prélat berruyer arbore de plus en plus fréquemment le titre de “primat aquitain”27. Le titre patriarcal est, selon la thèse de Fabrice Delivré, arboré pour la première fois par l’archevêque Léger (1099-1120) qui aurait fait interpoler une lettre de 864 du pape Nicolas Ier à un de ses prédécesseurs, et dans laquelle le terme de patriarche est employé pour qualifier le pouvoir primatial des prélats de Bourges. Il se serait donc agi de la fabrication d’un faux, mais dont le succès fut incontestable, puisque les plus grands canonistes de l’époque l’intégrèrent sans réticence28. Il est aussi tout à fait possible que cette redondance de la titulature ait visé à mettre Bourges à l’abri de la tentative de Vienne qui essayait d’affirmer sa primatie sur les “Sept provinces”, dont celle de Bourges. Cette dignité de primat-patriarche est confirmée en 1112 par Pascal II, en 1126 par Honorius II (sur les trois Aquitaines), et en 1146 par Eugène III (sur les seules provinces de Bourges et Bordeaux). Mais à partir de la fin du xiie siècle, les archevêques de Bordeaux commencèrent à supporter de plus en plus mal cette subordination à Bourges. Cela se traduisit par des refus de siéger au concile provincial (1186), puis d’accepter sur leurs terres les visites canoniques du primat (1198). Considérés comme de l’insubordination, ces actes leur furent durement reprochés par Innocent III lors du concile du Latran de 1215. Les choses n’en restèrent pourtant pas là, et elles ne cessèrent de s’envenimer au long du xiiie siècle : refus de se rendre au concile à Bourges en 1263, perturbation de la visite du primat en 1265, et à nouveau en 1284 où des violences eurent lieu29. Les droits du primat avaient pourtant été codifiés par Grégoire IX en 1232 pour être strictement contenus. Il faut bien comprendre qu’à la différence de ce qui s’était passé en Lyonnaise, le roi de France appuyait ici les prétentions du primat auprès du pape et s’opposait donc aux récalcitrants. Dans le cadre du conflit franco-anglais, maintenir à Bourges, ville entrée dans le domaine royal depuis 1100, la primatie sur toute l’Aquitaine était un atout à ne pas perdre. Il fallut donc une circonstance tout à fait exceptionnelle pour que Bordeaux obtienne gain de cause. Celle-ci se présenta en 1305, lorsque l’archevêque de cette cité, Bertrand de Got, fut porté au pontificat sous le nom de Clément V. Par deux bulles, datées de 1305 et 1306, il accorda à son ancien siège une primatie d’Aquitaine qui se superposait à celle de Bourges. Les choses ne furent pas totalement apaisées pour autant, et les querelles reprirent épisodiquement. Surtout, les rois de France continuèrent à tenir la primatie de Bourges pour intacte sur toute l’Aquitaine.
58La situation fut moins longtemps tendue avec Auch. Il n’apparaît pas que les archevêques de Bourges aient entrepris de visites canoniques en Novempopulanie en tant que primat. Cependant, une instance d’appel demeura en usage auprès de l’officialité de Bordeaux au moins jusqu’au xviie siècle30. Les archevêques d’Auch finirent par prendre le titre de primat de Novempopulanie et de Navarre.
59Le cas de Reims, que nous avons réservé jusqu’à maintenant, est particulièrement intéressant à étudier. Ce siège se trouve dès le point de départ en concurrence avec Sens, puisqu’il revendique comme lui le privilège du sacre des rois de France. Aussi, le concile de Pontion en 876, où une bulle de Jean VIII est présentée comme établissant la primatie sénonaise, donne l’occasion à Hincmar de manifester son opposition virulente, lui qui se considérait déjà comme le chef religieux de la Francia occidentalis, n’hésitant pas à se proclamer “primat entre les primats”31. Les conceptions d’Hincmar reflètent bien celles des Fausses décrétates, publiées à cette époque. Ces lettres apocryphes, attribuées à saint Clément et saint Anaclet, présentent l’institution des primats comme remontant aux apôtres eux-mêmes. L’ambitieux Hincmar, en tant que consécrateur des rois, aspirait à une suprématie sur l’ensemble du clergé de France32. Or la hiérarchie provinciale ne plaçait son siège qu’à la tête de la Belgique seconde, la primatie revenant normalement à Trèves, métropole de la Belgique première. La tradition hagiographique de Trèves s’applique à faire revivre les premiers siècles chrétiens de la ville. Selon celle-ci, saint Pierre aurait envoyé Euchaire, Valère et Materne en Gaule pour qu’ils y implantent la foi. L’éloge de la ville, la laus urbis, culmine dans les titres honorifiques de Roma secunda et de Roma minor33. C’est donc comme métropolitain de la Belgique seconde que l’archevêque de Reims reçut d’Urbain II le pallium en 1089, avec le titre de primat de cette seule province. Il est remarquable que les archevêques de Reims aient peu fait usage dans la suite de ce titre primatial, qui probablement était loin de les combler34 (fig. 18). Face aux prétentions de sièges rivaux – surtout ceux de Sens puis de Lyon –, il ne les établissait que dans une supériorité relative, car géographiquement très circonscrite, eux qui ne cessèrent d’arborer une titulature toujours plus emphatique avec parfois la complicité des plus grands saints de l’époque : Nouvelle Rome, symbole de l’Église universelle, elle se dit Mater et Magistra, Mère et maîtresse de toutes les Églises du royaume ! L’expression est de saint Bernard, et se retrouve dans un diplôme de Louis le Jeune35.
60Dans le sud, la référence à l’Antiquité aurait dû favoriser par-dessus tout Narbonne, puisque son ressort, la Provincia Romana, avait une origine tout à la fois ancienne et supérieure à toutes les autres. Cependant, ainsi que nous l’avons dit plus haut, la présence arabe avait désorganisé la hiérarchie ecclésiastique en Espagne, et Narbonne avait étendu son autorité métropolitaine sur quelques sièges septentrionaux de la Tarraconaise : Gérone, Barcelone, Vich et Urgel. La victoire de 1085 sur les Maures modifiait les choses, en permettant la restauration de la primatie de Tolède sur toutes les terres reconquises d’Espagne, mais elle contrariait les visées espagnoles de Narbonne. En une sorte de compensation, l’archevêque Bernard de Montredon obtint d’Urbain II en 1097 le titre de primat, non seulement sur sa propre province, mais aussi sur la seconde Narbonnaise, soit la province d’Aix, ainsi que nous l’avons dit plus haut.
61Nous terminerons ce périple par l’épisode curieux de la primatie de Vienne. Près de deux siècles auparavant, elle ressemble par son octroi à la primatie d’Aquitaine obtenue par Bordeaux en 1305. En effet, c’est à son ancien titulaire, devenu le pape Calixte II en 1119, que le siège viennois dut sa brusque et démesurée promotion. Par la bulle Etsi ecclesiarum omnium de 1120, ce pape gratifiait son ancien siège d’une primatie et d’un vicariat pontifical portant sur les “Sept provinces” : outre la sienne, celles de Bourges, Bordeaux, Auch, Narbonne, Aix et Embrun. Cette nouvelle situation ne résista pas à l’épreuve du temps. Il n’en demeura que le titre de “primat des primats” qu’arborèrent par la suite les archevêques de Vienne36.
62L’établissement des primaties au Moyen Âge en France n’a évidemment répondu à aucun plan préétabli, ni correspondu à aucune règle constante. Il s’est développé au gré des circonstances, les papes octroyant des privilèges parfois contradictoires les uns par rapport aux autres, en prenant bien soin de ménager les susceptibilités, et surtout d’éviter qu’aucun siège ne reçoive une supériorité trop évidente sur tous les autres. Ils empêchaient ainsi que s’établisse durablement une instance incontestée et unique entre eux et le clergé du royaume de France, une sorte de patriarcat des Gaules dont ils ne voulaient pas37. Même les “coups de force” pontificaux, comme ceux de 1120 et de 1305, furent impuissants à modifier durablement la situation. Aucune prétention, si elle ne s’appuyait pas sur une tradition ancienne largement acceptée, n’avait de chance de s’imposer. Les rois de leur côté surent habilement contrer ou du moins laisser tomber dans l’oubli les mesures qui ne concouraient pas à l’unité de leur royaume. Vidées peu à peu de leurs attributions canoniques, les primaties devinrent au Bas Moyen Âge une occasion de conflits purement honorifiques, mais en même temps, l’objet d’un déploiement d’érudition sans fin de la part des chapitres, préoccupés de fonder sur des bases toujours plus illustres et vénérables les prétentions multiséculaires de leur cathédrale. Un penchant qui se perpétuera à l’époque moderne.
Notes de bas de page
1 Poisson 2001, 338.
2 Mazel 2016, 165.
3 Goudineau & Février 1980.
4 Beaujard 2006.
5 Rouche 1979.
6 Delivré 2011.
7 Lauwers & Ripart 2007.
8 Schmidt 1996.
9 Mazel 2016.
10 Nous empruntons l’essentiel de nos considérations à Pietri 2006, 16-20.
11 Beaujard 1986, 12.
12 Gauthier 1996, 14-17.
13 Pietri 1987, 11-17.
14 Beaujard & Picard 1992, 16.
15 Prévot 1989, 11-13.
16 Maurin 1998, 11-17.
17 Lieb & Delaplace 2004, 11-15.
18 Heijmans & Guyon 2006, 16-17.
19 Février 1987, 11-13.
20 Beaujard 2006.
21 Demouy 2017b, 41.
22 Demouy 1990 ; et Bozoky 2015, 60-64.
23 Par exemple : Cattin 1988 ; Barrenechea 2017 ; Gillon & Sapin 2019.
24 Sur la primatie d’Arles et sa solution : Griffe 1964-1966, II, 146-164.
25 Rony 1929, 416-420 ; et Fliche 1929-1930.
26 Rony 1929, 413-416 ; et Lacger 1937. L’abbé Rony prétend que cet octroi fut le fait d’Hadrien 1er. Mais ce pape étant décédé le 28 décembre 795, on doit plutôt l’attribuer à son successeur Léon III.
27 Pariset 1902, 162.
28 Delivré 2006 et Nauleau 2017c, 54.
29 Delivré 2002.
30 Bladé 1896 et Degert 1904.
31 Fliche 1930, 54-65.
32 Sur l’ecclésiologie d’Hincmar : Demouy 2010, 16.
33 Hrönert 2007, 385.
34 Il est aussi remarquable qu’au portail central du bras nord – portail Saint Calixte – saint Nicaise et saint Rémi portent aux ébrasements, non seulement le pallium, mais aussi le rational, insigne de leur dignité primatiale.
35 Demouy 2000, 95 ; Kurmann & Villes 2001, 9 et Demouy 2017b, 46.
36 Sur cet épisode, voir : Pariset 1902, 177-184 ; et Bladé 1896, 409-410.
37 Favier 1977, col. 34.
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