Imiter, copier et citer au Moyen Âge
p. 15-40
Texte intégral
1Le problème de la copie ou de la citation en architecture au Moyen Âge a déjà donné lieu à de nombreuses études. Il importe de se demander avant tout : que copie-t-on et pourquoi ? L’imitation technique des réussites des autres est une constante de l’histoire de l’architecture, mais la copie de certaines œuvres à la valeur hautement symbolique peut relever d’une toute autre préoccupation. En outre, la période qui nous occupe ici – le Moyen Âge moyen et le Moyen Âge finissant – est le lieu d’une évolution particulièrement sensible, relevée par de nombreux auteurs.
Les conditions pratiques rencontrées sur le chantier
2Pour beaucoup de théologiens du Moyen Âge, la vue est reconnue comme le plus parfait de nos sens. “C’est par la vue que pénètrent les corps sublimes et lumineux” écrit saint Bonaventure. Pour Roger Bacon, l’œil en tant qu’il est rond, correspond à la forme parfaite de la sphère… Et selon saint Bernard : “l’œil est semblable au ciel : il accueille en soi le ciel. Ce que ne fait pas l’oreille, elle ne l’entend pas et la langue ne le goûte pas”1.
3Cependant, ces considérations ne présument pas des capacités de la mémoire visuelle. Dans notre civilisation moderne, où l’image surabonde, transmise par une qualité et surtout une quantité de reproductions jamais atteintes dans le passé, la mémoire visuelle se modifie insensiblement. Si nos contemporains – du moins ceux qui témoignent d’un minimum d’intérêt envers le patrimoine – seraient capables sans hésitation de reconnaitre parmi beaucoup d’autres une carte postale figurant la façade de Notre-Dame de Paris, seraient-ils pour autant capables de restituer de mémoire les grandes lignes de cette façade sur une feuille blanche ?
4On l’a souvent dit : les églises du Moyen Âge ne ressemblent guère au Temple de Salomon tel que le décrit l’Ancien Testament, ni à la Jérusalem céleste telle que la décrit l’Apocalypse2. Le pourraient-elles d’ailleurs ? Par contre les miniatures des livres liturgiques font ressembler le temple biblique à une église gothique, et dans la tapisserie d’Angers, saint Jean voit descendre du ciel une cité fortifiée du xive siècle (fig. 1) ! Moins éloignés de leur modèle prétendu, mais tout de même fort approximatifs, les nombreux “Saint-Sépulcre” qui parsèment la chrétienté occidentale dès avant les croisades, font partie de ces édifices symboliques étudiés jadis par Richard Krautheimer. La copie médiévale peut se révéler d’ailleurs parfois d’une très bonne fidélité visuelle. On sait par exemple qu’en bien des villes épiscopales – ou dans leurs environs – une paroissiale semble s’être donné pour mission d’apparaître comme une réduction de la grande église : ce sera Saint-Gengoult à Toul, Saint-Pierre à Coutances, l’église de Premery près de Nevers, ou bien celle d’Ottery-Ste-Mary près d’Exeter… D’autre part, le tympan du bras nord du transept de Meaux copie si exactement celui du bras sud de Notre-Dame de Paris, que les conditions de son exécution interrogent (fig. 2). Stephan Albrecht estime que les créateurs du tympan meldois n’ont pu réaliser cette œuvre à partir de leur seule mémoire visuelle. Cela d’autant plus que la distance séparant les deux édifices correspondait à l’époque à environ deux jours de voyage : il aura donc forcément été fait usage de dessins ou de modèles en relief3. De même, la grande similitude existante entre les portails royaux du xiie siècle des cathédrales de Chartres et du Mans s’explique-t-elle “par la visibilité de l’œuvre dans une zone d’activité proche”4
5C’est la technicité croissante des chantiers, au cours des xii et xiiie siècles qui allait petit à petit faire émerger la figure de l’architecte, avec le statut de plus en plus important qu’il était en train d’acquérir. Roland Recht estime que si Suger et Pierre de la Celle ont encore pu garder le contrôle de leur projet et même une certaine direction sur le chantier, tout indique qu’à partir des années 1170-1180, ce sont les architectes qui ont pris en main la destinée de l’architecture5. Ce pur concepteur que l’architecte est en train de devenir sait qu’il est maintenant irremplaçable, les aspects techniques l’emportant à présent suffisamment pour que les commanditaires ne puissent se passer de lui, ni même le congédier à l’improviste. En même temps apparaît l’outil indispensable à cette émancipation : le dessin d’architecture. Les plans et les élévations retrouvés dans les loges – davantage encore en Allemagne qu’en France – sont des dessins à l’échelle dont la rareté étonne cependant ; de plus ils sont tous assez tardifs : pas avant le milieu du xiiie siècle. Le dessin en taille réelle n’apparaît que sous forme d’épures gravées sur ce que les constructions déjà élevées pouvaient offrir de surfaces planes : murs, terrasses ou dallages6. Quant aux carnets de modèles, ils ont beaucoup excité l’imaginaire, mais ils doivent être appréhendés avec circonspection. Leur utilisation comme vecteur de nouveautés sur de grandes distances est aujourd’hui remise en cause. Le corpus rassemblé par Robert Scheller fait apparaître deux périodes de production : les années 1200, et surtout la période autour de 1500. Le plus célèbre de ces carnets pâtit de son relatif isolement7 ; c’est bien l’absence d’éléments contemporains de comparaison qui a entrainé une grande incertitude à propos du statut de son auteur : architecte, amateur dilettante, voire analphabète pour certains ! La tendance est aujourd’hui à une nette réhabilitation de Villard de Honnecourt8. À feuilleter le trop célèbre carnet, on rencontre des modèles de sculpture qui reflètent surtout la tendance antiquisante du chantier rémois, des dessins d’architecture qui peuvent paraître extrêmement élémentaires au regard des exigences actuelles, beaucoup étant marqués par le manque de maîtrise de la perspective qui était courant avant la Renaissance. D’autres proposent un ensemble de techniques sommaires de mesure, de levage ou d’étaiement, ou bien des machineries plus ou moins complexes à la faisabilité problématique. On ne saurait pour autant réduire Villard à un dilettante ou à un simple curieux. La plupart de ses relevés d’architecture, si sommaires qu’ils nous paraissent, ont été copiés là dans le but d’en faire des modèles à imiter sur de futurs chantiers9. Ils sont compatibles avec le mode de construction empirique qui régnait alors. Un mode de construction qui ne s’est éteint qu’assez récemment, si on songe par exemple à la manière dont l’abbé Haffreingue dirigea le chantier de construction de la basilique Notre-Dame de Boulogne de 1827 à 186610. Il en a résulté un édifice hardi, à la limite de l’équilibre, et dont les structures fragiles n’ont cessé de donner de l’inquiétude à ceux qui en ont eu depuis la charge, nécessitant périodiquement la construction de renforts, comme il en a fallu prévoir dès le Moyen Âge aux cathédrales de Beauvais, Sées, Salisbury ou d’autres encore.
6L’émergence de la figure de l’architecte, désormais seul maître d’œuvre sur le chantier, annonçait des révolutions techniques qui allaient permettre de construire plus rapidement. C’est notamment le cas avec la préfabrication intensive des éléments à monter, telle que l’a mise en lumière Dieter Kimpel11. Le procédé nouveau, sans doute expérimenté à Soissons avant de l’être à Reims où il donne encore lieu à des tâtonnements, est employé avec une bien plus grande maîtrise à Amiens quelques années plus tard : la standardisation de la taille de la pierre progresse d’un monument à l’autre à quelques années d’intervalle12.
7On ne saurait enfin passer sous silence le rôle de la polychromie, comme outil important de la mémoire artificielle. Citant le traité de rhétorique de Jacques Legrand : “On estudie mieulx es livres enluminez pour ce que la difference des couleurs donne la souvenance de la difference des lignes”, Roland Recht l’a rappelé13. La place de la couleur dans la sculpture monumentale médiévale a pourtant été appréhendée avec suspicion. On est resté longtemps persuadé que la grande sculpture monumentale devait avoir conservé la teinte native du matériau noble dont elle était tirée. Comme l’a rappelé Willibald Sauërlander, la coloration de la sculpture au Moyen Âge a été considérée comme une dégénérescence jusqu’à Viollet le Duc, qui modère enfin ce jugement, sans toutefois le retourner entièrement14. On a ensuite bien voulu concéder que la polychromie pouvait donner une certaine vie aux œuvres. Markus Schlicht a récemment montré à l’occasion de l’achèvement de la restauration du Portail royal de la cathédrale de Bordeaux (fig. 3), que l’objectif de la coloration allait bien au-delà15. Pensées en symbiose profonde avec l’œuvre sculptée, les couleurs, par leur tonalité, par leur intensité et par leur répartition, renforcent considérablement le discours théologique du portail. Elles permettaient notamment à maints détails, attributs ou vêtements, essentiels à la signification de l’ensemble, d’être facilement vus par le spectateur, alors que l’effacement de la polychromie les a rendus quasiment imperceptibles, réduisant ainsi beaucoup la force du message porté par ces œuvres.
8Une question demeure : si sur quelques portails, des traces de polychromie importantes ont subsisté jusqu’à aujourd’hui, sur la grande majorité d’entre eux, elles ont disparu depuis longtemps, au point de n’être plus révélées de nos jours que par les archéologues au moyen d’analyses chimiques ; une situation qui ne date certainement pas d’hier. De vastes ensembles sculptés, même abrités au fond de porches plus ou moins profonds, mais exposés plein ouest ou plein nord, n’ont pu que subir relativement rapidement l’altération – ou au moins l’atténuation – de leur polychromie. De quel suivi – nous dirions de nos jours, de quelle maintenance – a pu bénéficier cette coloration ? Il n’apparaît pas que des études aient été spécifiquement consacrées à ce sujet…
9Le problème des destinataires d’une architecture qualifiée par certains comme étant de plus en plus “déclamatoire”, au fur et à mesure que l’on avance dans le xiiie siècle, doit forcément être posé, et nous aurons à y revenir. Disons dès maintenant qu’une réponse unique à cette question n’est pas possible. Les témoignages explicites de contemporains qui virent dans les grands programmes sculptés des cathédrales une véritable “Bible des pauvres” ne peuvent être niés. Mais la complexité de programmes architecturaux, et surtout iconographiques, composés en imitation ou en réponse à d’autres édifices tout autant chargés de symbolisme, ne peut avoir visé qu’une élite le plus souvent cléricale et savante.
Comment copier ? Ou qu’est-ce alors que copier au sens technique ?
10Pour évoquer un modèle auquel l’œuvre renverrait, on paraît avoir utilisé surtout trois termes au Moyen Âge : imiter, contrefaire et portraire. Si nous pouvons être sûr qu’ils ne recouvrent pas exactement le sens que nous leur donnons aujourd’hui – le troisième est d’ailleurs tombé en désuétude – nous pouvons l’être beaucoup moins qu’ils se différenciaient clairement en désignant chacun une opération bien distincte. J. Wirth explique que le premier – imiter – s’appliquerait surtout à copier la nature en ses effets : s’armer d’un poignard, c’est imiter la nature qui a pourvu l’ours ou le lion de griffes. Contrefaire désignerait au contraire, d’après ce qu’écrit Villard dans son carnet, reproduire d’après nature : son lion “fu contrefais al vif” écrit-il à la planche 24 vo (fig. 4). Quant à portraire, ce terme ne signifierait rien d’autre que l’italien designo – dessiner –, mot qui finira d’ailleurs par le supplanter16.
11Pour bien apprécier ce qu’a pu être la copie ou la citation en architecture, il faut prendre en compte la spécificité de cet art. L’architecture, tributaire de contraintes techniques lourdes, exigeait la collaboration de beaucoup de gens diversement spécialisés, à la différence de la peinture et de l’enluminure et même, à un degré moindre, de la sculpture et du vitrail ; elle ne dépend pas alors d’un créateur au sens moderne du mot : un artiste, en même temps que technicien, capable de mener une pensée originale depuis sa conception jusqu’à sa réalisation. Même si la figure de l’architecte émerge alors mieux qu’à la période précédente, le poids du commanditaire reste primordial, et la durée du chantier excède presque toujours celle d’une carrière humaine. H. J. Kunst a tenté d’éclairer la notion de citation architecturale au Moyen Âge dans un article paru en 198117. En fait la distinction qu’il fait porte essentiellement sur le caractère dominant ou non de la fonction de citation dans une œuvre donnée. Roland Recht a encore souligné que ce terme de citation est ambigu quand il est appliqué à l’architecture, “tout simplement parce qu’il convient d’abord au langage et non aux formes visuelles”18. Il n’empêche que pour Dieter Kimpel, une architecture n’a guère qu’un seul moyen de signaler son appartenance : la citation19. Les colonnes séparant le double déambulatoire de la cathédrale de Troyes sont octogonales, ce qui est plutôt rare. Sont-elles pour autant une “citation” de celles de Chartres, où de telles colonnes se rencontrent, mais en alternance avec d’autres qui sont rondes ?
12Roland Recht invoque encore saint Bonaventure, qui cette fois parlant bien de la production littéraire, distingue le scriptor du compilator, du commentator et enfin de l’auctor. Si la part d’implication personnelle de ce que nous appelons l’auteur augmente effectivement d’un terme à l’autre, cet auteur n’existe pas à proprement parler dans la pensée de Bonaventure, puisque le dernier terme cité, l’auctor, n’écrit pas seulement des mots qui lui appartiendraient, “mais utilise aussi ceux d’autrui pour confirmer les siens propres”20. Ce qui ne saurait nous étonner si, comme le démontre M. Carruthers, la transmission du savoir au Moyen Âge s’opérait surtout par un processus d’accumulation de savoirs, dans le but de constituer un véritable “réservoir de mémoire”21.
13Ce que nous pouvons tirer des écrits vient confirmer la place de plus en plus importante prise par les aspects techniques de la construction plus on s’approche de la fin du Moyen Âge. Cela ne paraît pas pouvoir être seulement attribué à une perte sélective de la documentation. Lorsqu’il commente son chantier de Saint-Denis, Suger explique qu’il a personnellement vu des colonnes à Rome. Il a même voulu en ramener. Ces colonnes allaient “illustrer architecturalement les relations spécifiques entre Saint-Denis et Rome”. Les analogies formelles du Saint-Denis de Suger avec l’ancienne basilique Saint-Pierre renvoient à la quasi-égalité qu’il veut établir entre les deux saints, et à la perception de Saint-Denis comme Seconde Rome22. Mais Suger ne nous explique cependant pas comment ses consignes étaient ensuite transmises aux exécutants. À ce sujet, les médiévistes en ont donc été réduits à des suppositions : “Son souci de l’harmonie et de l’accord des parties a dû amener Suger à discuter longuement avec des bâtisseurs expérimentés, même s’il n’en dit rien, pas plus qu’il ne mentionne les architectes qui ont collaboré à la conception de l’édifice. C’est l’œuvre même de l’église qui témoigne du savoir des maîtres-maçons et qui permet d’imaginer les discussions qu’ils ont eues entre eux et avec Suger”23. Dans son carnet, soit environ 80 ans plus tard si on adopte la chronologie de Wirth, Villard de Honnecourt nous dit (fol. 14 v) que le chevet de la cathédrale de Cambrai commence à s’élever : “ensi com il ist de terre”. Il annonce en reproduire plus loin les élévations intérieure et extérieure. Elles font malheureusement partie des pages aujourd’hui perdues. Mais il revient ensuite sur Cambrai à propos des chapelles rayonnantes de Reims (fol. 30 v), pour indiquer que celles de Cambrai sont prévues différentes : “D’autre tel manière doivent estre celes de Canbrai, s’on lor fait droit”.
14Beaucoup plus tard, en 1386 et 1416-1417, lors des célèbres expertises provoquées par les commanditaires de la cathédrale de Gérone à propos de la forme à donner à la nef, si plusieurs avis sont rapportés, il est frappant qu’aucun édifice n’a été évoqué à titre de modèle ou de comparaison. La fin du Moyen Âge allait pourtant être la période où la commande artistique allait s’entendre de plus en plus fréquemment en terme de ressemblance ; ceci valant cependant surtout pour la peinture, l’enluminure, le vitrail et la sculpture. Mais on connait la mission confiée en 1463 à deux maîtres-maçons des halles (l’hôtel de ville) de Douai, d’aller examiner les halles de Valenciennes, Mons, Bruxelles et Louvain, “pour advisier et mémorisier en eulx et par escript les œuvres de taille et machonnerye necessaires avoir pour le poursieute et achievement dees edeffices qui se feroient as montees […]”24. Pour la Nieuwe Kerk de Delft, le retable commandé en 1484 devra être sur le modèle de celui de Notre-Dame d’Utrech. Le conseil de la ville de Bâle commande un décor peint sur le modèle de celui de la chartreuse de Dijon. L’abbé de Vauclair, près de Laon, commande en 1546 un retable comme celui qui a été vu à Anvers25. De fait, la plupart des ouvrages portant sur les conditions de la création artistique au Moyen Âge, une fois épuisés le carnet de Villard et le palimpseste de Reims, demandent l’essentiel de leurs illustrations aux xv et xvie siècles. Cet appel continuel à des formes vues ailleurs, sur d’autres monuments, traduit bien la suspicion que toute la période entretient encore à l’égard de l’observation directe de la nature : le réel dirions-nous, car pour les hommes de cette époque les sens sont trompeurs, et le vrai n’est pas le réel. Pour autant, cet art ne pratique que rarement ce que nous appelons la copie ou réplique, qui, ainsi que le souligne Roland Recht26, est née avec l’art moderne, dans la mesure où elle suppose un enseignement artistique de type académique, ainsi qu’un marché de l’art où sont distinguées les œuvres originales de leurs répliques. Cependant, la période qui nous occupe, si elle ne les voit pas disparaître, voit s’atténuer ces distinctions : l’émergence de la flore naturaliste dans la première moitié du xiiie siècle suppose bel et bien le recours à l’observation des végétaux, et plus seulement la répétition de modèles “généralistes”. D’autre part, une “imitation” aussi affichée du tympan de Notre-Dame de Paris que celle qu’on rencontre au bras nord de Meaux (fig. 2) était sans doute difficilement concevable au siècle précédent.
15Le rôle du commanditaire, qui dans le cas des cathédrales est dans la grande majorité des cas le chapitre, s’il se modifie face à la montée en puissance de l’architecte, ne disparaît pas. Si l’ascension sociale de ce dernier a bien commencé, elle rencontre d’énormes obstacles. Dans une société où les seuls aspects intellectuels sont vraiment valorisés, sa discipline figure toujours parmi les “arts mécaniques”, selon le Disdascalicon d’Hugues de Saint-Victor27. D’ailleurs le Trivium et le Quadrivium ne comptent aucun art “mécanique”. Les théologiens refusent toujours d’y voir figurer l’architecte, et ce n’est pas sans dépit qu’ils voient certaines professions s’emparer du titre de magister. Cela a pour effet que les universitaires répugnent à l’arborer : “le nom [de magister] s’applique aux charpentiers et, pour ainsi dire à tous ceux du même genre. C’est pourquoi les docteurs de la Loi dédaignent d’être appelés maître” écrit Henri de Suse28.
16Le rôle du commanditaire proprement dit s’exerçait alors dans au moins trois directions. L’édifice devait tout d’abord refléter dans la hiérarchie la position de la communauté qui l’habitait, et cela surtout dans une société où cette position hiérarchique était une préoccupation majeure. La compétition de prestige s’exerçait entre édifices de même rang. On peut ajouter qu’au xiiie siècle, la plupart des Églises particulières de la Gaule s’étaient donné une origine légendaire remontant fort haut dans le temps, et l’architecture de la cathédrale devait refléter ce prestige intemporel “redécouvert”. Elle devait aussi revendiquer un rang contesté, ou bien défendre une position traditionnelle à présent mise à mal par de nouveaux venus. Le commanditaire se donnait également pour mission d’imposer éventuellement la conservation de tout ou partie de l’ancienne cathédrale, non certes par souci “archéologique”, mais parce que ces éléments de par la tradition, avaient relevé de quelque intervention miraculeuse : bénis pas le Christ, élevés par tel ou tel saint, ou bien abritant des reliques particulièrement anciennes. Le cas de Suger à Saint-Denis est célèbre, mais ne doit pas faire oublier les nombreux autres exemples, en particulier ceux de Chartres, Cantorbéry, Trèves ou Reims… Entrait enfin dans les préoccupations des commanditaires la conservation de ce que l’on pourrait appeler une homogénéité de langage, en imposant à toute l’œuvre une certaine uniformité de structure, même si la construction devait s’étaler sur plusieurs siècles. Ce phénomène a pu faire regarder certaines parties comme “dépassées” ou “démodées” par une critique largement imbue de théories évolutionnistes assez étrangères aux hommes du Moyen Âge. La cathédrale de Reims est sans doute, avec celle de Cologne, l’exemple le plus marquant de ce point de vue, que l’on retrouve cependant aussi à Tours, à Auxerre et ailleurs29.
Pourquoi copier ? Ou copier, avec une intention symbolique
17La Bible insiste – surtout l’Ancien Testament – sur le fait que la Cité sainte, à construire ou à accueillir, est d’abord montrée à l’homme par Dieu, qu’elle soit à prendre pour modèle ou à contempler : ainsi, de l’Arche de Noé à la Cité sainte de l’Apocalypse, en passant par le Tabernacle de Moïse et le Temple d’Ezéchiel. Or, ainsi que nous l’avons dit, pour beaucoup de théologiens du Moyen Âge, la vue est considérée comme le premier et le plus parfait des sens : celui par lequel, selon saint Bonaventure, pénètrent les corps sublimes et lumineux. Pour M. Carruthers, “les bâtiments eux-mêmes constituent dans la rhétorique monastique, l’illustration de ce qu’on pourrait appeler une ekphasis matérielle”30. Mais ce constat de départ doit bien évidemment être tempéré par la difficulté qu’il y aura à interpréter de façon sûre les formes des édifices médiévaux. Ce n’est pas que la littérature manque, mais presque entièrement issue des milieux ecclésiastiques et savants, elle s’attache au contenu allégorique et typologique des œuvres, et nullement à en expliquer les formes apparentes. Ainsi nous faudra-t-il faire notre deuil de textes formels contemporains des chantiers, qui se proposeraient de nous livrer les clés de lecture des édifices que l’on était en train de construire ; “les textes médiévaux se limitent à des considérations exégétiques, juridiques et historiques, mais les considérations purement formelles et esthétiques sont extrêmement rares. Ce domaine de la pensée relevait surtout de l’expression orale. À de rares expressions près, on ne possède donc pas de grille de lecture écrite, contemporaine des édifices médiévaux, pour nous aider dans leur contemplation ou appréciation”31. En effet, “On notera spécialement la quasi totale absence d’intérêt pour la description du monument, à l’exception de notations toujours partielles comme c’est le cas pour les mensurations de l’oratoire de Saint-Michel de Cuxa ou pour les interventions d’Oliba dans ce même monastère (chœur, baldaquin de l’autel majeur, églises de la Crèche et de la Trinité). Cette lacune s’explique aussi par le fait que le discours des clercs en matière monumentale s’attache à donner une référence générique au contenant (l’église-monument) dont la forme importe peu pour comprendre la finalité du contenu (l’Église-communauté)”32.
18Le récit d’Exode 25, 9 et 40 sur la construction du Tabernacle livre un des passages vétérotestamentaires qui sera exploité symboliquement par les auteurs du Moyen Âge pour être appliqué à l’église. Cependant, cette évocation du Tabernacle était loin d’être le seul modèle invoqué comme image biblique de l’Église. On peut même ajouter qu’elle n’est ni la plus riche, ni la plus fréquente. Le théologien médiéval avait de quoi se faire une haute idée de l’architecture du fait des métaphores architectoniques employées dans la Bible : et d’abord, la grande architecture du cosmos qui a Dieu pour auteur. D’où la célèbre représentation de Dieu (ou du Christ) au nimbe crucifère, figuré le compas à la main et traçant le cercle du monde33. Une vision qui peut trouver sa source en Sagesse 11, 20 : “Tu as tout réglé avec nombre, poids et mesure”, rapprochée par les théologiens du cosmos pythagoricien et platonicien de l’Antiquité34. Plus encore que le Tabernacle de l’Exode, deux images empruntées aux premiers chapitres de la Genèse vont être privilégiées : les deux chantiers antagonistes de l’Arche de Noé et de la Tour de Babel. Les traités d’Hugues de Saint-Victor consacrés au premier lui empruntent surtout la volonté de construire méthodiquement, qu’il applique désormais à l’âme (fig. 5). À la tripartition de l’arche biblique, va correspondre la triplicité des regards permettant une exégèse d’introversion : recherche de Dieu au-dessus de soi, de ce Dieu qu’on trouve finalement en soi, dans ce tabernacle qui est l’Arche, et par laquelle on échappe aux flots du châtiment35. Selon l’iconographie médiévale, Noé travaille seul ou sous la direction de Dieu à une arche qu’on représente carrée, inachevée ou semblable à une maison – donc incapable de flotter – car symbole de l’Église. La Tour de Babel est au contraire le symbole de la démesure et de la discorde (fig. 6). Elle est en pierre – alors que la Bible la décrit comme étant en briques – et une multitude d’ouvriers s’y affairent, mais le bon enseignement donné par Dieu à Noé s’y inverse, ce que parodient les postures aberrantes des acteurs : gestes inutiles ou contradictoires, bagarres et chute d’un maçon…
19La pensée typologique voyait dans la construction du Tabernacle d’Exode 25 une partie de la révélation préfigurant et éclairant les éléments correspondants du Nouveau Testament et de l’Église : révélés par Dieu dans leur structure même, ils devenaient des modèles pour l’édification des églises chrétiennes. C’est ainsi que dans la première moitié du xie siècle, les rédacteurs du synode d’Arras, s’appuyant sur ces exemples typologiques, définissent l’église comme lieu spécial où Dieu est présent. Mise en dehors de l’espace commun, elle se distingue des autres constructions faites de mains humaines36.
20Cependant, c’est le Temple de Jérusalem qui doit par-dessus tout retenir l’attention, peut-être à cause de la multiplicité et de la précision des descriptions bibliques37 ; peut-être aussi parce qu’à la différence de tous les autres exemples, on croit le voir encore, et la connaissance qu’on peut en avoir s’est répandue dès avant les croisades. On sait que les croisés crurent reconnaître le Templum Domini dans la coupole du Rocher, qui ne date pourtant que de la fin du viie siècle. La confusion allait aussi se faire avec la rotonde du Saint-Sépulcre, d’autant que l’anastasis constantinienne, qui avait selon Eusèbe supplanté le Temple de la Première Alliance, offrait un autre exemple de coupole grandiose qui allait imposer le modèle d’un Templum Salomonis rond. Cartes, récits et miniatures en répandront largement l’image, alors que les vraies copies architecturales en resteront limitées (fig. 7)38. La juxtaposition d’un médaillon figurant la construction du Temple de Salomon à un autre qui représente la construction d’une église sous le regard du Christ est éclairante39. Les deux miniatures offrent de multiples et volontaires similitudes qui mettent mieux en relief les différences : le Christ, unique porte de l’église, en est aussi l’autel. Si les ouvriers accomplissent les mêmes gestes, le plan incliné du chantier dessine dans la seconde scène une croix, instrument du salut chrétien.
21Le succès plus grand du Temple hiérosolomytain comme modèle de l’église, se révèle d’ailleurs par la multiplicité des correspondances symboliques repérables. On n’en évoquera que quelques-unes40 : la Galilée (des Nations) est l’une des parts de la trilogie qui constitue l’église chrétienne – atrium, nef, sanctuaire – et les chérubins de la chambre intérieure (1er Rois, 6, 23-30) se retrouvent sur les colonnes qui entourent l’autel et en supportent les courtines. On a aussi pu évoquer le propitiatoire, les bœufs soutenant la Mer d’airain41, et plus encore les deux colonnes portant les noms de Yakîm et Boaz, en référence au texte biblique, que l’on retrouve en façade de certaines cathédrales, telles que Chartres (fig. 8) et Würzburg42.
22Les images néotestamentaires à invoquer sont sans doute moins nombreuses. C’est évidemment la vision de la Jérusalem céleste, décrite au ch. 21 de l’Apocalypse qui a provoqué la plus grande fascination. Dans l’appréciation de l’influence réellement exercée par ce texte sur l’aspect perceptible des églises médiévales, les avis des historiens de l’art ont profondément divergé. Pour l’autrichien Hans Sedlmayr, la cathédrale serait un reflet, une imitation de la Jérusalem céleste. Si sa thèse, enthousiaste mais excessive, a été vigoureusement critiquée, c’est sans doute à cause des présupposés idéologiques qui l’accompagnaient43. Robert Suckale rappelle que “cette cité apparue dans une vision ne pouvait être un modèle dans le même sens que le Temple. Elle est surnaturelle […] la relation ne pouvait être que symbolique et non typologique”44. On peut cependant remarquer que la cité “qui descend du ciel” est bien décrite dans le livre sacré : une description qui d’ailleurs ne saurait servir davantage à en faire une reproduction – au sens moderne du mot – que les passages vétérotestamentaires sur lesquels nous venons de nous pencher, hormis bien sûr l’équivoque du Temple assimilé au Dôme du Rocher. C’est ce que rappelait Anne Prache : “L’architecture des églises ne paraît pas, à première vue, correspondre aux descriptions du Temple d’Ezéchiel ou de la cité de l’Apocalypse”. Et cependant, ces églises constituent en elles-mêmes des images plus ou moins complètes de la Jérusalem du Ciel. À cet égard, la liturgie de la consécration des édifices ne laisse aucun doute : “la dédicace confère à l’église bâtie son caractère sacré ; simple édifice architectural avant la cérémonie, elle devient le Temple de Dieu. Les chants liturgiques de la cérémonie rappellent la Cité de Dieu et reprennent la description de la Jérusalem céleste de l’Apocalypse”45 ; et Jean Roussel, abbé de Saint-Ouen de Rouen, écrivait en 1321 qu’il entreprenait une église digne de figurer la Jérusalem céleste46. Les métaphores architectoniques contenues dans la Bible contribuèrent aussi à valoriser le rôle de l’architecte dans les légendes chrétiennes ultérieures. L’histoire de saint Thomas et du palais céleste qu’il édifie pour le roi des Indes en est une illustration. L’apôtre répond au souverain : “Ils sont innombrables dans le ciel, les palais préparés aux élus depuis le commencement du monde ; on les achète par les prières et au prix de la foi et des aumônes. Vos richesses peuvent vous y précéder, mais elles ne sauraient vous y suivre”47. Le saint d’ailleurs ne saurait passer pour l’architecte. Il est lui-même trop humain pour prétendre participer à l’édification de la Jérusalem du ciel48. À Poitiers, l’imagier gothique a donné à la vision céleste du merveilleux palais l’apparence d’un tabernacle, d’une sorte de châsse portée par les anges49 (fig. 9).
23Dans un petit ouvrage, paru en 1942 et complété par deux post-scriptum, en 1969 et 1987, Richard Krautheimer s’est surtout attaché aux modèles “bibliques” de l’Église médiévale, qu’ils soient vétéro ou néotestamentaires – en fait, principalement le Temple de Salomon et l’Anastasis – ce qui l’a conduit à parler presque exclusivement des églises rondes, ou du moins à plan centré50. Mais à cette recherche “verticale” de modèles typologiques, s’en surajouta vite une autre plus “horizontale” qui prétendit trouver dans les édifices hiérarchiquement les plus dignes de la chrétienté, l’image adéquate. La copie des basiliques antiques, celles de Rome par l’universelle primauté qui s’y attache, ou celles de l’Orient redécouvertes dès avant les croisades, est un phénomène encore trop peu pris en compte par l’analyse archéologique.
24Enfin, certains édifices contemporains du gothique naissant ou de sa maturité eurent un tel impacte qu’ils méritent de figurer parmi les grandes sources d’inspiration de l’art des cathédrales. Sans entrer déjà dans la discussion qui sera l’objet principal de cet ouvrage, évoquons seulement les deux modèles “extérieurs” – géographiquement et institutionnellement – qu’ont été la cathédrale de Cantorbéry et la Sainte-Chapelle. C’est peut-être moins par son génie architectural – la primatiale anglaise se présente comme une interminable suite d’espaces sacrés – que l’œuvre de Guillaume de Sens et de Guillaume l’Anglais s’est imposée, que par le martyre de Becket dont elle fut le théâtre et dont elle conserva les reliques soigneusement exposées : la grande châsse dans la Trinity chapel, derrière un long pavement mosaïqué, et l’occiput du saint archevêque, dans la Corona. Les commanditaires du nouveau chevet ont allié aux colonnes de Purbeck le calcaire blanc qui rappelle la cervelle de l’archevêque qu’on a répandue là, alors que le marbre rouge évoque son sang, mais aussi la pourpre de Rome51. La cathédrale devient par là martyrium et manifeste l’éclatant triomphe de la Réforme grégorienne sur le pouvoir princier. Dans le cas de la Sainte-Chapelle, la mise en scène des reliques est évidemment tout aussi primordiale, mais le génie architectural s’imposa sans doute aussi plus nettement. L’édifice a eu un énorme impacte, non seulement en France, mais dans toute l’Europe, non seulement au xiiie siècle, mais jusqu’à la fin du Moyen Âge. Des réalisations comme l’abbaye de Westminster ainsi que les chœurs de Cologne et d’Aix-la-Chapelle le montrent assez.
25Il faut enfin ici dire un mot de l’interprétation a posteriori : “la portée symbolique a-t-elle en effet été introduite post festum, de l’extérieur, ou bien faisait-elle déjà consciemment partie du projet des architectes, des maîtres d’œuvre ou de leurs conseillers, qui en ont ainsi déterminé la forme ?”, s’interroge Richard Krautheimer52. Question particulièrement délicate, dans la mesure où l’édifice ou l’œuvre, avec les ressemblances qu’il paraît afficher avec d’autres monuments de l’art, demeurera notre seule source dans l’immense majorité des cas. Il est en effet très rare de rencontrer au Moyen Âge des témoignages spécifiques qui corroboreraient une interprétation ayant déterminé la forme. Victor Mortet, en présentant des textes d’Honorius d’Autun et de Pierre de Roissy, a parlé de symbolisme a posteriori. Il souligne ailleurs que demeure inconnu le texte où un docteur de l’Église exprimerait l’idée émise par Guillaume Durand dans son Rational, suivant laquelle : “Dispositio autem materialis ecclesiae modum humani corporis tenet”53. Mais on sait que chez Durand, la recherche des réalités annonciatrices de la Loi nouvelle dans l’ancienne est systématique. Toute l’église chrétienne est relue par lui à l’aune de cette idée ; son monde est régi par un principe de pansémiotisme : tout est bon pour faire sens, il n’y a jamais assez de sens54.
26Concrètement, nous devrons donc toujours nous interroger devant une ressemblance suggérée par la forme : a-t-elle été conçue à dessein, et si les édifices qui en sont porteurs ont de bonnes chances de se positionner ainsi l’un par rapport à l’autre, dans quel sens le font-ils ? Toute ressemblance n’est pas allégeance, et toute dissemblance ne signifie pas prise de distance. Dans bien des cas, le rapport entre les édifices impliqués est beaucoup plus subtil que cela.
De l’évolution perceptible dans le second Moyen Âge (xiie-xve siècles)
27Il demeure en effet, ainsi que nous l’avons dit, que la période qui nous occupe est aussi le lieu de profondes mutations qui affectent la société médiévale. On peut très schématiquement les répartir en trois : le rapport avec le pouvoir politique, les aspects ecclésiologiques et dévotionnels, et enfin l’écho de voix discordantes.
La réforme grégorienne et ses suites
28Ainsi que nous le disions dans l’introduction, ce que nous avons coutume d’appeler la réforme grégorienne a parfaitement été défini par Eric Palazzo comme ayant été la remise en cause de la conception carolingienne pour laquelle le Regnum et le Sacerdotium constituaient l’Ecclesia ; c’est-à-dire une ecclésiologie complémentaire fondée sur un double pouvoir : celui du prêtre et celui du roi ; l’Église étant conjointement gouvernée par l’un et par l’autre. À partir de Grégoire VII s’instaure progressivement la subordination du pouvoir temporel au pouvoir spirituel, l’Ecclesia toute entière devient synonyme d’Ecclesia Romana. Aussi, sa structure fortement hiérarchisée a-t-elle pour effet de remettre en cause l’origine céleste de la royauté55. Si la réforme connut une phase de conflit suraigüe avec l’empereur germanique, elle reçut une caution imprévue mais extrêmement puissante avec ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Becket. Le meurtre de l’archevêque (fig. 10), le 29 décembre 1170 dans la cathédrale de Cantorbéry est l’événement le plus sombre du règne d’Henri II, qui ne parviendra jamais à surmonter l’impopularité qui en découla pour lui. Parallèlement, Becket est élevé sur les autels en un temps record, la plupart de ses hagiographes s’inspirant de Jean de Salisbury pour écrire sa Passion sur le modèle de celle du Christ. La cathédrale de l’évêque-martyr devient alors un des lieux de pèlerinage les plus courus de la chrétienté, presque à l’égal de Rome56.
29Plus d’un siècle après, c’est un roi de France qui sera à son tour canonisé : mais cette fois, 27 ans après sa mort. Louis IX, si son exceptionnelle piété personnelle ne saurait être mise en cause, n’a jamais craint d’affronter les instances ecclésiales lorsqu’il estimait que son autorité royale était en jeu. L’affaire des bourgeois de Beauvais massacrés en 1233, et la manière dont l’évêque Milon de Nanteuil, bientôt soutenu par son métropolitain, l’archevêque de Reims Henri de Dreux, tenta de s’opposer à l’intervention du roi, y compris en usant des censures ecclésiastiques à des fins personnelles, le montre bien. Même le pape Grégoire IX qui avait commencé à soutenir les deux prélats dut s’incliner. Le roi ne transige pas avec son autorité lorsqu’il sait qu’il est dans son droit. Mais l’acquisition à prix d’or des reliques de la Passion auprès de l’empereur latin de Constantinople est aussi un acte emblématique du règne, avec la construction de la Sainte-Chapelle destinée à les abriter, mieux : à les mettre en scène. Emblématique mais aussi chargé d’une certaine ambigüité, même si je ne parviens pas à y voir un acte symbolique capable de supplanter la légitimité que conférait traditionnellement l’onction de Reims – le roi de France aurait désormais dû sa sacralité davantage à la détention de la Couronne d’épines qu’à son sacre – car Louis IX, s’il ne tolère pas les ingérences cléricales, respecte les médiations ecclésiales57. Il n’empêche que la Sainte-Chapelle, en tant que chapelle palatine privée, abritant les plus insignes reliques qu’on puisse vénérer (fig. 11), élevée de plus dans la proximité immédiate de la cathédrale parisienne, provoque indubitablement un malaise, à tel point qu’on a pu y voir le point de départ d’une nouvelle mise en scène grandiose des reliques de saint Marcel dans la cathédrale Notre-Dame, entrainant la recomposition du transept sous la forme d’une immense châsse de pierre, inspirée de l’orfèvrerie comme en témoignent les deux nouvelles façades des bras nord et sud58. À l’intérieur, chœur et sanctuaire sont réaménagés, tendant à faire de ces parties une église-reliquaire, grâce à la clôture que referme maintenant le jubé59.
30La réforme grégorienne a eu au plus près des fidèles des implications territoriales et locales restées longtemps sous-évaluées, mais révélées depuis par les travaux de Florian Mazel. Ce n’est qu’à la fin du xie siècle que le diocèse devient l’élément essentiel dans la constitution d’une chrétienté territorialisée, et cet auteur a souligné le rôle fondamental qu’a joué la réforme grégorienne dans cette évolution, en donnant à l’Église les moyens d’un contrôle effectif des biens ecclésiaux accompagnant sa territorialisation à tous les échelons géographiques, de la paroisse au diocèse60. L’“église-mère” est le pôle organisateur de cette entité territoriale qu’est le diocèse, et qui arrive à maturité dans les années 1200. Ces cités-évêchés, qui symbolisent la puissance du siège de l’évêque, sont souvent bouleversées, d’abord dans la France du nord, et plus tard dans celle du sud, par le chantier des cathédrales gothiques.
31Si nous en revenons par exemple aux transformations de Notre-Dame de Paris évoquées plus haut, avec le bouleversement du pourtour du chœur au début du xive siècle, la construction de la couronne des chapelles rayonnantes, et alors que le chœur liturgique s’enferme dans la clôture construite par Pierre de Chelles, Jean Ravy et Jean Le Bouteiller, il se produit une sorte de hiérarchisation de la communauté chrétienne dans l’église, comme dans la Cité de Dieu de saint Augustin61. C’est aussi ce qui ressort de la Légende dorée, où Jacques de Voragine décompose l’église en trois espaces enchâssés, allant du plus au moins sacré : le sanctuaire, le chœur et le corps, auxquels correspondent trois ordres de fidèles : les vierges, les continents et les époux62. Les fidèles, tenus en dehors du chœur des chanoines, peuvent lire sur la clôture et sur le jubé qui le referme vers l’ouest, un programme didactique d’images qui révèle les miracles du saint sacrement qui se déroulent dans cet espace désormais inaccessible pour eux63. Non seulement l’espace ecclésial est de plus en plus hiérarchisé, mais il répond à un intéressant jeu d’emboîtement du contenu dans le contenant : L’autel dans le chœur clos, le chœur clos dans l’église, l’église dans la cité… Une structure “gigogne” que l’on retrouve généralement au Moyen Âge dans l’aspect des objets liturgiques eux-mêmes, puisque reliquaires, châsses et même encensoirs sont conçus sous la forme d’églises en miniature ; un parti qui ne sera vraiment abandonné qu’avec l’avènement du baroque64. Comme l’a souligné Roland Recht, “l’art gothique a encore accentué cette conception spatio-temporelle en faisant de chaque partie un abrégé du tout (les architectures peintes et miniaturisées dans les verrières, les dais et les piédestaux des sculptures, etc.) ou en traitant le tout comme la simple répétition de la partie (la travée)”65. À la cathédrale de Cologne, c’est le sanctuaire tout entier qui se trouve apparenté à la Jérusalem céleste, et contre les piles du chevet, les images des douze apôtres, qui forment un emprunt à la Sainte-Chapelle parisienne, semblent garder l’immense châsse des Rois Mages qui domine l’autel : le chœur clos devient ainsi un monument presque autonome dans la cathédrale66.
32À compter des xii et xiiie siècles, l’Église entend être la seule institution sur la terre capable de penser la société chrétienne en marche vers la Patrie céleste. Dès lors, l’assimilation pure et simple de l’Église avec le fidèle revient à soutenir que ce qui vaut pour le tout de la société vaut aussi pour chacun en particulier, qu’il n’est de voie d’unification qu’ecclésiale, et qu’on ne peut concevoir l’avènement du sujet chrétien que dans le cadre de l’Église67. Les images visent à l’encyclopédisme, ainsi qu’à faire de l’église visible un abrégé de l’histoire du monde : “Il n’y a pas plus universaliste que les ambitions des commanditaires des xi-xiiie siècles : pour les clercs, il en va même au contraire du principe dogmatique d’unité de la création et de ses formes dérivées, ainsi que du combat politique ‘romain’ pour l’unité du monde chrétien”68.
33Cependant une importante évolution sociétale se fait parallèlement jour. Passé les années 1200, le poids de l’Église sur la société se modifie. On assiste au transfert progressif d’une structure englobante vers une autre : de l’Église aux instances civiles et politiques que sont la commune et l’État.
Une mutation ecclésiologique et dévotionnelle
34À propos de l’époque où l’architecture devient de plus en plus un art visuel, Roland Recht identifie trois facteurs sans lesquels cet art “gothique” n’aurait sans doute jamais vu le jour, qui se complètent et se renforcent mutuellement : le développement du sacrement de l’eucharistie, la mystique de la Passion et le statut nouveau des arts visuels dans la société, où le texte écrit perd sa place prédominante à leur profit69. À propos de l’eucharistie, le terme de transsubstantiation apparaît dès le xiie siècle, et non avec Thomas d’Aquin comme le croyait Luther. Il sera officialisé en 1215, au cours du 4e concile du Latran. Le culte eucharistique allait connaître une évolution sensible, en lien avec la dévotion envers l’humanité du Christ qui se développe. Celle-ci se traduit par une redécouverte du culte de la croix, qui rend possible la dévotion nouvelle envers le crucifié et ses plaies (fig. 12). Cette dévotion est de plus en plus physique et sensible. Saint Bernard veut couvrir de baisers un crucifix apparu sur le dallage de l’église : le Christ s’en détache pour lui passer les bras autour du cou. Nouveau Joseph d’Arimatie, François d’Assise reçoit le corps du Christ détaché de la croix, et Thomas d’Aquin désignera son crucifix comme le “livre” dont il aura tiré sa meilleure science ! La dévotion aux cinq plaies du Christ – que l’on met en relation avec les cinq sens par lesquels le péché entre dans l’homme – conduit à vouloir s’y abreuver, puis à s’y cacher, à s’y blottir… Ainsi, le désir de voir l’hostie grandit-il d’autant plus que le fidèle laïc communie alors très rarement. Logiquement, l’élévation de l’hostie suit maintenant la consécration. Eudes de Sully l’introduit dans les statuts synodaux de son diocèse de Paris, au tout début du xiiie siècle. L’institution de la Fête-Dieu, qui permet de vénérer le saint Sacrement hors de la messe, est décidée par le pape Urbain IV en 1264 ; la rédaction de l’office en sera confiée à saint Thomas d’Aquin. Parallèlement, en même temps qu’on réclame l’élévation de l’hostie, “on veut voir la relique jusque là enfouie dans l’écrin clos de la châsse”. Suger l’avait compris dès le xiie siècle : la luminosité de son nouveau chevet devait contraster avec l’obscurité de l’église souterraine, et “les restes des saints quittèrent du même coup cette région obscure pour accéder à la lumière qui baigne les autels du chœur”70.
35La présence réelle du Christ au sein de l’église allait profondément modifier la perception que le fidèle pourrait avoir de l’espace religieux : sa définition en tant que Jérusalem céleste se trouverait supplantée par la possibilité de vérifier de ses propres yeux cette présence au sein de cet espace71. Dans l’église, et éventuellement son cloître, se développent les principales étapes d’un chemin de croix qui exploite maintenant une topographie au caractère mnémonique soulignée par l’image. Aussi, dans l’art gothique à sa maturité, l’image – sculptée ou peinte – a tendance à perdre son caractère allégorique ou typologique, pour devenir une simple illustration des récits bibliques ou hagiographiques72. La possibilité pour chacun de faire l’expérience de la présence divine requalifie l’église médiévale comme temple, au détriment de la Jérusalem céleste qu’elle en était venue à symboliser73. Or, s’il est un temple qui par excellence a contenu le Dieu vivant en portant le Christ, c’est bien la Vierge Marie. Ce rôle – jamais totalement oublié dans le passé – est comme redécouvert “avec des accents d’une force sans doute jamais atteinte” dès le milieu du xie siècle, où “on chante en Marie ‘le Temple vivant de Dieu’, dont le ventre, porteur du Christ est ‘un véritable tabernacle’, comme le proclame Pierre Damien”. Dans un sermon pour la fête de la Purification, Lothaire de Segni – le futur pape Innocent III – assimile la Vierge au Temple du Seigneur, le fidèle étant invité à concevoir dans son âme, par la foi et les œuvres, ce que la Mère de Dieu a conçu “dans sa chair ici-bas”74. Michael David a souligné que si, à la suite des transformations de la fin du xiiie et du début du xive siècle, Notre-Dame de Paris apparaît de l’extérieur, à travers la forêt de ses pinacles, comme figurant la Jérusalem céleste, elle peut aussi être regardée comme le corps de la Vierge contenant le corps du Christ, suivant en cela les écrits de Guillaume Durand ou Honorius d’Autun75. Roland Recht a aussi montré combien le parallèle que l’on pouvait faire avec les représentations du monde de l’époque, les mappae mundi, était éclairant. Celles-ci se présentent comme des condensés topographiques de l’histoire du salut, débutant au paradis et tendant vers la fin des temps. La représentation sous la forme d’un tau inscrit dans un cercle y prédomine, partageant ainsi l’œcoumène en trois parties, héritières respectives des trois fils de Noé. “De tels dessins fixent l’image d’un monde clos, symétrique, et donc aisément mémorisable […]76”. Relevons combien cette image du monde dans la main du Christ sera appelée à se confondre, à compter du xiiie siècle avec celle de l’hostie sous l’influence de la piété eucharistique (fig. 13). Le rapprochement était facilement suggéré par le rite de la fractio qui, au cours de la messe, se situe avant l’immixtio et la communion. L’hostie est alors rompue en trois parties : l’une est plongée dans le calice, une autre est destinée à servir à la communion du célébrant et la troisième est laissée sur l’autel pour pouvoir être portée en viatique aux mourants77. L’imago mundi est cependant la seule représentation dont la visée encyclopédique rejoignit celle de la cathédrale. Cette dernière apparaît en effet comme un abrégé de l’histoire du monde et de la pensée. À l’ensemble des images et symboles chrétiens, la somme théologique tente d’imposer une articulation systématique qui la rende lisible, et la cathédrale gothique s’affirme symboliquement comme l’élément structurant de ce monde d’images78. Dans ses sermons sur la dédicace d’une église, Jacques de Voragine assimile chaque élément de l’église à celui d’un palais : on va du public – le plus extérieur – vers le privé pour y nouer une relation plus étroite avec Dieu. Vers l’extérieur, l’église organise et sacralise la totalité de l’espace, puisque chacun des quatre côtés – les points cardinaux – constitue une modalité de la relation de l’homme avec Dieu (à l’est, pour signifier que Dieu aime par-dessus tout ; à l’ouest, parce que l’homme se mortifie, etc.). Voragine a ainsi voulu tisser un système complet de coordonnées au sein duquel “le fidèle se meut et se repère, enveloppé de toutes parts […] par les strates de récit qui le guident et l’orientent”79. Or, l’église gothique est largement dépendante de cette évolution de l’ecclésiologie qui se produit aux xiie et xiiie siècles.
Les voix discordantes
36Une certaine historiographie teintée de romantisme n’a pas manqué de voir dans la cathédrale gothique une œuvre éminemment populaire, soutenue par la foi des masses qui auraient rivalisé de générosité envers l’édifice à construire, offrant leurs bras quand leur modeste condition ne leur permettait pas d’autres formes de libéralités. Il est vrai que certains récits de l’époque n’ont pas manqué de décrire une situation idyllique teintée de merveilleux. Le Livre des miracles de Notre-Dame de Chartres en est peut-être l’exemple le plus célèbre : “Des gens de toutes classes, seigneurs, grandes dames, pauvres gens dépouillaient une partie de leurs vêtements, se joignaient aux manœuvres, portaient le sable ou la chaux ou même, se rendant à la carrière, dételaient les bêtes de somme et traînaient eux-mêmes les lourds chariots chargés de pierres de taille et de colonnes. Sur leur route, des paysans leur apportaient de la nourriture et du vin ; et après quelques instants de repos, la marche des travailleurs bénévoles reprenait au chant des cantiques”80. Un passage d’une lettre de Guy de Bazoches, proche par le style, concerne la construction de l’église Notre-Dame de Châlons entre 1162 et 1171 : “ut non solum ecclesiam [venerari] sufficiat eis, verum etiam ad opus edificii mire magnitudinis, plaustris non modicos lapides sed ipsa saxarum viscera superponentes, a longinquis et remotis partibus pectoribus trahant deevotis”81. D’autres mouvements de ferveur sont rapportés à l’occasion de translations de reliques : en 1146, à Autun, à propos de celles de saint Lazare, et au Mans en 1254, à propos de celles de saint Julien (fig. 14). À cette occasion, les vignerons auraient offert, plutôt que des cierges, cinq verrières où ils sont représentés dans l’exercice de leurs tâches : “Alii fecerunt momentaneum luminare, faciamus vitreas, que illuminent ecclesiam in futurum”82. Otto von Simson a donné une image particulièrement harmonieuse du consensus populaire qui aurait régné à propos de la construction de la cathédrale de Chartres83. Jane W. Williams a été la première à remettre celui-ci en doute84. Elle a montré qu’à l’époque de la construction de la cathédrale, des tensions existaient entre le clergé et les gens de métiers. En fait, la cathédrale gothique, édifice gigantesque pour l’époque, qui bouleverse le tissu urbain des villes parfois minuscules où elle s’insère, était une démonstration de pouvoir de l’évêque et surtout du chapitre qui s’en servaient pour faire valoir leurs visées sur d’autres institutions religieuses ou politiques. La représentation de saint Denis au portail gauche de la façade de Reims est de ce point de vue célèbre. Si les rois sont bien présents sur maintes cathédrales, et si nous savons maintenant qu’il s’agit bien plus probablement des rois de France que de ceux de la Bible, ils le sont aussi dans une position de soumission plus ou moins prononcée vis-à-vis du clergé85. Aussi, si des consensus populaires ont été rapportés par des chroniqueurs, d’autres sources viennent livrer un autre son de cloche à propos des relations du clergé avec la population. À commencer par Chartres, où en 1254 le chapitre est si brouillé avec les habitants qu’il doit s’exiler à Mantes pendant deux ans. On sait qu’au début du xiie siècle, l’évêque Gaudri de Laon, ex chancelier des rois d’Angleterre, est tellement en conflit avec les bourgeois de la ville qu’il finit assassiné. C’est pourtant à Reims que le climat de tension sera le plus profond et le plus durable. Un conflit existait déjà en 1221 entre l’archevêque et l’évêque de Laon, à propos des quêtes à effectuer dans la province au profit du chantier de la cathédrale. Le conflit reprit sous l’autoritaire archevêque Henri de Braine. Il culmina avec l’expulsion de l’archevêque et du chapitre par les bourgeois, de 1233 à 1236, entrainant de fortes perturbations dans le chantier de la cathédrale.
37Cependant, l’image d’une Église unanimement décidée à manifester sa puissance par des constructions somptuaires serait toute aussi trompeuse. Durant toute la période, bien des voix se sont élevées pour en appeler à plus de simplicité, de modestie, et même de pauvreté. Le conflit entre Bernard de Clairvaux et Cluny est resté mémorable. Il portait, dans l’Apologia ad Guillelmum, sur le coût des œuvres que l’on aurait mieux employé à soulager les pauvres, mais aussi sur le thème apparemment peu religieux de certaines images : “Que signifient dans vos cloîtres, là où les religieux font leurs lectures, ces monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs ?”86. Mais cette célèbre diatribe ne doit pas faire oublier que bien d’autres voix s’élevèrent. Ce furent d’abord celles des ordres austères, qui donnèrent des consignes parfois très strictes à propos des constructions conventuelles. Dès le milieu du xie siècle, Hugues de Fouillot recommande la simplicité dans les bâtiments des chanoines réguliers de Saint-Augustin. Dès le début de sa réforme, “Bernard de Clairvaux fit savoir que les filiales de son abbaye devaient être construites à l’identique de Clairvaux, dès lors que la chose était matériellement possible”87. Les statuts des cisterciens concernant les constructions de leur ordre et leur décoration sont remplis de mises en garde : “Cruces cum auro non habeantur, nec tam magnae quae congrue non portentur ad processionem, sed ad altare ponantur. Item aureae vel argenteae cruces notabilis magnitudinis non fiant”88. Les règlements adoptés par les grandmontains et les chartreux allèrent dans le même sens : “ecclesia et cetera nostrae religionis aedificia plana sint, et omni careant superfluitate”89 ; et “Picturae curiosae de ecclesiis et hospitiis deleantur”90.
38Des voix individuelles se sont aussi élevées, comme celle de Pierre le Chantre, à la fin du xiie siècle, dans sa somme théologique, qui porte cette fois non sur un ordre austère, mais bien sur la prodigalité dans l’architecture des cathédrales. Rutebeuf, dans la Vie de Saint Elyzabel, peu après le milieu du xiiie siècle, lui fait écho : “Je crois mieux vous en fust, se ce c’on a mis en ce fust por fère entaillier ces ymages fust mis en preu ; c’or est dommages qui a l’amor de Dieu el cuer”91.
39Mais ce sont surtout les ordres mendiants qui ont institutionnalisé le refus de la somptuosité architecturale dans leurs maisons et leurs églises. Pour les frères mineurs franciscains, nous disposons des statuts adoptés au chapitre général de Narbonne en 1260 : “Ecclesie autem nullo modo fiant testudinate, excepta majori cappella. Campanile ecclesie ad modum turris de cetero nusquam fiat ; item, fenestre vitree ystoriate vel picturate de cetero nusquam fiant, excepto quod in principali vitrea […]”92. Ces ordres paraissent avoir mis toute la logique constructive de leurs chantiers d’églises au service d’un pragmatisme utilitaire. L’église mendiante n’est pas close sur elle-même ni à l’écart du monde, mais en interaction avec l’espace urbain. La législation de l’ordre dominicain vise à ce que l’église soit dépouillée des curiositas et superfluitates. Dès les années 1240, l’ordre cherche moins à ecclesiam edificare ad divina celebranda, que ad capiendos homines in praedicationibus93. La hantise de la taille des églises qui paraît habiter les responsables de l’ordre dominicain n’est plus dictée par quelque motif symbolique, mais bien par l’afflux des fidèles venant écouter le prédicateur, et qu’il faut être capable d’accueillir.
40Certes, ces directives n’ont pas toujours été suivies. Avec le temps, elles ont même été passablement oubliées ici ou là. On peut évoquer la célèbre église des jacobins de Toulouse, ou bien celle de Saint-Maximin-du-Var, et plus encore l’église disparue des moniales dominicaines de Saint-Louis de Poissy, jadis qualifiée par Robert Branner comme étant un des derniers témoins du meilleur style de cour dans le domaine de l’architecture94. Markus Schlicht a montré que le monastère étant de fondation royale, il devait à la volonté expresse de Philippe le Bel cette somptuosité architecturale de représentation qui fait de son église une exception dans son genre95.
Notes de bas de page
1 Recht 1999, 142.
2 Krautheimer 1993, 7.
3 Albrecht 2017.
4 Terrier-Aliferis 2018, 15.
5 Recht 1999, 186 et 228.
6 Du Colombier 1973, 79-87.
7 Terrier-Aliferis 2018, 20.
8 Voir notamment Wirth 2015.
9 Wirth 2015, 55.
10 Boissé 1988, 9-28.
11 Kimpel & Suckale 1990, 35-37 et 290.
12 Wirth 2015, 276.
13 Recht 1999, 299.
14 Sauërlander 2002, 27-34.
15 Schlicht 2016-b.
16 Wirth 2015, 53-56.
17 Kunst 1981.
18 Recht 1999, 184.
19 Kimpel 2003, 60.
20 Recht 1999, 184-185.
21 Carruthers 2002a.
22 Klein 1999, 2-3.
23 Brown 2001, 188.
24 Salamagne 2018, 33.
25 Recht 1999, 356-357.
26 Recht 1999, 382.
27 Mortet & Deschamps 1995, 616 et 657-659.
28 Du Colombier 1973, 65.
29 Freigang 1999, 392.
30 Carruthers 2002b, 280-281.
31 Kurmann 2006, 71.
32 Iogna-Prat 2006, 352.
33 Miniature française du xiiie siècle – Codex 2554 de la Bibli. nat. d’Autriche, Vienne.
34 Suckale 1989, 42.
35 Coste 2009.
36 Iogna-Prat 2006, 358.
37 1er Rois, 6-7 ; 2e Chroniques, 3-4.
38 On peut penser à la célèbre église de Neuvy-Saint-Sépulcre, dans l’Indre, qui, comme le Saint-Sépulcre de Cambridge, paraît bien s’inspirer de l’église du Saint-Sépulcre de Jérusalem, mais aussi aux églises rondes des templiers : de Paris (disparue), de Laon ou de Londres, etc. Voir Andrault-Schmitt 2013b, 40-41.
39 Bible moralisée de Vienne. Bibli. nat. d’Autriche, Vienne, cod. 2554, fol. 50 ; cf. Vandekerchove 1989, 63 et 70.
40 Voir sur le sujet : Naredi-Rainer 1994.
41 On peut penser aux bœufs ornant les cathédrales de Bamberg et de Laon. À propos de ceux de cette dernière, deux interprétations sont habituellement avancées : les bœufs de la Mer d’Airain (1er Rois, 7, 23-26) et une légende locale. Cf. Kasarska 2008, 118-121, et Saint-Denis 2002, 321.
42 Prache 1993, 34 ; et Villette 1994, 107-148.
43 Sedlmayr 1950. Mise au point dans Recht 1999, 36-37, ainsi que dans Recht 2001, 34-35. Voir aussi ce qu’il en est dit dans Kurmann 2003.
44 Suckale 1989, 42.
45 Prache 1993, 12-13.
46 Gallet 2005, 230.
47 Voragine 1967, t. I, 61.
48 Dauphant & Obry 2009, 52-53.
49 Maillard 1920, 303-306. La scène figure notamment au portail sud de la façade occidentale de la cathédrale de Poitiers, à celui de Semur-en-Auxois, ainsi qu’aux vitraux de Bourges, Reims et Tours.
50 Krautheimer 1993.
51 Binski 2004, 3-27.
52 Krautheimer 1993, 84.
53 Mortet & Deschamps 1995, 613 et 245 n. 3.
54 Rauwel 2011, 115-130.
55 Palazzo 1999, 359 sq.
56 Aurell 2002, 240 sq.
57 Yves Gallet, dans sa recension de l’ouvrage de Meredith Cohen sur la Sainte-Chapelle a développé cette thèse : Bulletin monumental, t. 176, 2018, 176-178.
58 Sandron 2010.
59 Voir en particulier : Daussy 2011, 177 sq.
60 Mazel 2016.
61 David 1998.
62 Voragine 1967, t. II, 452.
63 On sait que les bas-reliefs de la clôture, dans la partie tournante du déambulatoire, aujourd’hui disparue, racontaient l’histoire biblique de Joseph, préfigurant celle du Christ. Sur le rôle des jubés, voir l’article fondamental : Jung 2000.
64 Iogna-Prat 2016, 350 et Guillouët & Vilain 2018.
65 Recht 1989b, 34.
66 Recht 1999, 135.
67 Iogna-Prat 2016, 599.
68 Andrault-Schmitt 2006, 204.
69 Recht 1999, 394.
70 Recht 1999, 114 et 153-154.
71 Recht 1999, 103.
72 Recht 1999, 297-298.
73 Recht 1999, 103.
74 Iogna-Prat 2006, 600.
75 David 1998, 34-66.
76 Recht 1999, 294-295 ; Ionat-Prat 2006, 582-604.
77 Mazza 1999, 185.
78 Panofsky 1967.
79 Coste 2009, 63-64.
80 Mortet & Deschamps 1995, 618.
81 Mortet & Deschamps 1995, 746.
82 Mortet & Deschamps 1995, 895.
83 Simson 1972.
84 Williams 1993.
85 Kurmann 2013.
86 Barral i Altet 2006, 330-331. Voir aussi ce qu’en écrit : Carruthers 2002b, 282-283.
87 Carruthers 2002b, 319.
88 Mortet & Deschamps 1995, 670.
89 Statuts de l’ordre de Grammont, vers 1240. Mortet & Deschamps 1995, 900.
90 Statuts du chapitre général des chartreux, 1261. Mortet & Deschamps 1995, 901.
91 Mortet & Deschamps 1995, 792 et 921.
92 Mortet & Deschamps 1995, 923.
93 Coste 2009, 67-71.
94 Branner 1965, 165.
95 Schlicht 2005-b, 289-325.
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