Conclusion
p. 307-313
Texte intégral
1C’est le moment de clore notre enquête. Elle nous a permis de mettre en lumière, dans les limites de la documentation à notre disposition, des phénomènes de société concernant les femmes (ou plus exactement, certaines femmes) et, ce faisant, de comprendre leur présence dans une société, comme celle de Rome, qui repose d’abord sur le rôle de l’homme. Celles qui étaient de noble naissance, celles qui firent un mariage avantageux, celles qui avaient de l’argent, celles que l’on peut désigner comme les femmes des élites au sens large, jouirent d’une influence sociale certaine dans les cités hispaniques sous le Haut-Empire. Mais que Caton ne soit pas troublé1 : malgré les dires de Caecina Severus sur leur avidité du pouvoir2, elles ne l’eurent jamais. Cependant, dans un empire en paix, l’évolution de la politique, de la société, des mœurs leur permit, pour certaines d’entre elles au moins, de bénéficier d’une présence publique considérable non sans conséquence dans la vie politique. Pendant les deux siècles et demi que prend en compte notre dossier, marqués par la vie en communautés urbaines dans un monde hispanique et romain sans conflit, certaines dames sortirent de l’anonymat et d’autres agirent même publiquement, se mêlant ainsi à l’action des hommes et à leur reconnaissance. Elles acquirent, de cette façon, un rôle inédit qu’elles ne retrouvèrent d’ailleurs pas par la suite. Le hasard des découvertes nous a fait parvenir les noms de plus de six cents femmes. Malgré des différences de statut social et de ressources économiques, toutes eurent la possibilité d’exister en exposant leur nom au regard de la communauté, et d’intégrer ainsi une mémoire collective qu’elles avaient aidé à créer. Ce sont des exceptions féminines dans un monde politique masculin.
2Ces constats ont été faits après avoir compilé l’ensemble de la documentation sur les femmes de l’élite hispanique. Fragmentée et codifiée, elle est presque exclusivement composée des vestiges matériels exposés dans des lieux publics. Il s’agit essentiellement d’inscriptions et de statues. Par ses particularités, cette documentation a orienté notre enquête vers l’anthropologie historique, y compris les types de comportement public et les codes symboliques de la reconnaissance, plutôt que vers l’histoire sociale, avec son étude des structures sociales et leurs interférences. En effet, à partir des répétitions détectées dans la rédaction des textes et la typologie itérative des supports et des statues, nous avons pu déchiffrer précisément les symboles et avec eux les conceptions sociales qui justifiaient la présence des femmes dans la sphère publique. Les inscriptions et les statues analysées étaient destinées à être exposées aux yeux de la communauté. Pour être aisément compréhensibles, les textes utilisaient un langage aussi figé que redondant et les statues un mode de représentation convenu, qui visait à transmettre une image idéale de la femme. On est là devant un fait de communication, le reflet d’une façon à la fois de penser et d’agir sur le conscient collectif, selon le processus défini par l’école de J. Habermas, dont l’analyse détaillée a nécessité une méthode proche de celle que l’on emploie en archéologie. Rien sur la vie quotidienne de ces femmes ne devait transparaître, car l’objet des documents épigraphiques conservés n’était pas d’informer sur les “petites choses de la vie”. On ne peut donc s’en tenir qu’aux aspects publics. On est là dans le monde de la renommée et de l’affichage de la réussite dans lequel les femmes, la documentation le montre, avaient un rôle propre. La vie en communauté justifiait l’image officielle des femmes des élites dans les textes et les portraits, mais, inversement, la présence de ces femmes dans la sphère publique expliquait en bonne partie la vie en société dans les cités hispaniques, avec ses codes de la reconnaissance dont la présence féminine constituait l’un des piliers.
3Le principal élément qui déterminait les codes symboliques autour de la femme romaine en générale et hispanique en particulier, et qui motivait ses actions en public, était la famille. Comme P. Veyne l’a montré, sous le Haut-Empire en paix et gouverné par un seul homme, la famille se trouvait mise en avant pour des raisons politiques, morales, idéologiques, culturelles et de convenance sociale. Comme la propagande impériale partout la proclamait, un bon citoyen était un homme marié et, si possible, père de famille, car la descendance était synonyme de sécurité, de paix sociale et de survie de la gens. Cette situation devait être exposée aux yeux de tous : dans les monuments funéraires, honorifiques et votifs de l’élite hispanique, on affichait la famille au même titre que les honneurs et les fonctions. Elle représentait un critère essentiel du prestige, le marqueur essentiel de la vertu et de la solidité d’un homme renommé. Les femmes y constituaient un élément-clef. Tout d’abord, leur présence dans les inscriptions et dans les portraits signifiait publiquement l’honorabilité d’un notable qui savait tenir aussi bien sa maison que la cité, car son épouse, à l’image de sa mère et de sa fille, étaient des modèles de vertu. Elles étaient des actrices d’une vie privée qui devait s’exposer au grand jour. Ensuite, la présence des femmes dans la sphère publique marquait dans la mémoire collective les liens entre les générations : elles représentaient la pérennisation et la solidité d’un nom, d’un homme et de sa dynastie, car elles étaient les reproductrices, les matres genetrices. En effet, si les femmes étaient les filles d’un père, elles existaient surtout en tant qu’épouses et, par voie de conséquence, en tant que mères. Elles apportaient la légitimité de leur dynastie d’origine, l’argent et le prestige de leur père, et assuraient en partie la descendance de leur nouvelle famille. C’est pour cela que dans le monde urbain de la renommée et du prestige, les femmes se devaient d’être des perfectissimae feminae, à savoir des mères, épouses et filles officiellement respectueuses des hommes et des dieux.
4Même si la reconnaissance publique des dames semblait tout à fait utilitaire, destinée à exalter les hommes, on leur attribuait des rôles publics. Enterrées et honorées par leurs proches, pour le plus grand prestige de leur famille, elles devaient, à leur tour, enterrer et honorer leurs proches suivant les modes mais aussi les codes du prestige. Elles devaient aussi adorer les dieux et participer aux activités évergétiques de la cité au nom des membres de leur dynastie. À chaque étape de leur vie, les femmes devaient assumer des responsabilités différentes envers les leurs et, par conséquent, envers la cité. Tous ces actes, révélés dans la documentation hispanique, engageaient de plus en plus leurs fonds propres, ainsi que leurs initiatives personnelles, qu’elles prirent toujours en tant que membres d’un groupe familial dont le prestige devait être protégé.
5Mais, en famille et en public, le temps jouait en faveur des femmes, car la mort des hommes était l’autre axe qui guidait à la fois le comportement public des feminae et leur reconnaissance dans un monde, où le prestige était directement associé à la mémoire. Les démographes ont souvent constaté que les membres du genre féminin, toutes époques confondues, vivent plus longtemps que les hommes3. Malgré la haute mortalité féminine au moment de l’accouchement, elles survivaient souvent à leur mari, d’autant qu’à l’époque romaine, elles se mariaient plus jeunes que leur époux4. Orphelines, elles devenaient fréquemment veuves d’un homme qui leur avait laissé des enfants à mener à l’âge adulte. C’est ce double deuil, associé à leur rôle de mère, qui donnait aux femmes de l’élite une position économique et sociale privilégiée au sein de leur famille. En effet, dans une période où les dames pouvaient de facto bénéficier d’une autonomie sociale et financière relativement importante grâce aux changements du droit privé à l’époque impériale5, elles devinrent parfois les chefs moraux et économiques de leur famille dès lors que les hommes venaient à disparaître6. Les sources hispaniques le montrent : elles administrèrent des patrimoines plus ou moins importants, notamment à la mort de leur époux. C’est ce qui constitue la base du pouvoir des veuves, qui géraient scrupuleusement leurs biens (et ceux de leurs enfants), ceux dont elles héritaient et ceux dont elles étaient dépositaires7. Grâce à leur situation de filles, mais surtout de mères, elles tinrent un rôle économique, celui de la transmission du patrimoine, et reçurent également la possibilité de dépenser ces fonds in loco publico et, de cette façon, de gagner de l’influence sur le déroulement de la vie publique des cités. Sénèque le dit dans la Consolation à sa mère : les femmes devaient gérer le patrimoine pour le bien de leurs enfants – il faut comprendre leurs fils, les seuls capables d’obtenir le pouvoir politique. Elles occupèrent la sphère locale avec des évergésies et des prêtrises qui leur permettaient d’entretenir le souvenir de leur dynastie et de préparer la carrière de leurs fils. Elles ornèrent les cités de monuments en l’honneur des membres de leur famille, toujours dans le but de manifester une munificence qui devait bénéficier à leur descendance ; tel fut souvent le cas. Ces actions, gravées dans les inscriptions, nous renseignent sur les comportements féminins et, inversement, ces comportements nous permettent de mieux comprendre les codes de l’excellence. On est là encore dans l’autoreprésentation des notables en famille, notamment dans un contexte funéraire souvent assuré par les membres féminins. Le prestige et la mémoire, directement liés et associés à la famille, justifiaient le rôle public des femmes. Certaines eurent même droit à la reconnaissance officielle des cités et de la province. Nous avons cependant constaté que ces honneurs consacraient non pas leur engagement public mais bien leur rôle familial. Au fond, la reconnaissance publique des femmes venait en général de leur propre famille, pour leur plus grande gloire.
6La documentation met donc en valeur la “splendeur” sociale par procuration d’un nombre important de dames dans les cités hispaniques pendant deux siècles et demi. L’analyse sociale de ces données, bien que partielle au vu du laconisme des inscriptions, a montré que certaines d’entre elles étaient issues de dynasties importantes dont le prestige rejaillissait sur elles. D’autres jouissaient du statut et de la reconnaissance de leur époux. Le prestige social attribué aux notables locaux, aux chevaliers et aux sénateurs, fut partagé en quelque sorte par les femmes de leur famille et leur permettait d’agir en public, de faire des dons, d’obtenir la reconnaissance de leur cité. À côté des mots inscrits et des actions des dames de l’élite de souche, figurent les copies des modèles de prestige issus de la double hiérarchie des structures sociales romaines : le monde servile et les gens de peu enrichis, et parmi eux des femmes, qui copiaient les notables traditionnels dans les communautés civiques.
7Même si notre documentation concerne essentiellement la sphère publique, elle permet de mieux comprendre la sphère privée. L’analyse onomastique de ces femmes, de leurs parents et de leurs enfants montre le rôle important de la mère dans la transmission de ses noms à ses descendants, ce qui équivaut à leur transmettre le prestige, et probablement le patrimoine maternel. Un mariage représentait l’union économique, sociale et politique de deux familles. Dans la nouvelle entité familiale, l’épouse était la représentante de sa famille et, en tant que telle, elle se devait d’entretenir la mémoire et de faire fructifier les biens des siens. C’est la raison pour laquelle, comme partout dans l’empire romain, les dames de l’élite hispanique épousèrent au plus près, souvent de façon endogamique, participant ainsi à la création d’un réseau d’adfines qui favorisait la carrière politique de leur parenté masculine et empêchait la dispersion des patrimoines. Le dossier des femmes, en faisant apparaître des unions entre notables de villes différentes, met aussi en lumière l’existence de cercles aristocratiques provinciaux qui se fréquentaient au rythme des activités politiques et religieuses annuelles. Mais sur ces questions du mariage, qui touchent à la fois au prestige et au rang des individus, notre documentation est bien partielle. En effet, les inscriptions ne font mention que des unions socialement convenables : dans les histoires de famille, on parle surtout des réussites ! Par conséquent, dans la sphère des apparences sociales que l’on exposait aux yeux de tous, les membres de la grande aristocratie épousèrent des personnes de leur rang, les hommes libres des ingénues et les affranchis des affranchies.
8Toutes ces pratiques et ces faits de société se dégagent de l’étude des sources matérielles et des cas particuliers qu’il nous a fallu suivre scrupuleusement. Leur présentation, chronologique, a permis de comprendre que la présence féminine dans l’espace public faisait partie de ce que l’on a l’habitude de nommer “l’autoreprésentation des notables locaux”, et qui n’est autre qu’une façon d’exposer la reconnaissance des meilleurs, ou de ceux qui veulent l’être, aux yeux de tous. En effet, l’enquête a montré que les premières manifestations de la présence féminine, avec leurs portraits en ronde-bosse, apparurent dans les tombeaux érigés au ier siècle : les témoignages épigraphiques, mais surtout iconographiques, y sont très importants. À la fin du ier siècle, la mémoire des notables, de leurs épouses et de leurs familles, d’une certaine manière, se dédoubla. En effet, tandis qu’une partie du souvenir restait du domaine privé, dans des monuments funéraires fermés au regard de la communauté, l’autre allait peupler les espaces publics où proliféraient les statues honorifiques. Au iie siècle, la présence féminine dans les hommages était courante dans les paysages urbains : les noms, titres, familles et portraits des femmes étaient partout. Le simple constat de cette évolution a été l’un des apports principaux de notre réflexion. La documentation montre aussi que la pratique honorifique s’essouffla d’elle-même vers le milieu du iiie siècle : ce qui avait commencé comme la reproduction locale de l’autoreprésentation romaine, propre aux plus grands personnages de chaque ville, se banalisa de plus en plus, provoquant ainsi sa disparition.
9L’enquête a permis d’isoler les particularités du phénomène honorifique dans les cités hispaniques. Elle confirme, tout d’abord, que dans les sociétés urbaines romaines, la pratique consistant à représenter les meilleurs concitoyens et leurs femmes fut ensuite copiée par tous ceux qui avaient de l’argent et de l’ambition. C’est un processus typique d’imitation des comportements mis en œuvre, au sein des communautés, par des personnes prétendument importantes : les nouveaux riches imitaient la vieille aristocratie locale qui reproduisait les pratiques véhiculées par la noblesse de l’Empire qui, elle-même copiait le comportement de la famille impériale, soit le modèle politique et social par excellence.
10L’analyse épigraphique et iconographique a montré que les hommages formaient généralement des “galeries honorifiques dynastiques”, dont les dames faisaient souvent partie, selon les codes du prestige et de la mémoire déjà mentionnés. Nous avons pu reconstituer un nombre important de ces galeries. Les auteurs étaient souvent des femmes, dont la première activité publique consistait d’ailleurs à élever des statues aux hommes de leur famille. Ce constat est aussi lié à une pratique (mos) qui semble devenir une coutume dès la fin du ier siècle : il s’agissait d’ériger une statue post mortem et in loco publico aux notables disparus, parmi lesquels se trouvaient parfois des femmes, bien qu’elles soient généralement davantage les responsables que les destinataires de ces monuments8. Cette constatation est intimement liée à celle de l’ingérence féminine dans les rapports sociaux : elles étaient les gardiennes de la mémoire familiale. Les portraits in loco publico des notables décédés et de leur famille permettaient à leurs descendants de se placer sous leur protection et de bénéficier de l’impact de leur souvenir.
11Mais, insistons encore sur les formes des hommages qui, vecteurs du prestige, constituèrent notre principale source d’information. Les formules épigraphiques utilisées sont convenues et fortement standardisées, car elles étaient au service de la pensée politiquement correcte de l’époque. Les effigies illustraient l’image idéale des dames hispaniques. En effet, les statues féminines, en copiant un nombre réduit de types iconographiques, offraient une image “officielle” de la femme romaine, autrement dit de la perfectissima femina sortie de son contexte domestique.
12Dans le contexte complexe et extrêmement divers de la société provinciale hispanique à l’époque impériale, les représentations des notables, et par conséquent la présence publique des femmes et leur influence, constituent un bon marqueur du niveau des pratiques urbaines et, par voie de conséquence, des différences dans le processus de romanisation. La documentation montre aussi que les galeries de portraits familiaux avec les hommages aux femmes n’existaient pas partout. Elles étaient en effet absentes des cités du grand Nord-Ouest de la péninsule Ibérique, ce qui correspondait à la moitié nord de la Lusitanie et, dans la Citérieure, aux conuentus Asturum, Lucensis, Bracarum et à une large partie du conuentus de Clunia. Cette distribution géographique prouve que les mentions épigraphiques et les représentations iconographiques des femmes sont nées dans des contextes urbains très romanisés, qui avaient bénéficié d’une immigration italienne importante, comme ceux de la côte méditerranéenne, de la Bétique et de la Lusitanie méridionale.
13Toutes ces considérations qui concernent l’histoire sociale, en particulier le rôle des femmes, et qui touchent également au cadre urbain, tant dans ses aspects matériels que dans ses aspects politiques, sont issues, répétons-le, des liens établis entre la documentation épigraphique et la documentation iconographique. Loin des traités de moralité ou des topoi des sources littéraires sur la fragilité, la faiblesse, la morale douteuse des femmes et même sur leur pouvoir sexuel, cette recherche part d’éléments matériels concrets, qui prirent forme à l’initiative des femmes, de leurs familles ou de leurs cités. C’est là que réside la plus grande force de cette enquête : elle part du réel, de la vie de ces femmes, que les inscriptions enjolivent. Pour parvenir à cerner la réalité dans une période où les sources sont éparses, il a été nécessaire de mesurer avec exactitude les limites de la documentation à retenir.
14L’épigraphie a d’emblée joué un rôle crucial. Malgré les difficultés, l’analyse poussée des inscriptions a permis d’isoler les sources utiles à notre étude et de les replacer dans leur contexte, là où la sphère publique et les modes d’autoreprésentation des notables guidaient la plupart des manifestations épigraphiques concernant les femmes. À partir d’une méthode essentiellement archéologique, nous avons pu proposer la localisation des inscriptions dans le décor urbain, et notamment les hommages, le type d’inscription qui apporte à notre propos l’information la plus importante et la plus nombreuse. Nous avons ainsi pu expliquer que, même si les formules ne l’indiquaient pas spécifiquement, les hommages étaient presque toujours exposés in loco publico. Mais, pour pouvoir traiter des monuments honorifiques, il a fallu étudier les piédestaux : leur classification est l’un des apports essentiels de ce travail, car elle a non seulement permis de comprendre la fonction de nombreux blocs et plaques qui, jusqu’ici, restaient isolés dans les corpus, mais aussi de proposer une restitution du paysage des cités, dans lesquelles les femmes avaient un rôle bien déterminé.
15Ce jalonnement épigraphique des villes était presque systématiquement associé à celui de la statuaire. L’association du texte et de l’image avait pour but d’exposer les meilleures des femmes à la communauté. C’est pourquoi l’étude des sculptures féminines dans la péninsule Ibérique a occupé une partie importante de notre analyse : pour la première fois, les corps et les têtes-portraits de dames hispaniques ainsi que les textes, deux éléments indissociables, mais rarement examinés ensemble, ont été mis en relation, ce qui a permis d’étudier la création des modèles iconographiques et de saisir l’idéologie qu’ils véhiculaient. Grâce à cette analyse, nous avons été en mesure, d’une part, de mieux comprendre le message de la présence féminine dans la sphère publique des cités et, d’autre part, d’expliquer les dissociations jusqu’ici insurmontables entre la documentation épigraphique et la sculpture.
16L’analyse épigraphique et iconographique a des limites. Par cette approche, il est possible d’isoler des faits de société concernant les femmes et, par ce biais, nous pouvons mieux appréhender certains aspects de la vie des cités dans la péninsule Ibérique, plus particulièrement leur intervention dans la politique ou dans le paysage urbain. Les sources permettent aussi de comprendre les conceptions que l’on avait du rôle de la femme sous le Haut-Empire et les convenances qui encadraient sa vie de famille et sa relation avec la sphère politique. Cependant nos données, essentiellement publiques et d’une manière générale très favorables pour l’image de ces femmes, ne permettent pas de répondre à toutes nos interrogations, notamment sur leur rôle dans la vie économique de la cité, parce que les données sont quasiment inexistantes. Par ailleurs, le message épigraphique ou iconographique est le plus souvent convenu et a trop tendance à uniformiser, en rassemblant dans un seul et même groupe, homogène en apparence, des femmes de rang social différent et aux ressources financières souvent disparates.
17Pour conclure, loin des discours normatifs sur les interdits faits aux femmes, loin des préjugés colportés par les sources à propos de leur faible nature, une analyse minutieuse de cas particuliers, tend, au contraire, à mettre en évidence une réalité sociale complexe et évolutive, dans laquelle certaines de ces dames pouvaient jouer un rôle essentiel, du fait de leur mariage et de leur descendance. Par leur influence sociale et la reconnaissance qu’elles en retirèrent, elles existèrent publiquement, car leurs noms et leurs portraits étaient exposés à la vue de tous. Certaines d’entre elles, en faisant don de leurs biens, contribuèrent de manière importante à la vie de leur cité.
18Ce constat n’est cependant que le produit de la vision d’un chercheur de notre siècle : sous le Haut-Empire, quels qu’aient été leur rang, leur mode de vie, leurs ambitions ou leur richesse, les femmes des cités hispaniques ont reproduit dans la sphère publique les modèles de comportement féminins imposés par la mentalité collective de leur temps. Ces rôles, rappelés et mis en exergue sur les monuments que l’on a présentés, constituaient la clef de leur reconnaissance et se voulaient comme le reflet du prestige acquis par leurs proches et qu’elles portaient par procuration. L’excellence publique leur imposait d’abord à se présenter comme des feminae perfectissimae : des femmes au foyer, discrètes, pieuses et surtout dévouées à leur famille.
Notes de bas de page
1 Selon Liv. 34.2-4, Caton parle ainsi dans le discours qu’il a prononcé au Sénat quand, en 195 a.C., les tribuns L. Valerius et M. Fundanius voulaient faire abroger la lex Oppia.
2 Tac., An., 3.33 : non imbecillum tantum et imparem laboribus sexum sed si licentia adsit saeuum, ambitiosum, potestatis auidum.
3 J.-C. Chesnais, La démographie, PUF (Paris 2002, 5e éd.), 37-50.
4 Un exemple dans R. S. Bagnall et B. W. Frier, The demography of Roman Egypt, Cambridge Studies in Population, Economy and Society in Past, tome 23 (Cambridge 1994), 110-134.
5 Sur ces questions, voir un bref résumé dans Navarro Caballero 2001.
6 Sur ces conclusions, voir aussi Navarro Caballero 2004, 397.
7 La mère n’avait pas la tutelle de ses enfants. Elle avait cependant la responsabilité morale de la custodia dont parle Horace, Ep., 1.1.21. La mère gérait souvent les affaires de ses enfants mineurs avec leur tutor, comme le montrent les sources littéraires (Cic., Ver., 2.1.90-93), juridiques (Dig., 26.1.18 ; 26.7.5.8 ; 26.7.47.1) et papyrologiques, étudiées par Vuolanto 2002, 224.
8 Sur ces conclusions, voir aussi Navarro Caballero 2004, 397.
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