Le procès d’un cadavre ? Une inhumation isolée sur l’ancienne place du Temple à Bègles (Gironde)
p. 331-342
Texte intégral
1Les découvertes d’inhumations isolées datées du xiie au xviiie s. au cours d’opérations archéologiques (diagnostics et fouilles), même si elles ne sont pas systématiques, sont relativement fréquentes et conduisent toujours à s’interroger sur les raisons ayant conduit à déposer le corps d’un sujet hors de tout espace funéraire. Au second Moyen Âge, le cimetière est un espace consacré communautaire et les sujets inhumés hors de celui-ci apparaissent alors comme de “mauvais chrétiens”1. Pour l’époque moderne, cette distinction persiste mais le développement de la réforme protestante voit aussi apparaître d’autres pratiques, principalement dues aux persécutions dont sont victimes les convertis à la nouvelle religion. Si ceux-ci peuvent bénéficier de véritables cimetières pendant la période suivant l’Édit de Nantes, ce n’est pas le cas avant ou après sa révocation. Des inhumations clandestines sont alors réalisées dans les jardins et dans les campagnes. En février 2015, un diagnostic archéologique sur l’ancienne place du Prêche à Bègles (Gironde), réalisé par le Centre Archéologie Préventive (CAP) de Bordeaux Métropole sous la responsabilité de C. Michel-Gazeau, a permis la mise au jour des tranchées de fondations de l’ancien temple protestant, de plusieurs structures excavées et surtout de l’inhumation isolée d’un sujet adulte. Ici, même si l’on se trouve dans le cadre d’un diagnostic et non d’une fouille, les vestiges archéologiques sont rares et aucun élément mis au jour ne présente un caractère funéraire. L’interprétation de cette découverte se révèle donc délicate et plusieurs hypothèses peuvent être proposées au regard de la datation radiocarbone du sujet (1455 – 1645 avec 95% de fiabilité) et de sa localisation. La comparaison avec d’autres inhumations isolées contemporaines s’est également avérée nécessaire pour enrichir la discussion.
2Bègles est une commune située dans le Sud-Ouest de la France, dans la banlieue sud de Bordeaux (Gironde). L’opération archéologique de diagnostic est intervenue du 16 au 26 février 2015, place du lieutenant Serge Duhourquet, anciennement place du Temple et place du Prêche, en préalable à un réaménagement de la place. L’ancien nom de la place a en effet conduit le service régional d’archéologie d’Aquitaine à prescrire des sondages afin de repérer d’éventuels vestiges liés à la présence d’un temple protestant daté du xviie s. et connu par différences sources (archivistiques, iconographiques, etc.), mais dont la position exacte n’avait jamais été formellement établie. La surface impactée par les travaux étant de 4500 m², six tranchées ont été ouvertes avec quelques extensions limitées en largeur afin de mieux comprendre les structures découvertes.
3Des tranchées de fondation sont apparues (fig. 1), toutes comblées par deux niveaux de sable beige associé à du mortier pulvérulent et de nombreux matériaux de construction issus de la destruction d’un bâtiment maçonné, tels que des fragments d’enduit blanc, de terre cuite architecturale, de maçonnerie et de blocs calcaires. Ces tranchées dessinent le négatif d’un édifice rectangulaire orienté est-ouest de 19 sur 37 m, dont seul l’angle nord-est a pu être observé. Ce bâtiment a été complètement détruit et les matériaux totalement récupérés. Bien qu’aucun élément maçonné n’ait été encore en place, on peut vraisemblablement penser que ce négatif de construction correspond aux fondations du temple protestant établi sur cette place au début du xviie s. puis détruit en 1685 selon un arrêt du Parlement daté du 5 septembre. Un autre arrêt du 18 octobre permit à l’hôpital de la Manufacture d’être les seuls héritiers de l’Église réformée. L’ensemble des matériaux semble donc avoir été récupéré par les administrateurs de cet établissement ou par les habitants du voisinage. Concernant l’édifice lui-même, les vestiges découverts n’ont que très peu aidé à en préciser son aspect. En revanche, il faut noter qu’il s’agit d’un bâtiment orienté est/ouest, et non nord/sud, comme le suggèrent E. Dumont et M. Favreau dans leur notice2 d’un dessin de Van der Herm daté de 1639 (fig. 2).
4Orienté nord/nord-est – sud/sud-ouest, un fossé a été identifié à l’est du site. Il est long de 23 m minimum, large d’environ 3 m à l’ouverture et profond d’environ 1 m. Son fond est concave et ses parois très évasées. Le comblement a livré de la céramique d’époque moderne voire contemporaine. Il suit la même orientation que le cadastre, il pourrait donc s’agir d’un fossé parcellaire. Plusieurs fosses quadrangulaires ou circulaires, peut-être dans ce cas des trous de poteaux, sont apparues un peu partout sur le site, leur mobilier se rapproche lui aussi de la fin de la période moderne.
5Deux maçonneries quadrangulaires ont aussi été mises au jour au milieu du site, à 2,40 m d’intervalle l’une de l’autre. Elles mesurent 1,30 x 1,10 x 0,70 m pour l’une, 1,12 x 1,15 x 0,53 m pour l’autre et sont constituées de blocs de calcaires équarris et taillés liés au mortier (fig. 3a et 3b). Leur existence pourrait être rattachée aux trois croix successives installées à cet emplacement, la première étant érigée le 28 octobre 1685, soit moins de deux mois après la destruction du temple. La deuxième, qui remplace la première, est installée en 1737. Cette dernière “tomb[é]e en vétusté” en 1767 et est à son tour remplacée. C’est celle-ci qui apparaît sur le cadastre de 1812. Plusieurs incohérences demeurent toutefois quant à cette interprétation : deux fondations ont été retrouvées, or une seule aurait suffi puisqu’il s’agissait seulement d’un remplacement de la croix, et leurs analogies architecturales supposent des éléments associés dans un même aménagement.
6Enfin, une inhumation isolée a été découverte au sud-est du site (fig. 4) ; elle a été datée par radiocarbone entre 1455 et 1645 avec 95% de fiabilité. Aucun lien avec les autres structures archéologiques n’a pu être réalisé. Les contours de la fosse ne sont pas connus, à l’exception peut-être du bord nord. Le sujet a été déposé sur le dos, selon un axe nord/nord-est – sud/sud-ouest, la tête au nord/nord-est. Le membre supérieur gauche est légèrement fléchi, la main en avant du fémur droit, les membres inférieurs sont en extension. Le membre supérieur droit présente en revanche une position particulière, il est replié, la main ramenée au-dessus de la tête. Les déplacements osseux sont très limités et certains peuvent être attribués à la présence d’une importante racine, les autres probablement à la présence d’une enveloppe souple, ce qui est confirmé par la présence de plusieurs éléments de mobilier. Celui-ci, étudié par M. Maury, est constitué de 29 fragments d’agrafes en fer, soit 7 agrafes, en lien avec un système de fermeture de vêtements de type pantalon (fig. 5). Ils ont été mis au jour à proximité ou dans la cavité pelvienne. Présent dès la moitié du xiiie s., ce type d’agrafe est fréquent à partir de la fin du xve s.3 et jusqu’à l’époque contemporaine4. Le sujet est un jeune homme décédé entre 18 et 23 ans. Malgré son jeune âge, il présente quelques pathologies dégénératives, avec des enthésopathies au niveau des humérus, du radius gauche et des vertèbres ainsi que des nodules de Schmorl de la septième vertèbre thoracique à la deuxième vertèbre lombaire. On peut également noter une spondylolyse5 unilatérale sur le côté gauche de la cinquième vertèbre lombaire. Des appositions et réactions périostées sont aussi observables sur les fémurs et les tibias. Côté dentaire, des hypoplasies linéaires de l’émail sont visibles sur la majorité des dents.
7Même s’il convient de rester prudentes en raison du caractère non extensif de l’opération, la découverte de ce sujet, daté de la fin du Moyen Âge ou du début de l’époque moderne, à distance de tout espace funéraire connu, apparaît inattendue. Depuis le phénomène d’inecclesiamento décrit par M. Lauwers6 et qui prend place entre le xe et le xiie s., l’Église organise la société, notamment le traitement du corps après la mort. La norme funéraire semble alors correspondre à l’octroi d’une sépulture individuelle au sein d’un espace consacré, communautaire et délimité qui se développe autour de l’église : le cimetière7. L’inhumation isolée ou en petit groupe prend alors, a priori, un caractère exceptionnel et doit être reliée à un évènement qui l’est tout autant. C’est ainsi que pour plusieurs exemples de dépôts hors de tout contexte sépulcral, certains auteurs ont émis l’hypothèse d’une épidémie, même en l’absence d’arguments biomoléculaires, comme par exemple L. Pecqueur et ses collaborateurs8. Pour plusieurs exemples de la région Centre – Île-de-France, ils concluent que “le motif d’isolement semble lié à la survenue de décès dans des circonstances de maladies ou d’épidémie jugées dangereuses pour la communauté”9. La plupart des tombes sont implantées à proximité d’axes de circulation, notamment à des croisements, et proches de petits bâtiments interprétés comme des oratoires. À Landorthe “Le Castéra“, en Haute-Garonne, lors d’une fouille réalisée par Jean-Luc Boudartchouk en 1994, une inhumation individuelle et une inhumation quintuple ont été mises au jour dans un atelier de forge abandonné10. Le dépôt des sujets a été effectué sur le dos, selon une orientation ouest-est, la tête à l’ouest. Les individus, tous adultes, ont été inhumés dans une enveloppe souple. Ils ont été datés entre 1225 et 1400 par radiocarbone. Le responsable d’opération a là aussi émis l’hypothèse d’une sépulture de crise, probablement consécutive à une épidémie. À Bègles, cette possibilité ne peut pas être exclue, mais les exemples de sépultures consécutifs à un tel épisode sont fréquents dans les cimetières, même en milieu rural11. Un dépôt de relégation (corps dissimulé après un acte violent, corps d’un ennemi dont on se débarrasse, etc.) peut aussi être envisagé, mais il sera alors impossible à prouver en l’absence de traces de violence sur le squelette. C’est le cas par exemple à Peltre “Les Rouaux“, en Moselle, où, en 2004, deux adultes ont été mis au jour dans un champ fouillé exhaustivement12. Déposés sur le dos, selon une orientation nord-ouest/sud-est et ouest-est, dans une enveloppe souple, ils n’ont pas été datés par radiocarbone. L’un des deux a cependant livré des agrafes datées entre le xvie et le xviiie s. Aucune hypothèse concernant leur présence sur le site n’a été proposée.
8Outre ces évènements, l’accès au cimetière consacré pouvait être empêché pour d’autres raisons. En effet, plusieurs catégories d’individus n’y avaient en effet pas accès, les juifs, les hérétiques ou les mauvais chrétiens13 par exemple. Pour la période traitée ici, la communauté juive de Bordeaux et de ses environs disposait de ses propres cimetières14, cette hypothèse semble donc peu probable. En revanche, à partir du début du xvie s., la réforme protestante gagne la France et se développe rapidement ; le problème des inhumations des huguenots se pose alors pour les catholiques. Les pratiques ayant cours au tout début du protestantisme en France ne sont pas vraiment connues, même si l’on peut penser qu’elles correspondent à ce que dicte l’édit d’Amboise en 1563, qui privilégie les inhumations dans les cimetières paroissiaux aux côtés des catholiques, mais dans des espaces généralement réservés. En réalité, en raison des persécutions, les enterrements sont souvent faits clandestinement dans les caves et les jardins en ville et à l’écart dans les campagnes. Ainsi, certains évêques ordonnent régulièrement l’exhumation des cadavres protestants qui sont ensuite jetés dans des rivières et des fossés15. Après les guerres de Religion durant la seconde moitié de ce même siècle, l’édit de Nantes signé en 1598 apaise les tensions pendant un peu moins de cent ans. L’article 28 octroie le droit aux protestants d’avoir un espace spécifique pour leurs cimetières, espace qui doit remplir certaines conditions. C’est le cas par exemple pour le cimetière de Charenton près de Paris, dont une partie a été fouillé par l’Inrap en 200516. Le traitement funéraire des défunts eux-mêmes ne se distingue pas particulièrement de celui appliqué dans le cas des individus mis au jour dans les cimetières paroissiaux pour la même période, puisque l’on retrouve souvent des défunts déposés selon une orientation ouest-est la tête à l’ouest et toujours sur le dos, parfois dans des cercueils en bois et/ou enveloppés dans un linceul ou habillés. En 1685, avec la révocation de l’édit de Nantes par l’édit de Fontainebleau, les persécutions reprennent jusqu’à la fin du xviiie s., jusqu’en 1787, date à laquelle Louis XVI signe l’édit de Versailles qui institue un état-civil laïc. Les cimetières sont fermés et les inhumations à nouveau clandestines, souvent dans de petits groupes familiaux à la campagne. Néanmoins, les règles ne vont pas toujours être les mêmes pour les inhumations des sujets protestants dans le royaume de France. C. Buquet-Marcon et I. Souquet-Leroy en ont fait une synthèse dans leur article de 2016 sur les paysages du cimetière17.
9À Bordeaux, la communauté protestante est importante en raison des nombreux marchands anglais et hollandais installés dans la ville. Un premier enclos protestant est mentionné dans un acte notarié de 156318 dans le quartier de la rue des Ayres, à proximité de la commanderie des Antonins. Avec l’enregistrement de l’édit de Nantes, qui n’intervient que le 7 février 1600, les protestants obtiennent l’autorisation de construire à Bègles le temple mentionné ci-dessus, puis celle d’enterrer leurs morts dans la ville de Bordeaux, au sein d’un véritable cimetière. Celui-ci est implanté dans le faubourg Saint-Genès, entre les rues actuelles Jean Burguet et Tanesse, à proximité du cimetière Sainte-Eulalie mais en-dehors du rempart. La découverte fortuite de deux squelettes dans les fondations de la Bourse du Travail, situé à ce même emplacement, est sans doute à rattacher à cet espace funéraire19. Après la révocation de l’édit de Nantes, toutes les possessions du Consistoire20, dont le temple et le cimetière, sont dévolus à l’hôpital de la Manufacture. Les protestants doivent alors à nouveau enterrer leurs morts discrètement dans des jardins, des cours ou même des caves. Les protestants qui meurent dans les hôpitaux sont emmenés dans les marais de l’archevêché et déposés dans des fosses21. Au milieu du xviiie s., la poussée générale du protestantisme, notamment dans la communauté hollandaise, conduit à l’ouverture d’un nouveau cimetière protestant aux Chartrons, un quartier du nord de Bordeaux. À Bègles, seule une mention par un historien local évoque la possibilité d’un cimetière protestant22, au lieu-dit “Le Petit-Paradis” mais aucune autre trace n’en a été retrouvée ailleurs dans les textes. On peut juste signaler la présence d’un mobilier lapidaire, peut-être funéraire, dans un jardin à environ 400 m de la place diagnostiquée ici.
10Le squelette mis au jour place du Prêche à Bègles a été daté entre 1455 et 1645, ce qui peut correspondre aux débuts du protestantisme dans la région bordelaise et à la période pendant laquelle l’Édit de Nantes a été en vigueur. L’emplacement choisi, à la croisée de chemins, n’est pas rare dans le cas d’inhumations protestantes à la campagne, ce qui est le cas pour ce hameau de Bègles durant la période concernée23, avant la construction du temple toutefois. Si l’on se fie en effet à la représentation datée de 1639, l’espace aux alentours immédiats est habité de manière assez dense. D’autres arguments paraissent cependant en défaveur d’une véritable sépulture d’un sujet de la religion réformée. Plusieurs espaces funéraires successifs (un enclos près de la rue des Ayres puis un cimetière dans le faubourg Saint-Genès) sont en effet connus à Bordeaux à partir de la deuxième moitié du xvie s., mais aucun à proximité du temple. Enfin, la position particulière de l’individu au niveau de son membre supérieur droit paraît très surprenante dans le cas d’un traitement funéraire soigné. Il pourrait toutefois bien s’agir d’un individu protestant, mais dont l’inhumation a été traitée comme celle d’un individu n’ayant pas droit à la terre consacrée du cimetière, c’est-à-dire comme un “mauvais mort”.
11Cette appellation va correspondre aux sujets excommuniés, ceux qui n’ont pas droit à une sépulture chrétienne24. Il s’agit des hérétiques, des coupables de meurtre(s) mais aussi des suicidés, qui ont commis un crime contre eux-mêmes, un acte de désespérance, c’est-à-dire un péché mortel. Par leur acte, ils doutent de la miséricorde divine et montrent leur conviction de ne pas pouvoir être sauvés. Ils peuvent donc faire l’objet de condamnations après leur décès. Les “mauvais morts” sont inhumés hors du cimetière consacré, à “plus de 2 jougs de terre” selon l’évêque de Saintes Geoffroy de Saint-Brice en 1282 et séparément, afin que l’on ne puisse pas confondre l’espace d’inhumation avec un cimetière du fait de leur nombre25. Cet isolement et cette infamie jusque dans la mort conduisent à les inhumer dans des lieux déshonorants, comme le souligne P. Mašková26, souvent à proximité des fourches patibulaires ou dans d’autres lieux du même type, comme un charnier pour le bétail, à la croisée des chemins, dans un pré ou dans une forêt. Le traitement du corps est sans soin. Si l’Église édicte ces recommandations, ce sont les autorités laïques qui ont en réalité toute autorité sur le corps des criminels : “celui qui est reconnu coupable d’homicide [donc d’un autre ou de lui-même] perd son corps […] son corps est, de fait, en possession des autorités judiciaires qui en usent alors comme bon leur semble”27.
12À Bordeaux, c’est la cour des jurats, des magistrats municipaux, qui est seule juge en matière de police depuis la domination anglaise et jusqu’en 179028. Elle exerce sa justice à Bordeaux et sur sa banlieue29 au sein de cinq unités administratives et judiciaires (prévôtés de Saint-Éloi, d’Eysines et d’Entre-deux-Mers, comté d’Ornon et baronnie de Veyrines). Le village de Bègles dépendait, pour le secteur concerné ici, de la prévôté de Saint-Éloi30. Lorsque l’on parcourt ses archives31, diverses mentions de condamnations de criminels apparaissent. Une lettre du 24 mai 1511 relate ainsi que le chapitre de Saint-Seurin, une paroisse de Bordeaux, se plaint que les jurats ont outrepassé les limites de celle-ci pour ériger des fourches patibulaires “et en icelles fait pendre et estrangler ung crimineulx”32. Le 20 avril 1616, une sentence relate que Jehan Boullaud, bourgeois et marchand de Bordeaux, est “convaincu de c’est re homicidé” et condamné “à être désenveli, traîné sur une claye et exposé à la borie aux oiseaux sur trois piliers”33. Dans ces deux exemples et dans la plupart de ceux qui sont encore conservés, aucune information n’apparaît sur le devenir des corps, puisque le texte s’arrête à la description de la condamnation du criminel à la pendaison. Une mention a cependant particulièrement retenu notre attention, même si elle est datée du 16 avril 1706 et donc postérieure à la datation du squelette mis au jour. Il s’agit d’un procès de cadavre34, l’accusé étant Philippe Labonne, qui a commis le crime “d’homicide de soi-même”35. Il est condamné à ce que son cadavre soit “traîné sur une claie jusques à la place où estoit cy devant le temple de ceux de la religion prétendue réformée scitué en la paroisse de Bègles, pendu par les pieds, puis jeté à la voirie”36. Le lieu décrit correspond au site sur lequel le diagnostic a été réalisé ; il a donc servi de lieu de justice au cours du xviiie s. au moins une fois d’après les sources écrites. Pour la même période, le même procureur condamne en effet à la même peine plusieurs sujets coupables de s’être suicidés mais sans préciser le lieu, comme dans la plupart des condamnations antérieures. D’après la sentence, le corps, après avoir été traîné sur cette place, est pendu par les pieds, ce qui suppose l’existence préalable d’une potence ou la construction d’une telle structure pour le faire. À la lueur de cette source, l’interprétation des maçonneries quadrangulaires découvertes au centre de la place peut être à nouveau discutée et il semble possible d’envisager qu’elles correspondent aux fondations de cet élément. Les données de comparaison sont encore malheureusement assez rares pour la France37. Après cette pendaison, le corps est “jeté à la voirie”, ce qui suppose de se débarrasser du cadavre sans en prendre soin et surtout sans l’inhumer. La représentation de la place datée du xviie s. montre cependant la présence d’habitations et le dépôt d’un corps à l’air libre sur un emplacement aussi fréquenté peut avoir été problématique et entraîné l’inhumation de l’individu. À la fin du Moyen Âge, le territoire concerné n’est pas encore urbanisé : il est principalement constitué de marais et de champs cultivés. Laisser un corps à l’air libre dans un tel contexte n’est alors pas aussi gênant. Aucune autre source ne relatant d’épisode similaire aussi bien localisé géographiquement n’a été retrouvée pour la période 1455-1645 dans les archives départementales38.
13Face à un lieu ayant été le théâtre avéré de pratiques judiciaires et face à l’inhumation en elle-même, il est tentant de conclure à l’hypothèse d’un “mauvais mort“ dont le cadavre aurait fait l’objet d’un procès. De tels exemples d’individus exclus du cimetière restent cependant rares en France, contrairement à plusieurs sites d’Europe de l’Est39. Plusieurs cas français semblent pourtant pouvoir être rangés dans cette catégorie : M. Vivas décrit ainsi dans sa thèse une inhumation double à Lauzun (Lot-et-Garonne) contenant deux individus adultes, à 300 mètres du cimetière paroissial40. Cette localisation du dépôt, qui se situe en outre sur un promontoire de faible altitude, à la jonction de territoires paroissial, diocésain et probablement juridictionnel, le fait conclure, comme les auteurs du rapport de fouille, à une mise à l’écart des sujets et “plaide en faveur d’un lieu de justice et d’exécution”41. Ce “cas d’école” reste cependant un exemple rare et les découvertes sont souvent beaucoup plus difficiles à interpréter. Par exemple, lors d’une fouille menée par l’Inrap en 2004 à Bourges, une inhumation datée entre 1300 et 1423 a été découverte à l’extérieur du cimetière, délimité par un mur mis au jour au cours de l’opération. L’hypothèse d’un “mauvais mort” a alors été proposée pour ce sujet par le responsable d’opération, hypothèse nuancée par M. Vivas dans sa thèse qui juge le seul argument topographique insuffisant42. À Gougenheim, en Alsace, une inhumation isolée a été découverte en 2009 lors d’une fouille préventive en contexte rural, dans un champ et alors que la principale occupation du site était Néolithique43. Le dépôt a été réalisé sur le dos, la tête à l’ouest et le défunt a été placé dans un cercueil cloué. Il s’agit d’un adulte présentant quelques pathologies dégénératives et une fracture de côte. Il a été daté de la fin du Moyen Âge – début de l’époque moderne grâce à son mobilier, plutôt abondant et lié à la religion catholique, puisqu’il s’agit de perles de chapelet et d’une médaille. Celui-ci élimine d’entrée l’hypothèse d’un protestant et le traitement soigné permet d’éliminer celle d’un dépôt de relégation, ce qui oriente donc plutôt la réflexion vers un “mauvais chrétien”. Son corps aurait alors été pris en charge après sa mort et inhumé hors de tout espace consacré.
14L’interprétation de ce type de découvertes reste donc toujours délicate. Le contexte de mise au jour de ce sujet (diagnostic, étroitesse de la fenêtre ouverte) renforce la difficulté à proposer des hypothèses quant à la présence d’une inhumation sur le site. Pour la période, fin du Moyen Âge et début de l’époque moderne, comme on l’a vu, plusieurs hypothèses peuvent être envisagées. Celle d’un “mauvais mort” semble pouvoir être défendue avec plus d’arguments que celle d’un individu protestant ou victime d’une épidémie : les sources écrites postérieures attestant d’une activité judiciaire à cet emplacement conforteraient cette supposition. Il serait cependant hasardeux d’éliminer la possibilité d’un autre type de dépôt de relégation (corps dissimulé après un acte violent, corps d’un ennemi dont on se débarrasse, etc.), impossible à prouver à notre échelle. Pour progresser dans la compréhension de ces cas singuliers, il est nécessaire d’une part de réfléchir à une échelle transdisciplinaire, en prenant en compte toutes les sources possibles (archéologiques, archéo-anthropologiques, écrites, etc.) et, d’autre part, de multiplier les comparaisons avec les différents cas recensés. Ceci ne créera certes pas une nouvelle “norme”, mais permettra sans doute de proposer de nouveaux arguments pour l’interprétation de ces inhumations.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Lauwers 2005 ; Vivas 2016.
2 Demont & Favreau 2006, vol. 2, 41.
3 Berthon 2013, 71.
4 Abel et al. 2014, 317.
5 Une spondylolyse est une fracture au niveau de l’isthme vertébral, souvent qualifiée de fracture de stress.
6 Lauwers 2005, 273.
7 Treffort 1996 ; Alexandre-Bidon 1998 ; Vivas 2010.
8 Pecqueur et al. 2015.
9 Ibid., 298.
10 Boudartchouk 1995, 56‑57.
11 Passarius et al. 2008 ; Kacki et al. 2011
12 Feller 2006, 84‑89.
13 Souvent qualifiés de “mauvais morts” (Vivas 2012, 176).
14 Leulier 2009b
15 Buquet-Marcon & Souquet-Leroy 2016, 283.
16 Dufour 2012.
17 Buquet-Marcon & Souquet-Leroy 2016.
18 Leulier 2009a.
19 Cambra & Régaldo-Saint Blancard 2011.
20 L’église réformée est administrée par un consistoire composé de pasteur(s) et d’un certain nombre de laïcs. Il veille au comportement religieux et civil des fidèles.
21 Ibid.
22 Catusse 2004.
23 Catusse 2004.
24 On renverra à la thèse de M. Vivas pour une description plus précise de ces sujets (Vivas 2012, partie II).
25 Vivas 2016.
26 Mašková 2016.
27 Vivas 2012, 419.
28 Rouxel 1949.
29 Soit le “territoire qui s’étendait dans un rayon d’une ou plusieurs lieues autour d’une ville et se trouvait soumis au ban, c’est-à-dire à la juridiction et au pouvoir de commandement d’un seigneur urbain, le plus souvent une municipalité” (Bochaca 1997, 8).
30 Bochaca 1997, 116‑136 ; Bochaca 2015, 115‑117.
31 Sous-série 12B de la cour des jurats de Bordeaux, série G du chapitre Saint-Seurin.
32 A. D. Gironde, série G, 1117.
33 A. D. Gironde, sous-série 12B, 2/26.
34 Une pratique qui existe au Moyen Âge (Vivas 2012, 172-184) et qui perdure sous l’Ancien Régime (Bregeault 1879).
35 Un suicide.
36 A. D. Gironde, sous-série 12B, 9/77.
37 Sur ce sujet, on pourra consulter les contributions de A. Crola et M. Vivas, C. Clairici et M. Faure dans ce volume ainsi que les actes du colloque “Les Fourches Patibulaires du Moyen Âge à l’Époque moderne. Approche interdisciplinaire” organisé en janvier 2014 par M. Charageat et M. Vivas (Charageat & Vivas, dir. 2015).
38 Les liasses correspondantes aux jugements des jurats de Bordeaux pour la période qui nous intéresse et conservées aux Archives municipales ont brûlé.
39 Cf. contributions de ce volume et Mašková 2016.
40 Vivas 2012, 459‑462.
41 Vivas 2012, 462.
42 Blanchard et al. 2006, 149 ; Vivas 2012, 330.
43 Thomas 2016.
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