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Les attributs immobiliers des universitates provençales, xiiie-xve siècle. Quelques pistes de réflexion

The real estate attributes of the Provençal universitates xiiith-xvth centuries. A few lines of thought

p. 263-272

Résumés

En s’appuyant sur le renouveau que connaît à l’heure actuelle l’histoire urbaine provençale, grâce notamment à une série de travaux portant sur les registres de délibérations communales de différentes communautés urbaines du bas Moyen Âge, il s’agira de poser quelques jalons d’une première réflexion sur la matérialité immobilière (espaces, places, bâtiments, etc.) que peut revêtir la communauté provençale lorsqu’elle se structure et se dote de statuts.
Après un premier temps où nous tenterons de dresser un état historiographique de la question pour la Provence médiévale, la réflexion portera, ensuite, plus particulièrement sur deux points : les lieux de réunion de la communauté et les traductions matérielles de l’idéologie du bien commun.

Based on the revival which Provençal urban history is currently enjoying, thanks notably to a series of studies of the registers of communal debates in different urban communities during the early Middle Ages, this paper proposes to lay out a first few markers concerning the materiality of real estate (spaces, places, buildings, etc.) which a Provençal community may have taken on as it was constructing itself and adopting statutes.
In the first part, we attempt to draw up a historiographic account of the issue in mediaeval Provence and then our thoughts will turn to two more particular points: the meeting places of the community and the material expressions of the ideology of communal goods.


Texte intégral

1La question des attributs matériels du gouvernement urbain doit être abordée, pour la Provence, par celle de l’organisation des communautés en universitates, un phénomène qui touche une vaste gamme de communautés, depuis de simples villages jusqu’aux grandes villes. Les sources sont variées pour attester de ce phénomène : chartes de franchises, livres de privilèges, registres de délibérations communales1, enquêtes, regestes des états de Provence2 qui dressent des listes de communautés constituées et reconnues par l’autorité souveraine, etc. Le chantier est vaste, les indices sont bien présents, dispersés et il faudrait mener une enquête de grande ampleur afin de pouvoir étayer les propos qui vont suivre. La bibliographie est abondante aussi, en raison d’une tradition ancienne en Provence de monographies communales, de travaux universitaires (thèses, DES, maîtrises et masters), des recherches menées dans le cadre du Centre d’Études des Sociétés Méditerranéennes fondé à Aix-en-Provence en 1960 par Georges Duby3. Elle peut recéler nombre d’éléments repérés dans les archives qu’il conviendrait de rassembler et d’identifier, cependant aucune enquête systématique n’a encore été menée sur ce sujet. Le corpus sur lequel s’appuie cet article est donc un échantillon, dont les enseignements peuvent, sans aucun doute, être étendus à d’autres actes et étoffés par d’autres analyses.

2Deux axes d’approche seront privilégiés qui permettront de poser quelques réflexions préliminaires à une étude de plus grande ampleur : seront, dans un premier temps, envisagés les lieux dans lesquels s’exprime la parole publique et se place la délibération collective ; dans un second temps, les traductions matérielles possibles de l’idéologie communale dominante –celle relative au bien commun – seront examinées.

Les lieux de la congregatio

3La première institution communale dont on peut relever l’existence, non seulement d’un point de vue chronologique mais aussi en termes d’importance politique, est l’assemblée des habitants, que l’on nomme souvent en Provence “parlement public”. Cette assemblée incarne véritablement l’universitas dans le sens où la parole publique qui s’y forge et s’y échange est donnée comme engageant l’ensemble de la communauté dans les domaines qui concernent l’intérêt général, pour approuver un accord avec le seigneur ou nommer des syndics. Un exemple très éclairant de cette caractéristique peut être trouvé dans le cas de Trets, près d’Aix-en-Provence, dont la communauté se structure au cours des années 1320 en une véritable universitas, à la faveur d’un conflit qui l’oppose alors à l’un des seigneurs majeurs du lieu – Sibilla de Trets – et qui conduit à reconnaître de manière explicite – en l’occurrence par la bouche du juge royal de la cour d’appel d’Aix – que ce qui concerne tout le monde – “quod omnes tangit” – doit être décidé par l’assemblée de l’universitas du lieu4.

4Les prérogatives des parlements publics confèrent à ces assemblées le pouvoir politique et juridique de doter la communauté d’une forme de gouvernement puisqu’il leur appartient de nommer et/ou élire les syndics (Tarascon 1256, Trets 1329) et de former un conseil (Toulon 1313). L’assemblée regroupe en théorie tous les chefs de maison de 14 à 60 ans et ne peut légalement délibérer que si les deux tiers d’entre eux au moins sont présents, proportion généralement donnée comme quorum obligatoire. En pratique, les chiffres que l’on peut obtenir à partir des listes dressées des personnes présentes lors de ces assemblées sont très variables et ne semblent pas avoir de rapport avec le nombre de feux de la localité5. Ainsi en 1263, la liste des prud’hommes de l’université de Montfrin, près d’Arles, comporte 130 noms, cependant qu’en 1237, les hommes de Lansac qui s’engagent devant un juriste de Tarascon à l’occasion d’un acte d’arbitrage avec le commandeur du Temple d’Arles ne sont que 196. Au-delà d’une histoire strictement événementielle, qui oppose un temps de libertés urbaines – celui des consulats formels de la première moitié du xiiie s. – à une reprise en mains des communautés par le pouvoir comtal, l’angle d’approche du parlement public permet ainsi de souligner les mécanismes politiques qui autorisent une universitas, sur le temps long, à se doter de représentants et, partant, des moyens propres d’expression, de négociation et de gestion de l’intérêt général.

5L’une des premières occasions d’assembler la communauté – dans la documentation du moins – est l’octroi ou la confirmation d’une charte de franchises. Prenons quelques exemples qui peuvent traduire des situations différentes : à Trets, le 5 avril 1238, se présentent devant le seigneur Burgondion d’Agoult –“ante portam fortalicii” – plus exactement, un ensemble d’hommes parlant au nom de l’“universitatis dicte ville de Trictis”, et constitué de trois nobles portant le titre de miles, du prieur de l’église de Trets, de deux syndics agissant en tant que procureurs de l’universitas et de neuf hommes qui adressent la requête de voir les privilèges concernant les terres franches du lieu confirmés par le seigneur7. Si le chiffre de neuf hommes semble fort peu élevé pour Trets, nous pouvons affirmer être bien en présence, néanmoins, d’un parlement public par la mention de la congregatio à laquelle cette supplique donne lieu, parlement qui rassemble les seuls hommes soumis à l’autorité directe de Burgondion8. À Saint-Michel (l’Observatoire) près de Forcalquier, c’est “in platea juxta caput ecclesie sancti Michaelis”, en présence de “la majeure partie de la population de ce castrum” qu’est assemblée en 1242 l’université des seigneurs, milites et populaires du lieu, qui reconnaît la souveraineté du comte de Provence dans la main du baile de Forcalquier, en même temps que lui est accordé un certain nombre de franchises9. À Bédoin, près de Carpentras, c’est dans la demeure du seigneur Barral de Baux – “in stari domini Barrali” – que le 19 septembre 1264 est concédée aux quatre syndics nobles représentants de la communauté du lieu une charte de franchises en présence d’une dizaine de témoins10. À Miramas enfin – près de Salon-de-Provence – en janvier 1331, est convoquée une assemblée de chaque chef de feu avant l’heure de la messe dans le château dudit villageinfra fortalicium dicti castri11. On pourrait multiplier les exemples au moins jusqu’au milieu du xive s.

6Quels éléments peuvent présider au choix du lieu de rassemblement, et celui-ci est-il perçu comme un marqueur signifiant de l’espace pour la communauté ? Le nombre de participants peut, à l’évidence, expliquer le choix de la place publique pour Saint-Michel par exemple, mais il ne faut pas voir là un déterminant me semble-t-il. Ce qui prime est bien le type de relations qui s’établit par la parole publique avec l’autorité dominante. On peut y voir, comme le fait Jean-Paul Boyer pour la Vésubie12, le signe d’une volonté d’inscrire l’unité de la communauté dans l’espace villageois : à Roquebillière, à Utelle ou encore à Belvédère, entre les années 1270 et 1300, les parlements publics sont réunis sur les places publiques de ces communautés, données comme les lieux accoutumés de rassemblement, dont certains peuvent se situer aux portes du village. Jean-Paul Boyer écrit qu’il “n’est (cependant) pas assuré que ces places correspondaient à une réalité topographique. Elles existaient bien à l’état de concept, sans doute symbole de l’universitas13”. Mais c’est là affaire d’interprétation et d’appréciation, par l’historien, du degré de conscience unitaire de la communauté. Je voudrais pour ma part souligner d’autres pistes : en cette première phase d’organisation des universitates – c’est-à-dire entre le xiiie et la première moitié du xive s., la forteresse seigneuriale, à la fois lieu d’habitat et d’exercice de la domination, est le cadre privilégié qui accueille le face à face qui se noue entre communauté et autorité dominante. Dans le cas d’une charte de franchises, on pourra ainsi considérer que le lieu de l’assemblée est fonction de l’autorité qui la convoque et révélateur, surtout et avant tout, d’un rapport hiérarchique de pouvoir ; une charte de franchises peut être lue, en effet, comme un acte de bienveillance seigneuriale et non comme un signe de conscience politique de la part de l’universitas14.

7Mais si la seigneurie est incontestablement marquée par un certain nombre de lieux, ouverts ou bâtis, qui peuvent être considérés comme autant de point d’appui de l’autorité seigneuriale, comme l’avait montré Odile Redon pour les seigneuries toscanes15, on peut aussi suggérer une autre lecture, qui serait celle d’un espace partagé, c’est-à-dire, dont le marquage politique peut être à double sens et tout aussi signifiant pour la communauté que pour l’autorité seigneuriale ou princière. Les points d’appui de l’autorité dominante – telles les tours et autres maisons fortes, mais aussi les églises – peuvent alors délimiter un espace particulier, prestigieux et solennel, celui de l’engagement juré qui représente le mode par excellence du gouvernement d’une communauté au moins au début du mouvement de constitution des universitates en Provence. La chronologie a également vraisemblablement son importance et des éléments d’évolution peuvent être soulignés.

8Ainsi, lorsqu’un conseil est constitué – institutionnalisé – et qu’il possède l’autonomie de s’assembler lorsqu’il le désire, celui-ci aura plutôt tendance à se réunir en un lieu délimité, une cour, une maison ou autre comme le réfectoire d’un établissement religieux. Une véritable dialectique peut se nouer, d’ailleurs, à cette occasion entre l’Église et la communauté, dont il conviendrait d’examiner plus finement la chronologie et les modalités, par le remploi – ou la captation – de bâtiments et d’espaces marqués par la religion. Cette dialectique facilite, sans aucun doute, la mise en place d’un vocabulaire symbolique et sémiotique compris de tous. À Tourves, dans le Var, le parlement public du lieu obtient, en 1354, l’autorisation d’élire un conseil de 10 membres et deux syndics permanents. Grâce au registre de délibération communale, nous savons que ce conseil se tient dans une maison particulière – celle de maître Pierre Giraudi – (dans la cour) jusqu’à la fin des années 1380 ; à partir de 1389, le conseil semble avoir acquis un espace propre, ouvert, puisqu’il s’agit d’une cour extérieure nommée “cour du conseil” (“in adrecho consilium”)16. À Tarascon, le conseil se réunit au début du xve s. dans une maison commune, pourvue d’un campanile dont la cloche sert à le convoquer ; elle est située derrière l’église principale – Sainte-Marthe – dans le quartier du Château17. Le cas de la ville de Brignoles enfin, étudié récemment par Lynn Gaudreault, confirme cette idée de la nécessité d’une certaine maturité du conseil – et d’un certain degré d’autonomie d’initiative – pour voir apparaître des lieux propres de réunion : le conseil de Brignoles décide seulement au début de l’année 1390 la construction d’une maison commune qui devient, dès lors, le lieu préférentiel de réunion, jusqu’à son abandon inexpliqué en septembre 1390, au profit du couvent des frères mineurs de la ville et de certaines maisons privées18. Jean-Paul Boyer avance, pour les villages de Vésubie, un autre type d’analyse qui peut expliquer l’apparition des maisons communes, celui de la valorisation matérielle que connaissent les maisons qui, à partir de la seconde moitié du xive s., deviennent plus spacieuses, complexes et pratiques, y compris pour réunir le conseil d’une communauté qui va trouver dans un tel bâtiment le moyen d’allier prestige et praticité, ce qui peut le conduire à abandonner d’autres lieux tels les cimetières19.

9On peut également observer une forme d’itinérance des lieux de réunion du conseil, qui peut être due aux sujets abordés et aux causes de la réunion – comme É. Jean-Courret le suggère dans le présent volume – mais aussi tout simplement à la conjoncture, comme semble le souligner le cas de Brignoles : la communauté n’a peut-être plus eu les moyens d’entretenir la maison commune qui n’aura servi, au total, que six mois20. La question du marquage de l’espace public implique celle également du partage de ce dernier, voire d’une forme de concurrence à laquelle les différentes autorités peuvent se livrer : le choix du lieu de réunion peut être un signe de soumission, mais on peut également voir s’opérer des formes de partage et de cohabitation, comme à Tarascon où le quartier du Château abrite aussi le siège de la cour et de l’administration comtale21. Le signe distinctif, l’attribut matériel qui va désigner le lieu comme signifiant pour l’une ou l’autre autorité, n’est d’ailleurs pas toujours présent : à Draguignan, le siège de la justice comtale – qui s’est déplacé au xiiie s. du fortalicium vers un groupe de maisons adossées au rempart et faisant face à la place du marché – ne se trouve séparé des autres bâtiments que par un chapiteau, construit au début du xive s., auquel on accède par un escalier22. Dans les villages, la cour comtale est rarement logée dans un palais et a recours à l’occupation de simples maisons sans signe distinctif particulier. On a ainsi peut-être trop tendance à vouloir surévaluer le signe au détriment de ce qui a dû prévaloir dans la plupart des cas, à savoir l’usage affecté à l’espace. Ce partage peut être, également, évolutif : ce qui se lit avant tout à travers ce phénomène est le jeu de concurrence des pouvoirs auquel peuvent se livrer les autorités municipales et princières. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Brignoles, si globalement le palais comtal sert de lieu de réunion au conseil de la ville dans 42 % des cas, son usage est cependant limité aux trois premières années couvertes par le registre de délibération communale étudié par Lynn Gaudreault – soit 1387-1389 – le conseil n’y retournant plus après cette date23.

10Il y a également une constante qu’il faut prendre en considération : celle de la permanence de l’usage des maisons privées pour les réunions des conseils. Le conseil de la ville de Brignoles peut se réunir aussi dans une maison privée, celle d’un conseiller ou d’un syndic24. C’est le cas pour 13 % des conseils tenus entre 1387 et 1391, ce qui fait de ce genre de bâtiment le troisième lieu de réunion fréquenté, après le palais comtal et le couvent des frères mineurs, la maison commune ne se plaçant qu’en quatrième position. Ces maisons particulières sont considérées par Lynn Gaudreault comme devant être assez cossues pour pouvoir accueillir une vingtaine de personnes25. Si l’apparition de la maison commune est tardive et son usage éphémère dans certains cas, c’est aussi sans doute parce que la maison privée, celle du conseiller ou du syndic qui peut aussi avoir partie liée avec l’autorité seigneuriale, offre des avantages matériels, financiers et pratiques qui ne sont pas perçus comme en contradiction avec la symbolique communale, car ils servent l’utilité publique en permettant aux représentant de l’universitas de se réunir. Il faut sans doute y voir aussi une marque d’honorabilité décernée aux familles qui ont partie liée avec l’instance exécutive. On peut rejoindre par-là l’idée émise par Jean-Paul Boyer à propos de l’évolution des maisons de notables qui gagnent en confort et s’agrandissent à partir de la fin du xive s. et qui peuvent de la sorte apparaître comme convenables pour représenter la collectivité de manière ostentatoire, tant à l’intérieur avec la pièce principale – l’aula – qu’à l’extérieur avec le portique dont elles peuvent être ornées.

11Cela ouvre une autre piste de marquage du territoire communal, que je voudrais suggérer, celle qui a trait à l’investissement individuel, par les conseillers et les syndics qui représentent la communauté – on pourrait dire qui l’incarnent – investissement matériel par la mise à disposition de leur demeure ouverte aux réunions du conseil, mais aussi symbolique par la traduction sémiotique de leur rôle de représentants de la communauté et le prestige attaché, de la sorte, plus qu’à l’autorité communale, je dirais, à l’énoncé de la parole publique qui engage. On peut d’ores et déjà souligner un élément, dont je n’ai malheureusement trouvé à ce stade qu’un seul exemple, celui de l’usage de la livrée par les syndics : à Ollioules, en 1447, les habitants demandent à pouvoir élire des syndics “portant livrée comme il est de coutume dans les autres localités du pays26”. On peut voir dans cette revendication la volonté, non pas tant de montrer de manière ostentatoire l’autorité urbaine incarnée par les syndics, que celle d’une forme d’adhésion au principe social et politique d’organisation d’une universitas, une revendication d’appartenance à ce type politique d’urbanité en quelque sorte, qui ouvre voie à la représentation auprès des états27. Ainsi, le regeste des états de Provence, édité récemment par Michel Hébert, montre que la communauté d’Ollioules apparaît pour la première fois convoquée aux états en mai 142028 ; on se situe très vraisemblablement ici dans un processus de construction d’une reconnaissance politique, que la livrée des syndics vient parachever de l’intérieur, comme un signe adressé aux habitants eux-mêmes.

L’utilité publique comme signe d’identité communautaire

12L’usage de maisons individuelles des conseillers ouvre à la question de la nature des espaces et bâtiments pouvant correspondre aux attributs matériels de la communauté, et partant, des modes de gestion des biens communs. La première question que l’on peut se poser est d’ailleurs celle de la définition des biens communs – “des biens qui appartiennent à tous, qui sont distincts des biens particuliers, sans pour autant que tous en aient obligatoirement l’usage” – auxquels Albert Rigaudière associe des formes particulières de propriété collective29. Peut-on élargir la définition aux biens privés qui, le temps d’une réunion du conseil, incarnent la communauté ? La frontière entre privé – ou particulier – et public, individuel et collectif, est-elle aussi tranchée que l’on pourrait le croire ? La question de la gestion de la propriété de ces biens se pose également, car ils peuvent relever d’un usage volontaire et complexe de la propriété dissociée (on perçoit des rentes dessus mais on peut aussi en être locataire).

13La préoccupation du bien public, ou plutôt de l’utilité publique, qui se définit, selon Yves Sassier, comme un principe d’action politique orienté vers tout ce qui va servir la sécurité, la prospérité et le bien-être collectifs30, est un élément envahissant du discours légitimant produit par les conseils urbains dès le début du xive s. C’est au nom de ce principe que les gouvernements communaux agissent pour lutter contre les empiètements privés opérés sur l’espace public, qui dégradent et affaiblissent la fonctionnalité des murailles par exemple, comme on peut le constater à Tarascon31 ; dans la plupart des castra provençaux, la muraille est d’ailleurs fonctionnelle, adaptée aux conditions locales et ne matérialise pas vraiment le prestige ni l’unité communale32.

14Le souci du bien public peut pourtant se trouver au fondement même de l’organisation d’une universitas, comme à Moustiers dont le consulat n’est attesté qu’en 1251, mais où existe dès 1210 une assemblée de milites et probi homines, consultée par l’évêque de Riez lors de la refondation de l’œuvre du pont d’Aiguines33. Cet exemple souligne un aspect particulièrement présent dans les communautés provençales, celui d’une inflexion vite donnée à l’idée de bien public, comme en atteste encore le cas de Trets : dans les années 1330, on assiste à une prise en charge par l’universitas du bien-être collectif matériel et spirituel, dans le sens où la communauté se place en garante de la bonne marche des institutions sociales. Ainsi en va-t-il de la gestion de l’église paroissiale, par la nomination des personnes placées à la tête de la fabrique, sur laquelle les seigneurs exercent aussi un droit de patronage34. Le contrôle de la gestion paroissiale par l’universitas est également une caractéristique des communautés rurales de Vésubie étudiées par Jean-Paul Boyer. Dans cette région, la prise en compte des besoins spirituels des habitants est poussée loin, puisque les communautés sont à l’origine, ou se trouvent à encadrer et gérer, quantité d’institutions charitables, tels que aumônes, confréries (deux termes souvent synonymes en Provence) et hôpitaux35. Au xve s., les institutions administrées par la communauté ont même la préférence des villageois au détriment de celles contrôlées par les établissements religieux. En basse Provence, la liaison très étroite que l’on peut faire entre la communauté organisée, le souci du bien public et les associations confraternelles se trouve particulièrement bien illustrée par ce qui apparaît presque comme un cas d’école : “à Puyricard en 1353, le parlement public du village prend des mesures destinées à assurer la conservation des archives de la communauté. Ces documents seront enfermés dans une cassette dont les trois clés seront remises aux prieurs des trois confréries du lieu : la confrérie du Saint-Esprit, celle de Sainte-Catherine et la charité. La cassette sera à son tour déposée dans un coffre dont les obriers (operarii) de l’église paroissiale conserveront la clé36”.

15L’importance numérique des hôpitaux dans les villes et les communautés villageoises provençales – notamment du diocèse d’Aix – a été mise en évidence par Noël Coulet, dans un article paru en 197837, qui soulignait comment les gouvernements communaux prenaient progressivement, à partir de la fin du xive s., le contrôle et la gestion de ces établissements au détriment de l’Église qui avait pu en être à l’origine. On peut souligner combien cette chronologie est tout à fait concordante avec l’institutionnalisation des conseils et l’apparition des maisons communes ; ce qui plaide en faveur d’une matérialisation des aspects charitables du bien public par le biais de ces hôpitaux. Une génération plus jeune d’historiens, tournée vers l’histoire sociale et politique des villes provençales, a pu contribuer à rouvrir ce dossier : ainsi Laure-Hélène Goufran, dans sa thèse de doctorat soutenue en décembre 201538, souligne combien le croisement des données entre parcours individuels et histoire institutionnelle est ici déterminant. Elle montre comment les élites marseillaises du début du xve s., notamment les marchands, investissent dans les hôpitaux de la ville, à tous les sens du terme investir, soit en les fondant soit en contribuant par le don, le legs ou la rente à leur prospérité et à leur pérennité, ainsi qu’en s’impliquant dans leur administration ; ce qui leur permet de manifester leur adhésion aux valeurs du bien public tout en gardant une forme de contrôle sur le conseil urbain, dont ils peuvent être membres par ailleurs, par la défense concrète d’intérêts matériels communs. Elle souligne ainsi combien l’hôpital, plus encore que la confrérie, est le lieu de fixation de l’identité urbaine, sur le temps long, par l’investissement d’un groupe de pairs qui en font un point d’appui de l’exercice du pouvoir, un point symbolique d’expression des valeurs communes et un point matériel de manifestation d’une certaine unité. Ces élites participent, de la sorte, de manière ostentatoire à l’utilité publique tout en trouvant dans l’hôpital un cadre de sociabilité propre. L’investissement individuel et lignager peut, certes, décharger la communauté de la gestion des biens communs, voire même représenter un mode spécifique de gestion du bien commun et d’administration communale, au prix d’une captation cependant des valeurs communes et de l’identité urbaine.

16Je ferai deux séries de remarques pour conclure : la première a trait à une question de chronologie. La période angevine, à partir de la seconde moitié du xiiie s., marque un tournant incontestable par l’affirmation politique des universitates et leur reconnaissance par le biais de la participation aux états de Provence. Au-delà de ce constat, et dans le lent processus de maturation des communautés, que l’on associe souvent au seul objectif politique de l’autonomie et de l’opposition au pouvoir seigneurial, peut-on déceler des attributs matériels du gouvernement communal avant le stade de l’institutionnalisation du conseil, c’est-à-dire de la mise en place d’une forme de représentation collective ? Ce que je voudrais souligner par cette interrogation est la question du contenu sémantique de l’attribut : qu’est-ce qui fait signe et que cherche-t-on à représenter ? Quelles valeurs sont contenues dans les attributs ? La parole collective – celle échangée lors des parlements publics – a-t-elle besoin de signes de reconnaissance ? Les attributs matériels ne donnent-ils pas une vision tronquée, biaisée et politisée du gouvernement collectif, celle d’un ensemble de valeurs élitistes plus que “démocratiques” ?

17La seconde série de remarques relève du caractère omniprésent, sans doute passé ce premier stade, de l’honorabilité comme signe premier d’urbanité ; honorabilité qui peut s’attacher aux éléments matériels de prestige, de puissance, qui distinguent et désignent la communauté par le biais de ses représentants et/ou ceux qui, en son sein, gèrent le bien commun, comme un partenaire politique pour les autorités princières. Au final, on peut se demander à qui s’adresse véritablement ce mode de communication politique, qui cherche-t-on à convaincre de la sorte ?

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Notes de bas de page

1 Coulet 2004.

2 Hébert, éd. 2007.

3 Stouff 1965 ; Verdon 2014a.

4 Cette sentence est donnée le 16 juin 1320 à Aix et ordonne au bayle de Sibilla de Trets – Raimundus Rossello – de convoquer une universitas afin de régler le litige qui oppose ce seigneur à trois hommes du lieu qui refusaient de payer la somme de 50 florins due pour la cavalcade et avaient été emprisonnés sur ordre de Sibilla. Ces hommes avaient fait appel auprès de la cour d’Aix au nom de l’universitas de Trets (Drendel 1991, 187, n. 31).

5 Coulet & Stouff 1987.

6 Carraz 2005, 364-365.

7 Verdon 2014b.

8In presentia egregii viri domini Burgondionis de Agouto, militis, domini de Oleriis et de Tritis, omnes supranominati, in presentia mei notarii testiumque infrascriptorum, omnes ibidem presentes tam nominibus eorum propriis quam vice et nomine totius universitatis dicte ville de Tritis, existentes et congregati coram dicto domino Borgondio...”.

9 Benoît, éd. 1925.

10 Chobaut 1913 ; Verdon sous presse.

11 Coulet & Stouff 1987, 37.

12 Boyer 1990.

13 Id., 288-289.

14 Verdon sous presse.

15 Redon 1979.

16 Potter 2000.

17 Roux 2004.

18 Gaudreault 2014.

19 Boyer 1990, 433.

20 Gaudreault 2014, 120-121.

21 Roux 2004.

22 Pécout, éd. 2013, LXXIII.

23 Gaudreault 2014, 120.

24 Voir l’article de J. Picot, dans ce volume.

25 Id.

26 Coulet & Stouff 1987, 38.

27 Voir l’article de G. Ferrand, dans ce volume.

28 Hébert, éd. 2007, 245.

29 Rigaudière 1997, 110.

30 Sassier 2013, 125-144.

31 Roux 2004.

32 Boyer 1990, 426-427.

33 Pécout, éd. 2011, 19, n. 60.

34 Il s’agit de l’église Sainte-Marie, première église de la villa de Trets, desservie par les moines victorins. Le testament d’Isarn II d’Ollières, daté de 1306, révèle en outre l’existence d’une chapelle dans le fortalicium de Trets, vraisemblablement la chapelle Saint-André qui apparaît mentionnée dans une bulle du pape Alexandre III en 1173. Sur le territoire de Trets se trouvent en outre l’église de la cella victorine dédiée à la Sainte-Trinité ainsi que la chapelle Sainte-Cécile. Une autre chapelle sise à Château-Arnoux complète cet ensemble. Mazel 2006 ; Baratier 1966.

35 Boyer 1990, 284-287.

36 Coulet & Stouff 1987, 58.

37 Coulet 1978.

38 Gouffran 2015.

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