La livrée consulaire en question : à propos d’un procès à Espalion (Aveyron) au milieu du xve siècle
Consular livery called into question: concerning a trial at Espalion (Aveyron)in the middle of the xvth century
p. 233-242
Résumés
La construction juridique de la communauté d’Espalion, dans le Rouergue, telle que les chartes de coutumes successives la donnent à voir, témoigne d’une situation de dépendance assez forte de la ville à l’égard de son seigneur. Au milieu du xve s., un procès oppose l’une à l’autre, au sujet de la livrée consulaire dont les consuls réclament le port. Il s’agit d’abord, pour ces derniers, d’affirmer leur présence et leur rôle, dans une ville en pleine expansion, et de réfléchir à la réalité de l’institution qu’ils dirigent et représentent. Les pièces du procès sont conservées sous la forme d’un très beau registre, atypique dans le fonds médiéval conservé concernant Espalion. Les deux parties se font face sans pouvoir s’entendre. Le seigneur défend son droit. La communauté insiste sur la légitimité de la demande, en brossant un tableau de la ville plutôt flatteur et en comparant ce qu’elle est et les attributs dont elle dispose à ce que d’autres villes en Rouergue sont et possèdent. La position des consuls met en évidence que l’octroi de l’attribut qu’ils réclament correspond à une certaine vision qu’ils se font de la ville. En somme, pour eux, l’attribut est une image de la ville, un reflet de son rang et de sa qualité.
The judicial construction of the community at Espalion, in the Rouergue region, such as successive charters of rights reveal, bears witness to the quite close dependence of the town on the local lord. In the middle of the xvth century a court case opposed the two parties on the issue of consular livery which consuls demanded the right to wear. For them, it was firstly a question of affirming their presence and their role in a rapidly expanding town and to reflect upon the reality of the institution that they directed and represented. The transcripts of the case had been conserved in the form of a very fine register, untypical of the medieval items regarding Espalion that have been conserved. The two opposing parties cannot agree. The lord defends his rights. The community insists on the legitimacy of the demand, painting a rather flattering picture of the town, comparing what it is and the attributes it possesses to other towns in Rouergue. The consuls’ position highlights that the granting of the attribute that they demand corresponds to a certain vision that they have of the town. In short, for them, the attribute is an image of the town and reflects its rank and its quality.
Texte intégral
1Espalion est une petite ville du nord Aveyron actuel, située sur les bords du Lot, de part et d’autre d’un pont solidement ancré dans le lit de la rivière. Ce point de passage, réputé depuis plusieurs siècles, a assuré une certaine importance au lieu, au moins d’un point de vue économique et stratégique.
2Entre 1448 et 1453, un procès oppose la communauté d’habitants de cette petite ville à son puissant seigneur, le baron Antoine de Castelnau. Ce conflit porte sur un attribut urbain dont la ville réclame la liberté d’usage, ce que le roi lui a concédé, mais contre le droit seigneurial en place et la volonté du baron : la livrée consulaire. Les termes du procès comme ses enjeux, essentiellement dans le discours développé par les représentants de la communauté, posent le problème de savoir comment un attribut est octroyé ou ne l’est pas et pourquoi. Ce faisant, ils mettent en question la notion même d’attribut et proposent une définition un peu inattendue de ce qu’il est : une image de la ville appréhendée comme telle par les contemporains.
Espalion
Une communauté instituée en droit
3La communauté d’habitants d’Espalion a été fondée en droit en 1266 avec l’octroi par son seigneur, le baron de Calmont d’Olt, d’une charte de coutumes en bonne et due forme. Celle-ci s’accompagne de la concession d’un consulat : deux consuls sont élus chaque année pour représenter les habitants et leur ville. Les aléas matrimoniaux et familiaux ont conduit une autre famille à s’emparer par la suite de la seigneurie, celle de Castelnau. Quel que soit le titulaire du titre et quelle que soit la famille à laquelle il appartient, le seigneur de la ville possède une même logique dans le rapport formel qu’il entretient avec la communauté. Plusieurs textes normatifs, de 1266 au milieu du xve s., répètent la teneur de la charte initiale, la modifient parfois, très peu, au gré des circonstances, ou l’augmentent, dans une très belle continuité et une très belle cohérence à la fois seigneuriale et juridique. En effet, la pression qu’exerce le baron de Calmont d’Olt sur la communauté d’Espalion, comme celle de son successeur, le baron de Castelnau, ressort très nettement de la lecture de tous les textes dont on dispose à l’heure actuelle. Les coutumes de 1266 stipulent ainsi que le seigneur conserve la garde des clés des portes et des fortifications ; que les consuls peuvent disposer des services d’un bannier, mais qu’il sera nommé par le seigneur, avec le conseil seulement des prudhommes de la ville (“cum consilio proborum hominum dicti burgi”) ; que deux consuls seront élus chaque année, mais avec le conseil du seigneur (“cum consilio domini de Calmon”) ; sitôt l’élection faite, les deux nouveaux consuls devront prêter serment audit seigneur ; ils sont habilités à lever des impôts au sein de la communauté, mais avec l’accord du seigneur à qui ils doivent un service militaire important1. En 1341, l’ampliation accordée ne modifie pas la rigueur des rapports : tout ce qui touche au ban est décidé entre les consuls et le seigneur ; le service militaire peut être rendu sous forme financière. En somme, cela revient à dire que la concession nouvelle ne change rien au fond et ne modifie pas ce qui est dû, sinon à suggérer une possibilité plus grande pour les deux parties de discuter entre elles des termes du contrat2. Le 30 novembre 1367, le seigneur octroie à la communauté, vue la difficulté des temps, la gabelle ou le souquet, afin de pourvoir aux besoins financiers nécessaires à la réparation, à l’entretien et à la construction des fortifications. Ce don est fortement contraint : est réservé le consentement du prince d’Aquitaine ; toutes les opérations liées à la perception et à l’utilisation de l’impôt s’effectuent, là encore, sous le regard d’un représentant du seigneur3. Les coutumes de 1455, peu de temps après la fin du procès au sujet de la livrée consulaire, procès en fin de compte perdu par la communauté – c’est-à-dire au terme d’un combat mettant aux prises deux adversaires aux arguments solides, dans une réflexion étroite sur ce qu’est la ville et ce qu’elle n’est pas – renouvellent et renforcent cette présence seigneuriale : l’élection des consuls, chaque année, est toujours opérée avec le conseil du seigneur (“am cosselh deldit senhor”) ; elle est toujours suivie de la prestation de serment ; il est interdit aux consuls ou à quiconque dans la communauté de se réunir sans l’aval et sans la présence du seigneur ou d’un de ses représentants ; s’il y a opposition de la part du seigneur ou de son représentant à la tenue d’une réunion qui pourtant s’impose, les habitants peuvent tout de même se réunir, à condition toutefois que le plus âgé des consuls tienne alors le rôle de représentant du seigneur (“salvat que en aquel cas lo plus antic cossol presedisca en nom deldit senhor et coma son comessari”) ; cependant, si au cours d’une assemblée est abordé un problème concernant le seigneur ou l’un de ses officiers, le représentant du seigneur devra sortir, pour que les habitants puissent s’exprimer librement (“liberalmen”) ; les consuls sont autorisés à réparer les tailles, mais en présence d’un représentant du seigneur ; en sortie de charge, les consuls rendent des comptes à la communauté, toujours en présence d’un représentant du seigneur4.
4Il n’y a pas lieu d’insister beaucoup et de commenter longuement pour comprendre et faire comprendre que l’ensemble du corpus normatif régissant les rapports contractuels entre le seigneur de la ville et la communauté d’habitants révèle une contrainte forte et une dureté un peu surprenantes pour une ville de cette taille : à Espalion, le seigneur tient fermement les rênes de sa seigneurie. Les dimensions étroites du consulat suffisent à le dire : les communautés équivalentes en Rouergue disposent d’au moins quatre consuls5.
Le moment du procès
5Le milieu du xve s. est un moment important pour Espalion. La ville est en plein essor : le nombre des tanneries localisées dans son espace, par exemple, est multiplié par quatre entre 1403 et 1461, ce qui donne une idée de l’ampleur de l’envol6. Cette croissance s’accompagne d’une réflexion menée par la ville sur elle-même. De nombreux procès sont conservés pour ce moment-là, qui la montrent, ici, dans un jeu judiciaire ordinaire, aux prises, par exemple, avec un simple habitant ayant insulté un représentant du seigneur, l’obligeant à actionner les rouages institutionnels dont elle peut disposer ; là, dans une optique plus exceptionnelle, avec une famille importante, la famille Belloc, au sujet d’un empiètement d’une partie de leur espace privé sur l’espace public, ce qui oblige à définir, mieux qu’il ne l’était, l’espace de la communauté et celui des particuliers, à l’image de ce qui se fait ailleurs, pour des raisons similaires, au même moment ou à peu près7. L’un de ces procès concerne plus spécifiquement l’institution : en 1450, l’un des consuls légalement et régulièrement élus, un nommé Pierre Triado, refuse d’assumer sa charge, au grand dam des consuls sortants et du conseil. L’affaire est l’occasion d’une réflexion profonde sur la réalité des institutions8. Quoi qu’il en soit, ces diverses procédures engagées ici et là participent d’un certain dynamisme de la communauté, envoyant un peu partout des représentants pour avancer sur tel ou tel point d’un dossier ou d’un autre. Ce mouvement est important et témoigne à la fois d’une forte vitalité institutionnelle et d’un développement des besoins et des ambitions de la ville et de son consulat, même si cela a un coût important, ce que suffit à montrer la comptabilité de la ville à propos du procès au sujet de la livrée consulaire, obligeant l’institution, par exemple, à envoyer au moins à deux reprises, à grands frais, des représentants à Toulouse9.
Le procès
Le document
6Henri Affre a proposé, dans son inventaire manuscrit des archives communales d’Espalion, une excellente analyse de ce procès. Elle donne un résumé rapide mais suggestif de son contenu :
“Procès de la ville contre le seigneur de Calmont d’Olt. Celui-ci refusait de reconnaître le droit des consuls de porter des robes et des chaperons, moitié rouges moitié noirs. L’autorisation de revêtir cette livrée avait été octroyée aux consuls par lettres patantes de Charles VII, alors à Bourges. Le procès dura cinq ans ; et après plusieurs enquêtes faites devant Guillaume Cortini, juge de Sévérac, et maître Pierre Hugonet, son lieutenant, les consuls furent déboutés de leurs prétentions. Le parlement de Toulouse commit l’exécution de l’arrêt à Jean Châtillon, greffier civil et criminel dudit parlement, qui se transporta à Espalion, et fit mettre sur la place du Griffoul les robes et les chapperons, et les fit immédiatement détruire, le 23 mai 1453, en présence de Jean Connet et d’Amans Benezech ou Benoît, consuls, et d’un grand nombre d’habitans.”10
7Le procès est contenu tout entier dans un seul registre dont il convient de considérer avec soin la réalité matérielle. Le document comprend 121 folios de parchemin reliés et protégés par une épaisse reliure de bois sans couvrure. L’ensemble est atypique dans les archives de la ville, pourtant abondantes : aucun autre registre, quelle que soit la série considérée, ne présente des caractéristiques formelles similaires. Il est atypique aussi au regard de l’ensemble des archives rouergates conservées. Le texte témoigne d’un soin particulièrement attentif porté à la confection du volume : il est admirablement bien écrit, en latin pour l’essentiel, avec très peu d’abréviations et très peu de ratures ; des lignes ont été tracées pour permettre une meilleure tenue du texte et des marges pour mettre en page, de façon sobre mais efficace, chacun des folios. Quelques lettres sont un peu mieux travaillées que les autres, sans que l’on puisse parler, toutefois, de lettres ornées ou de quelque chose d’approchant.
8Le soin apporté à ce registre témoigne d’une volonté manifeste de conserver précieusement ce document. La communauté a fait le choix, à un moment inconnu en l’état actuel des connaissances, de faire fabriquer cet objet précieux, à l’instar de ce qui peut se faire, à Najac ou à Villeneuve d’Aveyron, par exemple, avec un cartulaire de la ville. C’est là, formellement, matériellement, un indice très appréciable de l’importance accordée à ce procès par les consuls d’Espalion. Sans doute trouvera-t-on curieux de mettre l’accent sur une procédure qui s’est soldée par un échec. Dans les faits, elle ne l’est que temporairement : les comptes consulaires de la première moitié du xvie s. attestent, à ce moment-là au moins, sans discussion possible, l’usage par les consuls d’Espalion sinon d’une livrée, du moins d’un chaperon.
Les termes du procès
9Le procès tel qu’il est rapporté dans le registre se déroule comme n’importe quel procès ordinaire à la fin du Moyen Âge : chaque partie défend sa position en développant dans un long texte, décomposé en articles, ce qu’elle pense de l’affaire en question. À la suite, des témoins sont interrogés sur ces articles. Le tribunal, en fin de procédure, après avoir entendu tout le monde, rend une conclusion qui s’impose aux différents acteurs en cause.
10La grille de lecture du seigneur ne surprend pas. Elle est volumineuse et comprend 77 articles (fol. 74-81). Antoine de Castelnau conteste le fait que le roi puisse octroyer à la communauté d’Espalion une liberté aussi grande que celle, pour ses consuls, de posséder une livrée honorifique. Il se pose en garant d’une tradition dans la gestion de la ville. Pour lui, ce qui compte, c’est sa seigneurie ; à bien y regarder, Espalion n’en est qu’une petite partie ; d’ailleurs, souligne-t-il, la ville n’est pas si importante que cela ; c’est la raison pour laquelle il se contente de la qualifier de “locus seu burgus” (§ 3, fol. 74). Le droit tel qu’il existe concède très peu de libertés à la communauté : l’article 7 rapporte les principales dispositions des textes normatifs disponibles qui vont en ce sens (fol. 74). Dans cet esprit, pour lui, si la gestion de la chose publique a été déléguée aux consuls de la ville, il ne faut pas oublier qu’ils n’agissent que sous l’égide et la responsabilité étroite du seigneur. Par ailleurs, il concède que, si le consulat n’est pas chose nouvelle à Espalion, il ne voit pas pourquoi on changerait quelque chose qui a très bien fonctionné jusque-là, sans que personne y trouve à redire, sans qu’il y ait eu ou qu’il y ait préjudice pour qui que ce soit, et cela, depuis presque deux siècles.
11Il n’est pas besoin d’en dire plus pour se faire une idée précise de ce qui est développé par le seigneur de Calmont. En somme, la position qu’il défend découle d’une lecture juridique des faits, ce à quoi le droit l’autorise, dans une perspective à laquelle, objectivement, le droit lui permet parfaitement de prétendre. Dans sa démarche, l’objet de la requête des consuls n’apparaît pas, sinon dans un long rappel de l’affaire, à partir de l’article 52. Cela paraît logique : pour lui, ce n’est pas d’un attribut qu’il s’agit, mais de droit : le sien !
La démarche des consuls
L’image de la ville plutôt que l’attribut
12Dans l’analyse du jeu discursif auquel se livrent les différents acteurs de la bataille juridique, la grille de lecture du problème défendue par les consuls mérite une attention particulière. Elle comprend 19 articles. Les cinq premiers renvoient à la réalité de la ville et à son image, les autres à la procédure. Les témoins qu’ils sollicitent ne sont interrogés que sur ces cinq premiers articles de la démonstration, et sur eux seulement, ce que précisent plusieurs paragraphes situés entre la démonstration développée par les consuls et la déposition du premier témoin. Que disent ces articles ?
“I. Et primo quod locus de Spaleo est locus insignis, clausus, fossatis, muro et bene deffensibilis.
II. Item in eodem loco habitant notabiles, persone nobiles, mercatores, gentes ecclesiastice et copiosa multitudo popularium.
III. Item est locus magni passatgii ad causam ripperie Olti que contingatur ipsi loco et est ibi iter publicum per quod itur a Francia, Alvernhia et aliis partibus superioribus versus patriam tholosanam, bordalezium, patriam lingue occitane, regnum Aragonis, regnum Yspanie et aliis diversis regnis et econtra sic quod multitudo itinerancium de una patria ad aliam de die in diem aplicantur in dicto loco et istud est verum, notorium et maniffestum.
IIII. Item quod in locis insignibus, paribus et minoribus presentis patrie habentibus consulatum consueverunt consules defferre vestes bipartitas hoc est de panno diversorum colorum.
V. Item quod in dicto loco de Spaleo et habitantes in eodem habent consulatum et annis singulis creantur et eliguntur duo consules qui habent regimen policie et administrationem rey publice dicti loci et habitancium in eodem et eliguntur de gremio ipsorum et ita est usitatum et inconcusse observatum non solum a decem, viginti, treginta, quadraginta, centum annis citra sed ultra et a tanto tempore de cuius contrario hominis memoria in contrarium non existit.”11
13Ces cinq articles, renforcés par les explications qui précèdent la première déposition, énoncent le fond de l’argumentaire de la ville. Il s’agit de justifier le droit de posséder un costume consulaire, c’est-à-dire le droit, pour chacun des consuls, le temps de sa charge, de porter à la fois une robe et un chaperon de deux couleurs. Mais, pour parvenir à leur fin, les consuls d’Espalion ne parlent pas tant de ce droit réclamé précisément, que d’éléments qui permettent de mettre en évidence l’essentiel : la légitimité de la demande. En effet, le premier article brosse un portrait rapide de la ville, en mettant l’accent sur son aspect. Les compléments formulés à la suite précisent le contenu de ce paragraphe, interpellant sur la taille de la ville (“Item an sit locus vel villa aut civitas”). Il est précisé que l’interrogatoire des témoins, au sujet de cet article, portera tout de même expressément sur la juridiction, autour de la question qui semble devoir s’imposer : quel est celui qui dispose de la justice ? (fol. 63v). Le deuxième article, lui, s’intéresse à tous ceux qui composent la population et, en particulier, aux personnes les plus notables du groupe. Les compléments développent l’idée, en insistant sur les différentes catégories sociales et leur nombre : “et quot in numero” revient comme un leitmotiv invariable, quels que soient les gens considérés (fol. 63). Le troisième article aborde le problème de la fonction économique du lieu et de son importance, en rappelant la situation particulièrement avantageuse de la ville dans le réseau des routes marchandes. Il n’y a pas de complément apporté à la lecture de ce paragraphe. Le quatrième article demande à ce que soit procédé à une comparaison entre Espalion et d’autres lieux équivalents ou moins importants du Rouergue. Les compléments précisent qu’il importe que, à cette occasion, les témoins disent qui dirige la communauté dont il est fait état et si leurs représentants ont droit ou non au port d’une livrée (fol. 63v-fol. 64). Enfin, le cinquième article rappelle comment fonctionne le consulat à Espalion, dans le cadre duquel sont élus chaque année deux représentants en charge de la chose publique, ce que, de mémoire, tout le monde a toujours connu. Les compléments sont précieux, ici, parce que c’est l’un des rares endroits où le texte s’intéresse d’un peu près aux attributs, en mentionnant surtout le sceau de la communauté et le coffre de la ville (fol. 64).
14À lire le contenu de ces cinq articles, autour desquels sont organisés les différents interrogatoires rapportés à la suite, force est de constater que l’image de la ville, qualifiée de remarquable ou d’importante, est le socle sur lequel repose tout l’édifice défensif : ceux qui habitent la ville sont des gens appréciables, notables et nobles ; Espalion joue un rôle important dans la vie économique, etc. Il y a là, dans les trois premiers articles au moins, quelque chose qui renvoie à une grille d’urbanité, en modèle réduit, pour reprendre le concept travaillé, entre autres, par Maurice Berthe dans le cadre de travaux universitaires mis en œuvre à Toulouse, ou, plus exactement, une mini-grille d’urbanité et de ses attributs12. En cela, la démarche suffit à être importante et digne d’intérêt : ce n’est pas l’attribut pour l’attribut qui est en jeu, mais l’attribut parce qu’il correspond à un certain standing. Dans le même temps, ce standing est considéré, en lui-même, comme un attribut urbain.
Espalion et les autres : la comparaison comme argument juridique
15Le quatrième article va plus loin. Les consuls ne cherchent pas à justifier la requête par le droit, ce que fait le seigneur de son côté, ce que, dans d’autres affaires dont on conserve la trace judiciaire, les différents acteurs font systématiquement. Bien plutôt, ils disent : comparons avec d’autres et voyons ce qu’il en est (fig. 1). En somme, aux yeux des consuls d’Espalion, la comparaison permet d’établir la légitimité de leur demande. Cela survient à un moment où, du fait de la guerre et de sa gestion, sur la longue durée, de manière multiforme, une hiérarchie entre communautés s’est mise en place en Rouergue13. Ce qui est dit par les consuls valide le constat et le renforce en établissant qu’il correspond à ce que pensent explicitement certains contemporains.
16Trois ensembles de lieux se distinguent dans la grille générale d’interrogation : ceux qui sont jugés équivalents à Espalion, ceux qui sont donnés pour plus importants, et ceux qui sont considérés comme étant de moindre importance. Dans les dépositions, la distinction opérée par les différents témoins oppose simplement deux groupes : les lieux plus importants (“loca notabiliora”) et les lieux équivalents (“loca paria”). Pour deux des six témoins sollicités, ces derniers lieux sont qualifiés de “vraiment équivalents” (“satis paria”). L’adverbe utilisé, de traduction malaisée, renforce avec une grande efficacité le poids de la comparaison : il le connote d’une nuance qui tend à dissocier la communauté d’Espalion du reste du groupe et à la considérer comme un peu supérieure. Il y a donc, d’un côté, de manière un peu conceptuelle, le consulat, doté d’attributs, dont l’ensemble constitue un tout presque théorique ; et, de l’autre, des consulats, saisis dans leur spécificité. Celle-ci ne renvoie pas uniquement à l’importance du lieu, ce que les adjectifs utilisés laissent penser, mais aussi aux pratiques ; c’est du moins ce qui découle logiquement de ce qui est exposé : il n’y a pas d’échelle de valeur où se situerait, en face de telle ou telle catégorie d’agglomération, tel ou tel groupe d’attributs. Il y a diversité d’espèce, parce que chacun fait comme il veut – ou comme il peut. C’est ce qui explique, probablement, que les témoins ne s’accordent pas entre eux et établissent différemment la liste des lieux plus importants et celle des lieux équivalents. Les deux premiers témoins, ainsi, considèrent comme égales à celle d’Espalion les communautés de Villeneuve, d’Aubin et de Najac (fol. 64v et fol. 66). Pour le troisième témoin, ces mêmes lieux sont plus importants que celui d’Espalion : “loca sunt maiora repputationis” (fol. 67v). Le quatrième témoin range Villeneuve dans la première catégorie lui aussi (fol. 69). Les différences proviennent, de l’aveu même des témoins, d’une appréhension différenciée des choses. Le premier témoin explique ainsi que, de son point de vue (“videre ipsius loquentis”), les lieux dont il parle sont ou peuvent être (“sunt seu esse possunt”) équivalents à celui d’Espalion (fol. 64v). Le troisième témoin formule la même idée, dans des termes voisins : “sunt loca suo videre satis paria loca de Spaleo” (fol. 68). De la sorte, la différence tient d’abord à une question de perception, ce qui implique que les critères d’ordre normatif ne s’imposent pas nécessairement d’eux-mêmes.
17Au fond, tous les témoins – c’est le jeu judiciaire du procès – valident la position des consuls. Ce qui est normal, à la fois dans l’attendu de la procédure telle qu’elle se déroule et parce que le point de vue des consuls est aisément défendable : leur ville est une vraie ville, dotée de longue date d’un consulat ; la population qui y réside est une population urbaine, même s’ils exagèrent un peu la part des notables et des nobles ; Espalion est bien une place-forte économique ; les lieux équivalents ont bien un consulat eux aussi et les consuls y portent sans discussion une livrée distinctive.
18La position des consuls est donc confortée par la déposition des témoins. Mais ceux-ci ne parlent jamais, ou pratiquement jamais, de l’objet du procès. Ce qui est en jeu, en fin de compte, c’est une image de la ville et une hiérarchie entre les communautés. Rien d’autre.
19Qu’apporte la lecture de ce procès à la réflexion sur les attributs urbains dans le Midi de la France à la fin du Moyen Âge ? D’abord une mise en question de ce qu’est un attribut. En effet, la démarche des consuls déploie une réflexion sur des éléments que personne, aujourd’hui, ne qualifierait d’attributs. Le fait qu’il y ait des nobles dans la ville, par exemple, ou des gens notables, n’est pas pris en compte dans cette perspective par l’historien et ne peut pas vraiment l’être, ou difficilement. En revanche, d’autres éléments mériteraient sans doute, en ce sens, une plus grande investigation, comme, par exemple, les murs de la ville, ce que Mireille Mousnier et Roland Viader ont judicieusement mis en évidence à partir de la lecture du corpus des chartes de coutumes du Midi toulousain14. Cette réflexion contemporaine de l’objet d’étude mérite donc attention et c’est elle qui fait d’abord et surtout la valeur de ce dossier documentaire.
20Au-delà, force est de constater que, pour les consuls comme pour les témoins qui déposent pour eux, l’attribut est une réalité matérielle qui renvoie à une réalité qui, elle, n’est pas matérielle. Cette réalité immatérielle participe d’un jeu de perception complexe qui met en cause, là encore, l’attribut : où sont les critères objectifs d’énonciation si le discours ramène à une question de point de vue et d’appréhension ?
21Cette réalité immatérielle symbolise et incarne, à un moment donné, l’état de la communauté. Ici, la livrée consulaire cristallise une réflexion de la communauté sur elle-même, à un moment important de son histoire et de son développement et concrétise, d’une certaine manière, une image que la ville a d’elle-même. C’est sans doute là un trait distinctif d’autres attributs, comme les clés ou le sceau – un trait abstrait, mais essentiel !
Bibliographie
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10.3917/rhis.g1999.123n2.0211 :Notes de bas de page
1 Bertrand 1959, II, 4-17.
2 Gaujal 1858, I, 338-340.
3 Affre 1972 [1850], 180-183.
4 Delmas 1993, 61-62.
5 Maurice Berthe a attiré mon attention sur ce sujet lors de la soutenance de mon mémoire de maîtrise en juin 2001 en insistant fortement sur la spécificité institutionnelle curieuse d’Espalion.
6 Ferrand 2001, 85.
7 Weidenfeld 1999.
8 AC Espalion CC 65 (1450), fol. 5 :
“Item may lo dich jorn de Sant Johant R. Belcayre anet a Rodes per acoselha si Mtre Peyre Triado si podia defendre que nos fos cosol per l’an prezen he trobet que el s’en podia defendre ; es mi degut per lo jornal de mon rosi am que ley anet : II solz VI deniers.
Item may lo jorn de Sant Peyre e Sant Paul aniey a Rodes per acoselhar en qual manieyra nos deviam governa de far hun autre cosol en lo loc de Mtre Peyre Triado, atendut que de drech s’en podia defendre et agram de coselh ieu et Esteve Triado que ne acsem hun mandamen de monsenhor jutge e feyram lo far per far hun autre cosol ; costet mi lo dich mandamen prezen lo dich Esteve V solz e II solz VI deniers que ley despendiey e per so, monta : VII solz VI deniers.”
9 Ibid., fol. 12v :
“Item may fouc de voler de tot lo comu que ieu et Esteve Triado anasem a Toloza per far prosesi avan lo plech que menavam am monsenhor per los capayros et anem ley lo dich Esteve et ieu lo XVI de fevrier l’an desus, en que ley estiey ieu XI jorns e lo dich Esteve ley estet XX jorns, de que monta tota la despensa que feyram en lo dich viatge per ambedos : V liuras XI solz et IX deniers.
Item may paguiey per IX fromatges que ley comprem per donar a tres senhors de Parlamen que mi costero, presen lo dich Esteve : II liuras III solz.
Item may comprem IX pams de tela fina que donem al clherc de nostre avocat, que mi costet : X solz”.
Un autre voyage à Toulouse s’impose le 13 mai, pour les mêmes raisons (Ibid., fol. 15).
10 Affre 1866, 104-106. Le registre est coté FF 2 dans cet inventaire. Le transfert des archives communales aux archives départementales de l’Aveyron et le classement du fonds en cours obligera, sous peu, à considérer une autre cote pour ce document. L’orthographe de l’auteur est conservée.
11 AC Espalion, FF 2, fol. 62.
12 Gloriès 1997 ; Rouvray 1998.
13 Ferrand 2009.
14 Mousnier & Viader 2007.
Auteur
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Ézéchiel Jean-Courret, Sandrine Lavaud, Judicaël Petrowiste et al. (dir.)
2016
Quand les cathédrales se mesuraient entre elles
L'incidence des questions hiérarchiques sur l'architecture des cathédrales en France (XIIe-XVe siècles)
Yves Blomme
2021