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Les clés des villes de l’Aquitaine médiévale (xive-début xvie siècle)

Town keys in mediaeval Aquitaine (xivth c. - early xvith c.).

p. 93-109

Résumés

Pensée à l’échelle de la ville médiévale, la question des clés n’a été jusqu’alors que partiellement abordée. Dans le cadre de cette réflexion sur les attributs matériels du gouvernement urbain, l’étude déjà menée sur le cas de Bordeaux a été étendue à d’autres agglomérations de l’Aquitaine, principalement Agen et Bergerac, par le biais des sources communales. L’enquête montre combien les clés, premier des attributs à être distribués aux consuls entrants, le seul à être utilisé sous ses deux formes symboliques et réelles dans les rituels, sont l’une des expressions du pouvoir municipal et un enjeu majeur des rapports ville-seigneur/roi ; de sorte que les clés apparaissent aussi comme un marqueur d’une hiérarchie urbaine, fondée moins sur le rang ou la taille de la ville, que sur le degré d’autonomie des municipalités vis-à-vis de leur seigneur. Pour les gouvernements urbains, la possession des clés implique d’abord de les prendre au moment opportun des rapports de force avec le pouvoir seigneurial et de savoir les conserver face aux prétentions royales ; puis, une fois acquises, de les distribuer selon une répartition qui tienne compte tant des ressources humaines et des préséances que des besoins de la défense ; enfin, de bien user de son droit d’ouvrir et surtout de fermer à clé.

When thinking about the mediaeval town, up until now the question of the town keys has only been only partly tackled. In the framework of this collective appraisal of the material attributes of urban governance, the study already carried out into the case of Bordeaux has been extended to other urban centres in Aquitaine, principally Agen and Bergerac, by looking at local sources. Our study shows how keys, the first of the attributes to be handed to the incoming consuls, are the only feature to be used in rituals both symbolically and in reality and are one of the expressions of municipal power and also a major issue in relations between the town and the lord or king. This is the case to such an extent that keys also appear as a marker of urban hierarchy, based less on the rank or the size of the town than on the degree of autonomy of the municipalities regarding their overlord. For urban governments, the possession of keys first implies taking them at an opportune moment in power struggles with the overlord and knowing how to hold on to them when faced with royal pretensions. Then, once acquired, it becomes a question of handing them over according to a distribution which took human resources and rank into account as much as defence needs. Finally it was a question of properly using one’s right to unlock and to lock.


Texte intégral

1C’est par le chantier des clés, que j’ai entamé en 2011 avec Bordeaux1, que la question des attributs matériels m’est devenue centrale pour penser le gouvernement urbain et appréhender ses stratégies de pouvoir et de légitimation. À l’échelle de la capitale de Guyenne, les clés semblaient incarner, plus que tout autre attribut communal, l’autonomie de la Jurade, la puissance de ses prérogatives et son refus réitéré de se soumettre à la tutelle royale. L’étude avait aussi pointé la sémantique plurielle du mot dont plus que des autres attributs les détenteurs savent jouer : clés symboliques du pouvoir sur la ville, exposées lors des cérémonies, objet de don et contre-don entre souverain et jurats, voire entre jurats eux-mêmes ; clés réelles de la défense et de la sécurité, qui protègent tant les habitants à l’abri derrière les portes fermées que les archives communales dans leurs coffres. Cependant, cette première enquête demandait comparaison et validation des perspectives ouvertes en explorant d’autres cas d’étude. Le constat, alors fait, d’une historiographie très partielle sur la question vaut toujours, les clés ne donnant lieu qu’à des occurrences ou analyses éparses dans les travaux récents. De fait, en histoire médiévale, le socle en reste toujours, d’une part, la communication d’Hélène Débax à propos du castrum languedocien du xiie s., dont les clés sont le symbole de la seigneurie et l’expression du droit d’ouvrir2. Les médiévistes du bas Moyen Âge, dans le contexte historiographique des travaux sur la genèse de l’État moderne, ont, d’autre part, éclairé le temps particulier de la reddition des clés lors des entrées royales ou des capitulations de villes3. Les sources monarchiques, qu’elles soient diplomatiques, narratives ou iconographiques, ont constitué la matière principale de leur recherche ; dans cette production officielle, les clés sont un des attributs de la religion royale. Apparue tardivement dans le rituel d’entrée – en France, la première mention date de 1431 pour Paris, la remise de clés au roi par le corps municipal est une marque d’allégeance et de sujétion, et c’est en toute magnanimité et en témoignage de confiance qu’une fois la cérémonie achevée, le souverain rend les clés à sa “bonne ville”. On notera néanmoins deux avancées récentes dans des disciplines connexes : une réflexion des littéraires sur les portées métaphoriques des clés4 et un regard archéologique porté par Mathieu Linlaud sur les serrures et leurs clés, malheureusement pour une période antérieure à la nôtre (viie-xiiie s.)5.

2Longtemps délaissées par les historiens, les sources municipales offrent une focale toute différente et parfois à rebours de celle de l’histoire nationale – on le verra en revenant sur le cas de Bordeaux ; s’y dévoilent tant la fonction symbolique des clés dans les cérémonials communaux et les enjeux que sous-tend leur possession, que la gestion matérielle et humaine du trousseau. De Bordeaux, le territoire de recherche a été étendu à quelques villes de l’Aquitaine : Agen et Bergerac en premier lieu ; ces deux agglomérations, que l’on peut qualifier de moyennes à l’échelle du réseau urbain régional, se distinguent par leurs fonctions : cité épiscopale et ville carrefour d’un plat-pays fertile et irrigué par la Garonne, Agen rayonne sur l’ensemble de son diocèse ; Bergerac n’est le siège d’aucune institution comparable mais pôle viticole majeur, elle est en connexion par le fleuve – la Dordogne – avec les grands marchés vinaires d’Europe du Nord. Toutes deux ont néanmoins en commun d’être des places fortes, éminemment stratégiques dans le cas de Bergerac – “clef de Gascogne” – et dotées de consulats puissants, émergents au xiiie s., bousculés mais globalement raffermis par l’expérience de la guerre à la fin du Moyen Âge. Pour cette période privilégiée des écrits municipaux6, leurs sources consulaires sont abondantes, bien que discontinues et variées : registres de délibérations – les seuls à jouer de tous les sens et fonctions des clés, registres de comptes – éclairants sur l’objet clé – et, seulement pour Bergerac, statuts et coutumes.

3J’ai voulu y adjoindre, pour ouvrir l’éventail de la comparaison, l’échelle des petites villes, celles de la vallée de la Dordogne, Libourne et Saint-Émilion. Mais la récolte a été maigre car les clés y sont absentes des écrits communaux ; cependant, elles apparaissent dans les échanges diplomatiques avec le roi, à l’occasion d’entrées ou de conflits avec son représentant. Leur existence est donc bien attestée pour ces localités de rang inférieur – peut-on néanmoins y exporter le modèle de gestion des plus grandes ? – comme également les enjeux de leur détention, qui semblent suivre les mêmes schémas, que la ville soit petite ou grande.

4De fait, malgré l’effet source – tant la présence inégale des clés dans les sources municipales que le silence général de ces écrits sur les aspects les plus pratiques et matériels (forme, taille, matériau, serrure…) – les clés apparaissent, à l’aune de l’enquête, comme un marqueur ; d’abord du fait urbain : pas ou peu de clés au village ; si elles existent pour le castrum, elles relèvent de la seule prérogative seigneuriale, sans que la communauté villageoise dispose des compétences suffisantes pour les revendiquer. Ensuite, d’une hiérarchie urbaine, fondée moins sur le rang ou la taille de la ville, que sur le degré d’autonomie – ou de prétentions à cette autonomie – des municipalités vis-à-vis de leur seigneur. Ce postulat des clés comme indice d’urbanité est extensible aux autres attributs matériels du gouvernement urbain et mérite d’être approfondi : font-ils sens séparément ou tous ensemble seulement ? Les clés, le premier des attributs à être distribués aux consuls entrants, le seul à être utilisé, sous ses deux formes symboliques et réelles, dans les rituels entre ville et seigneur, s’en distingueraient-elles ?

5Pour alimenter ce débat, je chercherai à balayer ce que les textes donnent à voir des clés, tant leurs fonctions et leurs acteurs, que les usages et les pratiques, voire les représentations, qu’en ont ces derniers. Certaines des pistes que j’avais ouvertes sur Bordeaux, toujours prégnantes dans les nouveaux cas d’étude, seront réitérées : clés du pouvoir, clés de la défense… ; la démarche comparative ouvre néanmoins d’autres focales et mises en perspective. Celles que je retiendrai seront exprimées par des verbes d’action transitifs, afin de mieux se faire l’écho de ce que signifie pour les autorités municipales la possession des clés : d’abord, prendre les clés au moment opportun des rapports de force avec le pouvoir seigneurial et savoir les conserver face aux prétentions royales ; puis, une fois acquises, les distribuer selon une répartition qui tient compte tant des ressources humaines et des préséances que des besoins de la défense. Enfin, approcher l’objet en observant ce que fermer à clé veut dire.

Prendre les clés et les garder

6À ne regarder que le seul dictionnaire Robert de la langue française, la définition du terme de clé décline prioritairement un champ lexical du pouvoir et de la possession, particulièrement associé aux villes et aux places fortes. On l’a dit, c’est cet axe d’étude que l’historiographie médiévale a particulièrement exploité et il est vrai qu’en matière de clés, il est incontournable, tant les clés font de celui qui les détient le seigneur et maître de la ville. Mais les posséder implique soit de les avoir instituées au nom de prérogatives publiques, soit de les avoir prises par délégation ou par conquête. On en vient là à la question des origines, celle des clés et avant elles, du moment crucial ou la communitas devient universitas, soit une communauté incarnée par un organe gouvernemental, capable d’un pouvoir décisionnaire qu’elle va pouvoir exprimer par des attributs matériels. Prendre les clés s’inscrit donc dans le jeu des négociations, des arbitrages, des concessions et des voies de fait qui a préludé à l’établissement et l’affirmation du corps de ville ; comme l’ensemble des attributions obtenues, la prise des clés est la résultante d’un rapport de force entre le (ou les) seigneurs(s) et les consuls. Sur ce point, l’exemple de Bergerac est particulièrement éclairant. Mais en préalable et comme pour inciter à la prudence envers un regard univoque sur les sources, on reviendra sur le cas de Bordeaux et sur le hiatus qu’il donne à voir dans les récits de prise de possession.

Des mémoires concurrentes de la possession des clés

7Dans l’étude que j’avais menée sur Bordeaux, l’interrogation sur l’origine des clés et de leur premier détenteur ne s’était pas posée car la rhétorique de la Jurade, toujours réitérée dans son discours sur les clés, s’appuyait sur une possession immémoriale qu’elle se gardait bien d’attribuer à une quelconque délégation de pouvoir. Ainsi, encore en 1561 alors qu’ils en ont été dépossédés par le roi après la révolte de 1548, les jurats affirment, dans la requête qu’ils adressent au conseil privé de Charles IX, que “de tout temps et d’ancienneté, ilz ont eu la garde des clefs des portes et tours qui sont sur les murailles de ladicte ville, sans que aultre en eust le maniement, jusques en l’année mil Vc quarante huict …”7. J’en avais conclu que, la possession des clés – hormis pour celles de la cité qui devaient relever d’autres pouvoirs épiscopaux ou ducaux – était contemporaine et consubstantielle à la création du corps municipal et en avais inféré que, comme lui, elle procédait d’une pratique et d’un exercice de fait des prérogatives publiques plutôt que d’une concession officielle8. Dans cette configuration, les jurats ne se seraient pas emparés des clés mais en auraient été les créateurs, en même temps qu’ils étaient les entrepreneurs des nouvelles enceintes, d’abord celle du bourg (premier quart du xiiie s.), puis de la ville (à partir de 1302), et en auraient conservé le contrôle sans interruption jusqu’à la confiscation de 1548. De cette version communale à qui j’avais ingénument donné foi, le contre-récit des sources monarchiques m’a pointé la part de stratégie argumentative mais aussi de représentations et de construction mémorielle. Les chroniques du règne de Charles VII qui relatent la première conquête française de Bordeaux en 1451, mentionnent, en effet, la remise des clés au roi. Ainsi de cette enluminure extraite des Vigiles de Charles VII de Martial d’Auvergne illustrant l’événement (fig. 1) :

Fig. 1. “Comment ceulx de Bordeaulx se rendirent au roy et apporterent les clefz”, 12 juin 1451. Martial d’Auvergne, Vigiles de Charles VII, c. 1484 (BnF, départ. des Manuscrits, ms français, 5054, fol. 126).

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8Comme toute iconographie médiévale, elle obéit avant tout à des conventions picturales, des stéréotypes et des paradigmes idéologiques, ici ceux propres aux redditions de villes ; celles-ci sont généralement dessinées en arrière-plan et incarnées totalement – dans leur matérialité comme dans leur communauté d’habitants – dans leurs clés données en sujétion au roi. Cette image n’en fournit pas moins une autre version des faits que celle des jurats : les clés de Bordeaux auraient bien été données au roi, plus encore dans la glose que dans l’image, car ce n’est pas le roi qui y est représenté mais son lieutenant général Dunois, en grande tenue héraldique royale et en posture équestre de guerrier venant de reconquérir la Guyenne. Il reçoit les clés, non pas des bourgeois mais d’un capitaine du parti anglo-gascon9 qui aurait donc préalablement détenu les clés et, avec elles, l’autorité sur la ville. On est loin du discours autonomiste de la Jurade et le dialogue ne se joue pas ici entre une ville et son roi mais entre deux royaumes ennemis dont le long conflit doit trouver son terme en ce lieu stratégique. On retrouve là la sémantique, relevée par Hélène Débax, de remises de clés liées aux rites de guerre et à la reconnaissance par le vaincu de la supériorité du vainqueur10. Quoi qu’il en soit, la discordance des discours sur Bordeaux pose moins la question de la véracité de l’un ou de l’autre et de l’établissement toujours utopique de la réalité des faits, qu’elle ne met en exergue des logiques et des représentations différentes et, par là-même, les conflits de mémoire que les clés ont cristallisés. Au cœur de la concurrence mémorielle, l’enjeu de la potestas sur la ville, comme aussi celui de son statut et de son identité, entre la représentation communale d’une cité-État et celle monarchique d’un réduit ennemi ramené à la Couronne. C’est dire l’iconicité des clés et combien, plus que tout autre attribut, elles sont centrales dans la construction idéologique et politique du gouvernement des villes.

Les clés du compromis

9Bergerac est la seule ville de notre corpus d’étude pour laquelle les clés font l’objet d’un article de la coutume ; établie en 1322, celle-ci est l’aboutissement d’un rapport de force séculaire entre la famille des Rudel, seigneur de la ville depuis la fin du xiie s. par accaparement de l’ancienne prévôté des comtes du Périgord, et la commune dont les prémices remonteraient, selon la tradition, à 1190 mais dont la véritable naissance institutionnelle date de la charte de janvier 1255 octroyée par Henri III (le roi-duc joue alors la carte de la commune contre le seigneur resté fidèle du roi de France). C’est Renaud V de Pons, époux de la dernière des Rudel, Marguerite, qui en 1322 a dû composer avec les représentants de la communauté d’habitants, avec la sanction du roi Charles IV. Sur de nombreux domaines (consulat, fiscalité, défense…), les statuts coutumiers disent assez des tensions qui ont préludé à leur établissement entre les deux acteurs du pouvoir sur la ville. À elle seules, les clés ouvrent une focale explicite. Comme le sceau et la maison communale de Malbec, elles font l’objet d’un article entier (art. XVIII)11 qui précise leur nature – il s’agit des clés des portes de l’enceinte de la ville – et fixe le partage des prérogatives entre seigneur et consuls, avec une avancée notoire de ces derniers comme on va le voir. Le jour de leur entrée en charge, les clés doivent être remises au seigneur ou à son bailli par ceux qui en avaient la garde. Le seigneur doit alors immédiatement les confier à de nouveaux gardiens. Si dans cette première phase du protocole, le seigneur semble conserver son dominium, c’est dans la périodicité de la procédure devenue annuelle et dans le choix des gardiens que les consuls marquent des points décisifs. Ces clavaires doivent être “gens idoines qui soient habitans de ladite ville et du corps d’icelle”, soit des “hommes capables de chaque quartier” dont on leur confiera la clé. Leur recrutement échappe désormais au seigneur et devient une prérogative des consuls qui les nomment, à raison d’un par quartier, et leur font prêter serment. Immédiatement après cette nomination, le seigneur, qui ne peut qu’entériner le choix consulaire, doit leur donner les clés qu’ils tiendront “au profit et utilité, tant dudit seigneur que de ladite communauté”. Il ne pourra ensuite les leur ôter, sauf à ce qu’ils aient commis une faute suffisante et avec l’accord des consuls ; dans le cas où il serait jugé nécessaire de les remplacer, la procédure serait appliquée dans les mêmes termes. La partie finale du dispositif réitère l’injonction, faite au seigneur ou à son bailli, de ne pas se saisir arbitrairement des clés, allant jusqu’à spécifier que “ceux auxquels les dites clés seront ostées n’encourront aucun deshonneur ou note d’infamie et ne leur en pourra en objecter cela en jugement”. Ne reste en garde exclusive du seigneur que les clés du pont de la Dordogne et du château qui le contrôle.

10On le voit, ce dispositif de détention des clés a tout du compromis, du point d’accord obtenu dans le cadre d’un conflit structurel qui apparaît implicitement et qui montre combien les clés ont cristallisé les tensions ; à n’en pas douter, elles ont été un des objets nodaux de la confrontation entre seigneur et consuls pour le pouvoir sur la ville. Et la convention établie en 1322 entre les parties apparaît bien provisoire et fragile. Le seigneur garde la face en conservant apparemment ses prérogatives sur les clés. Néanmoins, la commune a gagné sur deux points : l’alignement des deux procédures, celle de l’élection des consuls et celle de la passation des clés ; surtout, la prise de contrôle sur les gardiens, en plaçant ses hommes à elle. La clause d’empêchement faite au seigneur de se saisir arbitrairement des clés suggère que cet acquis est le résultat d’une lutte sourde, où pour grignoter le dominium seigneurial les consuls ont tenté d’infiltrer l’organisation de la garde des clés, au risque que leurs hommes de main soient sujet de vexation ou d’éjection arbitraires, ainsi qu’il apparaît en négatif des dispositions prises. Les clés sanctionnent également le partage implicite du pouvoir sur l’espace urbain : en contrôle direct et réel, le seigneur, relégué à un rôle militaire et défensif, ne conserve que son castrum et le pont qui le dessert ; la commune prend la main sur la ville, y confortant son articulation en quartiers, chacun responsable d’une part de l’enceinte, d’une porte et de ses clés.

Les clés de la sujétion

11On aurait pu penser qu’après le rachat de Bergerac en 1339 par le roi de France, Philippe VI, les rapports entre la commune et son seigneur aient été moins litigieux et mieux régulés mais le conflit sur les clés n’a fait que se déplacer pour se focaliser sur le capitaine de la garnison du château. C’est à partir des registres de délibérations de la Jurade de la décennie 1420 que l’on peut en voir les rebondissements. La cérémonie d’entrée en charge des consuls le 22 juillet 1423 montre que la procédure de passation des clés perdure avec quelques évolutions. Les consuls sortants y donnent les clés aux nouveaux, avant même qu’ils aient prêté serment de bon gouvernement ; puis, les clés sont remises au bailli royal et “autres seigneurs officiers” qui les restituent aussitôt aux consuls12. La phase intermédiaire de nomination des gardiens n’est désormais plus nécessaire ; la stratégie des consuls semble avoir bien fonctionné, ils ont récupéré – et par délégation – le contrôle des clés. Mais la victoire ne semble pas très assurée : le 2 août, une plainte est prononcée contre la garnison des Bretons installée dans le château et commandée par le lieutenant du sénéchal13. Commettant des excès, la soldatesque entend tenir “la ville en soumission et en être seigneur et s’approprier le droit du roi alors que c’est un droit de la Couronne”. Elle ne cesse de demander les clés, en même temps que le guet du château, le passage du port et le moulin Guaudra, réputés tenir de la ville. Le 10 août, le lieutenant, Urbain Durefort, apporte une réponse de fermeté14 : qu’on lui donne les clés et la maîtrise du guet pour fermer les portes aux “gens étrangers des endroits où l’on meurt” ; argument sécuritaire dans un contexte épidémique, qui légitime le pouvoir militaire et pointe les fragilités du gouvernement communal.

12Pourtant, les consuls ont su se montrer opiniâtres et en ont appelé au sénéchal ; leur requête du 13 février 1424 énonce trois exigences15 : que le lieutenant soit chassé de la ville ; que la garnison ne soit composée que de “natifs du Périgord” ; que ses membres prêtent serment à la commune de respecter les coutumes, de ne pas commettre de vexation envers les consuls et de ne leur chercher “noise, ni nouveautés, comme du guet, des clés, du port et passage de la rivière”. Belle dénonciation des “mauvaises coutumes” qui s’exercent sur des points forts de la défense et dont les clés font partie… Les tergiversations du sénéchal, qui d’abord accepte puis se refuse à chasser Urbain Durefort, montrent son peu d’empressement à intervenir, alors même que le conflit dégénère (maire mis en cause, trahison d’un consul traitant avec le lieutenant), obligeant le maire à faire le voyage jusqu’en Picardie pour intercéder auprès de lui.

13Les registres édités ne disent pas comment l’affaire s’est terminée mais, au final, les consuls n’obtiennent pas la maîtrise totale des clés ; leur pouvoir sur elles demeure aléatoire, au gré des humeurs et des avant coups de force du lieutenant du château. Ce n’est pas faute d’avoir été revendicatifs et offensifs. Mais face au pouvoir royal pour qui la considère comme une place forte, Bergerac n’a pas la marge de manœuvre de Bordeaux, voire d’Agen. Les clés donneraient-elles la température de la pression seigneuriale/royale sur la ville ? Entre “ ville libre” et “bonne ville” n’y aurait-il qu’une affaire de clés ? Le roi, qui joue sur les deux tableaux, magnanime envers la commune mais laissant faire son lieutenant, trouve matière dans ces conflits à renforcer sa souveraineté et la sujétion de ses bourgeois. Les entrées royales qui se multiplient à la fin du Moyen Âge, avec les clés au cœur du rituel, en sont un moment privilégié16. On voit le monarque adopter la même duplicité avec d’autres villes comme Libourne. En 1454, Louis XI agrège cette dernière à la Couronne, dont les revenus sur la ville et sa banlieue sont cédés à Jean de Salezar, seigneur de Saint-Just. Comme le lieutenant à Bergerac, Salezar s’instaure seigneur de Libourne, établit des impôts, choisit le maire et… s’empare des clés. Le roi entend les griefs des jurats mais n’intervient pas. Pis encore, lorsque le successeur de Salezar, Louis de Beaumont, se montre encore plus interventionniste et coercitif, suscitant une révolte des bourgeois en juin 1473 pour le forcer, armes à la main, à rendre les clés, le monarque tranche en sa faveur imposant aux jurats de reconnaître De Beaumont17. Comme à Bergerac, le roi a su profiter de cette affaire de clés pour accroître un peu plus sa mainmise souveraine.

Distribuer les clés

14Lorsque le pouvoir sur les clés est aux mains de la commune, celle-ci les incorpore à ses principaux rituels où elle les met en scène. Les registres de délibérations municipales, quelle qu’en soit la ville, donnent principalement à voir le moment essentiel de la passation de pouvoir entre consuls : cérémonie de remise des clés avec leur répartition consulaire et spatiale mais également, souvent en suivant, inventaire des biens communaux où, aux côtés des clés, sont listés les autres attributs : archives, sceau, bannière, mesures et marques, etc. Néanmoins, à la différence de ces derniers qui ne sont généralement attribués que dans un second temps et qu’à un ou deux officiers municipaux, les clés donnent lieu à un système spécifique et complexe de distribution qui prend en compte de subtiles hiérarchies, tant celle de l’édilité que celle des quartiers et des pôles défensifs.

Les clés de la passation du pouvoir consulaire

15Bien observée à Bordeaux et à Agen, la passation des clés y suit le même cérémonial et la même périodicité ; elle a lieu annuellement, immédiatement après l’élection des nouveaux jurats ou consuls, lors de leur entrée en charge. Elle participe de leur installation et relève de la distribution des offices et des attributs afférents au sein du corps de ville. À Bordeaux, le cas le plus circonstancié et, semble-t-il, applicable aussi à Agen, les étapes du rituel s’ordonnent ainsi : les magistrats sortants restituent clés et autres insignes municipaux ; les clés sont ensuite baillées aux nouveaux élus qui achèvent la cérémonie par un serment réciproque de bon gouvernement. Les clés sont ainsi clairement l’attribut de leur charge, tant de leurs prérogatives que des devoirs et de l’engagement qui leur sont demandés et qu’ils ont juré d’accomplir. Bien que données toutes ensembles, deux catégories peuvent en être distinguées : d’abord les clés internes de l’hôtel de ville, tant celles des portes du bâtiment et de ses différentes salles que celles du mobilier : armoires, coffres contenant les archives.

16L’inventaire, dressé par le trésorier sortant Arnaud de Bios à l’occasion de sa sortie de charge le 28 juillet 141418, fait état de deux clés relevant des deux fonctionnalités : celle de l’“escaquer” (échiquier ou trésorerie19) et celle des armoires contenant la comptabilité. Le trésorier les reçoit avec sa charge, en même temps que les sceaux nécessaires à son office, et dispose également des clés des armoires du trésor et de la chambre des comptes. Sans doute pour plus de sécurité et de transparence, un autre jurat, souvent le prévôt, détient aussi les clés des armoires. Ces dernières sont les seules à apparaître dans les registres d’Agen qui font état des clés d’un coffre à ferrure contenant les archives et attribuées à un éminent consul, En Johan Pelicer20, comme aussi dans ceux de Bergerac où est signalée, dans la salle du consulat, une huche fermée d’une clé de fer, contenant un drap de soie et d’or et trois petits coffres avec lettres et pâtis21. Qu’elles régulent la circulation de l’hôtel de ville ou qu’elles tiennent au secret débats et écrits, ces clés internes du pôle communal sont celles du noyau du pouvoir et, bien qu’on ne puisse douter qu’il s’agisse de clés réelles, ont une haute valeur symbolique qui les place au premier rang.

17À un degré moindre mais essentielles en matière de pouvoir sur la ville – ce sont elles qui ont été l’objet de conflits avec le seigneur – les clés des portes et des tours de l’enceinte constituent la seconde catégorie et l’essentiel du trousseau. Elles confèrent au corps municipal le droit d’ouvrir, c’est-à-dire la responsabilité en matière de défense, de sécurité et de liberté de circulation. Leur distribution lors de l’entrée en charge, si elle suit le schéma global d’une répartition par quartier, semble spécifique à chaque ville. À Bordeaux, j’avais montré que l’attribution aux jurats s’effectuait selon deux critères : en fonction des jurades (dans le sens de “quartier”) et surtout des portes, relevant prioritairement mais pas obligatoirement de ces jurades, et répondait à une hiérarchie tant des espaces que des hommes. Qui reçoit les clés d’une porte stratégique se trouve, par les prérogatives qui lui sont confiées, renforcé dans son édilité et sa position d’homme public ; de sorte que ces gardiens des entrées majeures de la ville semblent constituer, au sein du corps municipal et avec ceux qui ont les clés de l’hôtel de ville, une élite décisionnelle. Ce modèle bordelais semble difficilement exportable à Agen où on perçoit encore mal, tant par connaissance insuffisante des sources que par leurs lacunes, les jeux de concurrence et de hiérarchie entre édiles. Malgré quelques variations, la procédure de distribution des clés, que l’on peut observer sur 9 mandatures de 1346 à 1354, y apparaît plus régulière qu’à Bordeaux et moins soumise à la conjoncture et à l’alchimie des relations consulaires. Seule la mandature de 1346, qui adopte un processus de cumul attribuant au trésorier les clés de quatre gâches, modifie un peu les pratiques coutumières de la répartition habituelle qui s’effectue entre consuls et par gâche. À ces clés des quartiers, s’ajoutent celles de points stratégiques de la défense, confiées à d’autres gardiens, consuls ou non. Les clés dessinent ainsi une géographie particulière de la ville.

L’espace des clés

18La distribution des clés à Agen est décrite, dans la procédure d’entrée en charge des consuls, de façon immuable par gâche selon le même ordonnancement, par consul(s) attitré et par clés attribuées qui sont de deux types, “dessus” et “dessous”. Seul le nombre des deux dernières données peut varier de 1 à 2 ; ce léger écart n’en détermine pas moins une double hiérarchie – voire une triple si les deux catégories de clés en induisent une. Ainsi, sont en tête, cumulant 2 consuls et 2 clés, les gâches du Bézat, de Saint-Hilaire et de Floirac. Situées au cœur ou à proximité du pôle communal, en interface avec la cité épiscopale, ces gâches constituent l’espace central d’Agen au xive s. Fluctuantes dans leur nombre de consuls et de clés, les gâches de Moncorni, Saint-Étienne et Saint-Antoine forment au sud un croissant à cheval sur l’enceinte de la cité ; elles restent dans l’immédiate attractivité de l’hôtel de ville et témoignent, au moins pour Moncorni de la lente conquête des faubourgs méridionaux. Apparaissant d’un rang plus secondaire, les gâches de la Clausure, Molinier, Saint-Gilis n’ont qu’un consul référent qui ne détient qu’une clé, celle du dessus le plus souvent. Plusieurs hypothèses peuvent être énoncées pour expliquer le “déclassement” de ces quartiers est de la ville ; ce sont d’abord des espaces dédiés, enclos canonial de Saint-Caprais pour La Clausure, quartiers artisanaux, notamment des tanneries, pour Molinier et Saint-Gilis. Leur rôle défensif est moindre au regard de la façade occidentale. L’emprise de la commune y semble moins assurée, d’autant que le dominium ecclésiastique doit y être encore fort, voire détenir encore des clés...

19Telles qu’elles sont ainsi distribuées, les clés d’Agen donnent à voir la représentation de la communitas ainsi qu’elle est perçue et pratiquée par les consuls. Leur carte mentale dessine une entité urbaine, tant spatiale qu’humaine, maillée par des gâches et articulée par le pôle communal qui en constitue le point nodal et détermine la centralité plus ou moins forte des gâches. En arrière-plan, se dévoile aussi la géographie de l’aire d’influence et de contrôle du gouvernement communal. L’observation de l’ordonnancement, toujours inchangé, des gâches dans la description de la distribution des clés confirme cette représentation (fig. 2) : les consuls opèrent un mouvement tournant, dans le sens des aiguilles d’une montre, dont le point central et premier est la gâche de Bézat, celle de l’hôtel de ville ; ils progressent ensuite au nord vers Floirac, La Clausure puis font la boucle vers le sud en passant par Molinier, Saint-Gilis, Saint-Étienne, puis obliquent de nouveau vers le pôle communal en le soulignant d’un second trait par les gâches de Saint-Antoine et de Saint-Hilaire. Bel exemple de conception spatiale radioconcentrique, typique des représentations du milieu urbain.

Fig. 2. Distribution consulaire des clés par gâche (carte S. Lavaud, É. Jean-Courret).

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20À la différence de Bordeaux, les portes ne semblent pas un élément référent dans la distribution des clés, qui ne précise jamais l’affectation : clés de portes, de poternes, de tours… ? Si certaines gâches ont une porte éponyme (Bézat, Molinier, Saint-Gilis, Saint-Antoine), il n’en est rien des autres mais certaines d’entre elles peuvent potentiellement contrôler deux portes (Floirac : portes de la Croix et de l’Horloge ; Saint-Étienne : portes Pichet et de l’Anguille) ou aucune telle Saint-Hilaire qui ne semble pas contrôler les portes de Raché et de Saint-Georges. Ces dernières sont, en effet, attribuées séparément avec d’autres points défensifs : la porte de Saint-Pierre, ainsi que la tour du pont de la Garonne. Tous relèvent de l’enceinte de réunion, en chantier depuis le début du xive s., et en occupent les parties les plus exposées et sans doute déjà achevées : la façade garonnaise à l’ouest pour la tour du pont et les portes de Raché et de Saint-Georges, et la pointe nord-est au niveau de la porte Saint-Pierre. La distribution de leurs clés se différencie nettement de celles des gâches, d’abord parce qu’elle n’a pas lieu lors du changement de mandature consulaire et fait l’objet d’un rituel spécifique, sans périodicité (pas même annuelle puisque 1351 et 1352 sont occultées) ; ensuite, parce que les gardiens de ces clés ne sont pas nécessairement des consuls mais sans doute des hommes de la commune et de confiance. Le serment qu’ils prêtent le 7 avril 1350 est le plus circonstancié22 : ils jurent, à raison d’un seul responsable par porte, de bien remplir leur office, soit de “barrara et ubrira” et de n’ouvrir, durant les heures de fermeture, de jour comme de nuit, qu’en présence de deux consuls. Ces clavaires qui ont la garde de postes stratégiques ont donc une fonction défensive importante – il faudrait voir s’ils sont également associés à la garde et au guet – d’où la surveillance de la commune qui veut conserver l’exclusivité de son droit d’ouvrir et le contrôle de la circulation. Néanmoins, l’injonction faite par les consuls sortants dans le memorandum de 1347 de rechercher en quelles mains se trouvent les clés… suggère une gestion municipale peu rigoureuse23.

21Cette distinction entre clés des gâches et clés des portes et du pont dit beaucoup du système défensif d’Agen à cette période et de son déplacement avec le chantier de l’enceinte de réunion qui semble surtout avancé à l’ouest et au nord. Les gâches qui composent le noyau urbain central ne paraissent pas avoir encore projeté leur emprise sur la nouvelle muraille et les zones qu’elle enclot. Désormais intra-muros et à l’abri, leur rôle militaire s’en trouve spatialement amoindri – d’où le fait que tours et portes ne soient pas référents dans la distribution des clés – et recentré sur la contribution de leurs habitants à l’effort de guerre. La vocation de ces gâches apparaît ainsi de plus en plus civique et identitaire.

Fermer à clé

22Quelque peu cachée dans les écrits par les fonctions symboliques ou les enjeux de pouvoir dont elles sont porteuses, la matérialité des clés est plus difficilement observable par l’historien. Ainsi, il peine à restituer tant l’objet en lui-même que les pratiques techniques et gestuelles qu’il suscite. Le vocabulaire qui les renseigne dans les textes demeure bien souvent abscons et son récolement ne peut qu’au mieux produire inventaire et questionnements. Il pointe néanmoins le fait que les clés sont les garantes de la clôture de la ville, de son unité et de sa sécurité.

Ouvrir et fermer la ville

23On le sait, posséder les clés c’est détenir le droit d’ouvrir mais, dans les registres municipaux, hormis dans les cérémonials d’entrée en charge, les clés ne sont jamais autant mentionnées que lorsqu’il s’agit de fermer la ville à une menace et que le dispositif coutumier en est bousculé. Durant notre période d’étude, les dangers sont de deux ordres : la guerre franco-anglaise et les épidémies, de peste notamment. J’avais déjà abordé pour Bordeaux cet aspect des clés de la défense et montré combien le contexte de guerre avait amené à modifier la circulation en fermant certaines portes et à contrôler très étroitement les clés des maisons faisant enceinte sur la façade fluviale24. J’avais aussi observé que pour plus de sécurité et éviter les cumuls de fonction et leurs dérives, les jurats avaient distingué les portiers chargés de la défense des gardiens des clés.

24Les registres de délibérations de Bergerac offrent également un cas d’étude éclairant sur l’usage et la gestion des clés dans des circonstances similaires. Deux moments y sont donnés à voir : d’abord en septembre 1352, à l’époque des vendanges alors que la ville est sous pression militaire, les consuls donnent l’ordre que quatre hommes, chefs de maison, tiennent le guet aux portes de la ville avec le meilleur harnois possible pour sécuriser la circulation des vendangeurs et du raisin. Ces portiers doivent rester tout le jour, sauf à l’heure du dîner, et arriver chaque matin avant que les clés ne soient portées ; à défaut ils sont soumis à une amende d’un denier d’or de l’écu, payée pour moitié au seigneur, moitié à l’œuvre de la ville, et de 2 sous tournois versés à celui qui “portera las claus de la dicha villa25. Comme à Bordeaux donc, portier et clavaire sont bien distincts : le premier, un bourgeois remplissant son devoir militaire ; le second, un officier du droit d’ouvrir et qui, au titre de cette délégation de pouvoir obtenue après serment, peut percevoir des amendes, valant peut-être salaire. L’inventaire des comptes pour la même année précise que le clavaire officie le matin après la sonnerie de la cloche de Saint-James, l’église de la maison commune26. L’ouverture de la ville et la circulation vers l’en-dehors sont donc régulées par le temps communal et l’intervention consécutive des gardiens des clés.

25Second moment, celui de l’épidémie de peste et de “bossa” qui sévit de façon récurrente dans les deux dernières décennies du xve s. et encore au début xvie ; pour empêcher sa propagation dans la ville, les consuls décident à plusieurs reprises de limiter l’accès à la ville en fermant certaines portes. Ainsi, en 1485, ils ordonnent, le 7 mars, de barrer toutes les portes à l’exception de celle des Prêcheurs et de Malbec où sont mis des portiers. Mais le 9 mars, leur décision est critiquée, tant par des marchands de Lalinde qui demandent à faire ouvrir la porte de Cleyrac pour y passer le sel venu de Libourne en bateaux, que par des fermiers du péage royal de cette même porte, qui se plaignent de la perte de revenus occasionnée par cette fermeture. Ils obtiennent des consuls que la porte de Cleyrac reste ouverte et s’engagent à en assurer la garde en y installant un portier à leurs frais. Ils promettent de la fermer et d’en porter les clés au consul Richard27. À la fin du mois, aux alentours de Pâques et encore début juin pour la Fête-Dieu, alors que s’organisent les processions, le même dispositif de concentration des flux sur une ou deux portes est mis en œuvre dans une ville toujours fermée à double tour. Les clavaires y occupent une fonction centrale, à la fois garants de la sécurité de la ville et régulateurs de sa circulation entre l’intérieur et l’extérieur, entre étanchéité face aux menaces et perméabilité contrôlée pour que se poursuivent les échanges vitaux.

26Les clés cristallisent donc tous les comportements de repli à l’intérieur des murs, quand le danger menace la ville, et alimentent le syndrome de clôture qui semble dominer dans ces temps d’insécurité et de “réflexe obsidional”. Il n’est jusqu’aux portes privées qui passent sous contrôle communal, ainsi qu’en témoigne une anecdote rapportée dans les registres de Bergerac. Il y est question d’une porte dans la maison d’un certain De la Rivière, joignante au mur de la ville et par laquelle “les clercs entrent et font de grandes pilleries aux vergers de jour et de nuit”28 ; les consuls ordonnent que la porte soit fermée à deux serrures dont la ville tiendra une clé, De la Rivière l’autre. J’avais déjà souligné pour la façade fluviale de Bordeaux cette mainmise municipale aboutissant à une sorte de publicisation des portes privées au nom de l’intérêt défensif. On remarquera qu’ici à Bergerac, l’argument sécuritaire s’est déplacé sur les voleurs, devenus si l’on se réfère à Valérie Toureille29, une menace croissante à la fin du Moyen Âge.

L’objet clé

27À en croire les spécialistes de serrurerie, la réponse à la demande accrue de sécurité a été donnée par des innovations techniques apparues au cours du xive s. dans le but de perfectionner les serrures et par une réglementation des normes de fabrication30. On ne sait si les villes de l’Aquitaine en ont immédiatement bénéficié, tant la réalité matérielle des serrures et des clés est difficile à cerner dans les sources textuelles. Pourtant, les occurrences s’y rapportant y existent dans les délibérations municipales, comme aussi dans la comptabilité, mais elles sont liminaires et utilisent un vocabulaire souvent sibyllin et peu informatif sur l’objet et le geste technique. L’exemple d’Agen montre toute la complexité et les impasses d’une telle approche.

28Le registre de comptes de 1503-1504, le premier complet pour une mandature, renseigne sur les sommes versées en paiement de serrures et de clés réalisées pour les besoins de la ville. L’artisan sollicité est un “sarralhe”, un serrurier donc, qu’il faut différencier du “clabete” fabricant de clous, même si comme lui, il travaille le fer pour fabriquer un objet appelé à fermer et à retenir – on notera l’homonymie du terme de “clau” en occitan, se rapportant à la clé comme au clou31. Le serrurier produit tant les serrures que leurs clés, les deux objets étant indissociables. Durant l’année 1503-1504, les consuls d’Agen font appel pour plusieurs tâches à un unique serrurier, Marsal Roche ; il est chargé d’équiper l’école neuve et ses “retreyts” (lieux d’aisance) et de réparer la serrure de la porte du Pin32. Parallèlement, cette même année, deux particuliers ont acheté des serrures et des clés pour des tours : Johan Perada pour la tour cornalière près de la porte du Pin et Bernadin lo Maseler pour la tour de la porte Neuve33. À quel titre ces hommes les ont-ils acquises ? Auprès de qui ? Pourquoi les consuls ne sont-ils pas intervenus directement ? Quoi qu’il en soit, l’entretien des clés et plus globalement du système de fermeture constitue une préoccupation récurrente et un poste de dépense pour l’administration municipale qui doit faire appel à un spécialiste.

29Dans les délibérations municipales, les qualificatifs donnés aux clés et qui pourraient nous renseigner sur les systèmes de fermeture ne sont que de deux sortes : soit relatifs à la taille des clés, soit en rapport avec la disposition de la serrure sur l’élément portant. La première taxinomie n’est employée qu’à l’occasion d’une attribution de clés effectuée le 7 avril 135034, où en est donné le détail : trois clés du pont à maître Guilhem de Casanhas, deux de l’escalier du pont à Johan Prader, trois grosses et deux communes de la porte Saint-Georges à Pey de Saint Macaire, six grandes et cinq petites de Saint-Pierre à Esteve Bouet et cinq autres grandes et cinq petites de la porte Saint-Pierre à Bernard Grava. Outre la relative abondance et la variabilité du nombre de clés par pôle défensif, on peut y relever cette distinction par la dimension, la plus immédiatement perceptible pour l’œil et le toucher, qui hiérarchise les clés comme aussi leurs serrures et ce qu’elles ferment. Le second mode de qualification des clés est celui qui apparaît dans le rituel de passation des clés ; on l’a dit, les consuls référents pour chaque gâche se voient remettre une ou deux clés “de dessus” et “de dessous”. Il est difficile de donner sens à ces mentions mais on peut inférer qu’elles se réfèrent à une position de la clé par rapport à un élément central du portant ou de la serrure ; on peut en effet imaginer deux systèmes : soit deux serrures sur une porte, le loquet entre deux, soit une serrure complexe, telle qu’elle se développe à la fin du Moyen Âge, avec pênes à plusieurs têtes. Quelle que soit la solution adoptée, il y a bien un système double, tant au niveau technique qu’humain, et qui semble élaboré et ajusté à la mesure du pouvoir que les consuls exercent sur les gâches : entier lorsqu’ils détiennent les deux catégories de clés – chacun des deux consuls en tient une ; partagé, sans doute avec les seigneurs ecclésiastiques, lorsque les magistrats n’ont qu’une clé.

30De ces quelques données, on ne peut inférer le nombre des clés à l’échelle de la ville mais, à n’en pas douter, il est important et doit approcher facilement, comme à Bordeaux, la centaine. On imagine les difficultés suscitées par la gestion d’un tel trousseau et les risques d’une perte de contrôle. Cette abondance dit assez l’obsession sécuritaire des gouvernements municipaux mais aussi combien les clés sont un attribut de pouvoir que l’on multiplie pour mieux l’affermir. Elle est d’ailleurs mise en scène dans la forme symbolique que les clés adoptent lors des entrées royales : lors de la venue de Louis XIV à Libourne en 1650, ce sont des paquets de clés attachés par un gros cordon de soie rouge et blanc qui lui sont présentés, bien loin de la clé unique – et métaphorique – de l’iconographie et de la littérature médiévales.

31In fine, à l’encontre d’une historiographie qui les a beaucoup ignorées, les clés méritent bien que l’on regarde par le trou de leurs serrures ; le voyeur attentif peut y reconnaître un objet d’histoire qui, au-delà de son intérêt propre, ouvre des focales multiples, voire parfois inédites, sur l’histoire de leurs détenteurs et, en l’occurrence, des gouvernements municipaux de la fin du Moyen Âge. Pour ces derniers, les clés constituent, sans conteste, un signe manifeste et majeur de leur pouvoir sur la ville. L’étude menée sur l’Aquitaine tendrait même à les promouvoir au premier rang des attributs, non seulement par leur préséance dans les rituels consulaires mais aussi, et corrélativement, par le large panel des enjeux que leur possession recouvre. Au risque d’une surévaluation de leur rôle, l’hypothèse demande vérification et confrontation à l’aune d’autres cas urbains et d’autres attributs pour mieux en mesurer singularité et complémentarité. Dans ce nécessaire exercice de comparaison et pour le porter à l’échelle plus globale du grand Midi, on pourra retenir l’une des pistes ouvertes par cette étude : la détention des clés comme critère de hiérarchisation des villes et de leur degré d’autonomie. En Aquitaine, seule la capitale, Bordeaux, a eu la garde exclusive de ses clés et a su la conserver longtemps, alors que des villes moyennes telles Bergerac ou Libourne ont dû perpétuellement la négocier avec leurs seigneurs ; en est-il de même ailleurs ? Quelle conjugaison avec les autres attributs ? Enfin, on ne peut que souhaiter que les spécialistes de la culture matérielle s’intéressent davantage à la serrurerie de la fin du Moyen Âge ; c’est en appréhendant mieux les dimensions techniques et gestuelles de ce secteur artisanal que l’on parviendra à trouver les clés de la connaissance.

Bibliographie

Sources éditées

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Charrier, G., éd. (1892-1893) : Les jurades de la ville de Bergerac, tirées des registres de l’hôtel de ville, t. I, 1352-1485, t. II, 1487-1530, Bergerac ; consulté en ligne le 28/08/2015 http://www.guyenne.fr/Publications/Jurades_Bergerac/Jurades_Tomes.htm

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Toureille, V. (2006) : Vol et brigandage au Moyen Âge, Paris.

Notes de bas de page

1 Lavaud 2011.

2 Débax 2006.

3 Sur les entrées royales, on consultera notamment : Guenée & Lehoux 1968 ; Coulet 1977 ; Mérindol 1991 ; Rivaud 2002.

4 Pomel 2006.

5 Linlaud 2014, 186.

6 Centrée sur les xive et xve s., l’étude a été étendue aux premières décennies du xvie s. en conformité avec l’état des sources ; celles d’Agen comme de Bergerac sont discontinues : les décennies 1340-1360 sont bien couvertes, puis jusqu’aux environs de 1480, on se heurte à un vide documentaire, avant que les sources ne redeviennent abondantes, en nombre comme en catégories. Ainsi, pour Agen, on bénéficie pour la fin du xve et le début du xvie s. de registres de délibérations, de registres de comptabilité et de memoranda. Leur circularité scripturaire permet d’observer le traitement des clés dans les différents documents contemporains. Pour Bergerac, le dépouillement n’a pu être réalisé que sur les sources éditées et en ligne – d’une transcription partiellement fiable et non exhaustive – sans que les délibérations originales n’aient pu être consultées ; voir Charrier, éd. 1892-1893.

7 Ducaunnès-Duval, éd. 1878, n° XLII, 236, lettres patentes de Charles IX rendant aux maire et jurats de Bordeaux la garde des clés de la ville, 11 mai 1566. La requête des jurats de 1561, rappelée dans l’acte de 1566, est citée sous forme d’analyse dans l’article de Paul Courteault (Courteault 1942, 74) sans qu’aucune référence d’archives soit indiquée. Je n’ai malheureusement pu retrouver le texte original.

8 Lavaud 2011, 61-62.

9 Le personnage est difficilement identifiable ; sans doute s’agit-il d’un des chevaliers gascons qui ont participé aux pourparlers de reddition de Bordeaux : probablement le captal de Buch, Gaston de Foix-Grailly, ou moins possiblement Bernard Angevin ou Jean de Lalande, mandataires, avec l’archevêque Pey Berland, des trois états de Guyenne pour négocier avec Dunois, Xaintrailles et Jean Bureau.

10 Débax 2006, 89.

11 Lacornée 1760. Il en est de même à Montferrand ; dans la version de la charte de 1291, l’article 14 stipule : “Item volumus et concedimus quod dicti consules habeant custodium portarum et turrium, murorum et fossatorum Montisferrandi et clavium portarum et turrium predictarum…” (AD 63, 3 E 113 dép. fonds 2, AA 3, pièce 1). Je remercie Johan Picot de m’avoir communiqué cette information.

12 Charrier, éd. 1892-1893, t. I, 232, 22 juillet 1423.

13 Id., 245, 2 août 1423.

14 Id., 252, 10 août 1423.

15 Id., 256, 13 février 1424.

16 On peut prendre pour exemple, l’entrée de Charles VIII à Libourne en avril 1470 ; le maire est devant le cortège, tête nue (en signe de sujétion), tenant les clés sur un plateau d’argent ; voir Guinodie 1876, t. I, 93.

17 Id., p. 94.

18 Coizeau & Barckhausen, éd. 1883, 60, 28 juillet 1414.

19 Voir l’article d’É. Jean-Courret, dans ce volume, p. 111.

20 Magen, éd. 1894, 1-2.

21 Charrier, éd. 1892-1893, t. I, 222, 1423.

22 Magen, éd. 1894, 201-202, 7 avril 1350.

23 Id., 114, avril 1347 ; “item videatur in quibus manibus sint claves ville”.

24 Lavaud 2011,10-11.

25 Charrier, éd. 1892-1893, t. I, 17-18, 3 septembre 1352.

26 Id., 30.

27 Charrier, éd. 1892-1893, t. II, 345.

28 Id., 226, 19 août 1518.

29 Toureille 2006.

30 Linlaud 2014, 186.

31 Clé est issue du latin clavis, clou de clavus ; à l’origine les deux termes sont synonymes, exprimant communément l’idée de fermeture.

32 AD Lot-et-Garonne, E Sup. Agen, CC 285, fol. 71, 72, 77, 1503-1504.

33 AD Lot-et-Garonne, E Sup. Agen, CC 285, fol. 86, 90, 1503-1504.

34 Magen, éd. 1894, 201.

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