Neptune dans le panthéon d’Imperator Caesar : de l’art de récupérer un dieu hostile
p. 181-209
Texte intégral
1Durant les guerres civiles de la période triumvirale, dont allait sortir vainqueur Octavien – de son nom officiel à l’époque Imperator Caesar –, les chefs des factions ennemies eurent soin de se placer sous le patronage de divinités censées les seconder dans leurs entreprises et les mener à la victoire. Neptune fut l’un des dieux les plus courtisés par ces généraux qui eurent à mener mainte opération maritime, et souvent jouèrent leur sort sur les arua Neptunia. La plus célèbre de ces dévotions “impératoriales” envers le dieu marin est sans conteste celle de Sextus Pompée, abondamment documentée par les auteurs anciens, signe de l’impact qu’elle eut sur les contemporains. Il est bien connu également que le jeune César, plusieurs fois mis en déroute par le fils du Grand Pompée, parvint à récupérer à son profit le patronage de Neptune après la victoire remportée sur le Neptunius dux à Nauloque le 3 septembre 361. Cinq ans plus tard, presque jour pour jour – le 2 septembre 31 –, la faveur du dieu marin fut confirmée dans les eaux d’Actium, un succès dont le vainqueur rendit officiellement grâce à Neptune, entre autres protecteurs divins. La présente contribution entend analyser le développement de la dévotion d’Imperator Caesar envers ce dieu, depuis le début du conflit avec Sextus jusqu’à Actium et la dédicace du monument de Nicopolis qui commémorait cette victoire.
2Ce sujet a déjà été traité dans le détail à plusieurs reprises, mais dans des études qui se focalisaient sur le seul Neptune et accordaient peu d’attention aux autres dieux qui, à la même époque, comptaient aussi parmi les divinités tutélaires d’Octavien2. Dans la perspective de ce volume, qui explore les identités et les modes d’action des dieux romains en réseaux, nous tenterons de replacer la dévotion envers Neptune dans le contexte de la constitution de ce qu’on appellera le “panthéon personnel” d’Imperator Caesar, c’est-à-dire l’ensemble des dieux que ce dernier donnait alors à voir – par des moyens divers – comme les patrons de son action politique et militaire. Il s’agira d’observer avec quelles divinités de ce panthéon Neptune forme réseau – ce qui fait contraste avec la dévotion exclusive d’un Sextus Pompée – et d’analyser comment fonctionnent et se structurent ces associations. Une attention particulière sera accordée aux différents contextes dans lesquels ces réseaux sont “activés”. On veillera ainsi à distinguer les réseaux cultuels, formés par des sacrifices (uniques ou récurrents) ou des dédicaces à plusieurs divinités, des cas où les associations de Neptune avec d’autres puissances divines sont développées en dehors de la sphère religieuse proprement dite, par exemple par le biais de représentations monétaires.
Neptune au cœur des guerres civiles après la mort de Jules César
3Pour saisir tous les enjeux politiques de la dévotion envers Neptune que le jeune César va progressivement développer à l’époque des guerres civiles, il convient de revenir d’abord sur l’attention particulière dont bénéficia cette divinité de la part des chefs de faction qui s’affrontèrent alors. Dans les premiers conflits qui suivirent les Ides de Mars, la faveur du dieu marin fut revendiquée par le parti des “Libérateurs”, ce qu’atteste un type monétaire présentant l’effigie de Neptune sur une émission de deniers signée par Brutus et P. Servilius Casca Longus (RRC 507/2, fig. 1)3. L’ensemble du monnayage émis par Brutus, Cassius et leurs lieutenants en Orient, à partir de 43 jusqu’à leur défaite à Philippes en octobre 424, donne à voir pour ainsi dire le panthéon activé dans la lutte contre les Césariens. Si l’on considère le nombre de faces monétaires occupées par chaque figure divine, ce panthéon apparaît dominé par Libertas (clairement identifiée par une légende) et Apollon, dont la présence est renforcée par plusieurs représentations de symboles apolliniens (trépied, laurier, lyre)5. Viennent ensuite la Victoire (RRC 502/3, 504/1, 507/2), deux divinités féminines, qui ne sont pas clairement identifiables (RRC 502/1-3 et 508/1-2), et enfin Neptune. L’importance de la thématique navale est confirmée par les représentations de symboles liés à la navigation : aplustre (RRC 505/1-3), proue et ancre (RRC 506/3) et trophée naval (RRC 507/1). Il faut lire dans ces types une affirmation générale de la puissance maritime du parti des “Libérateurs”, qui se réfère éventuellement à des succès effectivement remportés, mais est davantage une promesse de victoires futures.
4Dans ce contexte, Neptune figure dans le panthéon des “Libérateurs” en tant que dieu patron des opérations maritimes et donc porteur de victoire sur mer. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de constater sa présence dans un réseau divin où Apollon occupe une place prépondérante en raison – du moins en partie – de son lien avec la sphère de la victoire6 ; l’association de ces deux divinités se retrouvera dans l’idéologie religieuse augustéenne.
5À la suite de la défaite des “Libérateurs” à Philippes, deux lieutenants qui avaient commandé des flottes pour le compte de Brutus et Cassius, L. Staius Murcus et Cn. Domitius Ahenobarbus, exercèrent pendant quelque temps un commandement indépendant à la tête de leurs vaisseaux. L’un et l’autre frappèrent monnaie pour payer leurs troupes et choisirent des types qui illustraient leur dévotion à Neptune, un patronage qui allait de soi pour des imperatores décidés à tenter leur chance sur mer. C’est ainsi qu’on trouve sur les deniers frappés par Murcus (RRC 510/1, fig. 2) une représentation du dieu marin très semblable – malgré la grossièreté de l’exécution – à celle de l’émission de Casca Longus, qui servit peut-être de modèle7. En adoptant cette effigie pour ses monnaies, Murcus ne faisait rien d’autre que de prendre le relais de la prétention des “Libérateurs” à jouir de la faveur de Neptune. Très vite (App., B. C., 5.2.8-9), Murcus se rallia à un autre commandant de flotte qui, plus encore que lui, affichait sa dévotion envers Neptune : Sextus Pompée. Mal lui en prit, car ce dernier l’accusa bientôt de conspiration et le fit exécuter (en 40 ou 39)8.
6Cn. Domitius Ahenobarbus continua à exercer un commandement indépendant jusqu’à son alliance avec Marc Antoine. C’est avant ce ralliement, daté d’après la fin de la guerre de Pérouse (février-mars 40)9, qu’il faut situer la frappe de son monnayage d’or et d’argent, sur lequel – comme Murcus – il appose son titre d’imperator. Sans surprise, la thématique de la victoire navale y est également présente : ses deniers présentent au revers une proue surmontée d’un trophée, symbole de victoire sur la mer (RRC 519/2). À la différence des types monétaires dont il a été question jusqu’ici, ceux de Domitius ne donnent pas à voir directement l’effigie du dieu marin mais l’évoquent, au revers des aurei (RRC 519/1, fig. 3), par la représentation d’un temple tétrastyle encadré par la légende NE-PT. Un lien entre les Domitii Ahenobarbi et le temple de Neptune est par ailleurs attesté par Pline l’Ancien (Nat. Hist., 36.26) qui désignera cet édifice par l’expression delubrum Cn. Domitii in Circo Flaminio. Le type monétaire de notre Cn. Domitius peut donc être interprété soit comme la commémoration d’une restauration de l’aedes Neptuni in Circo Flaminio par un de ses ancêtres10, soit comme la promesse d’offrir au dieu un nouveau temple, que ce vœu soit ou non en lien avec une tradition familiale11. Plus encore que les précédentes, cette image monétaire proclame un lien privilégié avec le dieu marin, lequel est construit non seulement par la monnaie elle-même, mais plus encore par le monumentum qu’elle donne à voir.
7L. Staius Murcus et Cn. Domitius Ahenobarbus n’ont pas représenté d’autre dieu que Neptune dans leur monnayage. Cela peut certes s’expliquer par le nombre réduit de leurs émissions – relativement à celles des “Libérateurs”, qui pouvaient déployer une iconographie plus variée –, mais nous pensons que le choix de ces images monétaires traduit aussi une focalisation sur ce dieu, qui aurait été mis seul à l’honneur dans le discours de légitimation de ces deux commandants12. C’est d’autant plus envisageable que la plus célèbre des dévotions neptuniennes de cette période, celle affichée par Sextus Pompée, occultait également toute référence à d’autres divinités.
8La tradition historiographique relative à Sextus Pompée rapporte en effet avec une unanimité notable que celui-ci s’était prétendu le fils du dieu de la mer. On ne développera pas dans le détail cet important dossier, qui a été étudié à mainte reprise13. Signalons que la proclamation par Sextus de cette filiation divine remonte au moins à l’automne 42, au moment de sa victoire sur Q. Salvidienus Rufus, qui commandait la flotte envoyée par Octavien. Si l’on suit Dion Cassius (48.19.2), Sextus développa ce thème en s’autorisant du souvenir prestigieux des succès maritimes de son père, qui se voyait ainsi indirectement assimilé au dieu marin14. Ce témoignage est parfaitement recoupé par celui d’une émission monétaire frappée (peut-être justement vers 42) par un lieutenant de Sextus, Q. Nasidius, où figure au droit un portrait de Pompée le Grand accompagné d’un trident et d’un dauphin, ainsi que de la légende NEPTVNI, qu’il faut probablement interpréter comme un génitif désignant l’effigie de Pompée (fig. 4)15. La tradition littéraire insiste sur le caractère théâtral de la dévotion de Sextus envers son dieu tutélaire. Dion Cassius (48.48.5) et Appien (B. C., 5.100.416-417) mentionnent l’habit – sans doute un paludamentum – bleu marin revêtu par Sextus, une tenue hautement symbolique dont nous savons que Tite-Live l’avait interprétée comme étant l’habit de Neptune16. Les sacrifices offerts par Sextus (“à la Mer et à Neptune” chez App., ibid.) frappèrent également les esprits. Dion Cassius (ibid.) mentionne ainsi les chevaux jetés vivants à la mer – ainsi que des rumeurs de sacrifices humains, certainement alimentées par la propagande augustéenne. Un passage de Florus suggère un double sacrifice : d’une part une hécatombe de bœufs sur la terre ferme (en l’occurrence sur le rivage du Cap Peloro, lieu d’un sanctuaire de Poséidon hautement vénéré), d’autre part l’offrande à Neptune d’un cheval vivant jeté à la mer17. Il faut souligner que ces cérémonies s’appuient en partie sur des rites traditionnels de la religion romaine : on sait par exemple que des offrandes étaient jetées à la mer lors des sacrifices de lustratio et de départ des flottes (cf. infra, 189‑191). Nous verrons qu’en 36, au moment de lancer l’expédition de Sicile, Octavien sacrifiera, comme Sextus, “à Neptune et à la Mer” (dans la terminologie du même Appien), en leur adjoignant toutefois les Vents. Cependant, le fils du Grand Pompée donne à de telles cérémonies un développement exceptionnel, voire inédit en contexte romain. La première singularité à observer est que les offrandes de Sextus aux flots n’ont plus lieu au départ d’une expédition, mais après la victoire, en tant qu’actions de grâces, et il est vraisemblable qu’elles s’accompagnaient occasionnellement d’une véritable mise en scène triomphale18. Le choix des victimes est également remarquable, puisque nos sources ne mentionnent aucun sacrifice de taureau, qui est la victime traditionnellement consacrée à Neptune à Rome, mais insistent sur les offrandes de chevaux, ce qui put être inspiré à Sextus par le culte de Poséidon dans le monde grec, en particulier chez les monarques hellénistiques19.
9Hormis la mention d’un sacrifice “à la Mer et à Neptune” chez Appien (B. C., 5.100.416 : θαλάσσῃ καὶ Ποσειδῶνι), les sources qui nous donnent connaissance des actes cultuels de Sextus n’indiquent aucun autre dieu que Neptune honoré par ces rites spectaculaires. Cette focalisation sur le dieu marin est confirmée par le monnayage sicilien de Sextus lui-même20. À côté de son portrait et de ceux de son père et de son frère défunts – illustration de la pietas familiale de Sextus Magnus Pius21 –, la seule divinité représentée est Neptune, au droit de l’émission RRC 511/2 (fig. 5, une effigie dont les traits, sur certains exemplaires, ne sont pas sans rappeler ceux de Pompée le Grand22). À cette représentation du dieu proprement dit s’ajoutent des figures que l’on peut qualifier de “neptuniennes” en raison de leur type iconographique et d’attributs tels que le trident, l’aplustre et la proue : ainsi le “héros neptunien”23 entouré par les frères de Catane au revers des deniers RRC 511/3 (fig. 6) et la statue (casquée !) qui surmonte un phare (sans doute celui de Messine) au droit des deniers RRC 511/4 (fig. 7).
10Le lien étroit et exclusif que Sextus avait noué avec Neptune fut à l’évidence clairement perçu par les contemporains, comme l’atteste la célèbre formule d’Horace – certes anonyme, mais limpide pour tous – qui désignait le vaincu de Nauloque comme le Neptunius dux24. On trouve en outre chez Dion Cassius (48.31.5-6) un épisode qui permet de prendre la mesure de l’impact de la propagande neptunienne de Sextus à Rome même, au lendemain du traité de Brindes (septembre 40) : le peuple, irrité de la guerre des Triumvirs contre Sextus, manifesta sa faveur envers ce dernier en applaudissant la statue de Neptune lors d’une pompa circensis, probablement lors des ludi plebeii en novembre. La réaction des Triumvirs, qui firent retirer la statue de Neptune de la procession, et la violente émeute qui s’ensuivit démontrent l’efficacité de tels discours à caractère religieux, qui agissaient comme des brûlots dans ce contexte d’extrême tension politique.
La lente et difficile conquête de la faveur neptunienne par Imperator Caesar
Inuito Neptuno
11Durant les années de son conflit avec Sextus Pompée, le jeune César connut à maintes reprises de cuisants revers sur mer25 : aux défaites infligées par l’ennemi – d’abord celle de son lieutenant Q. Salvidienus Rufus en 42, puis celles qu’il subit personnellement en 38 et en 36 – s’ajoutèrent les naufrages de ses flottes causés par les tempêtes, celle de 38 dans le détroit de Messine, qui mit fin à la campagne26, et celle qui frappa la nouvelle flotte peu après le départ de l’expédition en 36. Ces désastres navals répétés purent sembler donner raison à la propagande de Sextus Pompée et démontrer le monopole de la faveur neptunienne dont jouissait le fils du Grand Pompée. On ne sous-estimera pas l’impact psychologique de cette propagande sur son adversaire malheureux : Suétone a en effet gardé le souvenir de propos impies qu’aurait tenus Octavien contre le dieu de la mer pendant la guerre de Sicile, à la suite d’une tempête.
12Suet., Diu. Aug., 16.5 : Alii dictum factumque eius criminantur, quasi classibus tempestate perditis exclamauerit “etiam inuito Neptuno uictoriam se adepturum” ac die circensium proximo sollemni pompae simulacrum dei detraxerit.
13D’autres lui font un crime d’une parole et d’un acte, lui reprochant de s’être écrié, quand la tempête eut détruit ses flottes, “qu’il remporterait la victoire même en dépit de Neptune”, et d’avoir pour les jeux qui suivirent, exclu de la procession traditionnelle la statue de ce dieu. (Trad. de H. Ailloud, Paris, 19542)
14Les termes employés par Suétone donnent à penser qu’il ne pourrait s’agir que d’une médisance colportée par une propagande hostile – c’est d’autant plus envisageable que le biographe vient de rapporter dans la phrase précédente (16.4) les accusations de couardise qu’adressait Antoine à son rival à propos de son attitude lors de la bataille finale de Nauloque. Quant au factum reproché à Octavien – avoir retiré la statue de Neptune de la procession des jeux du cirque –, il rappelle l’épisode relaté par Dion Cassius (48.31.5-6) dont il vient d’être question. Dion Cassius imputait cette action à Octavien et Antoine et la situait dans la période qui suivit les accords de Brindes (septembre 40), ce qui est inconciliable avec l’indice chronologique donné par Suétone (classibus tempestate perditis), qui amène à faire le lien soit avec la tempête de 38, soit avec celle de 3627. Si l’on ne peut certes exclure absolument qu’Octavien ait entrepris, à quelques années d’intervalle, de faire enlever une nouvelle fois la statue de Neptune de la pompa circensis28, la réaction extrêmement violente du peuple rapportée par Dion Cassius rend l’hypothèse très peu vraisemblable. Il y a donc lieu de suspecter que la notice de Suétone dérive d’une tradition hostile à Octavien qui aurait réactivé, à propos de l’un ou l’autre désastre naval subi par le jeune César, le souvenir de son geste sacrilège lors des ludi plebeii de 40. Ce probable doublon invite d’autant plus à envisager la possibilité que le dictum rapporté par Suétone ne soit qu’une invention malveillante. Quoi qu’il en soit, le passage suétonien confirme qu’Octavien apparaissait à l’époque en butte à l’hostilité du dieu de la mer.
Aux Vents, à Neptune et à Tranquillitas : le sacrifice du départ de la flotte le 1er juillet 36
15Dans ce contexte, les différents rites en l’honneur des divinités marines effectués lors du lancement de l’expédition de Sicile à l’été 36, pour traditionnels qu’ils aient pu être, prennent un relief particulier et peuvent se lire comme une première tentative du jeune César pour se concilier Neptune et les autres numina marins. Ces rites ne sont attestés que chez Appien, mais de façon remarquablement détaillée.
16Appien décrit d’abord une cérémonie qu’il interprète comme une purification de la flotte (B. C., 5.96.401-402). Il s’agit du rite romain de la lustratio – sans équivalent réel dans le monde grec – qui visait en fait à constituer (et non à purifier) la flotte29. L’auteur ne précise pas à quelles divinités sont adressées les victimes, dont une partie est jetée à la mer, l’autre brûlée sur des autels dressés sur le rivage. Cette différence de traitement indique que les offrandes étaient destinées d’une part à des divinités marines, d’autre part à des dieux liés plus généralement à la sphère guerrière (dont Mars, très certainement). La lustratio de la flotte avant le départ d’une expédition était un rite traditionnel30, comme le souligne d’ailleurs Appien au terme de sa description : οὕτω µὲν Ῥωµαῖοι τὰ ναυτικὰ καθαίρουσιν (ibid., 96.403 : “c’est ainsi que les Romains purifient leurs forces navales”). Mais Octavien ne se contentera pas de cette offrande. Dans la suite du récit, lorsqu’il relate le départ simultané des trois flottes vers la Sicile aux calendes de juillet31 – une date évidemment choisie pour évoquer le Diuus Iulius –, Appien précise à propos des flottes de Lépide et de Taurus le nombre de navires et d’hommes embarqués (ibid., 98.406) ; à propos d’Octavien, en revanche, il signale un autre sacrifice. Le fait que dans une même phrase, l’auteur livre différents types d’information à propos des trois contingents navals semble indiquer que la (ou une) source d’Appien avait mis en exergue le sacrifice effectué par le jeune César, qui avait été consigné de façon très précise :
App., B. C., 5.98.406 : ὁ δὲ Καῖσαρ ἐκ ∆ικαιαρχείας, θύων ἅµα καὶ σπένδων ἁπὸ τῆς ναυαρχίδος νεὼς ἐς τὸ πέλαγος ἀνέµοις εὐδίοις καὶ Ἀσφαλείῳ Ποσειδῶνι καὶ ἀκύµονι θαλάσσῃ, συλλήπτορας αὑτῷ κατὰ ἐχθρῶν πατρῴων γενέσθαι.
César [partait] de Dicaearchia, en faisant à la fois des sacrifices et des libations, depuis son navire amiral, dans la mer, aux Vents favorables, à Neptune le Tutélaire et à la Mer sereine, pour qu’ils l’assistassent dans son action contre des ennemis hérités de son père. (Trad. modifiée de M. Étienne-Duplessis, Paris, 2013)
17Le récit d’Appien situe ce sacrifice à Dicaearchia, c’est-à-dire Puteoli (Pouzzoles)32, au moment de l’appareillage, à l’aube du 1er juillet (ἀνήγοντο πάντες ἅµα ἠοῖ, Λέπιδος µὲν..., Ταῦρος δ’..., ὁ δὲ Καῖσαρ...)33. Même si les chapitres 96-98 ne se présentent pas comme un exposé chronologique linéaire, le fait que ce sacrifice ne soit pas mentionné en lien avec la lustratio indique qu’il s’agit de deux cérémonies différentes. Appien précise d’ailleurs que la lustratio eut lieu – logiquement – dès que la flotte fut constituée (ibid., 96, 401 : ἐπεὶ δ’ ἕτοιµος ἦν ὁ στόλος)34. Le second sacrifice, effectué le jour du départ de la flotte, n’est pas sans rappeler celui que Scipion avait offert en 204, au moment d’appareiller vers l’Afrique. Le même Appien l’a consigné dans son Livre africain, où il mentionne un sacrifice à Jupiter et Neptune35. Dans le récit livien, cet épisode est fortement mis en relief par l’insertion, en discours direct, de la prière de Scipion aux “dieux et déesses qui veillent sur les mers et les terres”36. Après cette prière, le général avait jeté à la mer les entrailles crues de la victime, une offrande dont Tite-Live souligne le caractère traditionnel (uti mos est)37. De même que Scipion avait demandé aux divinités d’assurer le succès de la campagne menée sous son imperium et ses auspices et de permettre à Rome de tirer vengeance de ses ennemis, Octavien demande l’assistance divine dans la lutte qu’il mène contre les “ennemis paternels” (c’est-à-dire à la fois “hérités de son père” et “hostiles à son père”38).
18De quels dieux le jeune César sollicite-t-il l’assistance ? Alors qu’il n’avait pas précisé les destinataires de l’offrande réalisée dans le cadre de la lustratio, Appien cite explicitement les divinités honorées par le sacrifice de départ, dans l’ordre : les “Vents calmes” (ἀνέµοις εὐδίοις), “Neptune le Sûr” (Ἀσφαλείῳ Ποσειδῶνι) et la “Mer calme” (littéralement : “sans vagues”, ἀκύµονι θαλάσσῃ). Ἀσφάλειος (“qui garantit la sûreté”) est une épiclèse fréquente de Poséidon dans le monde grec39 et risque dès lors d’être un ajout ou une transposition d’Appien davantage que la traduction fidèle d’une épiclèse latine. Tel qu’il se présente sous la plume de l’auteur grec, en tout cas, le réseau de destinataires divins constitué par ce sacrifice se signale par sa cohérence et sa “lisibilité” : l’action attendue de chaque entité divine est spécifiée par une épiclèse et ces trois actions doivent se conjuguer pour garantir une navigation sans dommage. Grâce à un parallèle épigraphique, il est possible de mettre en lumière les numina romains qui se dissimulent derrière l’interpretatio grecque fournie par Appien. Quatre autels en marbre découverts dans le port d’Antium (Anzio), de typologie et de dimensions identiques, sont dédiés respectivement à Neptune, à la Calme Mer (Tranquillitas), aux Vents (Venti) et à une divinité anonyme40. Ils forment un ensemble cultuel qui, pour les trois divinités identifiées par une inscription, correspond parfaitement au réseau divin “activé” par Octavien dans le sacrifice du départ de la flotte en 36. Les autels d’Antium ne peuvent toutefois être mis en relation directe avec cet épisode : ils sont largement postérieurs (ils datent du Ier s. ap. J.-C., et probablement de la fin du siècle) et l’on s’expliquerait mal en quoi les habitants de cette cité côtière du Latium se seraient sentis concernés (des décennies plus tard) par le sacrifice effectué entre Pouzzoles et Baïes par le futur Auguste. En revanche, la récurrence d’un culte conjoint à ces mêmes numina dans des lieux et à des époques différentes indique que nous sommes en présence d’un réseau divin pérenne dans le domaine des activités navales. La question qui se pose alors est de savoir si le sacrifice à Neptune, Tranquillitas et aux Vents était déjà traditionnel au moment où le jeune César l’accomplit, ou bien si celui-ci innova en associant ces divinités, instituant un réseau divin appelé à être honoré de façon durable, peut-être d’abord dans une forme d’hommage au Prince, en souvenir de la victorieuse campagne ouverte par ce sacrifice, ensuite en ayant perdu tout lien mémoriel avec le contexte originel de cette triade maritime41.
19Il est certes difficile de trancher entre ces deux possibilités, mais le fait même qu’Appien ait consigné de façon détaillée le sacrifice de 36 indique que – rite traditionnel ou non – celui-ci avait été jugé assez significatif pour figurer dans un ouvrage (la source d’Appien) où était relaté le bellum Siculum. Si l’on songe que cet ouvrage peut être les Mémoires d’Auguste, on prend la mesure de l’importance que revêtit ce sacrifice dans la “guerre de propagande” acharnée de l’époque triumvirale. La publicité faite à l’exécution de ce rite se comprend d’autant mieux que ce sacrifice aux divinités protectrices de la navigation – dont Sextus se proclamait le favori, voire le fils ! – s’apparentait pratiquement à une “euocatio” symbolique de la part du jeune César.
Le nouveau maître des mers
20Mais cette démarche propitiatoire n’obtint pas directement le succès escompté : une tempête s’abattit sur les eaux de la Mer Tyrrhénienne deux jours après le départ, le 3 juillet, et contraignit le Triumvir à faire réparer dans l’urgence ses vaisseaux endommagés ; par la suite, le désastre de Tauromenium, auquel il échappa de justesse, devait encore constituer un dernier mais cuisant échec naval face à Sextus Pompée42. À ce propos, on aimerait pouvoir identifier avec précision la tempête à l’issue de laquelle Octavien se serait écrié “qu’il remporterait la victoire même en dépit de Neptune” (Suet., Diu. Aug., 16.5 : cf. supra 188-189). Qu’il s’agisse d’un épisode réel ou inventé à des fins de dénigrement, il est tentant de supposer que cet emportement impie est en lien précisément avec la tempête du 3 juillet, qui frappa si durement la flotte du jeune César et compromit l’ensemble de la campagne, deux jours à peine après le sacrifice scrupuleusement offert à Neptune et aux autres numina qui devaient garantir une bonne navigation.
21En tout état de cause, c’est dans le contexte de la campagne de 36 que nos sources font pour la première fois état d’une tradition où Octavien bénéficie de la faveur divine dans ses actions maritimes. Il s’agit du fameux “prodige du poisson”, bien documenté par Pline l’Ancien, Suétone et Dion Cassius. Citons d’abord les notices des deux auteurs latins, qui présentent une remarquable unanimité :
Plin., Nat. Hist., 9.55 : Siculo bello ambulante in litore Augusto piscis e mari ad pedes eius exiluit, quo argumento uates respondere, Neptunum patrem adoptante tum sibi Sexto Pompeio – tanta erat naualis rei gloria –, sub pedibus Caesaris futuros qui maria tempore illo tenerent.
Pendant la guerre de Sicile, comme Auguste se promenait sur le rivage, un poisson sauta hors de la mer à ses pieds, ce que les devins interprétèrent en disant que si maintenant Sextus Pompée se donnait pour père Neptune – tant il était glorieux de ses victoires navales –, ceux qui tenaient alors les mers tomberaient aux pieds de César. (Trad. de E. de Saint-Denis, Paris, 1955)
Suet., Diu. Aug., 96.4 : pridie quam Siciliensem pugnam classe commiteret, deambulanti in litore piscis e mari exiliuit et ad pedes iacuit.
La veille du jour où il livra la bataille navale de Sicile, tandis qu’il se promenait sur le rivage, un poisson s’élança hors de la mer et vint tomber à ses pieds. (Trad. de H. Ailloud, Paris, 19542)
22L’évocation de Suétone est plus laconique que la notice de Pline, mais on note que le biographe décrit le présage en employant exactement les mêmes termes (piscis e mari exiliuit ; ad pedes), ce qui fait supposer une source commune (qu’on serait tenté d’identifier aux Mémoires d’Auguste). La “bataille de Sicile” mentionnée par Suétone doit certainement être identifiée à la bataille finale remportée contre Sextus Pompée à Nauloque (3 septembre 36) : le présage en aurait annoncé l’heureuse issue la veille. Cette chronologie est sans doute préférable à celle indiquée par Dion Cassius, qui met cet épisode en lien avec la défaite de Tauromenium :
D. C. 49.5.5 : Καὶ οὐ πρότερον ἀνεθάρσησε πρὶν ἰχθύν τινα ἐκ τῆς θαλάσσης αὐτόµατον ἀναθορόντα πρὸς τοὺς πόδας αὐτοῦ προσπεσεῖν · ἐκ γὰρ τούτου πιστεύσας τοῖς µάντεσιν, εἰποῦσίν οἱ ὅτι δουλώσεται αὐτήν, ἀνερρώσθη.
Et il ne reprit pas courage avant qu’un poisson, ayant bondi spontanément de la mer, ne fût tombé à ses pieds ; ce prodige le réconforta car il se fia aux devins qui lui prédisaient qu’il se rendrait maître de la mer. (Trad. de M.-L. Freyburger et J.-M. Roddaz, Paris, 1994)
23Chez Suétone, l’épisode est inséré dans une liste de présages annonciateurs de l’issue des guerres (96.1 : Quin et bellorum omnium euentus ante praesensit) : il est donc présenté comme un présage de victoire ponctuel. Il est intéressant que Pline l’Ancien et Dion Cassius, qui mentionnent la consultation de “devins” (uates, µάντεις) – c’est-à-dire des haruspices43 –, laissent entendre tous deux que le prodige avait reçu une interprétation de plus large portée. Les termes employés par Pline suggèrent que l’enjeu de la victoire annoncée sur Sextus Pompée, dont est rappelée la prétention à être le fils de Neptune, n’est pas tant la neutralisation d’un ennemi que la maîtrise des mers (sub pedibus Caesaris futuros qui maria tempore illo tenerent). C’est plus explicite encore chez Dion Cassius, où il n’est même pas question d’une victoire, mais de la domination sur l’élément marin (ὅτι δουλώσεται αὐτήν [sc. θαλάσσην]).
24Il n’est certes pas explicitement fait mention de Neptune dans cet épisode44, mais il va de soi que la maîtrise des mers présuppose d’office la faveur du dieu qui règne sur celles-ci. Cet épisode marque donc, dans la tradition historiographique antique, le moment crucial où, à la veille de l’affrontement décisif, cette divinité se rallie pour ainsi dire à la cause du futur Auguste45. Le monnayage frappé au nom du jeune César dans les années qui suivirent la victoire de Nauloque confirme que le thème de la domination maritime avait alors trouvé une place dans le discours idéologique du parti césarien46. Une série de deniers donne à voir au revers un personnage masculin dans la nudité héroïque, ceint d’une épée au fourreau et tenant un sceptre et un aplustre – un attribut qui renvoie à la sphère maritime –, le pied posé sur un globe (fig. 8)47 : ce type monétaire peut se lire comme une réponse à l’émission de Sextus Pompée où une figure similaire était représentée entre les frères de Catane (RRC 511/3, cf. supra 187 et fig. 6). Pas davantage que la figure des deniers de Sextus, celle des monnaies d’Octavien ne représente le dieu Neptune : les deux personnages sont imberbes et n’arborent pas le trident, attribut indispensable du dieu. Comme Pompée le Grand dans l’émission de Sextus, c’est ici le jeune César lui-même qui est présenté en “héros neptunien”, maître des mers. Le type monétaire d’Octavien surenchérit même par rapport à celui de son rival vaincu : le sceptre et la sphère ne renvoient pas au monde marin mais symbolisent une domination universelle – terra marique48.
Les dieux d’Imperator Caesar après Nauloque : des patronages disputés
25Dans la perspective d’une étude des réseaux divins dans lesquels Neptune s’inscrit, il vaut la peine de replacer l’émission représentant Octavien en héros neptunien dans l’ensemble formé par les deux séries monétaires aux légendes CAESAR DIVI F et IMP CAESAR, dont la production s’étend de 36 (après Nauloque) à 2949. Ce monnayage, qui présente une iconographie très élaborée, donne pratiquement à voir le “panthéon personnel” que s’était constitué le jeune César dans les dernières années des guerres civiles : on y trouve Vénus, Pax, Victoria et Mercure (dans la série CAESAR DIVI F), ainsi qu’Apollon, Diane et Mars (sur les monnaies IMP CAESAR)50. Alors que la plupart des types de ce monnayage peuvent se lire aussi bien en lien avec Nauloque qu’avec Actium, une émission fait indubitablement référence au bellum Siculum et représente une des divinités patronnes de la victoire d’Octavien sur Sextus Pompée : il s’agit d’aurei où sont figurés au droit le buste de Diane (identifiée par l’arc et le carquois derrière la nuque) et au revers un temple dont le fronton, encadré par deux aplustres en guise d’acrotères, présente un triskèle avec en son centre une tête de gorgone (fig. 9)51. À l’intérieur du temple se trouve un trophée juché sur une proue. Ces différents éléments permettent d’identifier le temple d’Artémis Phacelitis de la petite bourgade d’Artémision, non loin de laquelle fut remportée la victoire de Nauloque52, et de reconnaître en la déesse du droit la Diana Siciliensis qui réapparaîtra dans le monnayage augustéen des années plus tard, associée à l’Apollon Actien53.
26Même si la dévotion d’Octavien envers la Diane de Sicile, patronne de la victoire de Nauloque, n’a pas laissé d’autre trace que ces types monétaires54, on ne peut qu’être frappé de voir à l’œuvre une “stratégie théologique” qui se répétera – mais dans des proportions tout autres – cinq ans plus tard, lorsqu’Apollon sera honoré comme dieu tutélaire de la victoire d’Actium, également parce que la bataille avait eu lieu près d’un sanctuaire qui lui était consacré. Octavien semble toutefois avoir porté un intérêt moindre à Diane que plus tard à l’Apollon Actien, si l’on songe qu’il laissa le soin de la restauration du temple de Diane sur l’Aventin à L. Cornificius, un de ses lieutenants durant la guerre de Sicile, qui s’en chargea peut-être durant son consulat en 35 ou (plus vraisemblablement) à la suite de son triomphe ex Africa en 3255.
27Quant à Apollon, il occupe une place privilégiée dans le panthéon du jeune César précisément à partir de l’année 3656 : c’est lors de son retour à Rome après la campagne de Sicile qu’Octavien voua le temple d’Apollon Palatin, qui devait être érigé sur un terrain dont il était propriétaire et qu’il déclara propriété publique parce que la foudre s’y était abattue57. Des arguments convaincants ont récemment été avancés contre l’opinion traditionnelle voyant dans le vœu du temple une offrande destinée à remercier le dieu de la victoire remportée en Sicile : ce vœu s’inscrit en fait dans la tradition des constructions de temples suite à des prodiges58. Apollon ne peut donc être mis au rang des divinités tutélaires de Nauloque. Il n’en reste pas moins que les haruspices consultés – vraisemblablement par Octavien lui-même – déclarèrent (Suet., Diu. Aug., 29.4) que le foudroiement indiquait que ce terrain était désiré par le dieu Apollon, plutôt qu’un autre : le jeune César devait donc avoir, déjà à cette époque, développé un intérêt particulier pour cette divinité59.
28Cette volonté d’Octavien d’établir un lien étroit, pour ainsi dire personnel, avec Apollon en l’installant à côté de sa maison doit être replacée dans le contexte de l’intense concurrence des dévotions apolliniennes durant cette période. À Philippes, le nom du dieu aurait été choisi comme mot de reconnaissance soit par Brutus et Cassius (selon Plutarque) – et l’on a vu (p. 182) qu’Apollon occupait une place prépondérante dans leur monnayage –, soit par Antoine et Octavien (selon Valère Maxime)60. Mais surtout, dans les années mêmes où le jeune César avait entrepris la construction de “son” nouveau temple à Apollon, la restauration de l’aedes Apollinis in Circo fut prise en charge par C. Sosius, ancien lieutenant de Jules César et farouche partisan d’Antoine, à la suite de son triomphe ex Iudaea en 34. On ne peut y voir qu’une volonté de rivaliser directement avec la dévotion apollinienne d’Octavien61, une provocation d’autant plus vive que le vénérable lieu de culte fondé au ve siècle était lié à l’histoire de la gens Iulia : sa dédicace en 431 était attribuée (Liv. 4.29.7) à un consul nommé Gn. Iulius… La “récupération” augustéenne qui s’ensuivit confirme a posteriori que le coup avait fait mouche : si le nom de C. Sosius, fait prisonnier à Actium puis gracié par le vainqueur, devait rester attaché au temple d’Apollon in Circo (Apollo Sosianus), le programme décoratif de l’édifice en fit toutefois un indiscutable monument à la gloire d’Auguste et de ses triomphes62.
29Le 1er janvier 32, C. Sosius revêtit le consulat avec Cn. Domitius Ahenobarbus, un autre partisan d’Antoine ; après qu’un virulent discours de Sosius au Sénat eut poussé la tension à son comble, les deux consuls quittèrent Rome précipitamment, avec plus de trois cents sénateurs, pour se rendre auprès d’Antoine à Éphèse63. Il est permis de se demander si l’opposition politique ne trouvait pas son pendant dans les dévotions religieuses affichées par ces personnages. Tandis que C. Sosius, par son entreprise édilitaire, faisait de l’ombre au chantier d’Apollon Palatin64, Cn. Domitius Ahenobarbus pouvait quant à lui disputer au jeune César la faveur – fraichement acquise – de Neptune. Les aurei émis par Domitius vers 41 (RRC 519/1), dont il a été question plus haut (p. 184), représentaient au revers un temple identifié par la légende NE-PT (fig. 3) : quelle que soit sa signification exacte, ce type affichait en tout cas la dévotion particulière de Domitius envers Neptune. Il y a tout lieu de penser que celle-ci était bien connue à Rome en 32 puisqu’aux dires de Tacite, le fils de Domitius (mort en 25 p.C.) devait encore sa réputation à la puissance maritime de son père à l’époque de son commandement indépendant65. Dans une période où le jeune César tentait, comme on l’a vu, de donner de lui l’image d’un maître des mers, ce Domitius mari potens devait être un adversaire des plus encombrants.
L’aboutissement de la captatio benevolentiae : Neptune au sein de la “triade d’Actium”
30La faveur divine qui se serait manifestée par le “prodige du poisson” à la veille de la bataille de Nauloque (selon Suétone) se confirma cinq ans plus tard – jour pour jour (cf. supra 194 n. 45) – à Actium, le 2 septembre 31, ainsi que nous l’apprend Pline l’Ancien dans un chapitre de son Histoire naturelle consacré à la vésicule biliaire :
Plin., Nat. Hist., 11.195 : <E> taurorum felle aureus ducitur color. Haruspices id Neptuno et umoris potentiae dicauere, geminumque fuit Diuo Augusto quo die apud Actium uicit.
De la vésicule biliaire des taureaux on tire une couleur dorée. Les haruspices l’ont consacrée à Neptune et à la puissance de l’eau ; le divin Auguste la trouva double le jour où il fut vainqueur à Actium. (Trad. modifiée de A. Ernout et R. Pépin, Paris, 1947)
31La vésicule biliaire était effectivement consacrée à Nethuns selon l’haruspicine étrusque66. Par un heureux hasard anatomique – que l’on peut raisonnablement considérer comme réel67 –, la consultation des exta lors du traditionnel sacrifice précédant l’engagement des hostilités permit ainsi de réaffirmer le lien entre le jeune César et Neptune. L’heureux dénouement de la bataille – auquel se rapportent quantité d’autres prodiges consignés dans nos sources68 – devait achever de convaincre que la double vésicule du taureau sacrifié manifestait la faveur du dieu.
32La célébration de la victoire d’Actium marque un développement significatif dans le culte rendu par Imperator Caesar à Neptune. Ce n’est plus simplement un sacrifice ponctuel, tel que celui offert au début de la campagne de 36, mais bien une offrande monumentale pérenne que le dieu marin reçut en action de grâces de la part du vainqueur. Il est associé dans cet hommage à deux autres divinités, Mars et Apollon, avec qui il forme ce qu’on peut désigner comme la triade tutélaire de la bataille d’Actium. L’analyse de ce réseau divin peut prendre pour point de départ deux passages de Suétone et de Dion Cassius décrivant – non sans des divergences qu’on tentera d’expliquer – le “dispositif mémoriel” conçu pour perpétuer le souvenir de la victoire69 :
Suet., Diu. Aug., 18.3 : Quoque Actiacae uictoriae memoria celebratior et in posterum esset, urbem Nicopolim apud Actium condidit ludosque illic quinquennales constituit et ampliatio uetere Apollinis templo locum castrorum, quibus fuerat usus, exornatum naualibus spoliis Neptuno ac Marti consecrauit.
Pour mieux perpétuer le souvenir de sa victoire d’Actium, il fonda près de cette ville celle de Nicopolis, où furent institués des jeux quinquennaux, agrandit l’ancien temple d’Apollon, et, après avoir orné de dépouilles navales le lieu où il avait campé, en fit consécration à Neptune et Mars. (Trad. de H. Ailloud, Paris, 19542)
D. C. 51.1.2-3 : Καὶ ἐπ᾽ αὐτῇ τῷ τε Ἀπόλλωνι τῷ Ἀκτίῳ τριήρη τε καὶ τετρήρη, τά τε ἄλλα τὰ ἑξῆς µέχρι δεκήρους, ἐκ τῶν αἰχµαλώτων νεῶν ἀνέθηκε, καὶ ναὸν µείζω ᾠκοδόµησεν, ἀγῶνά τέ τινα καὶ γυµνικὸν καὶ µουσικῆς ἱπποδροµίας τε πεντετηρικὸν ἱερόν (οὕτω γὰρ τοὺς τὴν σίτησιν ἔχοντας ὀνοµάζουσι) κατέδειξεν, Ἄκτια αὐτὸν προσαγορεύσας. Πόλιν τέ τινα ἐν τῷ τοῦ στρατοπέδου τόπῳ, τοὺς µὲν συναγείρας τοὺς δ᾽ ἀναστήσας τῶν πλησιοχώρων, συνῴκισε, Νικόπολιν ὄνοµα αὐτῇ δούς. Τό τε χωρίον ἐν ᾧ ἐσκήνησε, λίθοις τε τετραπέδοις ἐκρηπίδωσε καὶ τοῖς ἁλοῦσιν ἐµβόλοις ἐκόσµησεν, ἕδος τι ἐν αὐτῷ τοῦ Ἀπόλλωνος ὑπαίθριον ἱδρυσάµενος.
Pour commémorer cette date [i. e. le jour de la bataille d’Actium], il consacra à Apollon d’Actium, en les choisissant parmi les navires pris à l’ennemi, une trirème, une quadrirème, et ainsi de suite dans l’ordre jusqu’à un vaisseau de dix rangs de rameurs. Il fit aussi agrandir le temple et institua un concours et une fête quinquennaux comportant gymnastique, musique et course de char – c’est ainsi qu’on appelle des jeux qui sont accompagnés de distribution de nourriture – et il leur donna le nom de “Jeux Actiens”. Il fonda une ville à l’emplacement de son camp en y rassemblant des gens du voisinage et en en déplaçant d’autres, et lui donna le nom de Nicopolis. Quant à l’endroit de sa tente, il le fit paver en pierre carrées, l’orna avec les éperons pris à l’ennemi et y installa un sanctuaire [une statue ?]70 d’Apollon en plein air. (Trad. modifiée de M.-L. Freyburger et J.-M. Roddaz, Paris, 1991)
Marti Neptunoque
33Le lieu du camp d’Octavien dont il est question dans ces deux textes a été mis au jour en 1913 au sommet de la colline Michalitsi, qui domine le site de la ville de Nicopolis et d’où le regard peut embrasser le golfe Ambracique et la mer Ionienne71. Les vestiges qui y ont été découverts confirment pleinement les descriptions de Suétone et de Dion Cassius. Il s’agit d’une structure monumentale établie sur deux niveaux : une terrasse supérieure formant une vaste esplanade (38 x 38 m) bordée d’un portique en Π (ouvert vers le Sud), appuyée sur un mur de soutènement bâti sur une terrasse inférieure (fig. 10). Sortant de la ville par la porte Nord, le visiteur se rendait au monument en suivant une voie qui traversait le bois sacré (ἄλσος) dans lequel avait été bâti un complexe monumental (comprenant gymnase, stade, théâtre et thermes) où étaient célébrés tous les quatre ans les jeux Actiens. S’approchant des murs de soutènement des deux terrasses en escalier, son regard devait être attiré avant tout par l’impressionnant spectacle des trente-six éperons de navires en bronze fixés au mur de la plate-forme supérieure (long de 62 m). Ces spolia de la flotte d’Antoine et Cléopâtre étaient eux-mêmes surmontés d’une inscription dans la partie supérieure du mur de soutènement.
34À partir de la trentaine de blocs inscrits découverts depuis 191372, une reconstitution du texte de cette inscription gigantesque – on estime qu’elle devait mesurer environ 48 m de longueur73 – a pu être tentée. Le texte que nous citons ici est celui donné par W.M. Murray et P.M. Petsas dans leur étude de 1989, avec une correction (signalée en gras) apportée par K.L. Zachos dans son Interim Report de 2003 sur la base d’un nouveau bloc74 :
uacat Imp. Caesa]r Diu[i Iuli] f. uict[oriam consecutus bell]o quod pro [r]e p[u]blic[a] ges[si] t in hac region[e cons]ul [quintum i]mperat[or se]ptimum pace parta terra [marique Mar]ti Neptuno[que c]astra [ex] quibu[s ad hostem in]seq[uendum egr]essu[s est naualibus spoli]is [exorna]ta c[onsacrauit uacat
Imperator Caesar, fils du divin Jules, ayant remporté la victoire dans la guerre qu’il mena pour l’État dans cette région, étant consul pour la cinquième fois et imperator pour la septième fois, la paix étant établie sur terre et sur mer, consacra à Mars et Neptune le camp d’où il partit à la poursuite de l’ennemi, après l’avoir orné des dépouilles navales. (Trad. personnelle)
35Bien que cette reconstitution du texte soit, par la force des choses, très largement hypothétique, les blocs conservés suffisent à indiquer que cette inscription consignait bien la dédicace du site du camp ([c]astra) d’Octavien et confirment le témoignage de Suétone quant aux dieux auxquels le site était consacré : depuis la découverte d’un nouveau bloc portant les lettes TI · NEP, le nom de Neptune se lit désormais de façon complète (Nep-tuno sur deux blocs), et la restitution [Mar]ti est plausible dans la mesure où l’indication Neptuno ac Marti chez Suétone fait attendre la présence de ce second théonyme dans l’inscription. Alors que W.M. Murray et P.M. Petsas restituaient [Nep]tuno [et Ma]rt[i] (suivant l’ordre donné par Suétone), le nouveau bloc amène, comme l’a montré K.L. Zachos, à inverser les deux noms et à lire [Mar]ti Neptuno[que]75. Cette restitution trouve une confirmation indirecte dans la rubrique du calendrier des frères arvales relative aux sacrifices du 23 septembre – qui honorent à l’évidence les dieux d’Actium –, où on lit Marti Neptuno, dans cet ordre (cf. infra 205)76.
36Faut-il y voir une prééminence du premier dieu mentionné par rapport au second ? Cet ordre pourrait en effet s’expliquer par le fait que Mars est le dieu de la sphère guerrière dans son ensemble, capable de déchaîner la violence en tout lieu, tandis que le champ d’action de Neptune se limite au domaine marin. Dans cette perspective, il est permis de considérer que ce dernier est présent en tant qu’“auxiliaire” de Mars et apporte un patronage secondaire, plus spécifique, aux opérations militaires menées sur mer. Il faut toutefois garder en mémoire que Neptune est avant tout une divinité garante de la bonne navigation – qu’il s’agisse de naviguer dans le cadre d’un combat ou pas. C’est à ce titre que le 1er juillet 36, il avait reçu, en même temps que les Vents et la Tranquillitas, un sacrifice de la part d’Octavien (cf. supra 187‑190). La faveur de ce dieu est en réalité tout autant requise que celle de Mars lorsqu’il s’agit de livrer bataille sur mer. Dès lors, plutôt que de considérer que Neptune occuperait dans la dédicace de Nicopolis une position subalterne par rapport à Mars (en tant que dieu de la guerre exclusivement navale), il est préférable de voir dans ces deux divinités des numina aux compétences parfaitement complémentaires : l’un patron de la violence guerrière, l’autre de toute opération menée sur mer77.
37Le monument de Nicopolis peut donc être défini – en tout cas en ce qui concerne la terrasse inférieure – comme un trophée érigé par Imperator Caesar et consacrant les naualia spolia, sous la forme de trente-six rostres78, à Mars et à Neptune, qui furent ainsi officiellement reconnus comme dieux tutélaires de la bataille. Sur la base des éléments de la titulature d’Octavien conservés dans les fragments de l’inscription, la dédicace peut être située entre août 30 et janvier 27 ; on suppose qu’elle eut lieu à l’été 29, peut-être en présence d’Octavien lors de son voyage de retour vers Rome79. On constate ainsi que l’hommage à Mars et Neptune compta parmi les priorités de “l’agenda” religieux et commémoratif du jeune César au lendemain de la victoire finale sur Antoine et Cléopâtre.
Les honneurs rendus à Apollon
38Outre Mars et Neptune, qui ne sont mentionnés que par Suétone, un troisième dieu est cité dans les textes relatifs aux offrandes et fondations du vainqueur d’Actium : Apollon. Les passages de Suétone et de Dion Cassius cités ci-dessus (p. 198-199) signalent tous deux l’agrandissement de son “ancien temple” (uetus templum chez Suétone), c’est-à-dire celui d’Apollon Actien qui se dressait au Cap Actium, sur la côte sud du golfe d’Ambracie (en face de Nicopolis) et qui, depuis sa reconstruction en 216, servait de sanctuaire fédéral de la ligue acarnanienne80. On ignore en quoi consistèrent exactement les travaux réalisés au temple. Nous savons en revanche par Dion Cassius, dont le témoignage est complété par celui de Strabon, que le sanctuaire d’Apollon Actien avait aussi accueilli une offrande du jeune César. Le géographe indique qu’au pied de la colline81 où était établi le temple se trouvaient “des arsenaux dans lesquels César consacra comme prémices un ensemble de dix vaisseaux, comprenant des navires comptant d’un à dix rangs de rames” (Strab. 7.7.6 : νεώρια, ἐν οἷς ἀνέθηκε Καῖσαρ τὴν δεκαναΐαν82 ἀκροθίνιον, ἀπὸ µονοκρότου µέχρι δεκήρους). Le passage de Dion Cassius cité plus haut (51.1.2) confirme que l’on avait sélectionné parmi les vaisseaux capturés un échantillon des différentes tailles jusqu’à la deceris83.
39Par l’embellissement du temple et l’offrande de la “décanée”, Octavien rendait officiellement grâce au dieu du Cap Actium, sous les yeux duquel – pour le dire avec les poètes de l’époque84 – il avait remporté sa victoire. Cinq ans auparavant, il avait de même reconnu en l’Artémis d’Artémision, qui avait son temple non loin de Mylae et de Nauloque, une divinité tutélaire de la victoire sur Sextus Pompée. Dans l’un et l’autre cas, la dévotion du vainqueur s’adressait à la divinité épichorique, non romaine. Ce parallèle permet de mesurer, par contraste, l’exceptionnelle résonnance qu’eut l’offrande du vainqueur à l’Apollon Actien : seules les monnaies nous ont gardé trace de la dévotion envers la Diana Siciliensis, dont on ne peut affirmer avec certitude qu’elle donna lieu à des dédicaces cultuelles (cf. supra 193-194) ; en revanche, le mémorial établi au pied du sanctuaire d’Apollon Actien – alors même qu’il avait déjà disparu dans un incendie à l’époque de Strabon (loc. cit.) – est encore mentionné par Dion Cassius deux siècles plus tard. La persistance du souvenir de cette dédicace s’explique certainement aussi par le fait que la dévotion du vainqueur envers le dieu d’Actium connut ensuite un développement exceptionnel avec la restauration (vraisemblablement à partir de 27) des Actia, un ancien concours célébré par les cités d’Acarnanie en l’honneur d’Apollon Actien, auquel – pour reprendre les mots de Strabon – “César conféra un surcroît de prestige”85.
40Si l’on s’en tient au texte de Suétone cité plus haut, il n’y eut pas d’autre dédicace à Apollon à Actium et Nicopolis ; le dieu serait ainsi absent du complexe érigé à l’emplacement du camp d’Octavien86. Dion Cassius (également cité supra) indique le contraire : selon lui, le monument orné des rostres – à propos duquel il ne mentionne pas Mars et Neptune – comprend une structure ou une statue (ἕδος) à ciel ouvert consacrée à Apollon (ἕδος τι ἐν αὐτῷ τοῦ Ἀπόλλωνος ὑπαίθριον). Cette notice peut être rapprochée d’un passage de Strabon affirmant que la colline où s’élevait le monument commémoratif était consacrée à Apollon (Strab. 7.7.6 : ἐν τῷ ὑπερκειµένῳ τοῦ ἄλσους ἱερῷ λόφῳ τοῦ Ἀπόλλωνος, “sur la colline consacrée à Apollon qui domine le bois sacré”)87. On peut se demander si tel était déjà le cas au moment où Octavien y établit son prétoire – auquel cas on pourrait y voir une raison supplémentaire du choix de ce lieu – ou si elle fut consacrée par le vainqueur pour remercier le dieu de son soutien. En tout état de cause, si l’on accorde foi au témoignage de Strabon88, il s’avère que le lieu consacré à Mars et Neptune par la dédicace se trouvait à l’intérieur d’une zone (la colline dans son ensemble) par ailleurs consacrée à Apollon89.
41Est-il possible de concilier les témoignages de Suétone, Dion Cassius et Strabon ? La question a fait naguère l’objet d’un examen approfondi par C.H. Lange, qui a envisagé toutes les éventualités90 :
L’ensemble du monument érigé sur le lieu du camp fut consacré à Mars, Neptune et Apollon, et Suétone est dans l’erreur, en ce qu’il omet le dernier dieu ;
la partie supérieure du monument était dédiée à Apollon, celle du bas à Mars et Neptune ;
le monument fut consacré seulement à Mars et Neptune, et c’est Dion Cassius qui se trompe, induit en erreur par le fait que la colline était consacrée à Apollon ;
ἕδος dans le passage de Dion Cassius ne désigne pas un temple ou une chapelle (shrine), mais une statue ; celle-ci se serait trouvée sur la terrasse supérieure ou bien au pied du monument.
42Nous sommes d’avis, avec C.H. Lange, que la première hypothèse91 n’est guère soutenable en raison de la concordance remarquable entre le témoignage de Suétone et les fragments connus de l’inscription ; nous ajouterons que l’offrande des spolia au “couple” formé par Mars et Neptune s’explique parfaitement (cf. supra 199-200) sans qu’il soit nécessaire de supposer un troisième destinataire. La possibilité que Dion Cassius ait fait erreur (n° 3) ne peut d’ailleurs pas être totalement écartée, ce qui amènerait à interpréter le Victory Monument comme dédié intégralement et exclusivement aux seuls Mars et Neptune – tout en étant érigé sur une colline consacrée à Apollon92. L’analyse de ce dossier est singulièrement compliquée par la polysémie du terme ἕδος employé par Dion Cassius : s’agit-il d’une statue ou d’un (petit) temple93 ? Ce terme semble en fait pouvoir s’appliquer à tout objet ou lieu de culte qui peut être considéré, lato sensu, comme le “siège” d’une divinité. Chez Dion Cassius, il y a deux autres occurrences du mot, pour lesquelles le contexte indique clairement qu’il désigne une statue94.
43C.H. Lange a proposé de concilier nos différentes sources en considérant que Dion Cassius désignait par ἕδος une statue d’Apollon (n° 4). Il suppose que celle-ci se serait trouvée soit sur la terrasse supérieure (“on the upper part of the monument”), soit au pied du monument, en face du mur de soutènement inférieur, à l’endroit où a été mise au jour une structure en laquelle il veut voir le socle de la statue. Cette dernière hypothèse, qui correspond mal à l’indication de Dion Cassius selon laquelle le ἕδος se trouvait “dans” le lieu du camp monumentalisé (ἐν αὐτῷ), nous paraît devoir être abandonnée95. Par ailleurs, l’insistance de C.H. Lange à vouloir interpréter le ἕδος comme une statue plutôt que comme un (petit) temple tient à son refus de l’hypothèse (n° 2) d’un lieu de culte d’Apollon sur la terrasse supérieure. Il disqualifie comme anachronique la conception d’un complexe monumental comportant deux dédicaces, l’une à Mars et Neptune sur la terrasse inférieure, l’autre à Apollon sur la terrasse supérieure96. Une telle séparation entre substruction et lieu de culte sur la terrasse n’est pourtant pas sans parallèles97.
44Les vestiges du monument de Nicopolis indiquent en tout cas sans ambiguïté qu’il y avait, en plus de l’inscription de dédicace sur le deuxième mur de soutènement, un autel monumental (21,7 x 5,5 m) sur la terrasse supérieure98. Si l’on admet que la colline était, dans son ensemble, consacrée à Apollon (Strabon) et qu’il y avait une statue ou un lieu de culte consacré à ce dieu dans l’enceinte du monument (le ἕδος de Dion Cassius), il est difficile d’échapper à la conclusion que cet autel était dévolu aux sacrifices en l’honneur d’Apollon99. Le terme ἕδος ne convient pas a priori pour désigner un autel (qui n’est pas le “siège” d’un dieu), et il faudrait admettre une imprécision lexicale de la part de Dion Cassius si l’on tenait à identifier l’autel connu par les fouilles au ἕδος ὑπαίθριον mentionné par l’historien. En tout état de cause, la précision apportée par cet adjectif, qui renvoie à un lieu en plein air, indique que le ἕδος n’était pas une structure couverte, donc probablement pas un temple ou une chapelle (naiskos). Il est dès lors plus vraisemblable que Dion Cassius avait à l’esprit une statue – sur ce point, nous rejoignons C.H. Lange. L’espace à ciel ouvert où se dressait cette statue est sans doute la cour délimitée par les portiques, au centre de laquelle se trouve l’autel monumental. Au nord de celui-ci ont été mises au jour plusieurs structures qu’on peut interpréter comme des bases de statues100 : de tels vestiges permettent d’envisager la présence d’un ἕδος (entendu comme statue) d’Apollon dans cet espace. Il pourrait ainsi y avoir eu, à proximité plus ou moins immédiate de l’autel, une statue d’Apollon, ou peut-être une représentation aniconique sous la forme d’un bétyle, puisque c’est sous cet aspect qu’on vénérait le dieu dans les colonies doriennes du nord-ouest de la Grèce101.
45Ainsi, bien qu’aucune solution ne s’impose avec la force de l’évidence, il paraît possible de concilier de façon satisfaisante les témoignages de Suétone, Dion Cassius et Strabon. Nous retiendrons donc que le monument de Nicopolis s’apparentait dans sa partie inférieure à un tropaeum consacrant les spolia naualia à Mars et Neptune, et se présentait comme un sanctuaire à Apollon sur la terrasse supérieure, où se dressait à proximité de l’autel monumental une statue ou une représentation aniconique du dieu. Il a été souligné que la structure de ce complexe en terrasses construisait pour ainsi dire architecturalement une hiérarchie entre les divinités : “Damit bilden Mars, Neptun, Castra und Rostra in faktischer wie ideeller Hinsicht […] das Fundament für die Verehrung Apollos, dessen übergeordnete und längerfristige Bedeutung im Zusammenhang mit der augusteischen Aktiumpropaganda evident ist. In diesem Sinn und unter dem beherrschenden Einfluß des aktischen Apoll beschreiben Strabo und Cass. Dio das Siegesdenkmal von Aktium102.” Le silence – d’autant plus étonnant – de Suétone sur la présence d’Apollon parmi les dieux honorés par le monument doit sans doute s’expliquer par le fait qu’il avait consulté une source centrée avant tout sur la dédicace des éperons de navires103.
46L’Apollon auquel est consacré la terrasse supérieure du monument de Nicopolis est certes l’Apollon Actien, également honoré par Octavien dans son ancien sanctuaire de la côte sud du golfe d’Ambracie (cf. supra), mais il n’en est pas moins aussi l’Apollon romain – et bientôt plus précisément Palatin –, tant le discours idéologique qui transparaît dans ce complexe monumental (en particulier dans l’inscription et les reliefs de l’autel) présente de points de contacts avec celui du régime augustéen104. Nous avons vu plus haut que la dédicace des spolia à Mars et Neptune s’expliquait bien par les champs d’action traditionnels de ces dieux dans la religion romaine. Le fait d’honorer en Apollon le dieu tutélaire d’un succès militaire s’inscrit pareillement dans les traditions religieuses de l’Vrbs, où Apollon apparaît comme porteur de victoire depuis l’époque de la deuxième guerre punique. Cette facette de l’identité complexe du dieu avait déjà été particulièrement mise à l’honneur à l’époque de Marius et Sylla – peut-être aussi par les “Libérateurs” (cf. supra 180) –, et c’est dans la perspective de ces dévotions impératoriales qu’il faut analyser les premières manifestations du culte rendu à Apollon par Imperator Caesar105. Le lien du dieu honoré à Nicopolis avec la sphère militaire est d’ailleurs rendu évident par la décoration même du grand autel de la terrasse supérieure, très probablement lié au culte d’Apollon, on l’a vu : selon la reconstitution proposée, la frise inférieure donne à voir des dépouilles militaires (armes, boucliers, armures, éléments de navire…), tandis que la frise supérieure présente le triomphe du jeune César106.
47Dans le contexte du monument de Nicopolis, les dieux Mars, Neptune et Apollon forment donc une triade au caractère éminemment militaire, garante de l’issue heureuse de l’affrontement naval que l’on ne tarda pas à présenter comme la victoire fondatrice du nouveau régime. Fait remarquable, cette “triade d’Actium” fut pour ainsi dire importée dans le calendrier religieux de l’Vrbs, comme l’atteste la rubrique des Fasti Fratrum Arualium à la date du 23 septembre, jour anniversaire d’Auguste :
F(eriae) ex s(enatus) c(onsulto) q(uod) e(o) d(ie) Imp(erator) Caesar Aug(ustus) pont(ifex) ma[x(imus)] natus est. Marti, Neptuno in Campo, Apo[l]lini ad theatrum Marcelli107.
48Cette rubrique constitue une mise à jour du calendrier des frères arvales (gravé entre 30 et 21108), ajoutée au plus tôt en 12, comme l’indique la mention du grand pontificat. Sans discuter ici en détail de l’interprétation de ce document – ce que nous entreprendrons dans une prochaine étude – on observe que le réseau divin constitué dans l’immédiat après-Actium et intimement lié au site de la bataille fut également “activé” à Rome même, où son rapport étroit avec la personne du Prince devait être rappelé chaque année par les sacrifices conjoints offerts à Mars, Neptune et Apollon au dies natalis d’Auguste.
Conclusion
49À l’issue des guerres civiles, Imperator Caesar – qui recevrait bientôt le cognomen d’Auguste – était parvenu à récupérer à son profit le patronage de Neptune, qui avait été revendiqué avec plus ou moins d’insistance par tous les adversaires qu’il avait eu à combattre depuis les Ides de Mars 44 : Sextus Pompée, bien sûr, le Neptunius dux par excellence, mais aussi le parti des “Libérateurs”, puis les commandants indépendants qui en étaient issus (L. Staius Murcus et Cn. Domitius Ahenobarbus), et même Marc Antoine (cf. supra, n. 46 et 64). Analysée du point de vue de la constitution de réseaux divins, cette récupération peut être décrite comme l’intégration du dieu marin dans un réseau dynamique et évolutif : le “panthéon personnel” d’Imperator Caesar – et par extension celui du parti césarien dans son ensemble. Alors que Sextus Pompée, si l’on en croit notre documentation, avait mis en scène une dévotion exclusivement adressée à Neptune (avec la Mer pour parèdre éventuelle), le jeune César disposait d’un ensemble de divinités tutélaires dont le nombre, les rôles et l’importance relative étaient susceptibles d’évoluer au gré des circonstances, ainsi quand Diane devint la patronne de Nauloque, tout en restant à l’arrière-plan, ou quand l’Apollon Palatin se vit réinterprété en dieu d’Actium et acquit de ce fait une prééminence dans l’horizon religieux du nouveau régime.
50L’introduction de Neptune dans ce panthéon est un cas d’étude privilégié pour affiner notre perception de l’idéologie religieuse augustéenne, voire mettre en cause certaines tendances persistantes de la recherche en ce domaine. Le moment crucial que constitue la guerre de Sicile dans le processus d’“euocatio” symbolique de Neptune, avec pour point culminant la bataille de Nauloque, amène ainsi à reconsidérer l’importance de la victoire sur Sextus Pompée dans la constitution de l’idéologie et du langage politique augustéens : avant l’élaboration du “mythe d’Actium”, dont l’éclat allait reléguer dans l’ombre le succès de Nauloque, celui-ci fut, pendant cinq ans, la grande victoire sur laquelle s’appuya l’exaltation de la figure d’Imperator Caesar. Replacée dans cette perspective, la commémoration d’Actium n’apparaît plus comme le point de départ, mais comme le développement d’un processus amorcé au moins cinq années plus tôt109. Par ailleurs, l’analyse détaillée de la place occupée par Neptune dans le monument de Nicopolis permet – malgré les incertitudes liées à ce dossier – de mettre en lumière la relation dynamique et hiérarchisée qui unit les dieux de la “triade d’Actium”. Si Apollon semble bien y occuper le rang le plus élevé, il est néanmoins exclu d’imaginer que la victoire aurait donné lieu à un apollinisme exclusif. Même après qu’un Properce, dans l’élégie 4.6 (datée de 16), aura consacré Apollon comme “le” dieu d’Actium, la permanence des honneurs rendus conjointement à Mars, Neptune et Apollon au jour de l’anniversaire d’Auguste indique que l’association des trois divinités tutélaires de la victoire fondatrice n’avait pas été occultée par le rayonnement – incontestable – du dieu du Palatin.
51L’aboutissement cultuel que marque l’introduction de la “triade d’Actium” dans le calendrier religieux de la Rome augustéenne amène également à réfléchir sur les différents niveaux auxquels s’opéra la récupération par Octavien du patronage neptunien et de la symbolique de la domination maritime. Des représentations du jeune César doté des attributs neptuniens, telles que celles qu’on trouve sur l’émission CAESAR DIVI F ou sur des intailles, ne relèvent évidemment pas de la pratique rituelle. Bien que situées à la marge de la vie religieuse stricto sensu, elles ne contribuaient pas moins que les cérémonies rituelles – tel le sacrifice au départ de la flotte en 36 – au “rapprochement” entre Imperator Caesar et le dieu marin. Le culte instauré en l’honneur de la “triade d’Actium” n’aurait sans doute pas eu la même efficacité politique – qu’attestent l’introduction et la pérennité du culte de la triade à Rome – s’il ne s’était développé sur le terreau symbolique constitué par la diffusion d’images ou de textes poétiques110 assimilant le vainqueur de Sextus Pompée, puis d’Antoine, à un héros neptunien, un juvénile maître des mers.
Notes de bas de page
1 Toutes les dates historiques s’entendent avant Jésus-Christ, sauf mention contraire.
2 Les dernières études systématiques sont celles d’Arnaldi 1997, 27-36 et de Perea Yébenes 2013 (cf. aussi Schäfer 2017, 345-348).
3 Depuis la diversification des types du monnayage en argent romain (dans les années 130), Neptune n’avait été représenté que sur quatre émissions (RRC 348/4, 390/2, 399/1 et 420/1). Au vu de ces rares antécédents, la réapparition du dieu dans le monnayage après les Ides de Mars s’avère relativement massive et révèle un intérêt particulier envers cette divinité à l’époque.
4 RRC 498-508. Pour une étude d’ensemble de ce monnayage, voir désormais Woytek 2003, 505-528 ; cf. dernièrement Suspène et al. 2018. Pour l’interprétation du discours idéologique qu’il véhicule, voir Zehnacker 1973, 619-623 ; Crawford 1974, 741 ; Sear 1998, 119-132 ; Laignoux 2011.
5 Libertas : RRC 498/1, 499/1, 500/2-5, 501/1, 506/3 ; Apollon : RRC 503/1, 504/1, 506/2, mais aussi RRC 505/1-5 (voir dans ce sens Hollstein 1994, 118-120, suivi par Woytek 2003, 506-507 et, de façon hésitante, par Laignoux 2011, 788 ; contra not. Crawford 1974, 516 qui y voyait Libertas) ; symboles apolliniens : RRC 498/1, 499/1, 500/1, 501/1, 502/1-2 et 4 (le trépied renvoie non seulement à Apollon, mais aussi au collège des quindecimuiri s. f., dont Cassius était membre : cf. Zehnacker 1973, 621).
6 Est significative à cet égard la tradition voulant que Brutus ait choisi le nom du dieu comme mot de ralliement avant la bataille de Philippes (selon Plut., Brut., 24.7, mais son témoignage est discuté : cf. infra, 194 et n. 60). Sur les différentes raisons qui ont pu guider le choix d’Apollon comme dieu des “Libérateurs”, voir Laignoux 2011, 790 ; cf. Gagé 1955, 474-478 (extrêmement spéculatif).
7 Selon l’hypothèse de Woytek 2003, 523, n. 584.
8 Vell. 2.77.3 ; App., B. C., 5.70.293-296. Parmi les motifs de Sextus Pompée, n’y aurait-il pas eu aussi l’irritation de devoir supporter un autre “chef neptunien” à ses côtés ? Pour la biographie de Murcus, voir Hinard 1985, 525.
9 App., B. C., 5.50.212 ; D. C. 48.16.2.
10 Selon Coarelli 1997, 411-414, il s’agirait de Cn. Domitius Ahenobarbus, consul en 122, qui pourrait avoir reconstruit le temple de Neptune suite à des opérations navales menées à Samos durant la guerre contre Aristonicos, vers 129-128 (l’hypothèse est suivie par Tucci 1997, 25-26 et Valentini 2015, 143). Pour les hypothèses antérieures, cf. Viscogliosi 1996b, 342.
11 Selon Ziolkowski 1992, 118, le premier lien entre les Domitii Ahenobarbi et le temple de Neptune serait le type monétaire : Domitius aurait fait le vœu de restaurer cet édifice à la suite de la victoire remportée sur Cn. Domitius Calvinus en 42, et s’en serait acquitté (cf. p. 102). Il est en tout cas pratiquement exclu que le type de l’aureus commémore une activité édilitaire du monétaire lui-même (pace La Rocca 1987, 359) : celui-ci quitta Rome dès 44 et ne semble pas avoir occupé de magistrature importante auparavant (cf. Coarelli 1997, 410-411 ; Tucci 1997, 25 ; Valentini 2015, 142).
12 Nous ne sommes pas convaincu par l’interprétation de Welch 2012, 188-195, qui veut lire dans l’ensemble des représentations de Neptune et des symboles navals du monnayage de cette période – y compris celui de Sextus Pompée – un message intrinsèquement lié à la lutte pour la Res publica. Dans certains cas, en particulier sur les monnaies de Cn. Domitius Ahenobarbus, ces images contribuent avant tout à la légitimation d’une position de pouvoir individuelle.
13 Voir e. a. la synthèse de Freyburger & Roddaz 1994, LXXIX-LXXXII et tout dernièrement Kersten 2019. Parmi la bibliographie récente sur Sextus Pompée, il faut signaler Powell & Welch, éd. 2002 et Welch 2012.
14 Peut-être Pompée lui-même s’était-il déjà assimilé à Neptune à la suite de son triomphe sur les pirates (notamment dans la statue de la curie de son théâtre), si l’on admet l’hypothèse de La Rocca 1987-1988 (suivi par Perea Yébenes 2013, 149).
15 RRC 483/1-2. La datation de cette émission est controversée : la frappe est tantôt datée de 44-43, lorsque Sextus Pompée séjournait à Massalia (Crawford 1974, 94 et 495 ; Sear 1998, 139-140 ; Amela Valverde 2003 et 2005), tantôt – avec des arguments convaincants – située durant la période où Sextus occupait la Sicile, vers 42-38 (Woytek 2003, 502-505, “vorsichtig” et “mit gewisser Präferenz für ein eher frühes Datum”, p. 505) ou en 42 (Estiot & Aymard 2002, 96-102 ; Estiot 2006). La légende a généralement été comprise comme un génitif de possession exprimant la filiation de Sextus, Neptuni (filius) : voir Zehnacker 1973, 810, n. 3 et 1014, n. 3 ; La Rocca 1987-1988, 270 ; Sear 1998, 140 ; Estiot, Aymar 2002, 100 ; Perea Yébenes 2013, 152 ; Wendt 2016, 91. Cependant, vu que les types monétaires de Nasidius ne font nulle part référence à Sextus, nous avons préféré suivre l’interprétation d’Estiot 2006, 139, n. 36. Cf. le commentaire indécis de Kersten 2019, 185 (le génitif exprimerait une “Zugehörigkeit [...] zu Neptun”, soit celle de Pompée, soit celle de Sextus).
16 Selon un scholiaste d’Horace commentant l’expression Neptunius dux, ad Epod. 9.7 : quod ea ueste uteretur qua Neptunus usus est, ut Liuius ait (Cod. Vat. Lat. 3866 ; voir la scholie complète chez Massaro 1980, 405-406 ; ce fragment de Tite-Live n’est pas repris dans l’édition de la CUF par P. Jal, Paris, 1979).
17 Florus, 2.18.3 : Ob haec tot prospera centum bubus auratis Peloro litauit spirantemque equum cum auro in fretum misit, dona Neptuno [hoc putabant], ut se maris rector in suo mari regnare pateretur. Cf. le témoignage similaire du De uiris illustribus, 84.2. Sur le temenos de Poséidon au Cap Peloro, voir Diod., 4.85.5.
18 On sait qu’en 42, à la suite de sa victoire sur Q. Salvidienus Rufus, Sextus “présenta des spectacles triomphaux (θέας τε ἐπινικίους ἤγαγε) et organisa une bataille navale entre les prisonniers de guerre dans le détroit tout près de Rhégium même, de sorte que ses ennemis pussent la voir” (D. C. 48.19.1, trad. de M.-L. Freyburger et J.-M. Roddaz, Paris, 1994).
19 Voir Weinstock 1935, 2521, qui fait le lien avec un sacrifice de Mithridate à Poséidon, qui reçoit un attelage de chevaux blancs précipités dans la mer (App., Mithr., 70). Nous ne pensons pas que les sacrifices de chevaux par Sextus soient l’invention d’une propagande hostile (contra Perea Yébenes 2013, 151). Sur les modèles hellénistiques de Sextus, en particulier l’autoreprésentation de Démétrios Poliorcète qui s’était lui aussi proclamé fils de Poséidon à la suite d’une victoire, voir Freyburger & Roddaz 1994, LXXIX-LXXX, avec la n. 179.
20 La datation de ces émissions (RRC 511/1-4) est discutée : Crawford 1974, 520-521 en situait la frappe entre 42 et 40 (voir aussi dans ce sens Estiot & Aymar 2002, 99-101 ; Estiot 2006, 136-146 ; Welch 2012, 184-185), mais des arguments convaincants (basés sur la titulature de Sextus dans l’inscription ILS 8891) ont été avancés en faveur d’une datation après 38 : voir Woytek 1995 (cf. aussi DeRose Evans 1987, mais la date de 36-35 qu’elle défend est trop tardive). Sur le message idéologique véhiculé par les types monétaires, voir aussi Wallmann 1989, 166-172.
21 Sur le thème de la pietas dans la stratégie de légitimation de Sextus, voir Cresci Marrone 1998 ; Lowe 2002, 78 (qui insiste sur la pietas civique, envers Rome) ; Powell 2002, 118-129 ; Assenmaker 2011, 97-100.
22 Voir not. Pollini 1990, 340.
23 Cette figure imberbe et sans trident n’est pas le dieu Neptune lui-même (pace Wallmann 1989, 168) ; il faut sans doute y voir Pompée “in divine guise”, même si Sextus lui-même n’est pas à exclure (voir Pollini 1990, 341 ; cf. Zanker 1987, 49 ; La Rocca 1987-1988, 267-268). Sur les “figures neptuniennes” dans le monnayage de Sextus, voir dernièrement Kersten 2019, 187-190.
24 Hor., Epod., 9.7-8. Sur les interprétations de l’expression données par Porphyre et d’autres scholiastes, voir Massaro 1980, 403-406 (pour les textes) et passim.
25 Et déjà auparavant : le jour de la première bataille de Philippes, Cn. Domitius Calvinus, qui commandait une flotte apportant des troupes à Octavien, est vaincu dans l’Adriatique par Cn. Domitius Ahenobarbus et L. Staius Murcus (App., B. C., 4.15.115), deux amiraux qui se réclamaient du patronage de Neptune… (cf. supra, 183-185).
26 Appien en a donné une description dramatique (B. C., 5.88-90) ; cf. Wardle 2014, 139 (avec les références aux autres sources).
27 Wardle 2014, 142 privilégie la tempête de 38 ; Engels 2007, 706, n. 1055 date la pompa circensis mentionnée par Suétone d’après la victoire de Nauloque.
28 Wardle 2014, 142 semble aller dans ce sens (“at least one instance”). Pour Valentini 2015, 136, n. 14, Dion Cassius et Suétone rapportent deux événements distincts.
29 Voir dans ce sens Scheid 2016 (nous remercions Y. Berthelet de nous avoir donné connaissance de cette étude).
30 Voir Latte 1960, p. 119, qui rassemble les rares attestations de ce rite, parmi lesquelles le passage d’Appien en question (qui est notre témoin le plus détaillé) et Liv. 36.42.2, à propos d’une expédition navale menée en 191 : lustrata classe ad Lacinium, altum petit (que Scheid 2016, 205 traduit ainsi : “Puis il constitua par lustrum la flotte au large du Cap Lacinium et gagna la haute mer”).
31 La chronologie différente indiquée par Dion Cassius (49.1.1 : ὡς τό τε ναυτικὸν ἡτοίµαστο καὶ τὸ ἔαρ ἐνέστη, “quand la flotte fut prête et le printemps installé”) s’explique et n’invalide pas le témoignage d’Appien : voir Freyburger & Roddaz 1994, 153, n. 3.
32 Dion Cassius (49.1.1) situe le point de départ de l’expédition à Baïes ; c’est en effet du portus Iulius, établi par Agrippa entre Baïes et Pouzzoles, que partit la flotte d’Octavien.
33 Sans doute la cérémonie eut-elle lieu avant que ne soit donné le signal du départ, comme le suggère le parallèle avec le sacrifice de Scipion en 204 (cf. infra) qui précède directement le moment où Scipion signum dedit proficiscendi (Liv. 29.27.5). Dans ce cas, il est préférable de ne pas traduire ἐς τὸ πέλαγος dans le texte d’Appien par “en pleine mer” (ainsi M. Étienne-Duplessis dans la CUF, Paris, 2013), mais plutôt par “dans la mer”.
34 Roddaz 1984, 103 avait déjà interprété cette expression comme indiquant la fin des travaux de préparation de la flotte.
35 App., Lib., 13.50 ; ce sacrifice est également évoqué par Silius Italicus, Punica, 17.50. On notera que Scipion avait déjà montré de l’intérêt pour le patronage de Neptune lors des opérations contre Carthagène, en 210 (Polyb. 10.11.7).
36 Liv. 29.27.1-5. Il est permis de se demander si Tite-Live n’avais pas en mémoire le sacrifice d’Octavien en 36 et si le relief donné au sacrifice de Scipion ne participe pas de la construction de l’analogie entre ce fatalis dux et Auguste (cf. Mineo 2006, 303-304 et 308-314).
37 Nous n’avons pas d’autre attestation d’un tel sacrifice pour l’époque républicaine hormis le passage d’Appien qui est discuté ici (cf. Arnaldi 1997, 24-25), mais la coutume de l’offrande aux flots marins est également signalée par Cic., Nat. deorum, 3.51 : nostri quidem duces mare ingredientes immolare hostiam fluctibus consuerunt. Il faut néanmoins se demander si Cicéron avait à l’esprit un sacrifice tel que celui de Scipion en 204 ou d’Octavien en 36, ou bien le rite de la lustratio, dont Appien indique qu’il comprenait aussi une offrande jetée à la mer.
38 Cette seconde interprétation s’impose également si l’on se souvient que Sextus Pompée avait abusivement été compté au rang des assassins de César (voir D. C., 46.48.3-4, et 48.17.2 ; cf. Hinard 1985, 505-506).
39 Voir Wüst 1953, 494-495.
40 CIL X, 6642 = ILS 3277 (ara Neptuni, avec la représentation du dieu tenant le trident et un dauphin) ; CIL X, 6643 = ILS 3278 (ara Tranquillitatis, avec la représentation d’un navire voguant avec la voile gonflée par le vent et un personnage à bord) ; CIL X, 6644 = ILS 3279 (ara Ventorum, avec la représentation d’un jeune homme soufflant dans une conque, le manteau volant au vent). Voir Simon 1994, 489, n° 78 ; Arnaldi 1997, 121-123 (avec bibliographie).
41 C’est l’hypothèse d’Arnaldi 1997, 122, qui suppose que des monuments auraient été érigés en l’honneur de ces dieux à Puteoli après la victoire de Nauloque, pour garder le souvenir du sacrifice de départ, et que, par la suite, le culte de ces divinités protectrices de la navigation se serait répandu dans d’autres centres côtiers.
42 Sur ces événements, voir Roddaz 1984, 119 et 128.
43 Cf. Hekster & Rich 2006, 160, n. 54 ; Engels 2007, 706.
44 La formulation de Vigourt 2001, 221, selon qui “le prodige du poisson […] aurait pu correspondre à une sorte d’euocatio de Neptune”, est inappropriée ; cf. Wardle 2014, 537.
45 Il est difficile de dire quand se développa la tradition relative au prodige du poisson. Un indice est peut-être fourni par le récit du présage qui annonça à Octavien l’heureuse issue de la bataille d’Actium (Plin., Nat. Hist., 11.195 ; voir infra 198) : les entrailles d’un taureau sacrifié le jour de la bataille présentèrent une “double” vésicule biliaire. Cette particularité anatomique a plus de chance d’être authentique que le bond d’un poisson hors de l’eau (qui rappelle certains adynata de la poésie gréco-latine, comme l’a souligné Louis 2010, 554). Il est permis de supposer que c’est à la suite de l’extispicium si favorable d’Actium que l’on forgea un récit relatif à un autre présage qui aurait annoncé la première victoire navale, et ce exactement cinq ans auparavant : le 2 septembre 36 (si l’on suit la date suggérée par le texte de Suétone). Si cette hypothèse est exacte, elle jette une lumière sur la “mise en récit” de la relation entre Octavien et la sphère marine.
46 Sur ce thème, voir Wendt 2016. Il était aussi présent (certes de façon assez secondaire) dans la propagande du parti de Marc Antoine : parmi l’abondant monnayage des préfets de la flotte d’Antoine (voir Amandry 2008), une émission de sesterces émis par L. Atratinus en Grèce en 38-37 (RPC I 1453) représente au revers un quadrige d’hippocampes conduit par un couple dans lequel on reconnaît Antoine et Octavie (dont les portraits figurent au droit) représentés à la manière de Poséidon-Neptune et Amphitrite (voir Pollini 1990, 344-345).
47 RIC I2 Augustus 256. Sur cette émission monétaire, voir Assenmaker 2007, spéc. 173-174 (arguments en faveur d’une datation avant Actium) et Assenmaker 2008, 77. La datation après Actium a encore ses partisans, et il est à l’évidence difficile de se défaire de l’interprétation “actio-centriste” traditionnelle du développement de l’imagerie augustéenne : voir par exemple Pollini 2012, 73 ; Hölscher 2019, 253-254.
48 Cf. Perea Yébenes 2013, 155 ; Schäfer 2017, 346. Des intailles (la plus célèbre étant une gemme conservée au Museum of Fine Arts de Boston) donnent à voir des représentations comparables du jeune César en héros neptunien. Bien que ces intailles soient généralement datées d’après Actium, rien n’interdit d’y voir une commémoration de la victoire remportée sur Sextus Pompée : voir dans ce sens Assenmaker 2008, 78-79 (avec bibliographie) et Perea Yébenes 2013, 156.
49 RIC I2 Augustus 250-274. La fourchette chronologique de 36 à début 27 que nous avions proposée pour ces émissions dans une précédente étude (Assenmaker 2007) a été ramenée à 36-29 par Suspène 2017, 9, n. 11 : “un début des émissions en 36 n’est pas à exclure […]. La date de 29, adoptée ici comme terminus ante quem, s’explique par le changement marqué de composition des légendes intervenu en 28 au plus tard.” L’argument emporte notre adhésion.
50 Voir Assenmaker 2008, 69-73.
51 RIC I2 Augustus 273 ; sur cette émission, voir désormais Suspène 2017.
52 D’autres interprétations ont été avancées, notamment la représentation d’un temple de Diane érigé à Rome près du Circus Maximus : voir l’état de la question chez Palombi 1995 et Schmuhl 2008, 146-147 (qui ne se prononce pas). Le triskèle renvoie en tout cas indubitablement à la Sicile, et donc à la victoire de Nauloque.
53 Voir Hekster & Rich 2006, 154-155 ; Assenmaker 2007, 166-167 et 171-172 ; Suspène 2017, 19-22. Les monnaies représentant la Diane de Sicile (identifiée par la légende SICIL en exergue) et l’Apollon Actien (ACT) ont été émises à Lyon entre 15 et 10, pour l’essentiel (RIC I2 Augustus 170-173, 175, 179-183, 190-197, 204).
54 Suspène 2017, 25, n. 66 suppose qu’Octavien fit célébrer des sacrifices au temple d’Artémision pour remercier la déesse, et envisage la possibilité de travaux (d’embellissement ? de restauration ?) réalisés au temple à la suite de la victoire ; cf. déjà l’hypothèse similaire de Hill 1980, 215.
55 Suet., Diu. Aug., 29.8 ; voir Bruno 2012, 401. Selon Zanker 1987, 74, la restauration du temple de Diane par L. Cornificius doit être interprétée comme un entreprise concurrente de la construction du temple d’Apollon Palatin. L’apparent “désintérêt” d’Octavien pour Diane doit en tout cas être nuancé, puisque la déesse était associée au culte d’Apollon Palatin, comme l’ont souligné Hekster & Rich 2006, 155.
56 Les traces d’une dévotion d’Octavien envers Apollon avant 36 sont très ténues : voir Gurval 1995, 94-111 ; Hekster & Rich 2006, 160-161.
57 D.C. 49.15.5 ; Vell. 2.81.3 ; Suet., Diu. Aug., 29.4.
58 Voir Hekster & Rich 2006, partic. 155-162 (suivis notamment par Lange 2009, 40) ; Engels 2007, 707-708 (arrivé indépendamment à la même conclusion). Nous corrigeons donc ici ce que nous écrivions sur Apollon comme dieu tutélaire de Nauloque dans une précédente étude (Assenmaker 2007, 168, avec la n. 46).
59 Ainsi Hekster & Rich 2006, 161.
60 Plut., Brut., 24.7 ; Val. Max. 1.5.7. Voir Gurval 1995, 98-100 (qui privilégie la version de Plutarque) ; Hekster & Rich 2006, 160-161, avec la n. 61.
61 Cf. Gagé 1955, 496 ; Zanker 1987, 74 ; Hekster & Rich 2006, 153, n. 19 ; pace Gurval 1995, 117-119 (qui souligne cependant avec raison, p. 118, que les types apolliniens des monnaies frappées à Zakynthos par C. Sosius [RPC I 1292] ne doivent pas être surinterprétés puisqu’ils sont traditionnels dans le monnayage de l’île). Sur la carrière de C. Sosius, voir la synthèse de Ferriès 2007, 470-472. On peut mettre en lien avec les activités de Sosius le fait qu’en 33, Agrippa célébra en tant qu’édile les ludi Apollinares (lesquels étaient normalement à la charge du préteur urbain) : il s’agissait, pour le parti césarien, de réaffirmer sa prééminence dans les honneurs rendus à Apollon (cf. Roddaz 1984, 154).
62 Voir not. Zanker 1987, 76 ; La Rocca 1987, 360-362 ; Viscogliosi 1996a, 4 et passim ; Pollini 2012, 183-184. L’opinion divergente de Gurval 1995, 116-117, n. 73 n’a pas convaincu.
63 Sur ces événements, voir Kienast 2009, 64-65.
64 Notons aussi que durant l’année de son consulat, après qu’il eut rejoint Antoine, Sosius émit à Zakynthos des monnaies présentant au droit la tête de Neptune et au revers un dauphin enroulé autour d’un trident (RPC I 1293) : ces types font sans doute allusion à son commandement d’une partie de la flotte d’Antoine (ainsi Ferriès 2007, 471, n. 1732), mais contribuent aussi à la tentative de récupération du patronage de Neptune par le parti d’Antoine (cf. supra, n. 46).
65 Tac., Ann., 4.44.3 : Domitium [i. e. Lucius Domitius, le fils de Cnaeus] decorauit pater ciuili bello mari potens, donec Antonii partibus, mox Caesaris misceretur.
66 Comme l’atteste l’inscription neth (abréviation de Nethuns) sur la partie supérieure de la vésicule biliaire du foie de Plaisance (daté des environs de 100 a.C.) : voir Van der Meer 1987, 18 (pour la date) et 37-40.
67 La “double vésicule” est probablement une lithiase biliaire, comme l’a suggéré Perea Yébenes 2013, 158-159 (cette possibilité nous a été confirmée par une vétérinaire).
68 Voir Engels 2007, 710-711.
69 L’ensemble des textes littéraires relatifs au monument de Nicopolis est commodément rassemblé dans Murray & Petsas 1989, 9-11.
70 La signification, difficile à établir, du terme ἕδος sera discutée en détail ci-dessous (partic. à la n. 93).
71 Voir la description détaillée des structures et du matériel découverts sur le site dans Zachos 2003 et id. 2007 (sur les reliefs de l’autel), ainsi que des synthèses dans Zachos & Pavlidis 2010a, 136-141 et 2010b, 144-146 (cf. Zachos 2015, 63-69 pour les reconstitutions virtuelles). Pour l’histoire de la découverte du monument et des premières interprétations qui en ont été données, voir Murray & Petsas 1989, 12-21. Le Victory Monument de Nicopolis fait l’objet d’une attention croissante dans les ouvrages consacrés à l’idéologie augustéenne : voir not. Gurval 1995, 65-67 ; Bringmann & Schäfer 2002, 182-183 ; Osgood 2006, 377-378 ; Schmuhl 2008, 154-159 (qui utilise la pertinente expression de Lagermonument) ; Lange 2009, 106-123 ; Miller 2009, 56-57 ; Pollini 2012, 191-196 ; Lange 2016, 141-153.
72 De 1913 à 1995 ont été découverts 27 blocs, dont 10 sont aujourd’hui perdus ; 6 nouveaux blocs ont été découverts lors des fouilles menées par K.L. Zachos avant la publication de l’Interim Report (Zachos 2003, 74-76) ; dans le guide archéologique publié en 2015, il est question de 39 “substantial pieces”, dont 24 conservées (Zachos 2015, 64). Pour la description détaillée des blocs, voir Murray & Petsas 1989, 62-77.
73 Selon Zachos 2015, 64 ; Murray & Petsas 1989, 74 estimaient la longueur à env. 56 m (“roughly”).
74 Murray & Petsas 1989, 76 ; Zachos 2003, 76.
75 Voir le dessin des blocs chez Zachos 2003, 75. La nouvelle lecture a été adoptée par Lange 2009, 110 et Pollini 2012, 193.
76 On notera également que la séquence “Mars et Neptune” peut correspondre à la formule canonique terra marique dont on est pratiquement assuré qu’elle figurait dans l’inscription (pace parta terra [marique]). J. Gagé s’appuyait principalement sur cette formule pour analyser le “couple” formé par Mars et Neptune : “Il paraît clair que Neptune est nommé comme le principal auteur et le destinataire naturel d’une victoire remportée sur mer. C’est une raison de penser que Mars, de son côté, reçoit dans le lot des trophées la part de victoire remportée sur terre” (Gagé 1936, 70 ; cf. p. 72 ; id. 1955, 511). Même analyse chez Lange 2009, 118-119. Cf. aussi l’interprétation de Schäfer 1992, 109-110 : “entsprechend ihrem militärisch-maritimen Charakter sind Rostra und Castra auch ganz unmittelbar mit Neptun und Mars zu verbinden” (formule reprise dans Bringmann & Schäfer 2002, 183).
77 Le fait que Suétone, tout en rendant compte fidèlement du contenu de l’inscription de dédicace, inverse la séquence et indique Neptuno ac Marti semble confirmer que l’ordre des théonymes n’était pas investi d’une signification discriminante. Si le biographe n’a pas suivi une source citant les dieux dans cet ordre, on peut imaginer qu’il aurait mentionné d’abord Neptune par une association d’idées causée par les mots exornatum naualibus spoliis qui précèdent directement.
78 D’autres rostres des navires capturés à Actium seront exposés, en vertu d’un décret du Sénat pris en 30, sur le podium du temple du Diuus Iulius à Rome (D.C. 51.19.2 ; voir Schmuhl 2008, 152-153).
79 Voir l’étude minutieuse de Schäfer 1993, qui a confirmé Murray & Petsas 1989, 128-129. Cette datation est adoptée par Lange 2009, 110-111 et 2016, 146-147 (non sans prudence). La découverte de reliefs du grand autel de la cour supérieure représentant une scène de triomphe – ce qui impose d’en situer la réalisation après le triple triomphe des 13-15 août 29 – a été conciliée avec la datation établie sur la base de l’inscription en supposant que le monument n’aurait pas encore été achevé lors de la dédicace à l’été 29 : voir Zachos & Pavlidis 2010a, 137, n. 15 et 2010b, 144, n. 27 ; cf. Pollini 2012, 196.
80 Voir Wardle 2014, 160 (avec bibliographie).
81 La colline dont il est question chez Strabon n’est pas visible sur le terrain (voir Baladié 1989, 225, n. 3 ; cf. Lange 2009, 105).
82 Correction de Kramer ; les manuscrits donnent la leçon δεκανέαν, fautive. Voir l’apparat critique de Baladié 1989, ad loc.
83 Chez D.C. 51.1.2 sont mentionnés précisément “une trière, une quadrirème et les autres en ordre jusqu’à un vaisseau à dix rangs de rames”, ce qui fait un total de huit bateaux. Concernant le nombre exact de navires consacrés, on suit généralement l’indication de Strabon (une “décanée”) : voir déjà Gagé 1936, 42 et 1955, 508. Pour une possible explication de la divergence entre Strabon et Dion Cassius, voir Reinhold 1988, 119. L’offrande de dix navires à l’Apollon Actien est confirmée par l’allusion de Prop. 4.6.67-68 : Actius hinc traxit Phoebus monumenta, quod eius / una decem uicit missa sagitta ratis (cf. Hekster & Rich 2006, 163).
84 Cf. Miller 2009, 65.
85 Strab. 7.7.6 : ἐντιµότερον ἐποίησεν ὁ Καῖσαρ (cf. le commentaire de Baladié 1989, 226, n. 5). Sur les Actia augustéens, voir Gurval 1995, 74-81.
86 Cf. Murray & Petsas 1989, 11 (avec la n. 8).
87 Sur l’ensemble de ce paragraphe de Strabon, dont le texte a été jugé corrompu, voir l’apparat critique de Baladié 1989, ad loc. Cf. Gagé 1936, 54-55 ; Murray & Petsas 1989, 11 avec la n. 9.
88 On pourrait à la rigueur imaginer que, dans l’éventualité où il y aurait effectivement eu une offrande d’Octavien à Apollon érigée sur le monument de la colline (comme le veut Dion Cassius), Strabon ait erronément interprété cette dédicace comme valant pour l’ensemble de la colline. Cette possibilité nous semble toutefois peu vraisemblable (l’exposé de Strabon dans cette phrase porte davantage sur la délimitation des deux zones suburbaines que sur les édifices ou statues qui s’y trouvent).
89 Nous suivons sur ce point Murray & Petsas 1989, 87 et 90.
90 Lange 2009, 117-120.
91 Avancée jadis par Gagé 1936, 70-71, qui estimait que l’inscription devait comprendre aussi les mots Apollini Actio. Aucune découverte n’est venue appuyer cette supposition.
92 Voir dans ce sens Murray & Petsas 1989, 87 et 91 ; Schmuhl 2008, 154 (mais cf. la n. 902 à propos d’Apollon : “nicht zu entscheiden”) et 158. La possibilité d’une erreur de Dion Cassius n’est pas exclue par Lange 2009, 118.
93 Le terme désigne étymologiquement un “objet pour s’asseoir” (racine *sed-), d’où (en suivant l’ordre donné dans le Liddell-Scott) les significations suivantes : 1) siège ; 2) demeure, résidence (spécialement en parlant des dieux) ; 3) statue assise (d’une divinité) ; temple (acception indiquée comme tardive, avec renvoi not. à notre passage de Dion Cassius) ; 4) fondation, base. Voir Murray & Petsas 1989, 11, n. 7 (qui citent, à la suite du Liddell-Scott, l’entrée du dictionnaire de Timée le Sophiste : ἕδος· τὸ ἄγαλµα, καὶ ὁ τόπος ἐν ᾧ ἵδρυται). Cf. Zachos 2003, 83, n. 14: “the abode or throne of the god Apollo”. Dans la CUF, M.‑L. Freyburger et J.‑M. Roddaz traduisent par “sanctuaire”. Lange 2009, 119 affirme de façon assez péremptoire que “this [i. e. ‘statue’] is in fact a normal sense of hedos, whereas ‘shrine’ is hardly attested”.
94 D.C. 48.14.5-6 et 59.28.4 ; voir Murray & Petsas 1989, 11, avec la n. 7 (qui interprètent toutefois le ἕδος de notre passage comme “some sort of open-air shrine”) et Lange 2009, 119.
95 La structure (6 x 3,90 m) découverte à env. 2 m au sud du premier mur de soutènement avait été interprétée hypothétiquement par Zachos 2003, 70-71 comme la crepis d’une petite cella ou d’un naiskos avec une niche pour une statue votive ; sur la base de l’appareillage des pierres, il suggérait alors que cet édifice était postérieur au grand monument. De nouvelles données (céramique) amènent à dater la structure, désormais interprétée comme la base d’un autel, de la fin de l’époque hellénistique : voir Zachos 2015, 69. En tout état de cause, il semble exclu de voir dans ces vestiges une simple base de statue, aussi monumentale fût-elle. S’il s’avère que cette structure et le monument n’appartiennent pas à la même phase, il sera encore plus difficile d’admettre que cette fondation ait accueilli la statue d’Apollon (peut-être) évoquée par Dion Cassius (Lange 2009, 119, n. 11 mentionne cette chronologie relative sans toutefois en tirer les conséquences).
96 Lange 2009, 118 : “This idea seems a modern invention in order to bring together the conflicting ancient evidence” (cf. p. 120 : “an oddity”).
97 Voir Hölscher 1992, 503, qui cite le Tabularium à Rome et le temple d’Hercule à Tivoli.
98 Voir dernièrement Zachos & Pavlidis 2010a, 138 et 2010b, 144-146.
99 Ainsi Zachos 2003, 82.
100 Voir Zachos 2003, 81-82 : les fondations de deux structures rectangulaires interprétées comme des bases de statues ont été découvertes dans la partie centrale de la cour, au nord de l’autel (l’une d’elles ou les deux pourraient avoir accueilli les statues en bronze d’Eutychos et de son âne Nikon mentionnées par Plut., Ant., 65.3 ; contra Schmuhl 2008, 158 qui imagine des statues de Neptune et Mars). Les fondations d’une structure à côté de la base Est indiquent la présence d’une troisième base, mais qui semble avoir été ajoutée plus tard. Cf. toutefois Zachos & Pavlidis 2010a, 139-140, qui envisagent que les deux fondations aient accueilli les bases semi-circulaires en marbre ornées de reliefs archaïsants représentant des dieux et héros (l’une a été reconstituée intégralement, l’autre est attestée par des fragments). Deux autres bases de statues ont encore été découvertes dans l’exèdre du mur Nord du portique (voir Zachos & Pavlidis 2010b, 146), mais celle-ci ne fut construite qu’après l’époque augustéenne (Zachos 2015, 68).
101 Cf. la suggestion de Schäfer 1992, 110 : “Die spezifische Wortwahl bei Cass. Dio, der von einem ἕδος ὑπαίθριον spricht, könnte gerade in NW-Griechenland vermuten lassen, daß das Podium keine Statue, sondern vielmehr ein Baitylos schmückte.” L’hypothèse est d’autant plus séduisante que l’on retrouve justement un bétyle, auquel sont accrochés la lyre et le carquois du dieu, dans une “plaque Campana” qui appartenait à la décoration du sanctuaire d’Apollon Palatin ; un bétyle est aussi représenté dans les peintures murales de la “Stanza delle Maschere” de la maison d’Auguste et du “triclinium” de la maison de Livie, toujours sur le Palatin (voir Strazzulla 1990, 22-25). Il semble bien qu’on ait là adopté un type de représentation qui rappelait directement l’Apollon Agyieus honoré à Actium, comme l’a notamment proposé Marchetti 2001, en particulier p. 460 (cf. id. 2003, 402-404). Cette référence au dieu d’Actium est admise par Hekster & Rich 2006, 167 et Lange 2009, 106 (avec bibliographie), même si elle n’exclut pas d’autres interprétations (voir Strazzulla 1990, 26-29).
102 Schäfer 1992, 110 (repris dans Bringmann & Schäfer 2002, 183). Cf. Zachos 2003, 83 : “The monument’s design may have been intended to provide gratuaded references, arranged almost hierarchically, for the approaching visitor. The lower terrace […] was dedicated to the gods of violence and domination, Mars and Neptune, while the upper terrace, the site of Octavian’s tent, was dedicated to Apollo, the savior and pacifier.”
103 On notera toutefois que dans la séquence des mesures prises par Octavien telle que Suétone la présente, la mention de l’agrandissement du temple d’Apollon Actien est faite sous la forme d’un ablatif absolu dépendant de la proposition qui décrit la dédicace du monument (urbem Nicopolim … condidit ludosque … constituit et, ampliatio uetere Apollinis templo, locum castrorum … consecrauit). Nous serions enclin à considérer que cette structure syntaxique trahit la conscience qu’avait Suétone d’un lien étroit unissant les trois divinités formant la “triade d’Actium”.
104 Voir l’analyse de Lange 2009, 111-117 et 120-123. Se pose la question de savoir jusqu’où peut être poussé le rapprochement entre le culte d’Apollon dans le monument de Nicopolis et celui de l’Apollon Palatin. Ainsi, nous ne sommes pas convaincu qu’il faille voir dans la décision d’instaurer un lieu de culte à Apollon à l’endroit où s’était dressée la tente d’Octavien une volonté de faire “cohabiter” le dieu avec le jeune César, un projet qui serait inspiré par la situation particulière du Palatin (ainsi Schäfer 1992, 110 ; repris dans Bringmann & Schäfer 2002, 182). Il nous semble plus encore exclu de considérer qu’après le départ du vainqueur, le dieu aurait été pour ainsi dire son “représentant et gouverneur” (Stellvertreter und Statthalter) dans l’Orient grec (Schäfer 1993, 243-244). Cette focalisation sur Apollon, qui a longtemps caractérisé les études sur l’idéologie religieuse augustéenne, ne tient pas assez compte du fait que le monument était aussi dédié à Mars et Neptune.
105 Sur Apollon comme dieu porteur de victoire à l’époque républicaine, nous nous permettons de renvoyer à Assenmaker 2014, 47-95.
106 Voir Zachos & Pavlidis 2010a, 138-139 et 2010b, 145-146 ; Pollini 2012, 193-196.
107 CIL, I2, 215 = Inscr. It. XIII, 2, 34-35.
108 Voir Scheid 1990, 690-693 (la fourchette la plus large possible est 36-21).
109 Cf. Assenmaker 2007, 177 et 2008, 84.
110 Tels que Verg., Georg., 1.29-31 ; cf. Assenmaker 2008, 77.
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