Présences d’Apollon dans les territoires de l’Italie médio-adriatique au lendemain de la conquête romaine
p. 165-179
Texte intégral
1S’interroger sur les cultes liés à la colonisation signifie le plus souvent vouloir évaluer leur spécificité : parce que les colonies sont toutes nées de la volonté de Rome et qu’elles ont dû procéder – a minima – à l’établissement d’un calendrier religieux dès les premiers moments de leur existence, l’enquête historique tente légitimement de mettre au jour des schémas récurrents de l’une à l’autre, qu’il s’agisse de leur urbanisme, de leurs institutions ou de leur paysage religieux. La place de la triade capitoline a été à ce titre la plus discutée, dans le cadre des colonies romaines, puisqu’il est entendu qu’une communauté de citoyens romains ne peut fonctionner sans rendre un culte public à Jupiter capitolin1. D’autres divinités ont elles aussi été associées de manière étroite aux phénomènes coloniaux entendus au sens large, tel Hercule dont on a souligné les liens avec les migrations, ou Apollon, particulièrement en Cisalpine. Pour l’un et pour l’autre, les raisons avancées pour expliquer leur présence sinon massive du moins fréquente aux côtés des colons rassemblent des arguments qui varient selon les contextes locaux. La présence d’Hercule dans les colonies d’Italie centrale (Alba Fucens, Ariminum) pourrait ainsi renvoyer à sa diffusion antérieure chez les peuples d’Italie et à la volonté romaine de capter à son profit le culte ainsi que les activités qui pouvaient y être liées – notamment agro-pastorales2 – dans la perspective d’exploiter sa capacité intégratrice3. Dans un registre moins pacifiste, la diffusion du culte d’Apollon dans les colonies d’Italie centro-septentrionale (Ariminum, Placentia, Cremona, Aquileia) trouverait sa justification dans le rôle qu’assume la divinité dès le iiie siècle4 dans la lutte contre les Gaulois et les barbares5. Toujours en lien avec la présence d’Apollon, un schéma explicatif fort différent a été proposé pour rendre compte de la possible récurrence des attestations de son culte dans les colonies tyrrhéniennes d’époque médio-républicaine6, qui met en avant une spécialisation de la divinité dans le processus colonial : elle accompagnerait de manière privilégiée les colons en raison de sa capacité à assurer leur ualetudo, leur prospérité et leur victoire. Alors que sur Jupiter repose le maintien de l’identité citoyenne des colons hors des murs de la Ville, Apollon, en sa qualité de divinité polyédrique, leur garantirait le succès de l’entreprise coloniale, à la manière de l’Apollon archégète grec7. Le rôle prépondérant que joue cette divinité dans la colonisation grecque est bien connu et a été mis en évidence depuis longtemps : elle choisit et protège l’oïkiste qui guidera les colons et fondera la colonie8. Plus récemment, N. Kyriakidis a précisé les rapports entre Apollon et la colonisation grecque : si Apollon Pythien est lié à la décision de migration par le succès de son oracle, Apollon Archégète et Apollon Delphinios (en tant que protecteur de la navigation) patronnent la migration elle-même9. Ce modèle trouve-t-il des parallèles dans le monde romain ? Faut-il lire les présences d’Apollon dans les territoires soumis à la colonisation au prisme unique de ce phénomène, au sens où la divinité aurait assumé, dans l’Italie médio-républicaine, le rôle de protectrice privilégiée des migrations et des colons ?
2Pour apporter des réponses à ces questions, qui nécessitent de révéler des permanences d’un contexte colonial à l’autre, l’enquête se heurte très classiquement aux lacunes des sources : l’absence de témoignage ne vaut pas preuve mais empêche l’élaboration d’une liste fournie d’attestations certaines de la présence d’Apollon qui seule autoriserait à mettre en évidence des schémas récurrents. L’entreprise est d’autant plus ardue que la question chronologique, centrale dans une étude portant sur les premiers cultes coloniaux, est souvent insoluble, puisque les attestations épigraphiques les plus précoces peuvent être postérieures de plusieurs décennies, voire d’un siècle, à l’arrivée des colons. Néanmoins, il n’est pas certain que l’établissement d’une telle liste de témoignages de la présence du culte d’Apollon, aussi fournie puisse-t-elle être, constitue la voie la plus heuristique pour déterminer quel lien privilégié unissait Apollon aux migrations coloniales, le cas échéant.
3En se focalisant sur trois territoires médio-adriatiques où le culte d’Apollon est attesté à date relativement haute10 – Castrum Nouum, la vallée du Chienti et Ariminum – et en lien avec l’arrivée de migrants venus de Rome, l’enquête choisit de confronter trois études de cas qui visent à révéler ce que les présences d’Apollon peuvent nous apprendre sur les champs et modes d’action du dieu en contexte colonial. L’enjeu est notamment de questionner la récurrence de lectures “salutaires” des témoignages cultuels, qui peuvent apparaître particulièrement adaptées aux phénomènes coloniaux marqués par les fragilités et difficultés inhérentes aux migrations. L’examen de la variété des contextes historiques et la prise en compte des réseaux divins au sein desquels insérer Apollon – qu’ils soient locaux ou qu’ils s’établissent à plus grande distance, vers l’horizon romain – invitent cependant à ne pas systématiser cette interprétation et à ne pas enfermer Apollon derrière une grille interprétative uniquement coloniale et, partant, homogénéisante.
4La bataille de Sentinum remportée en 295 par les Romains sur une coalition de Gaulois, d’Étrusques, d’Ombriens et de Samnites ouvre à Rome les portes de l’Adriatique, même si l’intérêt du Sénat pour cette zone s’était manifesté dès le dernier tiers du ive siècle11. Une première vague de fondations coloniales prend place au cours de la décennie 280, avec la déduction de deux colonies de droit romain, l’une à Sena Gallica sur le territoire des Sénons devenu ager Gallicus, l’autre à Castrum Nouum sur le territoire des Prétutiens, ainsi que d’une colonie de droit latin à Hadria à peu de distance de celle-ci. Trois autres fondations coloniales viennent compléter le dispositif quelques décennies plus tard, en lien avec le soulèvement des Picéniens en 269-268. La victoire rapide des Romains est en effet suivie par la fondation de deux colonies latines : l’une à Ariminum, à la limite nord de l’ager Gallicus, l’autre à Firmum Picenum, au cœur du territoire picénien et avec un rôle de surveillance vis-à-vis d’Asculum Picenum qui reçut alors probablement le statut de ciuitas foederata. Une dernière colonie vient compléter ce réseau : Aesis, probablement fondée en 247, est une colonie romaine installée à la frontière entre l’ager Gallicus au nord et l’ager Picenus au sud. Sa localisation pourrait être liée à la présence d’un conciliabulum antérieur né au contact de la uia Salaria Gallica qui reliait Rome à l’espace nord-adriatique.
5Cette présentation rapide du réseau colonial adriatique souligne l’intensité de l’activité coloniale menée par Rome en l’espace d’un demi-siècle, et le Picénum offre ainsi un cadre chronologique adéquat pour confronter les différents contextes cultuels qu’il est possible de reconstituer. Les sources archéologiques et épigraphiques relatives à la vie religieuse de ces colonies restent certes peu nombreuses, mais elles n’en sont pas moins riches en raison de plusieurs ensembles documentaires particulièrement suggestifs. Un premier constat est celui de la présence d’Apollon dans plusieurs des colonies adriatiques mentionnée à des périodes relativement hautes par rapport aux dates de fondations de celles-ci. Castrum Nouum et Ariminum ont livré des témoignages relatifs à ce culte12. Si ce n’est pas le cas pour Sena Gallica, Aesis et Firmum Picenum, il convient de souligner l’extrême indigence du corpus épigraphique de ces cités pour les iiie et iie siècles. L’état de la documentation empêche très largement de faire des hypothèses quant au paysage cultuel de ces cités durant l’époque républicaine.
6Hadria et Castrum Nouum sont fondées simultanément, à la suite de la conquête du territoire des Prétutiens, probablement menée par M’. Curius Dentatus. Il triomphe à Rome en 290 sur les Sabins et les Samnites13. La déduction simultanée14 d’une colonie latine, Hadria, et d’une colonie de droit romain, Castrum Nouum, s’accompagne d’assignations viritanes dont les bénéficiaires devaient probablement dépendre du conciliabulum d’Interamna qui devient préfecture au cours du iiie siècle15.
7Apollon est présent sur le territoire de Castrum Nouum par le biais d’une dédicace découverte à une dizaine de kilomètres à l’ouest du chef-lieu de la colonie16, sur les rives de la rivière Ceco à hauteur du kilomètre 90 de la strada statale 8017.
L(ucius) Opio(s) C(aii) l(ibertus)
Apolene
dono ded(et)
mereto
Lucius Opios, affranchi de Gaius, a offert en don et avec raison à Apollon.
8La dédicace est inscrite sur une base en forme de pyramide tronquée en pierre calcaire et arrondie dans sa partie inférieure. Elle laisse apparaître un trou de fixation aménagé en son sommet, ce qui suggère qu’elle portait à l’origine un objet (statuette ?). La langue et la paléographie de l’inscription suggèrent une datation à l’époque républicaine, probablement entre la deuxième moitié du iiie siècle et la première moitié du iie siècle. Tous les auteurs s’accordent à établir un lien direct et nécessaire entre la présence de cette dédicace et l’arrivée des colons sur le territoire des Prétutiens18. Outre l’utilisation du latin, il a été noté qu’aucune attestation du culte d’Apollon chez les Prétutiens antérieure au iiie siécle n’est connue à ce jour. La forme du nom de la divinité, “Apolene”, est par ailleurs dérivée du latin, et non du grec ou de l’étrusque19. Enfin, la personnalité du dédicant plaide en ce sens puisqu’il s’agit de l’affranchi d’une gens qui fut probablement présente parmi les premières générations de colons partis pour le Picénum20. Ainsi, le lien entre cet Apollon et la colonisation apparaît nécessaire : l’arrivée de la divinité sur le territoire des Prétutiens s’est faite dans le sillage des colons.
9Bien que nous ne possédions aucune information sur le contexte archéologique au sein duquel fut érigée cette base, une hypothèse probable est qu’elle appartenait à un lieu de culte du territoire, dont la divinité titulaire pouvait être Apollon et dont on ne peut malheureusement préciser ni la forme ni la chronologie exacte. En revanche, la localisation de l’inscription permet d’avancer d’autres éléments de réflexion. Plusieurs caractéristiques sont à prendre en compte. La première est la distance qui sépare le lieu de découverte de l’inscription du chef-lieu de la colonie et son contexte topographique. Située à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Castrum Nouum, la rivière Ceco, dont le cours est orienté nord‑sud, a pu être utilisée comme limite naturelle lors des opérations de définition du territoire de la colonie. Elle aurait alors permis de marquer la frontière, ou tout au moins une zone frontière, entre, à l’ouest, les assignations viritanes effectuées autour d’Interamna et, à l’est, le territoire colonial. Si cette reconstitution est plausible, elle ne peut être démontrée puisqu’on ne possède aucune autre source qui confirme le tracé des frontières du territoire colonial. La deuxième caractéristique du lieu de découverte de l’inscription est la forte présence de l’eau. Selon les indications fournies par les inventeurs de la pierre, celle-ci fut découverte à proximité immédiate des rives du torrent Ceco, ce qui indiquerait que le lieu de culte lui-même voisinait avec le cours d’eau. Ces deux lectures du contexte topographique au sein duquel insérer la dédicace à Apollon ont orienté les Modernes vers plusieurs interprétations possibles des champs d’action de la divinité honorée. La proximité du cours d’eau a incité Lidio Gasperini à voir dans l’Apollon de Castrum Nouum un dieu guérisseur21. Un sanctuaire d’Apollon lié à un culte salutaire a-t-il été installé sur le territoire de la colonie ? Les éléments pour l’affirmer restent fragiles. La présence de l’eau ne constitue pas en elle-même un argument suffisant. Comme cela a été déjà bien montré, dans tout lieu de culte les usages de l’eau sont multiples, même s’il n’est pas équipé de thermes22. Par ailleurs, si l’on dresse l’inventaire des types de témoignages qui seraient susceptibles de fournir des arguments allant dans le sens d’un Apollon medicus – ex-votos anatomiques, dédicaces pro salute par exemple, même si aucun des deux n’est nécessairement décisif –, aucun n’est présent. Les lacunes documentaires restent un paramètre à prendre en compte mais force est de constater que la seule inscription disponible ne fournit pas d’indice d’un culte salutaire. Parallèlement, on peut rappeler que les liens entre Apollon et les “eaux vives” ne rendent pas nécessaire l’hypothèse d’un culte salutaire. Régulièrement associé aux Nymphes dans des dédicaces23, Apollon les rejoint dans leurs affinités communes avec les sons. Plus largement, il faut également garder en tête que toutes les eaux ou sources que les Romains ont jugé nécessaire d’honorer religieusement – au sens où ils reconnaissaient officiellement la présence divine qui s’y manifestait – ne l’ont pas toujours été pour leurs qualités thérapeutiques, loin s’en faut. Les eaux, fontaines, sources peuvent tout autant être célébrées pour leur salubrité, leur utilité pour l’agriculture, leur sonorité, leur limpidité, leur caractère intarissable ou encore leur profondeur24.
10Si l’on considère que la pierre n’a pas trop voyagé, la dédicace avait été érigée dans un sanctuaire rural où Apollon – divinité titulaire ou divinité invitée – était honoré. Selon M.P. Guidobaldi, la présence d’un sanctuaire dans les environs de la rivière Ceco serait un témoignage de la proximité de la limite occidentale du territoire de Castrum Nouum25. Le marquage religieux du territoire est attesté par la littérature gromatique qui indique qu’il permet tout à la fois de signifier la prise de possession d’une terre et de protéger ses seuils en les confiant aux divinités les plus indiquées26. Dans cette perspective, il ne suffit cependant pas de constater que ce marquage religieux a pu faire intervenir Apollon mais surtout de comprendre en quoi sa présence pouvait s’avérer efficace en ce lieu.
11L’introduction du culte d’Apollon medicus à Rome en 433 inaugure une longue période de popularité pour la divinité27. Son temple, inauguré en 431, est restauré en 35328 ; par ailleurs, la découverte d’ex-voto anatomiques à proximité de son emplacement révèle la fréquentation large du sanctuaire et sa popularité auprès de la population romaine29. Néanmoins, le contexte de la deuxième Guerre punique place sur le devant de la scène un Apollon dont le champ d’action s’élargit puisqu’il devient alors avant tout, selon les termes de Tite-Live, capable de repousser les ennemis et garant de la victoire30. Ce glissement du champ d’action d’Apollon, signalé par l’instauration des ludi Apollinares en 212, qui deviennent annuels en 20831, se confirme par l’analyse même du contenu de ces jeux, telle qu’elle a été menée par F. Coarelli32. L’historien a notamment montré les liens étroits qui s’établissent dès lors entre la topographie des jeux et le parcours triomphal, ainsi que le rapprochement voulu entre les ludi Apollinares et les rites des nones Caprotines33. L’utilisation régulière par le Sénat du temple d’Apollon lors des séances destinées à attribuer le triomphe à un général est un signe, en même temps qu’un symptôme, de la connotation militaire du culte d’Apollon. Il convient dès lors d’interpréter la présence d’Apollon sur le territoire de Castrum Nouum à la lumière de deux éléments privilégiés : son ancrage topographique, extra-urbain, dans une zone frontière du territoire colonial d’abord, et en lien avec le paysage religieux de Rome qui constitue pour les colons un cadre de référence incontournable ensuite. La coloration militaire et victorieuse d’Apollon qui s’affirme avec force dans le contexte de la deuxième guerre punique – mais qui lui est antérieure – a dû constituer pour les citoyens romains installés en territoire italien à la fin du iiie siècle l’horizon religieux au sein duquel ils ont élaboré leur panthéon. Surtout, il vaut de noter que le contexte historique des dernières décennies du iiie siècle et des premières du iie siècle – si l’on accepte que la date de la base offerte par L. Oppius est l’indice le plus solide pour dater le sanctuaire lui-même – fournit un motif convaincant pour rendre compte de l’installation d’un culte d’Apollon sur le territoire colonial. Au lendemain de la victoire de Trasimène, le parcours des troupes d’Hannibal en Italie durant l’été 217 met à dure épreuve le littoral adriatique34. La traversée de l’Ombrie emmène le général carthaginois sur la côte orientale de la péninsule en suivant la vallée du Chienti. Les pillages sont nombreux et l’armée punique en profite pour reconstituer ses forces. Polybe rapporte l’anecdote selon laquelle les chevaux furent baignés dans du vin pour soigner le limopsôros35. Il précise aussi qu’à la suite de ce séjour dans le Picénum, la marche d’Hannibal vers le sud commença par le ravage du territoire de la colonie latine d’Hadria. Si le nom de Castrum Nouum n’est pas mentionné, ni chez Polybe ni chez Tite-Live, la proximité immédiate des deux colonies, et plus exactement la contiguïté de leurs territoires respectifs, laisse très fortement envisager qu’elle eut elle aussi à souffrir des violences occasionnées par les troupes carthaginoises36. Force est de constater que les événements guerriers qui se déroulaient sur le littoral adriatique dans les deux dernières décennies du iiie siècle formaient un arrière-plan très favorable à l’invocation d’Apollon pour la protection du territoire, sur le modèle même de ce qui se passait dans l’Vrbs. Il n’est alors plus nécessaire d’envisager que le sanctuaire d’Apollon installée aux abords de la rivière Ceco ait été érigé pour protéger une zone frontière dès la fondation coloniale. En revanche, le passage d’Hannibal, et la peur que devaient éprouver les colons d’un possible retour des armées puniques, a pu les inciter à convoquer la puissance divine que le Sénat lui-même mettait au premier plan de la lutte contre les Carthaginois. Si le lien entre la menace carthaginoise et la présence d’Apollon est juste, on peut ainsi faire l’économie d’un marquage religieux de la zone frontière du territoire de la colonie ; celui-ci oblige en effet à tracer une limite qu’aucun autre indice ne vient corroborer d’une part et à faire l’hypothèse que l’inscription, datée de la fin du iiie siècle ou du début du iie siècle, témoigne de l’existence d’un lieu de culte qu’il faudrait faire remonter à l’époque de la fondation coloniale.
12En remontant vers le nord, un autre témoignage de la présence d’Apollon mérite examen. Il a été découvert en 1878 dans la vallée du Chienti, sur le territoire de la commune de S. Lucia di Morrovalle située à proximité de Macerata. Il s’agit d’un bloc en pierre ayant appartenu à un thesaurus : la partie conservée correspond au cylindre qui venait se poser sur la base. Mesurant 50 cm de haut et 42 cm de diamètre, il présente une ouverture sur le sommet, de forme rectangulaire et mesurant environ 5 cm de long et 2 cm de large37. Selon la typologie des troncs d’offrandes connus en Italie, celui-ci appartient à la troisième catégorie, autrement dit à un thesaurus formé de “deux blocs jointifs, avec un creux interne, auquel donne accès une fente”38. Le sommet du cylindre conservé possède une dédicace qui couvre les 7/8e de la circonférence, sur 1 m de long environ39 :
Maxima Nasia Cn(aei) f(ilia) Apoline dat.
13L’inscription rappelle qu’une ingénue, Maxima Nasia, fille de Gnaeus, a offert le tronc d’offrandes à Apollon. Les datations proposées varient quelque peu. L. Gasperini, prenant en compte la forme archaïque “Apoline” en parallèle à l’examen paléographique, propose de dater l’inscription aux alentours du milieu du iie siècle40. La confrontation avec plusieurs cippes du lucus Pisaurensis autoriserait une datation au iiie siècle41.
14Le contexte topographique et archéologique offre quelques points d’appui afin de mieux comprendre le cadre historique dans lequel insérer ce tronc d’offrandes. L’endroit précis où il fut découvert – à l’occasion de travaux agricoles – n’est pas connu mais la zone a été identifiée avec le lieu-dit Santa Lucia, c’est-à-dire à environ 4 km au nord-est de San Claudio al Chienti où se trouvent les vestiges du site du municipe de Pausulae42. Néanmoins, le thesaurus apparaît antérieur d’un siècle au moins à la constitution du municipe43 et l’inscription administrative du sanctuaire auquel il appartenait reste problématique. La basse vallée du Chienti, où se trouve Pausulae, a fait l’objet ces dernières années d’opérations de prospections intenses dans le cadre de l’établissement de la carte archéologique de la province de Macerata44. Elles ont pu mettre en évidence la présence de tombes à inhumation d’époque romaine sur un site de hauteur dominant le futur emplacement du municipe romain et en lien avec un habitat d’époque picénienne localisé à Valle di Macerata. L’hypothèse est celle d’une continuité du site indigène aux iiie et iie siècles, peut-être en lien avec l’installation d’individus originaires de Rome et du Latium45. La découverte de terres cuites architecturales datées du iie siècle à l’emplacement du futur municipe de Pausulae laisse supposer un transfert de population du site de hauteur au profit du site de plaine au cours de ce même siècle. Cette phase de l’habitat de Pausulae, certes mal documentée, pourrait alors être mise en relation avec le sanctuaire d’Apollon46. Le panorama de la vallée du Chienti aux iiie et iie siècles est ainsi celui d’une zone qui reste à l’écart des grandes étapes de la colonisation du Picénum, notamment celle liée à la lex Flaminia de agro Gallico et Piceno uiritim diuidundo (232). Si la présence romaine n’est pas absente, elle apparaît très ponctuelle et on ne saurait parler d’une “occupation diffuse du territoire”47.
15Le cadre historique à l’intérieur duquel s’insère le tronc d’offrandes se caractérise donc par une présence romaine marquée par un modèle d’occupation du territoire de type “pagano-vicano”. Il diffère donc très largement du contexte de fondation coloniale qui caractérise Castrum Nouum et empêche d’établir un parallèle direct entre les deux situations. Dans le cas de la colonie établie sur l’ager Praetutianus, le probable lieu de culte d’Apollon a de fortes chances d’avoir été installé en lien avec la défense du territoire comme vu précédemment. Ici, au contraire pourrait-on dire, le fanum Apollinis dont témoigne le thesaurus semble avoir joué le rôle de pôle agrégatif d’un territoire faiblement marqué par la présence romaine et autour duquel serait peu à peu né le municipe de Pausulae48. L’attribution du sanctuaire de S. Lucia à un Apollon Medicus, en écho à celui présumé de Castrum Nouum49, apparaît ainsi doublement fragile puisqu’il n’existe en lien avec le thesaurus aucune documentation archéologique qui permette d’aller dans ce sens50. Insister sur le caractère salutaire de l’Apollon de Morrovalle – sans qu’aucun indice ne permette d’aller dans ce sens – réactive l’idée d’une religiosité populaire qui se développerait en parallèle de la religion “officielle” de Rome51. Tout se passerait comme si, hors de Rome, les Romains cessaient d’être les membres d’une communauté pour n’être plus que des individus dont les aspirations religieuses ne se réduisaient qu’à “la santé, la guérison et la réussite”52.
16Si l’on considère le cadre historique qui préside à l’arrivée des Romains dans la vallée du Chienti, on peut faire l’hypothèse qu’il s’est agi d’une forme d’occupatio spontanée. Cette forme de “colonisation” caractérise des zones en phase de conquête et de pacification et concernerait ainsi des individus particulièrement aventureux, désireux de tenter leur chance sur de nouveaux territoires53. Si cette reconstitution est juste, ces individus seraient des représentants des classes les plus populaires de Rome ou du Latium, n’ayant rien à perdre en quittant leur cité d’origine, même sans la promesse de recevoir un lot de terres des mains de l’État romain. Dès lors, on serait tenté de voir dans l’Apollon de S. Lucia une divinité avant tout marquée par son caractère plébéien, tel qu’il a été souligné par F. Coarelli54. La présence d’Apollon dans la zone méridionale du Champ de Mars et plus précisément dans la zone du Circus Flaminius le mettait en rapport avec la partie plébéienne du corps civique romain : des contiones, des concilia plebis et les ludi plebei s’y tenaient. L’installation d’Apollon dans la vallée du Chienti, dans le cadre d’une présence romaine relativement lâche et marquée par des formes d’occupation spontanée du territoire, ne nécessite pas de le dépouiller de son caractère éminemment civique. Même à plusieurs centaines de kilomètres de Rome, les individus qui firent le choix de tenter l’aventure coloniale n’avaient pas oublié que la divinité d’origine grecque assumait une fonction de protectrice de la communauté des citoyens romains. Elle se révélait particulièrement utile dans le contexte d’une installation qui se faisait en marge de tout cadre politique et administratif rigide. Cet arrière-plan historique invite à mettre en regard le fanum Apollinis de Morrovalle et le lucus Pisaurensis qui présente de son côté l’avantage d’offrir un ensemble de divinités beaucoup plus riche. Dans les deux cas en effet, le lieu de culte ne naît pas en rapport avec la fondation d’une colonie mais en marge – et en lien – avec la progression de la présence romaine au sein d’une zone donnée. Ainsi le lucus Pisaurensis commence-t-il de se former peu après la conquête de l’ager Gallicus comme en témoigne une partie du matériel votif, notamment des têtes datées de la première moitié du iiie siècle55. L’ensemble des divinités qui y sont honorées composent un panthéon apte à permettre la survie des individus, à les accompagner au cours des différents rites de passage qui scandent leur existence et surtout à “garantire la continuitas comunitaria”56. Si le dossier de Morrovalle ne nous fournit pas d’autres divinités à mettre en relation avec l’Apollon qui reçut le thesaurus, l’état lacunaire de la documentation en est sans aucun doute la cause. Comme on l’observe dans l’ager Gallicus, les premiers Romains qui s’installèrent dans la vallée du Chienti, là où se formerait petit à petit un conciliabulum puis le municipe de Pausulae, avaient l’impérieuse exigence de s’en remettre à un réseau de divinités auquel confier le destin de leur fragile communauté. La survie de l’individu, que l’hypothèse d’un culte salutaire place au centre de la réflexion, ne se conçoit pas en dehors de celle du groupe auquel il appartient. Pour ce faire, Apollon joue probablement un rôle de premier plan : à l’instar de ce que montre le lucus Pisaurensis, où il est la divinité la plus précocement introduite57, il accompagne les formes d’occupation spontanée du territoire que connaît la vallée du Chienti au tournant des iiie et iie siècles.
17Le dernier cas d’étude se trouve à Ariminum, colonie de droit latin fondée en 268 à l’embouchure du fleuve Marecchia58. L’appartenance de cette cité à la viiie région augustéenne souligne a posteriori les caractéristiques de son implantation. Ariminum a été installée à la frontière septentrionale de l’avancée romaine et plus précisément à 15 km au sud du Rubicon. La colonie est ainsi déduite aux avant-postes de la conquête et, pour Caton, elle marque bien la frontière septentrionale de l’ager Gallicus59. Sa position a contribué à créer une frontière entre l’Italie au sud et la Gaule Cisalpine au nord60. Sa déduction intervient une trentaine d’années après la première vague de colonisation de l’Italie médio-adriatique et probablement faut-il la lire comme une volonté de renforcer le dispositif colonial, notamment en raison du voisinage des Gaulois Boïens au nord. Elle est également en lien avec la révolte des Picéniens en 269-26861, rapidement matée par les Romains, et qui a pu les inciter à intensifier leur présence dans la zone.
18C’est au sein du fameux corpus des pocola deorum que se lit la présence d’Apollon dans la colonie latine62. Cette vaisselle votive, datée aux environs du milieu du iiie siècle, fournit des témoignages précieux sur les dévotions des habitants de la colonie : plusieurs fragments (douze sur vingt-cinq) comportent en effet des théonymes qui offrent un premier aperçu des divinités présentes au lendemain de la déduction. Ainsi, Hercule, Apollon et Vénus reçurent tous trois des offrandes de la part des premiers colons au sein d’un unique sanctuaire, comme le contexte archéologique de découverte des pocola autorise à le penser63. D’autres types de sources fournissent des indices supplémentaires pour la reconstitution du paysage religieux de la colonie au iiie siècle. Trois inscriptions suggèrent fortement l’existence d’un lieu de culte consacré à Diane. Il s’agit d’abord de deux dédicaces à Diane, l’une découverte dans le sanctuaire de Nemi et rédigée au nom du peuple d’Ariminum64 et l’autre découverte à Rome et dont les habitants d’Ariminum sont les auteurs65. Ensuite, une inscription d’époque impériale rappelle qu’il existait dans la colonie un uicus Dianensis66. Sur cette base, il a été proposé d’interpréter la présence d’Apollon à Ariminum en lien avec celle de Diane67 : le couple divin trouverait à Ariminum sa raison d’être dans sa spécialisation anti-gauloise. L’attaque menée par des Gaulois à Delphes en 279 aurait été repoussée par l’intervention divine conjointe d’Apollon, Artémis et Athéna68. Ainsi, le couple Apollon-Diane aurait-il pu assumer dans la jeune colonie latine, fondée aux portes du territoire des Boïens, un rôle préventif similaire. On peut cependant remettre en cause cette association des deux divinités, au sens où les témoignages les concernant restent isolés les uns des autres et ne les présentent pas fonctionnant ensemble69. Si l’on s’appuie sur les sources disponibles, Apollon partageait en revanche un lieu de culte avec Hercule et Vénus et c’est donc au sein de ce réseau qu’il convient avant tout de comprendre sa présence.
19Ici encore, le contexte de fondation mérite toute notre attention et il ne s’agit pas de minimiser l’impact du voisinage des Boïens. La position frontalière d’Ariminum n’est pas indifférente et la cité joue à plein le rôle de verrou qui incombe à d’autres colonies latines sur le territoire italien70. On peut aussi noter que la quarantaine d’hectares qu’englobait l’enceinte primitive font de la colonie l’une des plus vastes d’Italie et traduisent l’importance stratégique qu’elle revêtait aux yeux des Romains71. Ainsi, l’aspect défensif et militaire de la colonie doit être pris en compte dans la compréhension du panthéon religieux qui fut installé au lendemain de la fondation. En effet, s’il n’est pas habituel de voir Hercule, Apollon et Vénus fonctionner ensemble, au sens où il ne s’agit pas d’une triade attestée ailleurs, on remarque cependant que l’évolution de ces divinités au cours du iiie siècle les rapproche. La dimension militaire de leur champ d’action s’affirme en effet au sein du paysage religieux romain. Étudiant la récupération du culte d’Hercule menée au profit de l’État romain par Appius Claudius Caecus, M. Humm a montré qu’elle avait coïncidé avec l’affirmation du caractère militaire de la divinité qui reçoit alors l’épiclèse inuictus et conclut qu’Hercule devient alors un dieu que les Romains associent à la victoire militaire72. Vénus développe elle aussi des liens spécifiques avec la sphère militaire à partir du début du iiie siècle. Selon Tite-Live, c’est en 295 qu’est fondé à Rome le temple de Vénus Obsequens, à proximité du Grand Cirque73. Il est dédié par Q. Fabius Gurgès, alors édile curule, et érigé grâce au produit des amendes infligées à des matrones convaincues d’adultère. Servius offre cependant une version bien différente74 : l’aedes aurait été vouée non en lien avec la condamnation des matrones mais en lien avec la troisième guerre samnite ; Q. Fabius Gurgès aurait érigé ce temple en 291 pour remercier la déesse de lui avoir été favorable lors de ses entreprises militaires contre les Samnites en 292 alors qu’il était consul75. Concilier les deux versions s’avère complexe. Il a ainsi été proposé que Fabius Gurgès se soit contenté de l’érection et de la dédicace du temple, sans avoir lui-même formulé le vœu, qui serait à attribuer à son père Q. Fabius Rullianus. Consul en 295 et victorieux de la coalition menée par les Samnites à Sentinum, Q. Fabius Rullianus aurait ainsi été l’auteur d’un double vœu, l’un à Jupiter Victor76, l’autre à Vénus77. Dans les deux cas, il convient de souligner pour notre propos que des liens forts s’établissent entre la gens Fabia, la troisième guerre samnite, Jupiter et Vénus. La version de Servius invite à voir dans la Vénus Obsequens du Grand Cirque une divinité propice non à l’observance des devoirs conjugaux mais à la réalisation du vœu formulé par l’édile en 295 ou du consul en 29278 ; c’est une déesse “qui exauce”79. Comme cela a été montré, le rapprochement entre Jupiter et Vénus, par le biais du double vœu père-fils, n’est pas fortuit mais illustre la fonction de médiatrice de la déesse auprès du dieu de la victoire80. Le contexte historique dans lequel s’insère l’érection du temple de Vénus inscrit la déesse au sein d’un ensemble de cultes dont l’introduction dans l’Vrbs se comprend au prisme des entreprises militaires romaines : outre Jupiter Victor, Bellona victrix (296) et Victoria (294) reçoivent un temple durant cette même période81. Vénus n’est certes pas une “déesse de la victoire militaire”82, mais son insertion dans un réseau divin spécifique lui permet sans doute aucun, aux yeux des Romains, d’agir dans la sphère guerrière et de contribuer au succès militaire.
20Il convient donc de donner toute son importance au contexte immédiat de la fondation du premier temple de Vénus à Rome : la bataille de Sentinum, qui opposa Rome à une coalition de Samnites et de Gaulois83 et qui se déroula sur le territoire du futur ager Gallicus, fut une victoire décisive pour les Romains et marqua un tournant dans la troisième guerre samnite84. Elle reste dans la mémoire collective un haut-lieu de l’affrontement avec les Samnites et leurs alliés Gaulois. La fondation d’Ariminum sur l’ager Gallicus et, partant, la proximité géographique avec le lieu de la grande défaite des Gaulois contre les armées romaines, ne peuvent-elle pas nous permettre de voir dans la Vénus présente sur les pocola deorum celle qui avait aidé les soldats romains et alliés à conjurer le danger gaulois et que les colons convoquaient à nouveau en prévision d’un avenir toujours incertain ?
21Outre le lien que le commentateur de Virgile permet d’établir entre Vénus et la bataille de Sentinum, on peut s’interroger plus avant sur les circonstances de la fondation de la colonie latine. Elle intervient en 268, au lendemain de la victoire romaine sur les Picéniens et dans l’objectif probable de renforcer la présence romaine sur la côte adriatique. Il vaut de noter que les deux consuls qui initièrent la campagne militaire contre ce peuple furent Q. Ogulnius Gallus et C. Fabius Pictor85. Elle fut achevée l’année suivante par P. Sempronius Sophus et Ap. Claudius Russus qui obtiennent un triomphe86. La participation d’un membre de la gens Fabia aux entreprises militaires que Rome mène sur la côte adriatique au début de la décennie 260 rend plausible son implication active au sein du processus colonial qui suivit87. Elle serait alors une raison supplémentaire pour rendre compte de la présence de Vénus dans la colonie, en raison des liens avérés entre la gens Fabia et Vénus88.
22Aux côtés d’un Hercule et d’une Vénus dont les liens avec la victoire militaire s’étaient affirmés depuis le début du iiie siècle, l’Apollon mentionné sur les pocola deorum a pu lui aussi se présenter aux yeux des colons comme une divinité avant tout capable d’arrêter l’ennemi et contribuer ainsi à la victoire. Ainsi, ce n’est probablement pas dans une relation unilatérale avec Diane qu’Apollon a fonctionné, même si le voisinage gaulois a été sans aucun doute un élément déterminant dans la constitution du paysage religieux de la colonie89, mais bien en réseau au sein d’un panthéon “défensif” dont deux autres divinités nous sont connues : Hercule et Vénus. La mise au jour de leurs relations possibles révèle le champ d’action militaire qui est assigné aux dieux par les colons.
23Dans la dialectique qui préside aux transformations religieuses liées à la conquête romaine, où la survie des cultes indigènes et l’introduction de nouveaux cultes participent conjointement à l’émergence d’une topographie divine apte à répondre aux exigences des communautés présentes, Apollon se trouve résolument du côté de l’innovation. C’est dans le sillage des armées romaines et des citoyens romains et latins qu’il pénètre sur les côtes de l’Italie médio-adriatique. La colonisation, sous ses formes diverses, officielles et non-officielles, rend compte de sa présence sur les territoires récemment conquis. Néanmoins, l’appréhender uniquement au prisme de ce phénomène global comporte le risque de ne pas saisir la spécificité de chaque contexte colonial et de négliger les différents champs d’action de la divinité. L’absence d’un réseau divin au sein duquel insérer Apollon à Castrum Nouum et à S. Lucia di Morrovalle ne doit pas conduire à identifier hâtivement un Apollon guérisseur censé répondre aux besoins les plus immédiats de citoyens dont les origines sociales et la situation d’exil subordonneraient nécessairement les aspirations religieuses à des exigences avant tout individuelles. À Rome comme ailleurs, les citoyens romains et latins continuent d’évoluer dans un système polythéiste où de nombreuses divinités prennent en charge les multiples aspects de la vie communautaire. Si les premiers panthéons religieux des communautés coloniales apparaissent aujourd’hui bien vides à nos yeux, il ne faut pas en conclure qu’une seule divinité assumait l’ensemble du “travail” religieux au profit de celles-ci. Une observation attentive des contextes historique et géographique permet ainsi de formuler des hypothèses sur le champ d’action privilégié d’Apollon, dès lors qu’on ne postule pas qu’il occupait seul le panthéon des premiers groupes coloniaux. Le réseau divin qui se dessine à Ariminum en est une illustration puisque le rapprochement entre Hercule, Vénus et Apollon invite à une lecture “militaire” des premiers cultes installés dans la colonie, que la seule présence de l’un ou de l’autre ne permettait pas de démontrer. À ce titre, le lucus Pisaurensis, fort de ses quatorze dédicaces et des dix divinités qui y sont mentionnées, dont Apollon, en offre la confirmation. Si l’étude de chacune indépendamment des autres révèle une accumulation particulièrement hétéroclite – se côtoient des entités divines que l’on peut qualifier de romaines, d’indigènes, de plébéiennes, d’italiques – l’approche en réseau de ces divinités signale qu’elles font avant tout écho au paysage religieux romain et aux dieux auxquels l’Vrbs confiait de manière privilégiée le soin d’assurer “[sa] survie et [sa] cohésion”90. Si les lacunes des sources empêchent souvent de reconstituer les réseaux divins des premiers temps de la colonisation romaine, les divinités attestées restent néanmoins toujours partie d’un réseau, celui qui reliait le paysage cultuel des colonies à celui de Rome. Ainsi, les présences d’Apollon dans les territoires de l’Italie médio-adriatique, certes liées à des processus de migration et de colonisation importants au cours du iiie siècle, ne révèlent pas une divinité spécialisée dans ces phénomènes ou uniquement convoquée pour des préoccupations salutaires individuelles, mais montrent plutôt que les migrants prolongeaient hors de Rome le cadre civique et communautaire dont ils étaient originaires.
Notes de bas de page
1 Je laisse de côté la question de la construction des capitoles, étant entendu qu’un temple construit ou monumental n’est en rien indispensable pour rendre un culte public à une divinité. La bibliographie est abondante sur la question du culte capitolin dans les colonies, voir notamment (avec bibliographie antérieure) : Scheid 1999b, Crawley Quinn & Wilson 2013 ; Lackner 2013 ; Bertrand 2015, part. p. 112-118.
2 Voir par exemple Balty 1969, part. p. 87-90 ; Franchi de Bellis 1995, 370.
3 Boos 2011, 232.
4 Sauf indication contraire, toutes les dates s’entendent a.C.
5 Compatangelo-Soussignan 2012, en particulier l’introduction, avec références bibliographiques antérieures.
6 Elles sont toutes situées sur les côtes latiale et campanienne : Ostia, Antium, Tarracina, Castrum Nouum, Puteoli, respectivement fondées en 338 (ou plus tôt), 338, 328, 264 et 194.
7 Carini 2009, 346.
8 Malkin 1987.
9 Kyriakidis 2012.
10 Précisions d’emblée que le lucus Pisaurensis ne sera pas étudié ici, en raison de la très vaste bibliographie qu’il a déjà suscitée (en dernier lieu Belfiori 2017) et de la parution prochaine d’un article de Jean-Claude Lacam sur le panthéon du lucus (Lacam à paraître). Nous nous y référerons néanmoins ponctuellement.
11 Sur cette présentation générale de la politique coloniale romaine sur la côte adriatique, nous nous permettons de renvoyer à Bertrand 2015, 25-44 et aux références bibliographiques qui y sont fournies.
12 Voir infra.
13 Liv., Per., 11, 6 ; De Vir. Ill., 33, 1-3.
14 Les dates de fondation exactes ne sont pas connues avec précision : Castrum Nouum est fondée entre 290 et 286, Hadria entre 289 et 283.
15 Humbert 1978, 239-240.
16 Le chef-lieu de la colonie se trouve sur l’emplacement de l’actuelle ville de Giulianova (Abruzzes).
17 CIL I2, 384 = ILLRP 48 = D. 3215. Cette zone se trouve aujourd’hui sur le territoire de la commune de Mosciano Sant’Angelo.
18 Guidobaldi 1995, 259-260 ; Stek 2009, 162-163. G. Susini avait déjà souligné ce point (Susini 1965-1966, 102-104).
19 Letta 1976, 279.
20 Comme l’a montré G. Paci, la gens Oppia semble avoir été présente assez tôt dans cette région. Le suggèrent notamment une pyxide à vernis noir découverte dans la colonie de Potentia (184) portant le nom
L. Op(p)ius et datée de la première moitié du iie siècle (Paci 2001), ainsi que l’inscription (probablement funéraire) d’un affranchi de cette gens provenant de Porto Sant’Elpidio, datée du iie siècle (Paci 1998b).
21 Gasperini 1983, 19-21.
22 Deyts 1986, 19 ; Scheid 1991b, 205-216 ; Scheid 1992, 26-27.
23 C’est par le biais de la sonorité que se fait le rapprochement d’Apollon avec les Nymphes d’abord et avec les eaux ensuite. Pour un point sur cette question, nous renvoyons à l’article de Y. Berthelet et F. Van Haeperen au sein de ce même volume (voir p. 35-49) ; voir également le cours de J. Scheid (Collège de France, 2007-2008. URL : https://www.college-de-france.fr/site/john-scheid/course-2007-11-15-14h30.htm).
24 Nous renvoyons à la mise en regard des textes de Varron (Varr., De la langue latine, 5.71) sur la fontaine de Juturne et d’Ausone sur la source Diuona de Bordeaux (Aus., Ordo urbium nobilium 20.20-34) et à l’analyse qu’en propose John Scheid (URL : https://www.college-de-france.fr/site/john-scheid/course-2007-11-08-14h30.htm).
25 Guidobaldi 1995, 215-216.
26 Hyg. l’Arp., p. 199 L. ; Sic. Flac., p. 140 L. ; Lib. Col. I, 12, 2 et 3 (p. 241 L) et n. 225 (Brunet et al., éd. 2008).
27 Liv. 4.25.3-4. Selon Liv. 3.63.7, un premier sanctuaire d’Apollon existait déjà en 449 a.C., appelé Apollinare et qui avait probablement la forme d’un lieu de culte à ciel ouvert.
28 Liv. 7.20.9.
29 Haack 2007, 181-182.
30 Liv. 25.12-15. En réalité, F. Coarelli souligne que dès 449 a.C., date à laquelle est attesté l’Apollinare, la ualetudo est associée à la uictoria (Coarelli 1997, 378).
31 Liv. 27.4.4.
32 Coarelli 1997, 385-386. L’auteur rappelle notamment l’anecdote rapportée par Verrius Flaccus selon laquelle la célébration des premiers jeux en 211 a.C. fut interrompue par la présence de l’ennemi aux portes de Rome (Hannibal en l’occurrence). Le peuple romain aurait alors pris les armes et, victorieux, serait retourné assister aux ludi.
33 Coarelli 1997, 385-386.
34 Lancel 1995, 159-160.
35 Pol. 3.87.2.
36 Les débats sur l’itinéraire emprunté par Hannibal pour rejoindre la Daunie, fondés sur les contradictions entre les récits de Polybe et de Tite-Live, concernent la route que celui-ci emprunta après avoir quitté le Picénum. L’historien grec propose une route côtière alors que Tite-Live évoque la traversée des territoires pélignien et marrucin (Pol. 3.88.3 ; Liv. 22.9.5).
37 Pour une présentation de ce thesaurus, voir Gasperini 1983 ; Crawford 2003, 78-79 ; Moscatelli 1984.
38 Catalli & Scheid 1994, 61. Les troncs d’offrandes d’Arpinum, de Fregellae, de S. Vittore et de Sora appartiennent au même modèle. Notons que la caractérisation typologique du thesaurus ne permet pas de proposer une datation.
39 CIL, IX, 5803 = D. 3213 = CIL, I2, 1928 = ILLRP, 49 = AE, 1985, 353.
40 Gasperini 1983, 18. Voir également Branchesi 2009, 70, n. 1. En revanche, Degrassi 1967, 43 proposait de dater l’inscription de la première moitié du ier siècle.
41 C’est notamment la position de Simone Sisani (Sisani 2006, 356-357). Sur les problèmes de datation du lucus Pisaurensis, voir en dernier lieu Belfiori 2017, 14-19 avec les renvois aux principales contributions depuis le xixe siècle. Selon les différentes hypothèses, les inscriptions présentes sur les autels du lucus Pisaurensis ont été datées entre la première moitié du iiie siècle et la moitié du iie siècle.
42 Pour la reconstitution du lieu de découverte, à partir d’un travail bibliographique, archivistique et archéologique, voir Moscatelli 1984.
43 Le municipe est dirigé par des duovirs, ce qui est une forte indication de sa constitution à l’époque césarienne. Sur le processus de municipalisation dans le Picénum, voir Paci 1998a.
44 Les premiers résultats en ont été publiés dans Perna & Capponi 2012.
45 Perna & Capponi 2012, 151.
46 Percossi Serenelli 1982, 140-141 ; Paci 2008a ; Perna & Capponi 2012, 155.
47 Perna & Capponi 2012, 152.
48 Perna 2012, 388.
49 Gasperini 1983, 19-20.
50 Un trésor monétaire, connu sous le nom de “ripostiglio di Morrovalle”, a été découvert à proximité du thesaurus mais sans qu’il soit possible d’établir aucun lien certain entre les deux. Il aurait compris à l’origine près de 5000 pièces, dont 131 ont pu être récupérées. Les monnaies couvrent un arc chronologique qui va de 229 à 45. Elles présentent pour la plupart un bon état de conservation et se répartissent de manière assez homogène chronologiquement (pour l’étude, voir Sorda 1965-1967). On peut noter quoi qu’il en soit que la quantité de monnaies présumée est assez peu compatible avec le contenu d’un thesaurus dans la mesure où cela supposerait que le tronc d’offrandes n’avait pas été vidé depuis fort longtemps. À titre de comparaison, le thesaurus de Sora a livré 50 monnaies (Catalli & Scheid 1994, 62-63)
51 Scheid 2013, 196.
52 Idem.
53 Sur les formes d’occupatio spontanées, voir Bandelli 2003, 217 et également Bandelli 2005, 23-25.
54 Coarelli 2000, 201.
55 Belfiori 2017, 32-33.
56 Belfiori 2017, 73.
57 CIL, I2, 368.
58 Liv., Per., 15 ; Vell. 1.14.
59 Cat., Or., 2.14 Chassignet (ap. Varron, rust., 1.2.7)
60 Sur “l’effet-frontière” des colonies latines et leur rôle dans la création des régions augustéennes, voir Cazanove 2005.
61 Eutrope 2.16 ; Florus 1.14.
62 Les pocola deorum ont été publiés par Zuffa 1962, 97‑108, n° 1‑23. Voir également Franchi de Bellis 1995. Deux nouveaux fragments ont été publiés plus récemment par Minak 2006 et par Braccesi 2006.
63 Bertrand 2015, 159-160.
64 CIL, XIV, 4269 ; D. 6128 ; ILLRP, 77 ; Diehl 1964, n° 50.
65 CIL, VI, 133.
66 CIL, XI, 319. Les autres uici connus sont le uicus Germali, le uicus Aventini, le uicus Velabr(i) et le uicus For[tunae]. Sur cette question, voir Coarelli 1995.
67 Fontana 1997, 220 et Fontana 2006.
68 L’attaque est mentionnée par plusieurs auteurs (Strab. 4.1.13 ; Liv. 38.48.2 et 40.58.4 ; Val. Max. 1.19 ; Diod. 5.32.5 ; Pausanias 10.23.1-11 ; Justin 24.8) mais l’intervention divine d’Apollon, ou d’Apollon assisté de Diane et d’Athéna seulement par Justin et indirectement par Pausanias.
69 Par ailleurs, la coloration anti-gauloise du couple Apollon-Diane ne s’affirme qu’à partir du début du iie siècle (Gagé 1955, 243-251).
70 Sur cette lecture de la position géographique et stratégique des colonies latines, voir Cazanove 2005, part. p. 112 115, 116.
71 Sur la superficie des colonies de droit latin, voir Pelgrom 2008, 343.
72 Humm 2005, 498-507.
73 Liv. 10.31.9.
74 Serv., ad Aen., 1.720 : Alii Suadam appellant, quod ipsa conciliatio Suada sit. Dicitur etiam Obsequens Venus, quam Fabius Gurges post peractum bellum Samniticum ideo hoc nomine consecrauit, quod sibi fuerit obsecuta : hanc Itali †Postuotam dicunt. (D’autres l’appellent Suada (déesse de la Persuasion) parce qu’elle serait elle-même la réunion persuasive. On appelle encore Vénus Obsequens (Vénus Propice) la déesse que Fabius Gurges a consacrée de ce nom après avoir achevé la guerre contre les Samnites, parce qu’elle lui aurait été propice (obsecuta) : les Italiens la nomment Postuota (Vénus d’après-voeu). Trad. Lhommé 2012). Les deux traditions relatives à l’érection du temple de Vénus Obsequens – celle de Tite-Live et celle de Servius – et au sens de l’épithète ont donné lieu à un débat historiographique nourri. R. Schilling (Schilling 1954, 93-94) suit Servius (voir infra) mais sa lecture a été immédiatement contestée dans le compte rendu que fit P. Grimal de l’ouvrage (Grimal 1956, 143). Elle n’est pas non plus suivie par Muccigrosso 2006, 205. J. Bayet a suivi R. Schilling (Bayet 1956, 402). Pour une mise au point avec les références bibliographiques majeures, LTVR s. u. “Venus Obsequens”. Nous renvoyons ici à la synthèse particulièrement claire que propose P. Assenmaker sur cette question et suivons ses conclusions (Assenmaker 2014, 273-276) : “Nous retiendrons pour notre part que la fondation du premier temple de Vénus s’inscrit dans un contexte où les préoccupations militaires sont omniprésentes, ce qui créa de facto un lien entre la déesse et la sphère guerrière, mais qu’aucun élément n’indique clairement que celle-ci, au début du iiie siècle, présentait déjà en elle-même le caractère d’une divinité porteuse de victoire.[…] Les éléments que nous avons rassemblés sont autant d’indices d’une connexion plus ou moins étroite entre Vénus et le domaine de la guerre avant le début du ier siècle. À plusieurs reprises, la déesse avait été invoquée dans l’espoir – non déçu – qu’elle apporterait la victoire aux armées romaines. Mais considérait-on déjà qu’elle était, par essence, une déesse de la victoire militaire ? Rien ne nous paraît le démontrer de façon irréfutable” (p. 276-277). Voir également Bolder-Boos 2015, 89 qui met également en avant le contexte militaire au sein duquel insérer l’érection du temple de Vénus Obsequens.
75 C’est la chronologie proposée par Lhommé 2012, 322.
76 Liv. 10.29.14. Broughton 1951, 177 et Bastien 2008, tableau 1 p. 32 et 36-39. Orlin 1997, 29-30 souligne que le temple de Jupiter a été voué sur le champ de bataille alors que la victoire était assurée pour les Romains puisque les armées dirigées par Fabius Rullianus avaient déjà enfoncé les lignes ennemies. De fait, la deuotio antérieure de Decius Mus (Liv. 10.29.14) devait avoir permis d’obtenir le soutien divin.
77 Koch 1955, 56-57 et Ziolkowski 1992, 235-238, cités par Assenmaker 2014, 274, n. 83.
78 Broughton 1951, 181 et 183.
79 Lhommé 2012, 316-317. Le Servius Danielis propose une équivalence entre l’épithète obsequens et l’épithète postuota qui n’est pas attestée ailleurs mais qu’il présente comme étant utilisée de manière équivalente par les Italiques. Soulignons d’emblée que le texte est douteux. M.-K. Lhommé propose de traduire Vénus Postuota comme la Vénus d’après-vœu ou Vénus qui exauce. Il est peut-être possible d’expliquer cette épiclèse par la séquence chronologique que suppose le Servius Danielis : Vénus interviendrait après un premier vœu, celui effectué par le père de Q. Fabius Gurgès. L’épithète reste assurément obscure et je remercie N. Belayche d’avoir attiré mon attention sur ce point.
80 Voir Schilling 1954, 93-94 et 147-148 et Bastien 2008, 36-39.
81 Assenmaker 2014, 275 avec bibliographie antérieure.
82 Assenmaker 2014, 277.
83 Les Étrusques et les Ombriens ne prirent finalement pas part à la bataille.
84 Sur cette bataille, voir Cornell 1989, ainsi que le volume dirigé par D. Poli (Poli, éd. 2002).
85 Broughton 1951, I, 199.
86 Inscr. It., XIII, 1, 547 ; Orose 4.4.
87 Sur la question de la participation des généraux aux opérations coloniales, nous renvoyons à Weigel 1985. Notons d’ailleurs qu’a été montrée l’existence de liens entre la gens Fabia et la cité de Maleuentum qui deviendra colonie sous le nom Beneuentum, la même année qu’Ariminum (Torelli 2002, 51 et 66-67).
88 Sur cette question, voir Galinsky 1969, 174-176 qui insiste sur la prise en charge par la gens Fabia de l’affirmation des origines troyennes des Romains. Les Fabii sont responsables à Rome de la fondation du temple de Vénus Obsequens en 295, mais également de celui de Vénus Érycine en 215 (Q. Fabius Maximus Verrucosus (dit le Cunctator) Liv. 22.9.7 et 23.30.13). Également, Torelli 1974, 231 et en dernier lieu, Bastien 2008, 36-38.
89 Nous ne développerons pas cet aspect ici mais il est plus probable que la présence de Diane dans la colonie renvoie à l’identité latine de la communauté.
90 Lacam, à paraître.
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