Jupiter, Junon et Vénus dans l’Énéide de Virgile
p. 139-149
Texte intégral
1Pour sonder “les identités et les modes d’actions des dieux romains, au sein du réseau divin dans lequel ils s’inscrivent”, j’ai choisi la triade capitoline dont j’ai tenté d’expliquer la structure dans une étude précédente1. Mais plutôt que de répéter ce que j’ai présenté alors, je propose de faire une expérience : regarder les grandes divinités qui agissent dans l’Énéide, pour voir comment les membres de la triade capitoline se comportent.
2Consacrons pour commencer un mot à la triade elle-même. En rompant avec les analyses précédentes concernant la triade capitoline et la stérile recherche des origines, j’ai suivi la route une fois de plus indiquée par G. Dumézil2, sans cependant adopter la solution qu’il propose : il m’a en effet convaincu qu’il convient de chercher l’explication de cette triade dans le mode d’action des divinités concernées et dans leur collaboration telles que les sources conservées la présentent, plutôt que dans la préhistoire qui nous demeure insaisissable. Si l’on suit ce principe, Jupiter Optimus Maximus apparaît sans problème comme le dieu souverain, le maître, Junon comme Regina, la souveraine et Lucina, la matronale. Junon porte l’épithète Regina sur de nombreuses inscriptions de la triade ; Lucina au contraire doit être considérée comme une définition d’un de ses domaines ou modes d’intervention, de même que Jupiter porte diverses épithètes définissant son mode d’action. Minerve, en revanche, définit la savante rationalité de ses deux partenaires. J’ai proposé dans l’étude mentionnée que Junon représente la part féminine de la souveraineté. De même que Jupiter est lié aux citoyens et à leurs activités, Junon est Lucina en tant qu’elle est liée au statut et aux activités des matrones, et c’est en cette qualité qu’elle exprime, en tant que Regina, la part féminine de la souveraineté.
Comment cette triade divine se présente-elle dans l’Énéide ?
3Indépendamment du modèle homérique qui pèse sur la trame du récit, il est évident que les divinités agissantes dans l’Énéide sont Jupiter, Junon et Vénus. Minerve est aussi mentionnée, tout comme Neptune, mais plus brièvement et uniquement en rapport avec un épisode particulier. Les trois premières divinités au contraire sont clairement les acteurs divins qui influent sur l’histoire qui se déroule. D’autres divinités encore interviennent, mais plutôt en tant qu’assistantes de celles qui jouent le rôle principal, ou parce que tel ou tel événement les mobilise. Ce que l’Énéide développe de ce point de vue, ce sont les conséquences de la colère et de la rancune de Junon3, comme le rappellent les premiers vers du poème : “Celui qui, sur terre et sur mer, fut longtemps le jouet des puissances célestes, en proie au courroux opiniâtre de la redoutable Junon4” ; “Muse, dis-m’en les raisons : quelque divinité offensée ? Quelque grief de la reine des dieux, qui aura amené un homme d’une piété insigne à parcourir un pareil cycle de malheurs, à affronter autant d’épreuves ? De pareilles rancunes en des âmes célestes5 ?”
4Dans le conflit qui oppose Jupiter et Junon tel qu’il se développe ensuite, il est clairement question de souveraineté. Jupiter la détient, et il ne change pas de position. Mais Junon participe également à cette souveraineté, comme ses titres et l’emploi de la foudre l’attestent, et elle réclame ce pouvoir. Elle ne supporte notamment pas que son avis ne l’emporte pas. Jupiter tolère sa résistance avec une relative bonne humeur, conformément au conflit de l’épopée homérique, dans lequel le dieu souverain et sa partenaire étaient également engagés.
5Virgile énonce fréquemment la souveraineté de Junon :
1, 9 : regina deum,
1, 43 : Ipsa Iouis rapidum iaculata e nubibus ignem, “elle a lancé elle-même, du haut des nues, le feu dévastateur de Jupiter”,
1, 46-47 : quae diuom incedo regina, Iouisque / et soror et coniunx, “et moi qui marche en reine des dieux, sœur et épouse de Jupiter… ”,
7, 308 : ego, magna Iouis coniunx, “moi, haute et puissante épouse de Jupiter”,
7, 620 : regina deum,
10, 62 : regia Iuno, “la royale Junon”,
12, 830 : es germana Iouis Saturnique altera proles, “tu es la sœur de Jupiter, le second enfant de Saturne, …”. De ce fait, elle est souvent appelée Saturnia : 1, 23 ; 4, 93 : 5, 606 ; 7, 622 ; 9, 4 ; 9, 802 ; 12, 830.
6Sachant qu’elle ne peut pas empêcher le sauvetage final des Troyens, Junon essaie de modifier leur destinée et de les implanter ailleurs, par exemple en Afrique, à Carthage, une ville où elle contrôlerait tout : “… Carthage, face à l’Italie et aux bouches lointaines du Tibre, ville opulente, ville des plus belliqueuses en ses travaux guerriers. Junon la préférait, dit-on, à tout autre séjour sur terre : Samos ne venait qu’après6”. Ou alors elle pousse des divinités liées à elle à aider les Latins, en espérant que la Fortune7 fera peut-être basculer les événements et que Jupiter acceptera en fin de compte la nouvelle situation. On peut se demander si cette complicité de Junon avec Fortune n’est pas due au fait que cette déesse était également liée aux matrones, en ce que leur action publique n’était pas prévue par les coutumes de la vie collective, mais se manifestait dans des circonstances suscitées par le hasard : “Ah, infortunées, dit-elle, qu’en cette guerre le bras des Achéens n’a pas traînées à la mort sous les murs de leur patrie ! Malheureuse nation, quelle catastrophe la Fortune te réserve-t-elle ?” Il est d’ailleurs intéressant de noter que Junon n’intervient pas directement, tout comme Héra – et d’ailleurs aussi Zeus dans l’Iliade –, mais qu’elle se sert de divinités mineures, comme on dit, plutôt que de se mêler elle-même aux combattants, sauf pendant la bataille finale, où elle ouvre une porte, mais encore sans intervenir directement dans les combats :
– “…la saturnienne Junon, du haut des cieux, a envoyé Iris vers la flotte troyenne, et elle fait souffler des vents pour seconder son vol. L’esprit tout agité, elle n’a pas encore assouvi son antique ressentiment8”.
– “Alors la reine des dieux descendit du ciel et poussa de sa propre main les portes trop lentes à s’ouvrir : la fille de Saturne enfonça et fit pivoter les battants de fer des portes de la guerre9”.
7Vénus donne d’ailleurs également un exemple de la collaboration entre dieux. Cupidon appartient évidemment à son réseau fonctionnel. Il est, comme dirait Usener, son Sondergott – on note à ce titre le passage meae uires, mea magna potentia, et elle lui donne une mission à Carthage10 : “Mon fils qui fais ma force et toute ma puissance, mon fils qui seul peux dédaigner les foudres du Père suprême contre Typhon, j’ai recours à toi et j’implore ton pouvoir en suppliante. Ton frère Énée est ballotté sur les mers de rivage en rivage par la haine de l’inique Junon ; tu sais tout cela et tu as souvent souffert de notre souffrance.”
8Les interventions des divinités, telles que Virgile les décrit, doivent être analysées dans le cadre complexe de l’action des grandes divinités, qui ont à leur service d’autres divinités11. Il convient de noter que n’importe quelle divinité peut en avoir une autre à ses côtés, qui a un rôle nécessairement inférieur puisqu’elle exprime et réalise son action. Mais même de “grandes” divinités peuvent se trouver dans cette position. C’est notamment le cas de celles que nous appelons couramment les divinités abstraites, comme Fides, Ops, Spes, et Vénus elle-même, qui exprime également un concept abstrait, une action, ainsi que R. Schilling12 l’a démontré. Sur le plan mythologique, certes, Vénus est la mère d’Énée. Et à première vue, c’est pour cette raison qu’elle remplit un rôle plus important que celui des autres dieux dans l’Énéide, et affronte les deux divinités souveraines, Jupiter et Junon, qui dirigent l’action. Mais si l’interprétation de la fonction de la déesse donnée par R. Schilling, que je suis, est exacte, il faut conclure que Virgile se livre ici à un jeu très fin en manipulant le mode d’action et la nature de Vénus. Ce n’est pas seulement l’amour maternel de la déesse qui est en jeu. Sur le plan mythologique c’est bien entendu un aspect important, mais R. Schilling insiste sur le fait que la déesse Vénus représente le charme “mystique” dans toutes ses applications, et c’est cette fonction qui importe. Dans le contexte qui nous intéresse ici, qui est celui des divinités souveraines du Capitole, où la déesse possède une aedes auprès du temple de la triade et joue un rôle important lors des Vinalia13, je dirais qu’elle représente plutôt l’obligation contraignante, telle que la volonté souveraine de Jupiter l’exprime par ses ordres. Son intervention dans l’Énéide n’est donc pas simplement liée à son rôle mythologique de mère d’Énée. Les actions de Vénus paraissent plutôt mettre en scène l’articulation entre le dieu souverain et sa souveraine volonté, divinisée sous les traits de Vénus, et la déesse est étonnée que cette volonté ne soit pas suivie d’effets et qu’elle puisse être contrée par Junon.
9C’est en fait plus compliqué. Car si l’on y regarde de près, Junon ne s’attaque pas directement à Vénus, en lui donnant des ordres, comme elle le fait pour d’autres “divinités de service”. Si Junon représente l’aspect féminin de la souveraineté, comme je le suppose, et si R. Schilling a raison, Vénus incarne quant à elle la volonté contraignante de Jupiter et de Junon. Or, on notera que cette dernière ne s’engage pas dans l’affrontement direct avec Vénus, ce qui, dans le modèle homérique aurait été possible, puisque les dieux s’y faisaient la guerre. Cette modération peut étonner, mais la raison du respect que Junon manifeste à Vénus semble claire : Virgile est déterminé par la conception romaine du mode d’action des dieux. Vénus exprimant à la fois la volonté contraignante de Jupiter et de Junon, elle ne peut entrer en conflit avec Junon, dans la mesure où elle est aussi à son service et réalise ses ordres aussi bien que ceux de Jupiter.
10La complexité des relations qui lient les divinités, est particulièrement visible dans une circonstance dans laquelle les deux déesses collaborent : il s’agit de la chasse, au cours de laquelle Didon et Énée deviennent un couple. Tout commence par les remontrances de Junon, qui veut fixer les Troyens à Carthage14 : “Dès que Junon fut assurée que Didon était atteinte d’une telle peste et que le souci de sa gloire ne pouvait arrêter sa frénésie, la chère épouse de Jupiter, la Saturnienne, entreprend Vénus en ces termes : ‘L’illustre mérite, les amples dépouilles que vous rapportez là, toi et ton garçon ! Grand et mémorable titre de gloire : une femme seule vaincue par la ruse de deux divinités ! Non, il ne m’échappe pas que notre forte cité t’a fait peur, que tu as trouvé inquiétantes les maisons de la noble Carthage’”. Le problème est que Didon est amoureuse d’Énée, en raison d’une intervention de Vénus menée par l’intermédiaire de Cupidon, son dieu “de service”, sans qu’Énée partage sa passion. Vénus interroge Junon sur ce qui est en train de se passer : est-ce cette ville qui est destinée à servir de patrie aux Troyens ? Si c’est le cas, elle accepte de suivre Junon. Celle-ci suscite donc l’orage qui réunit les deux héros dans une caverne15. “ ‘Je flotte dans l’incertitude : de par les destins, Jupiter admet-il que les Tyriens et ceux qui viennent de Troie n’aient qu’une seule ville ? Approuve-t-il ce mélange de peuples et ce pacte d’union ? Tu es son épouse, il t’est permis d’essayer sur lui l’effet de tes prières. Va, je suivrai.’ Alors la royale Junon reprit : ’Ça, ce sera à moi d’y œuvrer. Pour le moment, par quel moyen s’y prendre pour aller au plus pressé ? Attention, je vais te l’apprendre en deux mots’”. Et quand Junon expose le projet à Vénus, celle-ci approuve. On dirait que l’initiative, notamment quand il s’agit de créer un couple, appartient à la déesse matronale, et sur ce domaine c’est sa souveraine volonté que Vénus suit et promet d’appliquer.
11Mais c’était malheureusement sans compter avec la jalousie du roi local dont la belle Didon avait refusé la main. Il se plaint à Jupiter qui découvre les manigances de Junon et envoie Mercure faire la leçon à Énée, qui quitte aussitôt Carthage et Didon. Junon évidemment ne se calme pas. Une fois l’épisode carthaginois terminé, elle s’attaque aux matrones troyennes lors de leur séjour en Sicile, où les Troyens célèbrent le premier anniversaire de la mort d’Anchise. Sous son impulsion, elles tentent de mettre le feu à la flotte d’Énée, ce qui réussit en partie. Certaines de ces matrones choisissent d’ailleurs de rester en Sicile, tandis que les autres repartent avec Énée. Il est important de souligner que Junon exerce une fois de plus sa souveraineté en s’appuyant sur les matrones, elle agit à travers elles, qu’il s’agisse de Didon ou des Troyennes, à ceci près que Didon est en outre surtout reine. Junon se servirait de la matrone qui possède la souveraineté.
12Vénus continue toutefois de se plaindre du comportement de Junon, par exemple à Neptune16 : “Mais entre-temps Vénus, que tourmentent ses inquiétudes, s’adresse à Neptune et son cœur exhale ces plaintes. ‘Junon, sa rancœur pesante, sa rancœur insatiable me forcent, Neptune, à condescendre à toutes les prières. Ni la longueur du temps ni aucune piété n’arrivent à la radoucir ; les ordres de Jupiter et le destin, en brisant ses efforts, ne la font pas se calmer’”.
13Trois livres plus loin, quand les Troyens ont abordé en Italie, à Lavinium, et que la guerre avec les Latins est en cours, la déesse a toujours peur pour son fils, qui maintenant obéit aux ordres de Jupiter, aux imperia Iouis, mais continue d’être persécuté par Junon17 : “Mais Vénus avait des raisons de trembler en son cœur de mère, effrayée de la menace que sont les Laurentes, de leur rigoureuse levée en masse. Elle va en parler à Vulcain ; sur la couche d’or de son époux, elle commence à dire, insufflant le divin amour dans ses paroles…”. Et elle lui commande une armure pour son fils18 : “‘Et j’ai souvent pleuré les dures épreuves qu’Énée a traversées. Mais maintenant, obéissant aux ordres de Jupiter, il s’est établi au pays des Rutules. Je viens donc cette fois en suppliante : de ta divinité que je vénère, c’est une mère qui sollicite des armes pour son fils’…”.
14Et les choses continuent, jusqu’à la réunion des dieux, ordonnée par Jupiter au chant 10. Le souverain des dieux les invite alors à cesser leurs querelles et à laisser la paix revenir dans le Latium. Mais Vénus prend la parole et accuse19 : “Jupiter ne dit que ces quelques mots, mais la réponse de Vénus toute d’or ne fut pas aussi courte : ‘Ô père, ô éternel souverain des hommes et du monde, car quel autre appui que le tien pourrions-nous désormais implorer’ ?”. Elle accuse ensuite violemment Junon, qui réagit sur le même ton, et Jupiter finit par décider que le destin suivra sa voie. Mais la guerre continue. À la fin, quand Junon constate que ses intrigues destinées à contrer et à tester la volonté de Jupiter ne suffisent pas à faire intervenir le hasard et la fortune pour changer la destinée d’Énée et des Troyens, et que la volonté de Jupiter demeure immuable, elle se soumet et rejoint sa volonté, non sans avoir demandé un changement de nom pour les Troyens20 : “‘Quand donc tout ceci finira-t-il, chère épouse ?’, lui dit Jupiter, ‘qu’y a-t-il encore à attendre ? Tu le sais toi-même et tu conviens que tu le sais, Énée est dû au ciel comme Dieu Indigète et son destin l’élève jusqu’aux astres. Que machines-tu ? Qu’espères-tu, à rester dans les froides nuées ? Convenait-il donc que la main sacrilège d’un mortel portât un coup à un futur dieu ? Et l’épée ? Oui, car, sans toi, qu’aurait pu faire Juturne ? Fallait-il rendre à Turnus l’épée qui lui avait été ravie et accroître la résistance des vaincus ? Finis-en une bonne fois, laisse-toi fléchir par nos prières, ne laisse plus un pareil chagrin te ronger en silence et ton doux visage me faire voir souvent d’amers soucis. Le moment suprême est arrivé. Tu as pu poursuivre les Troyens sur la terre et sur l’onde, allumer une guerre abominable, entacher une famille, mêler un deuil à des noces. J’interdis qu’on cherche à aller plus loin’”. Et Junon cède à Jupiter21. “Ainsi, baissant la tête, la déesse saturnienne répond ‘C’est bien parce que cette tienne volonté m’était connue, grand Jupiter, que, malgré moi, j’ai abandonné Turnus et la terre. Autrement, tu ne me verrais pas en train d’endurer le meilleur et le pire, assise solitaire en ce séjour aérien : je le trouverais au cœur de la mêlée, ceinte d’un flamboiement, et je traînerais les Troyens en des combats perdus d’avance. Je l’avoue, j’ai conseillé à Juturne de secourir son malheureux frère et je l’ai approuvée d’oser plus encore pour lui sauver la vie, mais sans qu’elle aille pourtant jusqu’à lancer un trait ou tendre un arc, je le jure par la source implacable des eaux du Styx, seule terreur sacrée qu’aient les dieux du ciel. À présent je m’en vais, oui, je quitte les combats que j’ai pris en haine. Mais il est une chose qui n’est pas soumise à la loi du destin et que j’implore de toi pour le Latium et pour la majesté des tiens’ …”. On notera que pour essayer de tuer Énée, Junon a fait une fois encore intervenir une divinité féminine, Juturne.
15Jupiter conclut et accepte la demande de Junon sur le nouveau nom des “Troyens”22 : “Alors l’auteur des hommes et des choses lui sourit : ‘Tu es la sœur de Jupiter, le second enfant de Saturne, et roules dans ton cœur de tels flots de rancunes ? Mais allons, laisse tomber la fureur où tu t’es mise pour rien : je t’accorde ce que tu veux ; je me rends à ton désir, vaincu et consentant. Les peuples d’Ausonie garderont la langue et les mœurs de leurs pères, leur nom restera ce qu’il est. Les Troyens, mêlés à eux de corps seulement, ne seront que subsidiaires – j’y ajouterai leurs modes rituels particuliers – et je ferai de tous des Latins parlant d’une même voix. Une lignée sortira de ce mélange de sang ausonien, tu le verras surpasser en piété les hommes et les dieux et aucune nation ne célébrera autant tes honneurs’. Junon a fait signe qu’elle y consentait, s’en est réjouie et a changé entièrement d’attitude. Elle abandonne alors le nuage et quitte le ciel”. La décision finale du dieu souverain, ayant obtenu l’assentiment de Junon reine, instaure la fusion des deux peuples, sans que les Latins perdent leur langue, leur nom et leurs traditions23, un passage conclusif auquel répond en écho le mythe de Vertumne et de Pomone dans les Métamorphoses d’Ovide, où le dieu convainc la rétive Latine de s’unir à lui, convaincue qu’elle est qu’il se transformera lui aussi en ce qu’elle est24. On ne manquera pas de souligner que le compromis exigé par Junon concerne en fait à nouveau les femmes ausoniennes, car c’est elles qui s’uniront aux derniers Troyens, pensons en premier lieu à Énée, et il n’est question que de la lignée qui sortira de ce mélange de sang ausonien. Une fois de plus, Junon participe de l’acte de souveraineté à partir du domaine qui est le sien, celui des matrones. Je n’irai toutefois pas jusqu’à soutenir que le peuple de Jupiter troyen s’unit aux Latins de la Junon ausonienne pour former les futurs Latins, même si dans le Latium, mais aussi en étrurie méridionale, Junon est fréquemment la déesse principale. Je pense que l’intention du poète n’est pas aussi précise.
Conception romaine de la souverainté
16Suivant le modèle homérique, l’Énéide met ainsi en scène un conflit entre divinités qui se déroule à l’arrière-plan des événements humains. Les divinités s’affrontent en modifiant les destinées des humains qui sont impliqués dans l’histoire et le conflit entre divinités. Mais ce que Virgile met en scène n’est ni un affrontement entre divinités qu’il reprendrait d’Homère, ni des querelles sans arrière-plan, ce sont en fait les tensions qui existent dans la triade capitoline et dans la conception de la souveraineté qui est celle des Romains. De cette conception il existe d’autres indices. Un certain nombre de récits décrivent comment, quand les Romains mâles n’arrivent pas à conclure une action collective, leurs épouses se substituent à eux pour aboutir à une fin heureuse25. La mythologie augustéenne cite à ce propos la victoire sur Coriolan, l’assaut de l’arx par les Gaulois, ou l’arrivée de la Grande Mère, des épisodes qui voient l’échec des citoyens mâles et entraînent l’intervention des matrones qui sauvent ainsi la République. Il s’agit de mythes qui mettent en scène l’insuffisance de la souveraineté mâle pour arriver à conclure définitivement une action, et la mobilisation des épouses de citoyens qui permet de mettre un terme à la crise.
17De même dans le conflit originel qui oppose Grecs, Latins et Troyens fugitifs, l’épouse de Jupiter et Vénus, la déesse qui représente la volonté contraignante de la triade capitoline, et surtout celle de Jupiter et Junon, collaborent dans l’affrontement pour traduire en actes la volonté de la triade. La trame de la lutte opposant les divinités, qui scande celle qui oppose les humains sur terre, énonce le mode d’action qui est celui de la triade et des divinités qui sont liées étroitement à son action, comme l’est Vénus. L’action de Junon met bien en lumière son rôle de Regina qui ne peut se soumettre au destin, car sa fonction est d’être souveraine. De même Jupiter n’est pour ainsi dire pas complet, pas plus que ne l’est son flamine26, s’il n’a pas son épouse consentante à ses côtés. L’Énéide pointe ainsi à l’arrière-plan l’importance du délai imposé par Junon pour que l’acte souverain de la triade soit parfait, un délai qui permet aussi à la déesse souveraine de s’exprimer. C’est le drame de la participation incontournable de Junon à la naissance du futur peuple romain, telle que l’a décidée Jupiter, qui est ainsi mis en scène dans l’Énéide. Un drame qui suscite un conflit entre les divinités souveraines, lesquelles doivent s’entendre entre elles pour aboutir à une décision parfaite, tout particulièrement avec Vénus, la déesse qui réalise leur volonté. Une fois que Junon se soumet et tombe d’accord avec Jupiter, qui lui accorde que les Troyens s’appelleront Latins, le conflit est terminé et les Troyens battent définitivement les Latins. Les Troyens s’effacent et l’histoire latino-romaine peut commencer.
Des poèmes homériques à la mythologie politique des Romains
18Ce texte fameux, qui devait en quelque sorte réunir une Odyssée et une Iliade romanisées, transforme complétement le monde des dieux tel qu’il était mis en scène par Homère. Même si le récit rappelle parfois le comportement qui était celui des dieux dans le contexte de la guerre de Troie, les divinités de l’Énéide sont romaines et se comportent comme telles. Et ce sont notamment les deux divinités souveraines de l’État, Jupiter et Junon, liées à Vénus, qui occupent le devant de la scène. Car le contexte est celui de la décision finale qui va permettre l’installation des Troyens en Italie et par conséquence la naissance du peuple qui engendrera les futurs Romains. La décision de Jupiter est prise au moment même où l’Énéide commence, et les douze chants ne font que mettre en scène la réalisation de cette volonté. Cet arrêt immuable qui correspond au destin27, met en effet un certain temps à se réaliser. Il faut attendre le moment où Junon ne parvient plus à s’opposer à la volonté de Jupiter, et c’est le changement progressif qui transforme l’opinion de Junon qu’illustre, en quelque sorte, l’épopée toute entière. Nous sommes dans une situation très différente de celle qui sert de cadre au mythe de Coriolan, à l’arrivée de la Grande Mère ou à l’épisode des oies de Junon. Dans ces mythes, les Romains échouent à protéger la cité et risquent une très lourde défaite. Les matrones interviennent alors pour garantir le succès de la République, ou alors des animaux de la déesse réveillent par leurs cris les soldats endormis et évitent ainsi la catastrophe imminente venue des Gaulois escaladant la forteresse de l’Arx. Dans l’Énéide Jupiter a décidé, mais il a besoin de l’adhésion de Junon pour rendre sa décision absolue. Junon résiste, car elle a d’autres projets et inimitiés, jusqu’au moment où elle se rend compte qu’elle ne peut plus résister, puisque Jupiter veut qu’elle mette un terme au conflit qui l’oppose aux Troyens. Énée et les guerriers troyens se soumettent à la volonté de Jupiter, et les matrones troyennes elles aussi interviennent pour hâter cette décision, en brûlant la flotte troyenne – sur l’incitation de Junon. Mais c’est insuffisant, puisque la déesse matronale Junon n’est pas d’accord avec elles. Elle invente plusieurs scénarios pour empêcher les Troyens de s’établir dans le Latium, jusqu’au moment où elle comprend qu’elle ne peut plus s’opposer à la volonté de Jupiter. On constate le respect du contexte homérique du conflit entre les époux souverains. Dans l’Iliade et l’Odyssée aussi, c’est la volonté de Zeus qui, prétendue coïncider avec la Moira, s’impose, à condition que son épouse tombe d’accord avec lui (ce qui implique que les autres dieux suivent). Dans l’énéide c’est la volonté de Jupiter qui, prétendue coïncider avec les Fata, s’impose, à condition que son épouse tombe d’accord avec lui, pour que la décision souveraine soit parfaite. Virgile met en scène ce passage progressif vers l’ordre latin, c’est-à-dire romain, pour donner à son épopée un coloris homérique, en ouvrant cette parenthèse entre le monde du conflit des Achéens et des Troyens et l’arrivée des fugitifs en Italie, qui lui permet de mettre en scène les pérégrinations et les malheurs d’Énée et de ses Troyens rescapés. Une errance due essentiellement à la mauvaise volonté de Junon, et certainement destinée à souligner l’origine allogène difficile des Romains, un fait toujours souligné par les Romains, même si en fin de compte Jupiter décide qu’il faut se soumettre à sa volonté et, au prix de quelques concessions, rallie Junon à sa décision, qui devient ainsi parfaite.
19On constate que Virgile a utilisé la matière troyenne pour mettre en scène la difficile fondation de cette colonie qu’était Rome, un thème qui était utilisé, parallèlement aux institutions de Lavinium, pour signifier à tous que Rome était en fait une colonie troyenne qui n’était pas, comme Athènes, autochtone mais avait une autre origine : était ainsi semblable à toutes les cités qu’elle avait soumises et elle était donc apte à accueillir dans sa citoyenneté et son empire tous les habitants du monde. Et cela d’autant plus que Junon, dont le rôle est central pour l’action de la phase conclusive des errances d’Énée, est une des grandes divinités, sinon la grande déesse des peuples latins, que Rome a combattu et soumis, finalement, en 338 a.C., avant d’en faire une partie de la communauté romaine.
20Un aspect très intéressant qu’il faudrait d’ailleurs creuser est la continuation du mythe troyen. Comme tant d’autres cités de la Méditerranée, les Romains accrochent leur origine au mythe le plus célèbre de l’antiquité grecque. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’on glorifie le dernier groupe des Troyens défaits, et non des héros retournant d’une campagne victorieuse. Ces Troyens sont même voués à disparaître à la fin de leur migration, quand ils deviennent Latins. Et encore, on leur conteste sur place la volonté d’y fonder une cité et de s’installer après leurs errances. L’essentiel est en somme l’accueil par les Ausoniens de ces Troyens ballottés par le sort, pour fonder avec eux un nouveau peuple.
21Ce que Virgile met également en scène à l’arrière-plan, c’est aussi la nature de la prédominance romaine. Généralement agressée, de son point de vue, par ses voisins, elle se voit obligée de les soumettre, mais fidèle à sa propre histoire, elle accorde aux voisins soumis, s’ils le veulent, une place au sein de la communauté romaine, qui en fait, à terme, des Romains de plein droit. L’Énéide met en scène de façon originale cette démarche, puisque dans ce cas ce sont les ancêtres lointains des Romains qui agressent des peuples locaux et finalement forment avec eux un nouveau peuple, dirigé dans un premier temps par les derniers Troyens. Quoi qu’il en soit, à l’époque à laquelle Virgile compose cette épopée, le dernier soulèvement des Italiques, en 90 a.C., remonte à presque un siècle, et malgré quelques épisodes de la guerre civile récente, il n’est plus qu’un souvenir, mais il concernait précisément l’intégration complète des socii dans la cité romaine. En pointillé c’est sans doute aussi cette histoire récente qui est représentée derrière la querelle mythologique entre divinités souveraines.
Notes de bas de page
1 Scheid 2019. On pourra compléter cette interprétation par les conclusions de l’étude de Pirenne-Delforge & Pironti 2016.
2 Dumézil 1987, 153-290.
3 Pour ce thème célèbre, cf. Formicola 2005.
4 Verg., Aen. 1.1-4 :
Arma uirumque cano, Troiae qui primus ab oris
Italiam, fato profugus, Lauiniaque uenit
litora, multum ille et terris iactatus et alto
ui superum saeuae memorem Iunonis ob iram.
J’utilise la traduction de l’Énéide par P. Veyne chez Albin Michel/Les Belles Lettres.
5 Aen. 1.8-11 :
Musa, mihi causas memora, quo nomine laeso,
quidue dolens, regina deum tot uoluere casus
insignem pietate uirum, tot adire labores
impulerit. Tantaene animis caelestibus irae ?
6 Aen. 1.13-15 :
Karthago, Italiam contra Tiberinaque longe
ostia, diues opum studiisque asperrima bellī,
quam Iuno fertur terris magis omnibus unam
posthabita coluisse Samo...
7 Aen. 5.623-625 :
‘O miserae, quas non manus’ inquit’ Achaica bello
traxerit ad letum patriae sub moenibus! o gens
infelix, cui te exitio Fortuna reseruat ?’
8 Aen. 5.606-608.
Irim de caelo misit Saturnia Iuno
Iliacam ad classem uentosque aspirat eunti,
multa mouens necdum antiquum saturata dolorem.
9 Aen. 7.620-622 :
Tum regina deum caelo delapsa morantis
impulit ipsa manu portas, et cardine uerso
Belli ferratos rumpit Saturnia postis.
10 Aen. 1.664-669 :
‘Nate, meae uires, mea magna potentia, solus,
nate, patris summi qui tela Typhoea temnis,
ad te confugio et supplex tua numina posco.
Frater ut Aeneas pelago tuus omnia circum
litora iactetur odiis Iunonis acerbae,
nota tibi, et nostro doluisti saepe dolore.’
11 Scheid 1999.
12 Schilling 2003.
13 Schilling 2003, 91-155 ; Dumézil 1961 et 1969, 245-252.
14 Aen. 4.90-97 sq. :
Quam simul ac tali persensit peste teneri
cara Iouis coniunx nec famam obstare furori,
talibus adgreditur Venerem Saturnia dictis:
‘Egregiam uero laudem et spolia ampla refertis
tuque puerque tuus ; magnum et memorabile numen
una dolo diuum si femina uicta duorum est.
Nec me adeo fallit ueritam te moenia nostra
suspectas habuisse domos Karthaginis altae.
15 Aen. 4.110-116 :
sed fatis incerta feror, si Iuppiter unam
esse uelit Tyriis urbem Troiaque profectis,
misceriue probet populos aut foedera iungi.
Tu coniunx, tibi fas animum temptare precando.
Perge, sequar.’ Tum sic excepit regia Iuno:
‘Mecum erit iste labor ; nunc qua ratione quod instat
confieri possit, paucis (aduerte) docebo.
16 Aen. 5.779-784 :
At Venus interea Neptunum exercita curis
adloquitur talisque effundit pectore questus:
‘Iunonis grauis ira neque exsaturabile pectus
cogunt me, Neptune, preces descendere in omnis;
quam nec longa dies pietas nec mitigat ulla,
nec Iouis imperio fatisque infracta quiescit.
17 Aen. 8.370-373 :
At Venus haud animo nequiquam exterrita mater
Laurentumque minis et duro mota tumultu
Volcanum adloquitur thalamoque haec coniugis aureo
incipit et dictis diuinum aspirat amorem.
18 Aen. 8.380-383 :
et durum Aeneae fleuissem saepe laborem.
Nunc Iouis imperiis Rutulorum constitit oris:
ergo eadem supplex uenio et sanctum mihi numen
arma rogo, genetrix nato…
19 Aen. 10.16-20 :
Iuppiter haec paucis ; at non Venus aurea contra
pauca refert:
‘O pater, o hominum rerumque aeterna potestas
(namque aliud quid sit quod iam implorare queamus ?’)
…”
20 Aen. 12.791-806 :
Iunonem interea rex omnipotentis Olympi
adloquitur fulua pugnas de nube tuentem:
‘quae iam finis erit, coniunx ? quid denique restat?
Indigetem Aenean scis ipsa et scire fateris
deberi caelo fatisque ad sidera tolli.
Quid struis ? aut qua spe gelidis in nubibus haeres?
mortalin decuit uiolari uulnere diuom?
aut ensem (quid enim sine te Iuturna ualeret ?)
ereptum reddi Turno et uim crescere uictis ?
Desine iam tandem precibusque inflectere nostris,
ne te tantus edit tacitam dolor et mihi curae
saepe tuo dulci tristes ex ore recursent.
Ventum ad supremum est. Terris agitare uel undis
Troianos potuisti, infandum accendere bellum,
deformare domum et luctu miscere hymenaeos:
ulterius temptare ueto.’…
21 Aen. 12.807-820 :
Sic dea summisso contra Saturnia uultu:
‘Ista quidem quia nota mihi tua, magne, uoluntas,
Iuppiter, et Turnum et terras inuita reliqui ;
nec tu me aeria solam nunc sede uideres
digna indigna pati, sed flammis cincta sub ipsa
starem acie traheremque inimica in proelia Teucros.
Iuturnam misero (fateor) succurrere fratri
suasi et pro uita maiora audere probaui,
non ut tela tamen, non ut contenderet arcum;
adiuro Stygii caput implacabile fontis,
una superstitio superis quae reddita diuis.
Et nunc cedo equidem pugnasque exosa relinquo.
Illud te, nulla fati quod lege tenetur,
pro Latio obtestor, pro maiestate tuorum’.
22 Aen. 12.829-842 :
olli subridens hominum rerumque repertor:
‘Es germana Iouis Saturnique altera proles,
irarum tantos uoluis sub pectore fluctus ?
Verum age et inceptum frustra summitte furorem:
do quod uis, et me uictusque uolensque remitto.
Sermonem Ausonii patrium moresque tenebunt,
utque est nomen erit ; commixti corpore tantum
subsident Teucri. morem ritusque sacrorum
adiciam faciamque omnis uno ore Latinos.
Hinc genus Ausonio mixtum quod sanguine surget,
supra homines, supra ire deos pietate uidebis,
nec gens ulla tuos aeque celebrabit honores’
Adnuit his Iuno et mentem laetata retorsit;
Interea excedit caelo nubemque relinquit.
23 Cf. Bettini 2009.
24 Scheid & Svenbro 2012, 150-171 ; Scheid & Svenbro 2014, 122-138.
25 Scheid 1991, 405-437 ; Scheid 2003, 137-151.
26 Voir pour le flamine de Jupiter Plutarque, Questions romaines, 50 : “Pourquoi le prêtre de Zeus (= flamen Dialis) déposait-il sa charge quand son épouse était morte, comme l’atteste Ateius ? Est-ce parce que celui qui a épousé puis perdu une épouse légitime est plus infortuné que celui qui n’en a pas épousé ? Car la maison de l’homme marié est complète, au contraire la maison de celui qui, après s’être marié, a perdu son épouse n’est pas seulement incomplète mais en outre mutilée”.
27 Pour les Destins, voir Rohman 2010.
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