Robert de Sarrebrück, un routier au service de Charles VII
p. 179-187
Texte intégral
1Robert de Sarrebrück, seigneur de Commercy et de Venisy, comte de Roucy et de Braine1, n’a guère reçu les honneurs de l’Histoire. Né au tournant du xve siècle, celui que l’on nommait le damoiseau de Commercy, fut toujours regardé par ses contemporains comme un seigneur brutal, sans foi, ni loi, tout en soulignant sa présence et son action dans les grands épisodes qui émaillèrent la vie politique et militaire de ces temps difficiles. Pourtant ce seigneur lorrain demeure mal connu, l’historiographie refusant de lui prêter une quelconque attention, sauf à l’affubler de tous les stéréotypes du seigneur brigand2. Les coups de force et les trahisons du sire de Commercy auraient pu témoigner des derniers soubresauts d’une féodalité moribonde confinée dans un territoire frontalier. Il est vrai que la situation marginale du domaine des seigneurs de Commercy avait toujours favorisé leur indépendance. À la confluence de plusieurs frontières, entre Barrois-mouvant et non-mouvant, cette seigneurie se distinguait comme un alleu puissant dans une géographie politique contrariée, où les puissances princières de la région trouvaient encore quelques difficultés à s’affirmer. Pour autant, l’approche du personnage, comme son positionnement sur l’échiquier politique du moment, est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Si ses choix stratégiques ont pu paraître désordonnés aux yeux des chroniqueurs qui cherchaient une adhésion politique claire et franche, il faut aussi considérer la position précaire d’un seigneur bordurier pris en tenaille entre les hégémonies montantes que représentaient alors la couronne de France et le duché de Bourgogne.
2Toutefois, si le sire de Commercy s’est toujours efforcé de défendre les intérêts de son lignage, parfois contre l’autorité du roi, il fut aussi l’homme d’un parti. Robert de Sarrebrück assuma à ce titre l’héritage de son père, fidèle à la maison d’Orléans. Dès qu’il fut en âge de combattre, il mit toujours ses armes au service d’une même cause qui bientôt allait devenir celle du dauphin Charles. Comme son père, il fut un soutien recherché sur la frontière orientale du royaume. Comme lui, il devint un routier réputé et redouté pour sa force et sa puissance militaire. Le dauphin avait besoin de ce type de capitaine, à la fois pour mener des coups de force et pour conduire des corps d’armée aux limites de son royaume. Avec Baudricourt3, il avait mené une guerre de harcèlement sur les garnisons anglo-bourguignonnes postées sur les frontières de Champagne et du Luxembourg. Le sire de Commercy accompagna également le dauphin lors du voyage du sacre jusqu’à Reims, où il reçut l’adoubement des mains du roi fraichement sacré. L’oncle de Robert de Sarrebrück avait aussi contribué à l’opération. L’évêque de Châlons, Jean de Sarrebrück4, avait ouvert les portes de sa ville au dauphin et figurait au nombre des pairs présents à Reims. Si le seigneur de Commercy, à l’instar de Baudricourt, n’avait pas participé à l’épisode johannique, tous deux continuaient de défendre les postes tenus par les Français sur la frontière de l’est. Les années 1430 annonçaient cependant un tournant. Charles vii consolidait désormais ses positions et prenait un peu de distance avec tous ses capitaines et francs-tireurs qui l’avaient servi jusque-là, même aux prix d’un certain nombre de compromissions.
3C’est assez naturellement qu’il confia le soin à son connétable Richemont5 de reprendre en main cette armée composite, formée de routiers indépendants et dont la violence menaçait les exigences d’un ordre public qu’il s’efforçait d’imposer. À partir de 1435 et du traité d’Arras, cette stratégie se renforça face à la recrudescence des violences. Le connétable fut ainsi chargé de sévir contre les excès de ces capitaines, en procédant à quelques condamnations exemplaires. Dans la décennie suivante, le roi lui-même se déplaça en Lorraine pour réitérer l’interdiction de lever des hommes et de les armer sans ordre exprès du roi. Lors de son passage à Commercy, – était-ce un hasard ? Il avait interdit sur peine de corps et de biens “aux compagnies et routtes” de commettre les moindres désordres dans les duchés de Bar et de Lorraine, les domaines de son beau-frère, René d’Anjou6. Force était de constater que le problème de l’autonomie des routiers restait entier.
Les ravages des routiers en Lorraine
4Depuis la paix d’Arras (1435), les raids menés par les capitaines français contre leurs anciens ennemis ne fléchissaient pas. Ceux que l’historiographie stigmatise sous le terme d’Écorcheurs continuaient de se battre comme si la paix n’avait point été signée et sous le regard complaisant d’un roi, qui laissait opérer ses hommes, tout en les condamnant formellement par le biais d’édictions jamais appliquées, ou à titre anecdotique. Quand bien même on s’accorderait sur la sincérité de Charles vii à condamner ces excès, il n’avait guère les moyens de solder ces hommes et donc de régler la question de la discipline. Ceux-ci continuaient de servir ses intérêts, à savoir de préparer le terrain sur la frontière orientale où le roi avait très nettement l’intention de prendre pied. Dès 1442, Robert de Sarrebrück engageait les services de Guillaume de L’Estrac, Jean de Ravenel et Jean de Méry, trois capitaines français avec leur compagnie, pour saccager l’arrière-pays de Metz7. Les courses avaient repris en 1443 avec plus de vigueur encore. Les bandes d’aventuriers continuaient de vivre sur les champs. La reconquête de la Normandie détourna quelque temps, une partie d’entre eux, et Robert de Sarrebrück s’était empressé de voler au secours de son ami Dunois8. Cependant, avant de prendre la route pour la Normandie, Robert de Sarrebrück mena une dernière expédition contre Metz. Le chanoine de Saint-Thiébaut évoque cette incursion dirigée par le seigneur de Commercy, à la tête de 2500 routiers, qui fit de nombreux ravages, en particulier en mai 1443 dans le Val de Vaxy9. À ses côtés figuraient plusieurs de ses fidèles lieutenants, dont Le Rouçin et Pierre Regnault, le frère bâtard de La Hire10. Philippe de Vigneulles en témoigne aussi à sa manière : “Puis, en ce meisme moix de may, vinrent les Escourcheurs de France ou Vaulx de Wessey, environ deux mil. Et d’iceulx estoit cappitanne Pier Regnault, frere de la Hiere, et le Roussin, avec le seigneur Robert de Commercy ; et firent plusieurs grant mal autour de Cheminat”11.
5Si Robert de Sarrebrück servait les ambitions du roi avec un tel zèle dès lors qu’il s’agissait de fragiliser la fière cité impériale, c’est aussi parce que ce combat confortait ses propres intérêts. Toutefois, un problème subsistait. Cette stratégie personnelle le conduisait aussi à razzier les terres d’un autre de ses ennemis, René d’Anjou. Cette position, quelque peu contraire à ses fidélités politiques, mettait Robert de Sarrebrück dans une position précaire, car il ne pouvait attendre de soutien du roi, qui toujours défendait son beau-frère face à son capitaine. C’est dans cette configuration que le fils de René d’Anjou, Louis12, marquis de Pont-à-Mousson, en charge de la lieutenance du Barrois, s’attacha à combattre ce capitaine, censé partager les mêmes intérêts que lui. À la suite d’une série de raids entrepris par Sarrebrück et ses hommes, il organisa une opération de grande ampleur avant de faire établir en mars 1444 plusieurs enquêtes pour dommages qui révèlent tous les détails des excès commis par les routiers de Robert de Sarrebrück, en matière de “courses, pilleries, appatis”. Louis d’Anjou commanda alors de dresser un rapport exhaustif avec les coupables incriminés : “le plus les jours, le temps, les lieux et par quy ilz ont esté faiz”13. Conformément à ses instructions, les officiers judiciaires et les tabellions délégués se rendirent dans les villages qui relevaient de leur ressort afin de s’enquérir des méfaits imputables aux routiers. Quatre enquêtes furent conduites de manière simultanée. La première fut menée dans les prévôtés de Souilly14 et de Varennes-en-Barrois15. La seconde concerna Château-Salins16. La troisième couvrit Pont-à-Mousson17 et la dernière porta sur Nomeny18.
6Elles témoignent d’abord de la composition des troupes mises en cause. Les Écorcheurs enrôlés par le damoiseau de Commercy en 1443 n’étaient pas ceux qui avaient formé les bandes venues ravager le Barrois cinq ans plus tôt, en 143819. Si la Lorraine avait alors eu l’honneur de recevoir la fleur des routiers, avec des capitaines aussi illustres que La Hire, Chabannes, Floquet ou encore Blanchefort, en 1444, c’est par la “coquinaille”, pour reprendre le mot de Charles vii, qu’elle fut dévastée. Leurs chefs étaient des capitaines de second rang, dont l’enquête fournit quelques noms : le Rouçin, Dimanche de Court, Guinot d’Aurillac, le sire du Pin, Jean de Berry, Jean de Ravenel, Pierre Aubert, le bâtard de Beaujeu, Antoine de Toussenne, Pierre de Colombiers, Huguet Lambert, Guillaume de l’Estrac, Perrin Maillart. Les plus connus étaient Aubert, le Rouçin, Guillaume de l’Estrac et Dimanche de Court. Mais on trouva encore, “fourvoyé” dans cette expédition, Poton de Xaintrailles, qui ne dédaigna pas, à cette occasion, se saisir d’une rançon de cent soixante francs20.
7Les routiers, sous le commandement du Rouçin, d’Aurillac et de Dimanche de Court avaient séjourné deux mois dans la prévôté de Souilly et, de mai à juin, toute l’activité agricole y avait été suspendue. Robert de Sarrebrück lui-même était entré dans Souilly, escorté d’une “route” de deux mille chevaux ! Et, avec l’aide de ses “servans”, il avait mis à contribution ce village, ainsi que ceux d’Osches, de Saint-André et de Mondrecourt21. Le 23 mai 1443, à Bethincourt, après le revers de Villy, ce furent Guinot d’Aurillac et le sire du Pin qui arrivèrent, accompagnés aux dires des habitants de huit à neuf cents chevaux. S’ils n’y passèrent qu’une nuit et un jour, ils y commirent des dégâts évalués à deux cents florins, y compris les cinquante pourceaux pris par les routiers de Ravenel, bientôt repris par les routiers de Guillaume de l’Estrac, sans compter les dix florins que les capitaines exigèrent pour quitter le pays. À Forges22, les habitants durent livrer aux routiers deux queues de vin au prix de 22 francs, deux muids d’avoine au prix de huit francs, plus six douzaines de pains blancs. Une enquête spéciale, annexée à celle de Souilly et de Varenne, rapporte les déprédations commises par Robert de Sarrebrück et Poton de Xaintrailles à Mesnil-sur-Saulx23. La petite ville dut débourser pour un appatis, sous la menace d’incendie, 160 francs payables dans un délai de six jours. À titre de garantie, Robert exigea neuf otages, quatre habitants et cinq chevaux, qu’il remit entre les mains de Poton de Xaintrailles, lui cédant par la même occasion le paiement de la rançon pour ses services rendus devant Nancy.
8L’enquête de Château-Salins révèle la même déclinaison d’exactions24. Un enfant de trois ans fut même mis à rançon à un florin, que Robert voulut bien racheter à ses hommes sur ses propres deniers : “Mengin Croixsolz a dit et jurey par son serement comme dessus que son filz de l’eage de III ans fut prins et ransonné 1 florin, lequel florin le sire de Commarcy paya de sa bourse”25. Des hommes, des femmes et des enfants furent ainsi capturés contre rançon. Plusieurs femmes “vielles, josnes et pucelles de X et XII ans” furent violées26. Les excès des gens du sire de Commercy furent tout aussi redoutables dans les villages alentour, à Coutures, à Morville, à Putigny, à Vaxy, à Gerbecourt, à Lubecourt, à Fresnes-en-Saunois. Lors de cet épisode, l’église de Morville27 fut entièrement détruite dans un incendie. Le total des dommages fut estimé à 15 800 florins. L’enquête de Nomeny et de Pont-à-Mousson complète ce sinistre tableau. C’est en septembre 1443, que Robert de Sarrebrück et sa compagnie étaient venus courir devant Nomeny. Les dégâts s’élevèrent à 995 francs. Ceux commis à Manoncourt se montèrent à 1252 francs, et ceux commis à Abaucourt à 254 francs28.
9Mais il avait fallu une levée de boucliers de tous les responsables locaux pour mettre un terme à ces excès. Une coalition improbable avait ainsi vu le jour en février 1444, qui réunissait en son sein d’anciens ennemis. Elle rassembla autour du marquis de Pont-à-Mousson, des Messins, l’évêque de Toul et plusieurs Bourguignons. Il fut décidé d’un commun accord de mettre le siège devant Commercy pour menacer sur ses propres terres le maître d’œuvre de ces raids. En fait, après un vaste déploiement de force et le siège posé, les négociations furent rapidement entamées. Un compromis se dégagea, négocié entre chaque partie distincte29. Les routiers de Robert de Sarrebrück obtinrent des lettres d’abolition et jurèrent d’honorer les termes de l’accord. Les capitaines Pierre Aubert, Mathelin bâtard de Beaujeu, Antoine de Toussenne, Pierre de Colombiers et Huguet Lambert se portèrent forts pour leurs compagnons de route et s’engagèrent “sur la foi du serment et l’honneur” à respecter le traité qui venait d’être passé entre Robert de Sarrebrück et le marquis de Pont, Louis d’Anjou. Les cinq capitaines scellèrent de leurs sceaux l’engagement contracté30. Le marquis de Pont avait préféré traiter directement avec le seigneur de Commercy. Si le compromis écartait les ennemis coalisés contre Sarrebrück, il lui permit aussi de mettre ses armes au service d’autres opérations militaires.
10L’année qui s’annonçait devait coïncider avec le dernier épisode de l’Écorcherie. Un épisode où le seigneur de Commercy tint un rôle non négligeable. Les capitaines français engagés dans l’aventure furent placés cette fois sous le commandement du dauphin Louis, sans doute peu respectueux des précautions établies par son père pour limiter les désordres des soldats et encore moins disposé à suivre les directives de Richemont.
La trêve de Tours et l’expédition des Écorcheurs
11En 1444, la trêve de Tours, signée le 28 mai entre Français et Anglais, allait offrir de nouvelles perspectives pour Charles vii ; à une autre échelle, elle ouvrait de nouveaux horizons pour le sire de Commercy. À l’aune de la politique française, elle allait permettre au roi de se concentrer sur la question bourguignonne, que la paix d’Arras n’avait pas résolue. Il fallait désormais trouver un compromis avec Philippe le Bon, tout en réglant le problème de la discipline des armées. Il s’agissait de faire rentrer dans le rang des milliers de combattants qui vivaient sur les champs depuis des décennies, commettant des maux sans nombre sur les populations civiles, plutôt ennemies, mais aussi parfois amies. Toutefois, l’on ne pouvait renvoyer ces hommes à la vie civile, sans prendre le risque de voir se reproduire le phénomène des Grandes Compagnies, en laissant prospérer l’errance toute aussi violente de ces routiers livrés à tous les appétits. Jean Jouvenel des Ursins rappelle une stratégie éprouvée pour contourner la difficulté : “faire demourer en estrainges terres”, les soldats sans emploi31. Il est possible que le roi se soit laissé convaincre par Frédéric III pour conduire une expédition en terre d’Empire susceptible de fournir “un moyen opportun d’emmener hors du royaume les routiers dont on ne savait que faire”32. Le choix du roi fut à la fois de les employer sur des terrains extérieurs et de les neutraliser collectivement par des lettres d’abolition. “L’expatriation” des capitaines turbulents et de leurs hommes avait déjà été expérimentée avec succès sous le règne de Charles V. Après la trêve franco-anglaise de 1444, Charles VII décida de rassembler ses capitaines, et Robert de Sarrebrück fut sommé de les rejoindre pour participer à cette expédition de grande envergure. Le roi lui avait ordonné de retrouver le dauphin Louis à Tonnerre. Des échanges de courriers entre Metz et Strasbourg fournissent une description assez exacte de ce rassemblement de forces. Une lettre de Jans Esch du 8 août, envoyée depuis Strasbourg, permet de d’évaluer la remarquable route dont dispose Robert de Sarrebrück. Il chevauchait à la tête de mille cinq cents cavaliers, dont plusieurs centaines étaient ses propres hommes portant les couleurs de Commercy, ornées de la croix armagnaque : “Dans ce nombre trois cents portaient le même costume, mi-parti rouge et gris, orné d’une grande croix blanche au milieu du dos et sur la poitrine ; trois chariots couverts de cuir noir le suivaient, l’un d’eux contenant les échelles d’assaut, un autre rempli de flèches et le troisième de toile blanche”33. L’homme n’était pas un simple capitaine de routiers, outre la puissance qu’il était capable de déployer, il disposait aussi d’un savoir technique et d’un matériel militaire. À l’égal des princes, le sire de Commercy détenait une artillerie de campagne, qu’il mit en la circonstance au service du roi.
12La jonction des troupes avait été fixée à Langres. Le dauphin Louis s’y trouvait dès le 7 juillet 144434. Il y reçut les ambassadeurs de l’empereur, qui renouvelèrent auprès de lui leurs instances. Les principaux chefs qui accompagnaient l’héritier du trône, outre le seigneur de Commercy, étaient le maréchal de France (Philippe de Culant35), Jean et Louis de Bueil, Robert d’Estouteville, le sire d’Albret, Antoine de Chabannes et Gilles de Saint-Simon. Tous capitaines et résistants de longue date au service du roi. Venaient ensuite des écuyers tels que Guy de Blanchefort, Guillaume de l’Estrac, Joachim Rouault, Jean de Montgommery, l’Espinasse, Amaury d’Estissac, Gabriel de Bernes, etc…36. Une ancienne fraternité d’armes liait ces capitaines de routiers entre eux. Et depuis une quinzaine d’années, le sire de Commercy en était l’un des piliers. Philippe de Vigneulles qui relate l’expédition distingue le rôle de Robert de Sarrebrück “qui estoit l’un des principal capitenne”37. Au-delà, des milliers d’anciens soudards avaient répondu présents. Quatre mille d’entre eux environ périrent lors de la bataille de la Birse, le 26 août 1444, où ils contribuèrent à la victoire contre des Suisses très inférieurs en nombre. Après le combat, Frédéric III n’ayant pas honoré ses promesses de rétribution, une partie du reste de ces Écorcheurs se jeta sur la plaine de la Saône pour se payer en compensation. Les nobles comtois levèrent une armée, placée sous les ordres de Thibaut de Neuchâtel38 pour les éradiquer. Elle y parvint avec de grandes difficultés entre 1445 et 1446. Beaucoup de routiers y laissèrent la vie en Suisse, en Alsace et dans le comté de Bourgogne, ce qui permit au roi d’entreprendre la dispersion des autres ; et de faire entrer les meilleurs et les plus honorables dans les compagnies d’ordonnance, créées au même moment.
13On connaît assez bien les détails de l’expédition d’Allemagne, à la fois les hommes et leurs itinéraires. L’armée, forte d’une avant-garde de 6 à 8000 hommes conduits par le maréchal de France, Philippe de Culant, le seigneur de Commercy et un capitaine anglais, faisait route vers Montbéliard. Robert de Sarrebrück avait d’ailleurs envoyé au Dauphin, outre ses hommes, un certain nombre de pièces d’artillerie qu’il envoya chercher depuis Vaucouleurs en août 144539. Les hommes franchirent le Rhin (3000 voire 6 à 8000 selon les sources) et occupèrent les villes de Seckingen, Waldshut, Rheinfelden et Lauffenbourg, la connaissance du sire de Commercy des terres d’Empire toutes proches dû être précieuse pour favoriser l’avancée de la troupe en terre étrangère. Leur projet était de traverser la Forêt Noire et de pénétrer dans le Brisgau. Mais les routes étaient barrées d’arbres abattus et devinrent vite infranchissables. Les Écorcheurs revinrent alors à Altkirch40 auprès du Dauphin, où ils commirent des maux sans nombre. Robert de Sarrebrück est ainsi signalé parmi les Écorcheurs à Saint-Ypolite41.
14À leur retour d’Allemagne, les routiers traversèrent les états de Philippe le Bon, où ils furent malmenés par Jean de Fribourg, alors gouverneur du duché. Ceux qui étaient saisis furent livrés sans autre forme de procès à la main du bourreau, ou bien liés de corde à deux ou à trois et jetés dans la rivière. La Saône et le Doubs étaient remplis de cadavres au point, dit-on, que les pécheurs s’en plaignaient42. Quant aux hommes de Robert de Sarrebrück, ils furent pris en embuscade près de l’abbaye de Lure par les gens de Thibaut IX de Neufchâtel, avec la complicité de l’abbé. Là furent “rué jus, prins chevaulx, harnois, bagues, artilleries et autres biens [...] sans compter les hommes emmenez à Lure et ailleurs”43.
La fin d’un capitaine de routiers ?
15Que dire des lendemains de ce voyage d’Allemagne ? Une partie des capitaines intégra les nouveaux cadres de l’armée royale. Les autres regagnèrent leurs terres, à l’instar de Robert de Sarrebrück, qui plusieurs années après l’embuscade de Lure où il avait perdu hommes et bombardes, s’efforçait d’en obtenir le dédommagement auprès du roi. Charles VII commandait à ses officiers de poursuivre les coupables, mais dans les faits nul ne se souciait plus de ce seigneur vieillissant. Le roi avait également d’autres préoccupations. Depuis 1450, il parachevait la reconquête, en reprenant d’abord la Normandie, avant de se lancer dans une dernière grande campagne, celle de Guyenne. Robert de Sarrebrück n’était plus concerné, et n’avait sans doute plus le zèle d’antan pour servir le roi. À la suite du mandement adressé par le roi à ses baillis de Sens, de Vermandois, de Chaumont et de Vitry, l’homme qui avait atteint cinquante-trois ans tenta de se faire dispenser de cet ultime service militaire. Un second mandement informa les mêmes destinataires que le roi avait bien voulu accorder une dispense au seigneur de Commercy, et qu’il ne retiendrait aucune charge contre lui. Les arguments avancés par le roi sont riches d’informations. Le roi reconnaît de toute évidence les excuses mises en avant par Robert, et convient d’abord qu’il a depuis toujours servi la cause du roi : “a la faveur des bons et agréables services qu’il nous a faiz le temps passé ou fait de noz guerres”. Mais la dispense impose des conditions : “ces choses considérées et l’aage de notre dit cousin”, le roi accepte de recevoir en lieu et place du seigneur de Commercy, son fils aîné Amé, lequel précise-t-on “est assez en aage et puissant pour nous bien servir doresnavant oudit fait de la guerre”, et qu’il sera “monté, armé et accompaigné”44. Robert était-il réellement perclus de rhumatismes pour avoir décliné l’obligation ? Cet âge honorable ne sonnait pas la retraite des chefs de guerre au xve siècle. On pourrait citer en comparaison deux grandes figures que le sire de Commercy a croisées dans sa longue carrière militaire, Barbazan qui est mort sur le champ de bataille de Bulgnéville à 71 ans, et Talbot qui fut tué à Castillon dans les mêmes circonstances à l’âge de 70 ans. Certes, on pourra reprocher à ces deux exemples leur caractère exceptionnel, mais l’on peut toutefois se demander si Robert n’était pas tout simplement lassé d’avoir servi un monarque qui avait si mal récompensé ses capitaines, et ravalé ses anciens alliés au rang de vulgaires sujets. Le sire de Commercy veillait désormais sur ses terres et fit valoir devant le roi qu’il lui fallait maintenant surveiller ses places “es fins et extremitez du royaume”.
16Près de dix ans après l’épisode de Lure, le 1er juillet 1454, le roi accorda sa sauvegarde à Robert et exigea que lui soient payées les dettes qui lui restaient dues45. Trois ans plus tard, Charles VII réitéra sa déclaration et ses exigences46. Robert, cité comme “chevalier, conseiller et chambellan du roi”, avait recouvré les honneurs qui avaient été accordés à ses ancêtres, mais luttait toujours pour être indemnisé de cet épisode militaire qui lui avait tant coûté. Ultime résistance, perdue d’avance. Le sire de Commercy et de Braine allait prendre sa retraire de routier et consacrer la fin de sa vie à la gestion de ses domaines.
17Au seuil de cette retraite, quel bilan tirer d’une vie de combattant ? Le damoiseau de Commercy avait toujours été un partisan du Dauphin et l’un de ceux qui avaient assisté à la journée du sacre. Il avait combattu pour lui, avec son compagnon d’armes Robert de Baudricourt. Dans le même temps, et c’est peut-être cela le cœur du paradoxe, il entretenait un lourd contentieux avec René d’Anjou, dont la mère fut le principal moteur de la résistance française. La fidélité de Robert de Sarrebrück à la France et à la défense de ses intérêts ne se contredisaient pas, mais interfèrent en permanence ; elles troublent le lecteur qui eût aimé lire l’histoire de Robert de Sarrebrück comme un roman historique, dont les camps auraient été clairement délimités. Le regard que le roi porta sur son capitaine fut d’ailleurs à l’aune de cette contradiction. Il le protège quand celui-ci est menacé, ou quand il est fait prisonnier, mais il le taxe lourdement pour bien marquer son autorité (épisode du siège de Commercy en 1444). Charles VII avait appris, au cours de son long isolement politique, à se servir d’hommes de guerre d’exception, capables de se débrouiller seuls dans un espace hostile, et de se payer sur le pays faute d’être financés sur le Trésor. La vraie difficulté pour lui fut de canaliser ce trop-plein d’énergie guerrière et la violence collective de ces routiers qui pouvaient remettre en cause une paix difficilement négociée. Une violence qui mettait à mal également l’autorité publique incarnée par le roi au seuil de la paix. Il fut sur ce point d’une grande habileté ; il l’employa en terres ennemies (et fut heureux de trouver un Robert de Sarrebrück pour conduire toute cette troupe de mauvais sujets sur les routes d’Allemagne), ou il l’envoya dévaster un pays qu’il allait lui-même investir plus tard, le pays messin, encore impérial. Le retour à la paix, c’est-à-dire ici la restauration de l’autorité royale, s’accompagna de punitions exemplaires, de soumissions forcées, de lettres de rémission, plus rarement de récompenses ou de promotions. Tel est souvent le sort de ceux qui se battent en francs-tireurs.
Notes de bas de page
1 Commercy, Meuse, ch.-l. d’arr. ; Venizy, Yonne, con de Brienon-sur-Armançon ; Roucy, Aisne, con de Neufchâtel-sur-Aisne et Braine ; Braine, Aisne, ch.-l. de con.
2 Dumont 1843, t. 1.
3 Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, puis bailli de Chaumont (c. 1390-1454).
4 Sur le soutien du prélat à Charles VII et à Jeanne d’Arc voir Guilbert 2015, 112.
5 Arthur iii de Bretagne, frère du duc Jean Vde Bretagne, connétable de France (1393-1458).
6 René d’Anjou (1409-1480), duc de Bar, de Lorraine, d’Anjou, comte de Provence et de Piémont, roi de Sicile et de Jérusalem ; Tuetey 1874, t. 2, 81 ; Digot 1857, t. 3, 65, lettre du 8 mars 1441. En 1440, Richemont avait fait exécuter le bâtard de Bourbon, ainsi que d’autres routiers, Monstrelet, éd. Douët d’Arcq, 1860, t. 5, 130 ; Guillaume Gruel, éd. Le Vavasseur 1890, 144.
7 BnF, Lorraine 291, 73, 4 février 1442 (n. s.).
8 Jean, comte de Dunois, fils bâtard de Louis d’Orléans.
9 Vaxy, Moselle, con de Château-Salins. Autrefois Vaxey. Calmet, éd. 1745-1757, t. 5, Preuves II, 244-247 ; Giuliato 2000, 35-52. En 1443, les habitants de Jouy-aux-Arches se retranchèrent avec leurs biens sur les vestiges de l’aqueduc romain pour échapper aux hommes de Robert de Sarrebrück, Huguenin, éd. 1838, 215, 238.
10 Annales du doyen de Saint-Thiébaut, éd. Calmet 1745-1757, t. 5.
11 Vigneulles, éd. Bruneau 1927-1933, t. 2, 272.
12 Louis d’Anjou (1427-1445), fils et lieutenant de René d’Anjou, fut marquis de Pont-à-Mousson. Il entra en conflit avec Robert de Sarrebrück en 1443. Pourtant, la même année, ils combattirent ensemble contre Metz. Appelé parfois Louis d’Anjou-Commercy, Louis d’Anjou mourut sans postérité et ses biens revinrent à son père René d’Anjou.
13 Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 631, 89 (1).
14 Souilly, Meuse, ch.-l. de con.
15 Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 631, n° 89, pièces 1 à 3.
16 Ibid., Layette Château-Salins I, n° 32. Château-Salins, Moselle, ch.-l. d’arr.
17 Ibid., Layette Vivier, n° 19.
18 Ibid., Layette Nomeny I, n° 4. Nomeny, Meurthe-et-Moselle, ch.-l. de con.
19 Voir les comptes d’Odin d’Amance, receveur général de Lorraine, pour 1438-1439. Ils concernent le paiement des capitaines La Hire, L’Estrac et Floquet, Recueils des documents sur l’histoire de Lorraine, 1855, 13 sq.
20 Enquête réalisée en 1444 dans la prévôté de Souilly, Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 631, 89 (a à o), cahier papier. Tuetey 1874, t. 2, 83.
21 Osches et Saint-André-en-Barrois, Meuse, con de Souilly ; Mondrecourt, cne Trois-Domaines, Meuse, con de Seuil-d’Argonne.
22 Forges-sur-Meuse, Meuse, con de Montfaucon-d’Argonne.
23 Ménil-sur-Saulx, Meuse, con de Montiers-sur-Saulx.
24 Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 631, Layette Château-Salins I, 32.
25 Ibid., B 631, 89 (a à o), Tuetey 1874, t. 2, 90.
26 “chose périlleuse et dangerouse à écrire…”, indique l’enquête, ibid.
27 Morville-sur-Nied, Moselle, con de Delme.
28 Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, Layette Viviers, n° 19. L’enquête effectuée à Pont-à-Mousson rend compte de la visite effectuée dans la ville par les routiers en novembre et décembre 1443. Cette enquête fut d’ailleurs appuyée de pièces justificatives en complément des déclarations des habitants, afin d’éviter les fausses déclarations.
29 BnF, Lorraine 293, 2.
30 L’analyse de cet acte est faite dans Dumont 1843, t. 1, 256. L’original est à Nancy : Arch. dép. Meurthe-et-Moselle, B 630, pièce 21 ; Tuetey 1874, t. 2, 97-98.
31 Marot 1941, 115, n° 2.
32 Cosneau 1886, 348-349.
33 BnF, Lorraine 293, 29. Robert de Sarrebrück se faisait accompagner de ses deux fils richement équipés et de trois chevaucheurs à sa livrée, avec onze étalons harnachés de noir. Lettre du 8 août 1444. Original allemand, Arch. mun. Strasbourg, Correspondance politique, AA 178.
34 Kendall 1974, 72 et sq. : “Devenu prince des coupe-jarrets, le dauphin arriva à Langres le 20 juillet à la tête de mille cavaliers. Il venait d’avoir 21 ans” ; Olivier de la Marche, éd. Beaune & d’Arbaumont 1884-1888, t. 2, 62.
35 Philippe de Culant, sire de Jalognes, était le frère de Philippe de Culant, maréchal de France. Il fut l’une des victimes du procès de Jacques Cœur.
36 Jean Chartier, éd. Vallet de Viriville 1858, t. 2, 36-42.
37 Philippe de Vigneulles, éd. Bruneau 1927-1933, t. 2, 283.
38 Thibaut IX de Neufchâtel, maréchal de Bourgogne en 1444.
39 Tuetey 1874, t. 1, 155-156.
40 Haut-Rhin, ch.-l. arr.
41 Saint-Hippolyte, Doubs, ch.-l. de con. Arch. mun. Strasbourg, Correspondance politique, AA 178.
42 Olivier de la Marche, éd. Beaune & d’Arbaumont 1884-1888, t. 2, 247.
43 BnF, Lorraine 294, 8 (4 septembre 1447) ; ibid., Lorraine 293, 29 (12 novembre 1453).
44 BnF, Lorraine 293, 27.
45 Ibid., 401, 109.
46 Le 28 octobre 1457, un sergent royal se déplace à Euville et, sur la place publique, il annonce “a haulte voix et a cry publique que le roy plaçait Robert, sa famille et ses biens sous la protection et sauvegarde du roi”. Le sergent certifie “par la présente avoir correctement exploité”. Il reprend la disposition prise le 1er juillet de la même année. Robert de Sarrebrück est confirmé dans ses “droits, possessions, usages et franchises”. Les dettes dues qui seront prouvées par lettre, témoins “suffisamment”, ou par son “certain” commandement, seront exécutées, BnF, Lorraine 293, 30.
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