Introduction
p. 15-22
Texte intégral
1Chris Wickham, s’interrogeant il y a à peine une dizaine d’années sur le passage de l’Empire romain à la période médiévale, soulignait l’opposition entre deux modèles de structures socio-politiques qui se succèdent au cours d’une longue transition centrée sur le ve siècle1 : d’un côté un État dominé par une aristocratie civique et foncière dont les contributions permettent de salarier une puissante armée, et de l’autre des États où l’armée coïncide avec l’aristocratie qui dispose pour accomplir ce service de terres et/ou d’une rente foncière qui lui ont été attribuées pour subvenir à ses besoins, à son entraînement et à son équipement. Les deux modèles n’étaient d’ailleurs pas exclusifs : armée du premier modèle, l’armée romaine de la période républicaine et des débuts du principat concédait des terres à ses vétérans, et les armées barbares ou féodales, celles du second modèle, avaient souvent – et parfois en abondance – recours à des troupes stipendiées. Surtout, les deux modèles pouvaient coexister : c’était précisément le cas dans les derniers siècles de l’Empire Romain avec deux élites, l’une sénatoriale et l’autre purement militaire.
2Globalement, les armées du Moyen Âge occidental s’inscrivent cependant dans le cadre du second modèle décrit par Chris Wickham, c’est-à-dire celui d’armées dont au moins les corps d’élite, en général la cavalerie lourde, sont établis sur la terre dont elles tirent leurs moyens de subsistance par l’intermédiaire de la rente foncière. Le lien entre la terre et la fonction militaire est ici consubstantiel, garantie aussi bien de l’efficacité professionnelle des soldats que de l’éthique sociale du groupe aristocratique qui constitue à la fois la force matérielle de la structure politique considérée (État ou autre) et, sinon sa classe dominante, du moins l’une de ses fractions essentielles : la classe dominante médiévale est en effet duale2. C’est bien à ce niveau que se trouve la racine des problèmes que pose le mercenariat, au-delà des aspects plus strictement militaires qui le caractérisent : comment peut-il légitimer son existence dans une structure qui ne lui laisse, du moins a priori, aucune place ? Il y a une évidente contradiction entre la pratique du mercenariat et le principe d’une aristocratie féodale chevaleresque qui est bien devenue une réalité sociale dès le xie et le xiie siècles : et les contemporains n’ont pas manqué de s’indigner, par exemple, du recours intensif aux mercenaires par les souverains Plantagenêt, Henri II, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre (alors que d’autres souverains faisaient de même3). L’existence de ces mercenaires est perçue non seulement comme socialement et moralement répréhensible, c’est aussi considéré comme une anomalie.
3Lorsque la genèse de l’État moderne se développe au xiiie siècle, c’est toute la structure de la société qui se transforme : au lieu de la dichotomie présentée par Chris Wickham, on se trouve face à un État dont la base matérielle et la puissance matérielle reposent à la fois sur une aristocratie militaire qui doit un service en contrepartie des terres et de la rente foncière dont elle a la disposition, et sur une fiscalité qui permet désormais de payer des troupes professionnelles sur une grande échelle. Mais tous ceux qui reçoivent une solde ne sont pas des “mercenaires” du moins socialement parlant : et il faut donc opérer une distinction qui n’est pas toujours facile à établir entre les membres de l’aristocratie militaire qui, tout en accomplissant leur service, sont soldés pour combattre, et les mercenaires qui combattent avant tout pour le profit. Le problème, on le voit, n’est pas tant un problème militaire qu’un problème social, ou, si l’on préfère, un problème socio-politique.
4Ce qui veut dire que, contrairement à ce que l’on lit souvent, le mercenariat n’est pas d’abord et avant tout un problème d’argent. Philippe Contamine a très clairement souligné ce point : les armées féodales sont déjà, en partie au moins, des armées payées, soldées, salariées, peu importe le terme que l’on retiendra4. Il a d’ailleurs choisi de reprendre une définition d’Yvon Garlan qui ne parle pas de salaire mais “d’appât du gain”5. Les armées féodales sont recrutées sur la base d’une obligation de service de nature contractuelle puisqu’elle est liée à l’obligation vassalique d’aide et éventuellement à la détention d’un fief, mais leur recrutement repose aussi, en réaction à la crise du système féodal, manifeste depuis le xiie siècle au moins, sur la base d’une obligation plus large concernant la communauté des habitants d’un territoire donné ; dans le cas de la France, elle s’appliquait notamment aux bonnes villes. Xavier Hélary vient encore tout récemment de retracer avec beaucoup de finesse les étapes qui ont conduit, avec le développement de la notion d’arrière-ban, à l’idée que tous ceux qui, à la différence des nobles, n’étaient pas susceptibles de combattre personnellement devaient, au moins en principe, s’engager pour la défense du royaume et y participer, ne serait-ce que par le paiement de taxes : et, en 1303-1304 ces taxes sont explicitement destinées au rachat de “l’obligation d’un service d’ost universel”6. L’évolution est en Angleterre tout à fait parallèle et même plus précoce7. Il est vrai que les campagnes d’Édouard Ier au Pays de Galles impliquaient des contraintes particulières qui, dès 1282, avaient conduit le souverain à envisager les conditions de la levée militaire, en privilégiant le niveau social (et économique) des recrues par rapport à leur statut dans la hiérarchie féodale8. Autrement dit, appeler à participer à la défense du royaume permet à la fois de lever des troupes sur la base d’une obligation et de disposer d’un financement par l’intermédiaire de l’impôt qui, en dépit du principe de l’obligation, va permettre de les payer. Car le service féodal ou le service d’ost est en principe dû pour seulement quarante jours, et si l’on veut pouvoir garder plus longtemps les troupes en armes, ou les faire servir là où leurs obligations féodales ne les y contraignent pas, il faut les payer, les nourrir et les entretenir.
5On vient d’évoquer les contraintes particulières des campagnes d’Édouard Ier au Pays de Galles et en Écosse. Au Pays de Galles, les guerres de conquête ou de répression des révoltes que durent mener les troupes d’Édouard Ier n’avaient rien d’attirant pour l’aristocratie anglaise : le terrain était difficile, il n’y avait que peu de butin à espérer, et les tâches à accomplir étaient peu glorieuses. Le gros de l’infanterie fut fourni par les Marcher Lords dont les hommes étaient accoutumés aux spécificités du terrain gallois. Le roi fit largement appel à des levées payées et aux chevaliers de sa maison (les household knights) pour s’affranchir des principes stratégiques surannés des commandants traditionnels de l’aristocratie qui étaient les premiers à demander la levée des contingents féodaux pour préserver leurs privilèges coutumiers9. Les seuls “mercenaires” à proprement parler auxquels fit alors appel Édouard Ier furent des arbalétriers gascons. Les troupes payées sont également utilisées pour les campagnes d’Écosse, surtout à partir de la campagne d’hiver de 1297-1298 lancée en réaction à la cuisante défaite de Stirling10, et pour les expéditions de Flandre et de Gascogne en 1297-129811. Dans le cas des campagnes écossaises, si l’on y trouve beaucoup de chevaliers accomplissant leur service féodal, on observe aussi un nombre important (en tout cas, beaucoup plus que pour les campagnes galloises) de membres de l’aristocratie qui viennent participer aux combats pour l’honneur, en fait pour tenir leur rang et pour être vus dans une position qui conforte la place qu’ils estiment être la leur dans la société : les premiers rolls de ces ménestrels qui sont en passe de se muer en hérauts d’arme comme le Falkirk Roll (1296) ou la Chanson de Caerlaverock (1300) témoignent de ce phénomène12.
6En tout état de cause, après ces rudes campagnes, les Anglais prirent soin de recruter et d’organiser leurs troupes sur la base de retenues composées certes de membres de l’aristocratie mais surtout de guerriers expérimentés. C’est un nouveau type de contrat, le contrat d’indenture, dont on sait qu’Édouard avait déjà fait usage en 1270 pour recruter les chevaliers qui devaient l’accompagner à la Croisade13, qui va permettre d’obtenir ce résultat. Le système de l’indenture for life service in peace and war deviendra rapidement le principe structurant de l’organisation de l’armée anglaise pendant la guerre de Cent ans14. Pour les expéditions Outre-Manche, le système de recrutement par retenue est apparu progressivement, qu’il s’agisse de l’expédition de 1297 ou de la guerre de Saint-Sardos15, mais il s’impose définitivement avec les premières expéditions d’Édouard III en Écosse et en France16. L’obligation militaire pesant sur l’ensemble des Anglais ne disparaît pourtant pas pour autant : elle garde tout son intérêt fiscal, mais elle répond aussi à des objectifs militaires puisque, comme le souligne H. J. Hewitt, convoquer le posse du comté, c’est-à-dire l’ensemble des hommes susceptibles d’être enrôlés, permet de sélectionner ceux qui sont le plus aptes au service17.
7Si la France mit plus de temps à se débarrasser de la cohue inefficace d’une armée coutumière dont l’absence de maniabilité tactique est en partie responsable de ses premières défaites, elle avait aussi recours à ce système contractuel et aux lettres de retenue, même si, en théorie au moins, la délégation de pouvoir aux capitaines est moins prononcée qu’en Angleterre : les lettres de retenue françaises sont de plus en plus précises et de mieux en mieux adaptées à la nature du service militaire requis18 mais, alors que le roi d’Angleterre laisse ses grands nobles se comporter en entrepreneurs de guerre quasi autonomes pendant toute la guerre de Cent Ans, le contrôle du pouvoir royal sur les retenues se renforce sous Charles V. Les lettres de retenue ne sont plus alors “délivrées que par deux autorités : Louis d’Anjou pour la Languedoc et Charles V pour le reste du royaume”19. Cette centralisation n’aura cependant qu’un temps, et l’on revient ensuite à un système dans lequel les “princes” délivrent leurs propres lettres de retenues un danger pour la monarchie qui est l’une des raisons des réformes de Charles VII qui aboutiront à la naissance de l’armée permanente en France, à l’inverse de ce qui se passera en Angleterre. Mais cette différence entre les deux principaux belligérants ne doit pas masquer une réalité sociale commune que résume bien l’expression “féodalité bâtarde”. Philippe Contamine, en étudiant le recrutement géographique des routes françaises, remarquaient qu’il y en avait de deux sortes : le recrutement d’une partie d’entre elles était assez hétérogène, alors que pour beaucoup d’autres il était au contraire très homogène20. Si les combattants de ces dernières sont éventuellement unis par un lien profond de fidélité à leur souverain, ils sont aussi liés par des relations sinon féodales au sens strict, du moins de solidarité régionale à ceux qui les ont engagés ou à ceux qu’ils recrutent eux-mêmes dans les contrats qu’ils passent à leur tour avec ceux qui les suivront au combat21. Ils restent dans le cadre de leurs obligations de service, au sens le plus général, et de leur rôle social.
8En revanche, ceux qui s’engagent dans un conflit dans lequel ils ne sont pas impliqués par la nécessité de défendre leur “nation” ou de manifester la fidélité qu’ils doivent à leur souverain et/ou à leur seigneur, ceux-là sont effectivement des mercenaires, prêts à faire la guerre sans d’autre motivation que l’appât du gain et leur propre profit. Le problème pour l’historien est que la frontière entre les deux catégories est difficile, sinon impossible, à tracer ; et même si on laisse de côté les professionnels “spécialistes” de certaines armes (les archers et, plus encore, les arbalétriers, qui tombent clairement du côté mercenaire), la ligne de démarcation est particulièrement poreuse. Même un théoricien reconnu de la chevalerie comme Geoffroy de Charny est loin d’être clair sur le sujet, quand il justifie par le désir de l’aventure et l’importance d’acquérir de l’expérience le fait d’aller guerroyer dans ces pays où l’on donne soldes et gages :
“Dont nous convient parler encore d’un autre estat de gens d’armes qui moult sont à loer. Et ce sont ceulx qui par plusieurs nécessités qui ne sont à ramentevoir [remettre en mémoire], se partent de leur païs ou pour profit qu’il pensent à avoir plus grant qu’il n’auroient ou pouroient avoir en leur pays-mesmes, et par ceste manière se partent de leur pays avant qu’il soit nul compte d’eulx par nul fait d’armes, et plus volontiers demorassent en leur pays, se il peussent bonnement. Mais toutesfois s’en partent et vont en Lombardie ou en Touscane, en Puille ou ès autres pays là où l’en donne souls et gaiges, et là se demeurent et se mettent en estat de chevaux et d’armeures, parmy les sols et les gaiges qu’ils reçoivent. Et par ce pèvent-il veoir, aprendre et savoir moult de biens pour le fait de la guerre ; car ils pèvent estre en tels païs ou marches là où il pèvent veoir et faire en fait d’armes moult de biens. Et plusieurs fois a Nostre-Seigneur donné grâce à plusieurs qui sont alés en la manière que j’ay dessus dite, tant de la renommée des grants biens qu’ils y ont fais de leurs corps et de leur main ès bons fais d’armes où il se sont trouvés, comme de proffiter avecques l’onneur. Et quant Dieu leur a donné tel grâce d’onnour pour leurs bons fais en ce mestier, icelles gens sont à loer et honnorer partout, mais que il ne délaissent mie pour leur proffit trop tost du continuer ; car qui trop tost le délaisse, de légier s’abaisse de renommée, et nuls ne se doit délaissier de bien faire, que quant le corps ne peut plus : si doit avoir le cuer et la bonne volenté. Et à moult de gens est-il miex cheu et avenu à la fin que ils n’avoient espérance à leur encommencement selon la manière de leur emprise. Et pour ce di-je : que qui miex fait, miex vault”22.
9Les mêmes hommes, avec les mêmes comportements, se retrouvent ainsi des deux côtés de cette frontière virtuelle, au gré des occasions, de la conjoncture politique ou économique, ou des crises dynastiques. Dans bien des cas, d’ailleurs, il est malaisé de cerner des critères comme la fidélité à un souverain, à un lignage ou à un seigneur : un Breton ou un Gascon peut se retrouver aussi bien du côté français que du côté anglais, et les hommes qui ont servi tour à tour les deux belligérants ne sont pas rares ; le triste sort du connétable de France Raoul de Brienne23 ne doit pas faire oublier les honorables carrières d’un Guichard d’Angles24 ou d’un Enguerrand VII de Coucy25, pour ne citer que deux exemples célèbres26. Les capitaines qui ont servi le roi de France ou le roi d’Angleterre se retrouvent sous les mêmes bannières en Italie, tandis que les compagnies qui ravagent les monts d’Auvergne ou du Limousin et la vallée du Rhône ont des allégeances notoirement changeantes. Aussi bien est-ce souvent la légitimité sociale qui fait en réalité la différence entre celui qui, appartenant à une famille bien établie de la gentry anglaise ou de la noblesse française se retrouve occasionnellement à servir aux côtés des compagnies de routiers, et celui qui court les guerres, issu des franges inférieures de ces couches sociales, page ou valet monté en grade pour devenir homme d’armes : même quand il paraît avoir atteint les sommets, ce dernier est à la merci d’une erreur stratégique qui le fait s’effondrer : pour un Sir John Hawkwood27, combien d’Aymerigot Marchès28 ? Une lecture de Froissart, si on veut bien lui faire la confiance que réclame Guilhem Pépin après son examen approfondi du cas du Bascot de Mauléon29, nous révèle toute l’ambiguïté de ses descriptions du statut social des personnes qu’il mentionne ; précis dans les détails qu’il distille avec l’art du conteur, mais fluctuant en fonction des contextes, positifs ou non, dans lesquels il les mentionne30. De ce point de vue, une étude systématique, c’est-à-dire textométrique (ou logométrique)31, du vocabulaire des “portraits” de Froissart, serait certainement très utile, comme pourrait l’être aussi une prosopographie de sa chronique, qui analyserait en vis-à-vis les portraits et leurs modèles.
10Cette incertitude sociale a eu deux conséquences majeures, l’une sur le plan idéologique, l’autre sur le plan politique. Sur le plan idéologique, Sir Maurice Keen32 ou Malcolm Vale33 l’ont amplement démontré, c’est le surinvestissement culturel et spirituel des aristocraties dans la glorification de la chevalerie. La littérature des xive et xve siècles en témoigne amplement, jusqu’à l’extraordinaire floraison et vogue des romans de chevalerie, récemment analysées par Benjamin Deruelle34 au début du xvie siècle ; le Don Quichotte de Cervantès n’en est qu’un écho distant … et distancié. Il y a aussi l’apparition et la multiplication des ordres de chevalerie, dont Jonathan D’Arcy Boulton a fait l’inventaire35 et dont le beau livre de Juliet Vale nous permet à la fois de suivre le développement par émulation dans les deux cas directement liés entre eux de l’ordre de l’Étoile et dans celui de l’ordre de la Jarretière36, en même temps que l’on saisit le lien organique entre ces ordres et les équipes de tournoi princières, les retenues de combattants et la configuration sociale de la vie de cour. Les tournois et les pas d’armes, dont Geoffroy de Charny ne manque pas de vanter les mérites, contribuent en effet fortement à cette glorification. C’est toute une structure complexe qui se révèle ici, à travers la ritualisation de formes aseptisées et édulcorées d’une violence qui reste pourtant au cœur de la vie des chevaliers en tant qu’ils sont des guerriers, comme le montre de son côté Richard Kaeuper dans son étude sur la violence et la chevalerie37.
11Il faut invoquer une autre conséquence sur le plan politique. En effet, la guerre reste pour la noblesse et pour l’aristocratie en général un élément déterminant de son “style de vie”, pour emprunter l’un de ses concepts à Pierre Bourdieu, dont le prestige et le pouvoir de légitimation implicite reposent en partie – et même en grande partie – sur ce rôle guerrier, ne serait-ce que parce que, du moins en France, il justifie son exemption fiscale. Pourtant – et nous retrouvons là les aspects militaires – le choix du maintien du rôle militaire de l’aristocratie et de la noblesse n’est pas une évidence qui s’impose naturellement. Les gouvernements de la France des Valois, en temps de crise, ont laissé jouer un rôle grandissant à ces troupes de bas niveau social, où les “mercenaires” l’emportent sur les “serviteurs” de l’État : les armées de Du Guesclin au xive siècle, ou encore les armées “armagnaques” du début du xve siècle, dont il a fallu non sans mal organiser l’élimination par extradition quand est venu le moment de s’en débarrasser. Sur le plan social, il est bien évident que pour les élites aristocratiques, les mercenaires ne sont qu’une nécessité temporaire et ils n’ont pas vocation à être intégrés à la classe dominante où s’il n’y a en principe pas de place pour eux, certains réussissent quand même à s’insinuer, même s’il n’y a pas en France ou en Angleterre de réussites aussi spectaculaires que celles de Francesco Sforza ou du Colleone en Italie. Sur le plan militaire, il en va tout autrement, comme le prouve le rôle grandissant des contingents suisses à partir de la fin du xve siècle. On sait que dès la fin des années 1430, la monarchie française s’est tournée vers une autre solution, celle de l’armée de métier, avec un enjeu capital qui était de convertir la noblesse française non plus à une chevalerie de l’exploit individuel, mais à une éthique de la défense du royaume et du service de la nation, un idéal qui ne sera atteint que bien plus tard. Mais cela n’a pas fait disparaître la nécessité d’avoir recours, en cas d’urgence, au mercenariat, suisse ou autre. On sait aussi que la monarchie anglaise, au nadir de sa puissance au moment de ce choix difficile, ne suivra pas cette orientation, se privant pour longtemps d’une armée de métier, ce qui n’est évidemment pas étranger à son relatif effacement sur la scène diplomatique européenne au cours du xvie siècle.
12On le voit, le mercenariat offre un champ d’investigation passionnant même si, comme on l’a fait ici, on laisse de côté ses aspects purement militaires qui seront largement traités dans les communications qui suivent. À partir de là, se pose en effet le problème de la fonction militaire de la classe dominante : si cette fonction est conservée, comme en France, encore faut-il pouvoir l’utiliser comme l’un des éléments de la domestication de l’élite ou de la classe dominante au profit de l’État, un problème que le recours aux mercenaires évite, si du moins on parvient à les éliminer en temps voulu une fois qu’ils ne sont plus nécessaires. Du même coup, la question du mercenariat offre un très beau terrain d’analyse à l’histoire comparative : l’Angleterre et la France, avec des structures sociales et politiques assez comparables au début du xive siècle, ont en effet opté pour deux chemins bien différents. Si la France a opté pour l’armée de métier, le royaume anglais y a renoncé au milieu du xve siècle, après avoir sans doute été tentée d’en organiser une dans la foulée des conquêtes d’Henri V38. Ce n’est pas par le service militaire qu’elle va domestiquer son aristocratie, mais par le service civil, avec des conséquences importantes tant sur le plan politique que sur le plan militaire, puisque ce n’est qu’au xviie siècle que l’armée de métier anglaise reparaîtra, mais en commençant par une armée de métier sur la mer, la marine, qui cessera très vite de dépendre de l’État seul, puisqu’elle sera aussi liée par l’intermédiaire de la Compagnie des Indes et des autres compagnies de colonisation au grand capitalisme marchand du royaume.
Notes de bas de page
1 Wickham 2005, 58-60.
2 Elle se partage, et pas forcément dans l’harmonie, entre une aristocratie essentiellement militaire et l’Église : cf. Morsel & Ducourtieux 2007, 176-180 et Guerreau 1980, 201-210.
3 Le biographe de Guillaume le Maréchal attribuait la désaffection des Normands envers Jean Sans Terre aux déprédations de Louvrecaire et de ses hommes, Meyer 1891-1901, t. II, 96-97, mais les Capétiens n’étaient pas en reste et il est significatif que le seul bailli de la Normandie reconquise qu’ait dû destituer et emprisonner Philippe-Auguste soit justement le célèbre capitaine de ses mercenaires, Cadoc (Baldwin 1991, 288-289).
4 Contamine 1992, 205 et sur les mercenaires du xiie siècle, cottereaux, Brabançons et routiers, ibidem, 397-402.
5 Garlan 1972, 67.
6 Hélary 2012, notamment tout le chapitre 6, “De la semonce des nobles à l’arrière-ban : les armées de Philippe le Bel”, p. 147-172.
7 En Angleterre, c’est dès 1285 que le Statut de Winchester remet en vigueur l’obligation générale pour tout homme entre 15 et 60 ans d’être armé et entraîné selon son statut social pour préserver la paix et défendre le royaume : Stubbs & Davis 1913, 466.
8 Sur les hésitations d’Édouard Ier entre service féodal et service payé en fonction des circonstances au cours des campagnes galloises, voir Prestwich 1988, 170-201 et spécialement 189 et 197.
9 Morris 1996.
10 Prestwich 1988, 478-479 ; voir aussi Jones & Walker 1994, n° 11 et 14.
11 Ibidem, n° 4, 6, 7, 11.
12 Nicolas 1828 ; les rolls of arms de la campagne d’Écosse sont décrits dans Wagner 1948.
13 Lloyd 1984, 120-133.
14 Les plus anciennes indentures (à partir de 1278) sont éditées par Jones & Walker 1994, 1-190. En fait, la contractualisation des rapports au sein de l’aristocratie militaire s’est développée depuis le début du xiiie siècle et, avant même l’apparition de l’indenture, elle semble être devenue systématique : voir Bean 1989.
15 Bériac-Lainé 2000, 83-92, spécialement 90.
16 Lewis 1964, 1-19 et Hewitt 1966, 28-47.
17 Hewitt 1966, 36.
18 Contamine 1972, 60.
19 Ibidem, 141-142.
20 Ibidem, 161.
21 Pour l’Angleterre, voir pour le problème vu du point de vue local, Carpenter 1992, et du point de vue de la retenue, pour le cas exceptionnellement bien documenté de celle de Jean de Gand, duc de Lancastre : Lewis 1964, 77-112 ; Walker 1990 ; pour la France, de beaux exemples dans les montres des retenues de la famille de Craon, étudiée par Lachaud 2012.
22 Geoffroy de Charny 1873, 463-533 à la p. 468 ; sur Charny, voir la fiche établie par Laurent Brun, http://www.arlima.net/eh/geoffroi_de_charny.html.
23 Dont les attaches anglaises, pour réelles qu’elles soient, ne semblent avoir été qu’un prétexte : Autrand 1994, 55-56 et 82-83.
24 ODNB, en ligne, article par J. Sumption.
25 ODNB, en ligne, article par M. Keen.
26 Pour un cas particulièrement intéressant de fidélité problématique, Robert de Sarrebrück, voir Toureille 2014.
27 Caferro 2006.
28 Moranvillé 1892, 53, 77-87 et dossier présenté à partir de Froissart et des registres criminels du Châtelet, Contamine 1964.
29 Pépin 2011, 175-190.
30 Voir le cas de l’épisode de Limosin et de Louis Raimbaut, dans le chapitre XVII du livre III des Chroniques de Froissart.
31 Pour une mise au point récente sur les méthodes, Mayaffre 2011, 167-184.
32 Keen 2005 [1984].
33 Vale M. 1981.
34 Deruelle 2008, 209-220 et Deruelle 2010, 551-576.
35 Boulton 1987.
36 Vale J. 1982 et, sur l’ordre de la Jarretière, Collins 2000.
37 Kaeuper 1999.
38 Voir les considérations de William de Worcester, l’homme d’affaire de Sir John Fastolfe dans son Boke of Noblesse, J. G. Nichols 1860). Voir Allmand 1988, 103-111.
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