Financer l’empire : Agrippa, Mécène et Cassius Dion
p. 773-785
Texte intégral
1On ne s’est pas suffisamment avisé que l’Histoire romaine de Cassius Dion contenait la seule réflexion d’ensemble sur les finances de l’empire romain rédigée par un historien ancien et qui soit parvenue jusqu’à nous. Elle prend place dans le débat entre Agrippa et Mécène qui forme comme on sait l’unique matière du livre 52 de l’œuvre. Dans ce débat, les deux conseillers d’Octavien-Auguste, interrogés par lui sur l’opportunité de “remettre l’administration des affaires au sénat et au peuple”, c’est-à-dire de rétablir le régime de la République, se prononcent tour à tour en examinant les différents aspects de la question, parmi lesquels les finances et la fiscalité tiennent une place importante. Ce n’est donc pas tant une description technique que nous trouvons ici, qu’un ensemble de considérations politiques et même de philosophie politique sur la définition des contributions et des contribuables en fonction de la nature du régime – républicain ou monarchique –, ainsi que sur les difficultés qui se poseront selon qu’on adoptera l’une ou l’autre formule, et sur l’orientation qu’il conviendra alors de donner à la fiscalité impériale. Le seul autre texte un tant soit peu général que nous puissions placer en parallèle est bien antérieur, et aussi bien différent : il s’agit du fameux “tableau” des revenus de l’empire que donne Cicéron dans les Verrines, au début du De frumento. On trouve aussi bien sûr beaucoup de considérations et de recommandations sur la gestion financière des cités chez les auteurs grecs, Thucydide, Aristote et l’École aristotélicienne du ive s. a.C., mais à l’époque romaine il n’y a rien qui soit comparable à ce passage de Dion, pas même dans les textes et compilations juridiques qui concernent surtout la jurisprudence de l’affermage des impôts et du contentieux fiscal et demeurent éloignés de tout exposé théorique sur les finances de l’empire1.
2Il y a bien sûr d’autres informations sur les finances publiques dans l’œuvre de Dion. Un peu plus loin dans son récit, au début du livre 53 – nous sommes alors en 28/27 a.C. – il décrit l’établissement du nouveau régime qu’il définit sans ambiguïté comme une “monarchie pure” (53.17.1). Dans ces quelques chapitres, il évoque à plusieurs reprises la question sensible de la confusion entretenue dès le règne d’Auguste entre la caisse du peuple romain (l’aerarium Saturni) et celle de l’empereur (le fiscus), question conjointe à celle du contrôle du prince sur l’ensemble des finances publiques (y compris celles des cités, cf. 52.30) et de ses interventions dans la vie économique et sociale de l’empire2. Toujours au livre 53, dans le long passage sur l’administration provinciale (53.12-15), il analyse la part qu’y prenaient respectivement les membres des ordres sénatorial et équestre ; à cette occasion il glisse une définition des fonctions des procurateurs (il s’agit surtout des procurateurs financiers) qui est devenue célèbre : “(ils) reçoivent les revenus publics et font les dépenses prescrites” (53.15.3). En homme du iiie s., il distingue entre les procurateurs équestres et les affranchis mais il commet ainsi un anachronisme puisqu’à l’époque d’Auguste les procurateurs du prince étaient seulement des affranchis, comme le montre l’épisode de Licinius, procurateur d’Auguste en Gaule (54.21). Bien d’autres épisodes encore viennent éclairer tel ou tel aspect du système financier et fiscal3, mais plutôt que de se livrer à un picorage diffus dans l’ensemble de l’œuvre, ou même à un inventaire qui se voudrait exhaustif mais risquerait de rester cantonné à une approche avant tout pratique, il semble plus intéressant de se concentrer sur le débat entre Agrippa et Mécène. Deux raisons justifient en effet d’accorder une attention particulière à cette pièce de choix. Tout d’abord, nous l’avons déjà dit, elle présente la (très) rare particularité d’exposer des éléments de théorie générale des finances publiques, et bien que le jugement de l’historiographie sur le niveau de la réflexion de Dion à ce sujet soit plutôt sévère, il vaut la peine de les analyser afin d’évaluer leur intérêt pour l’histoire financière et fiscale de l’empire romain (et possiblement de réhabiliter l’apport de Dion sur ce point)4. De plus, cette analyse ouvre une chance raisonnable d’accéder à des phénomènes articulés sur un double horizon chronologique, celui des problèmes débattus dans les premiers temps du Principat augustéen et celui des idées et des intérêts politiques du sénateur Cassius Dion dans le contexte de l’empire sévérien.
3Placé par Dion en 29 a.C., le texte du débat fut selon F. Millar rédigé vers la fin de 214, alors que l’historien se trouvait à Nicomédie dans l’entourage de Caracalla (d’autres hypothèses de datation existent cependant)5. La question qui se pose immédiatement est donc celle de l’historicité des longs discours prêtés aux deux conseillers d’Auguste. Les termes en sont connus : Dion a-t-il cherché à restituer les préoccupations de l’époque augustéenne et la pensée politique de chacun des deux conseillers (et sur la base de quelles sources ?), ou bien son texte expose-t-il son point de vue sur les problèmes de son temps, en reflétant les idées de l’aristocratie sénatoriale à l’âge des Sévères ? À vrai dire, c’est une question qui peut paraître secondaire tant la majorité des historiens a largement tranché en faveur de la deuxième option. Plutôt que de passer en revue les différentes positions depuis la thèse classique de
P. Meyer, il vaut mieux centrer notre propos sur quelques points-clés6.
4Le genre adopté ici par Dion pour les discours des deux conseillers remonte aux suasoriae, les exercices rhétoriques dans lesquels les étudiants imaginaient les conseils prodigués à de grands personnages confrontés à un choix difficile. Quant au thème du débat, les mérites respectifs des gouvernements républicain et monarchique, on ne peut pas dire qu’il soit particulièrement original. C’était une tradition de la littérature historique bien illustrée déjà par Hérodote et Thucydide, puis par Denys d’Halicarnasse et Dion Chrysostome. Philostrate, un contemporain de Dion, avait imaginé, dans sa Vie d’Apollonios de Thyane, les dialogues d’un débat sur les gouvernements démocratique, aristocratique et monarchique, tenu en présence de l’empereur Vespasien, et Dion lui-même avait auparavant abordé ce thème à plusieurs reprises dans son récit, à des moments critiques de l’histoire de Rome où la question d’un changement de régime s’était posée, comme lors de l’expulsion des Tarquins ou de la dictature puis de l’assassinat de César7.
5La période suivant les guerres civiles et la victoire d’Octavien fut assurément un moment de ce genre, propice aux interrogations et aux controverses sur les institutions, sur les réformes à introduire et la part de respect qu’il était nécessaire d’accorder au mos maiorum. De fait, Suétone rappelle qu’Auguste songea deux fois à rétablir la République, après sa victoire sur Antoine et en 23 au moment de sa maladie, et Dion ajoute qu’à ce moment il désigna Agrippa comme son successeur. Or, Dion a certainement utilisé Suétone et aussi d’autres sources qui leur étaient communes, comme la fameuse Autobiographie (les Mémoires) d’Auguste, rédigée précisément entre 28 et 23, et justement dédiée, cela mérite d’être souligné, à Agrippa et à Mécène. Il apparaît donc comme une hypothèse tout à fait probable, premièrement, que des discussions eurent lieu dans cette période autour du prince, concernant la forme du régime et l’orientation des institutions, deuxièmement, que Mécène et Agrippa, les deux principaux conseillers d’Auguste, en furent les principaux protagonistes, et troisièmement que cet épisode laissa probablement des traces dans la tradition historiographique augustéenne8.
6Cette série d’hypothèses remet en jeu l’horizon augustéen du débat9 mais elle ne doit pas évacuer le fait que l’historien Cassius Dion était aussi un homme de son temps et de son milieu. Comme une large part de l’aristocratie, il condamnait les dérives du pouvoir et les excès des règnes de Commode et des Sévères. Il était favorable à la “monarchie sénatoriale” que le discours de Mécène est réputé défendre (raison pour laquelle l’historiographie lui a porté une plus grande attention). En tant que haut dignitaire de l’empire et comme propriétaire, il était bien placé pour avoir une connaissance des problèmes économiques et financiers de son temps et un avis sur les solutions à y apporter. Au bout du compte, il est probablement vain de vouloir trancher entre les deux points de vue ; historien et politique, Dion pouvait trouver bien des parallèles entre la période de transition de la République au Principat et celle des Sévères après les Antonins et il n’éprouvait pas de difficulté à “projeter à l’époque d’Auguste les problèmes et les sentiments de son temps” mais aussi, inversement, à importer des références augustéennes dans les débats qui lui étaient contemporains10.
7Venons-en maintenant à la question financière proprement dite. Pour faciliter l’analyse, il est utile de reproduire intégralement la traduction des passages concernés (trad. V. Boissée, Paris 1865) :
8[52.6] (discours d’Agrippa) [1] “Pour commencer par le premier motif, par celui qui est le moins important, il te faudra nécessairement chercher de tout côté de grandes ressources d’argent, car il est impossible que les revenus actuellement existants suffisent aux autres services et à la nourriture des soldats. Cela existe sans doute aussi dans les gouvernements populaires, car il est impossible qu’un État se maintienne sans rien dépenser. [2] Oui, mais dans ces États, beaucoup de citoyens payent volontairement de fortes sommes, s’en faisant un point d’honneur et recevant en retour les charges qu’ils ont méritées : si une contribution de la part de tous les citoyens devient nécessaire, comme ils obéissent à leur propre mouvement et ne la payent que pour leurs propres intérêts, ils la supportent sans peine. [3] Sous un gouvernement monarchique, au contraire, tout le monde croit que le chef, de même qu’il doit être plus riche que les autres, doit seul supporter la dépense, attendu que l’on est disposé à examiner scrupuleusement ses revenus, sans tenir pareil compte de ses frais ; d’ailleurs les particuliers ne donnent rien avec plaisir ni volontairement, et ce n’est pas de leur plein gré qu’ils acquittent l’impôt commun. [4] Personne, en effet, n’y saurait consentir, puisque même on aurait peine à avouer qu’on est riche, et il n’est pas non plus dans l’intérêt de celui qui a le pouvoir que la chose se fasse ; car un homme de ce caractère, acquérant aussitôt parmi la foule la réputation de bon citoyen, s’en enflerait et serait porté aux révolutions. Une autre chose encore, qui est pour la multitude un pesant fardeau, c’est qu’elle supporte la peine et que d’autres en recueillent les profits. [5] Dans un gouvernement populaire, ceux qui servent dans les armées sont, pour la plupart, ceux qui payent des contributions en argent, lesquelles font en quelque sorte retour à eux. Dans les monarchies, au contraire, autres sont, la plupart du temps, ceux qui cultivent la terre, qui exercent un métier, qui s’adonnent à la marine, qui occupent les emplois civils, tous gens sur lesquels surtout se prélèvent les contributions ; autres ceux qui portent les armes et touchent pour cela un salaire”.
9[52.28] (discours de Mécène) [1] “Où prendre l’argent pour tant de gens et pour les autres dépenses nécessaires ? Je vais te l’enseigner, en ajoutant subsidiairement cette courte réflexion que, lors même que nous serions sous un gouvernement républicain, nous n’en aurions pas moins besoin d’argent; car il est impossible à nous d’être en sûreté sans soldats, et aux soldats de servir gratuitement. [2] Ne nous affligeons donc pas d’avoir à ramasser des contributions, comme d’une nécessité propre seulement à la monarchie, et ne nous en laissons pas détourner par cette raison ; mais, bien convaincus que, pour tout gouvernement, quel qu’il soit, il est absolument nécessaire de faire de l’argent, prenons notre résolution en conséquence. [3] Je prétends donc qu’il te faut, avant tout, vendre les propriétés qui sont du domaine public (je vois que les guerres les ont rendues nombreuses), à l’exception du petit nombre de celles qui te sont tout à fait utiles et nécessaires, et prêter cet argent à un taux modéré. [4] De cette façon, la terre sera cultivée, étant livrée à des maîtres qui la cultiveront eux-mêmes; et ceux-ci, grâce au secours qu’ils auront reçu, deviendront plus riches, et le trésor aura un revenu suffisant et perpétuel. Ensuite il faut, outre ces ressources, faire entrer en compte celles qui proviennent des mines et celles qu’on peut sûrement se procurer par toute autre voie ; [5] après cela, mettre en balance non pas seulement l’entretien des soldats, mais encore les autres dépenses nécessaires pour la bonne administration de la ville, et aussi pour les expéditions imprévues et pour toutes les autres circonstances que le temps amène ordinairement ; [6] et, en conséquence, pour ce qui reste, frapper d’une contribution tout ce qui procure un bénéfice au possesseur, et imposer un tribut à tous ceux qui sont soumis à notre empire. En effet, il est juste et équitable que personne n’en soit exempt, ni particulier, ni peuple, attendu que les uns comme les autres en recueilleront l’utilité. [7] Établis partout des percepteurs qui, durant le temps de leur perception, seront chargés de lever sur chaque revenu la somme qu’il doit rapporter. Cette mesure leur rendra la levée plus facile et ne procurera pas une faible utilité aux contribuables : [8] je veux parler ici de l’avantage, pour les débiteurs, de payer peu à peu les sommes portées sur les rôles, et de ne pas se les voir, après un court instant de repos, exiger toutes en bloc et d’un seul coup.
10[52.29] [1] Je n’ignore pas que quelques-uns seront affligés par cet établissement de contributions et d’impôts ; mais je sais aussi que, s’ils n’éprouvent point de préjudice, si l’expérience leur donne la conviction qu’ils ne payent toutes ces redevances que pour jouir du reste en sûreté, [2] et que la plus grande partie de cet argent, ce ne seront pas d’autres, mais eux-mêmes qui la recevront, comme magistrats, comme procurateurs, comme soldats ; ils t’auront une grande reconnaissance de n’avoir à verser que ce faible prélèvement sur une masse dont ils ne jouiraient pas du tout s’ils avaient à subir des dommages ; surtout lorsqu’ils verront que tu vis sobrement, que tu t’abstiens de toute dépense inutile. [3] Qui, en effet, en te voyant économe pour ta maison, prodigue pour le public, ne consentirait à payer une contribution, convaincu que ta richesse lui garantit la sûreté et l’abondance ? Ces mesures te procureront des sommes considérables”.
11Une lecture superficielle montre immédiatement l’orientation très différente que Dion assigne au propos de chacun des deux discours ; tandis que celui d’Agrippa consiste en une comparaison argumentée entre les gouvernements démocratiques (ἐν ταῖς δηµοκρατίαις) et les régimes personnels (ἐν ταῖς δυναστείαις), celui de Mécène évacue d’emblée cette perspective pour privilégier l’exposé détaillé de son projet de réforme financière et fiscale. Cela nous conduit à aborder séparément l’étude des deux discours.
12On sait qu’Agrippa exprime dans son discours la critique de la tyrannie et la défense du gouvernement démocratique (soit la tradition républicaine romaine)11. Après quelques considérations générales, il examine d’abord la question des finances qu’il définit comme la moins importante – un point de vue marqué au coin de l’antichrématistique aristotélicienne – mais cependant comme une nécessité propre à tous les régimes. Le prince a besoin d’importants revenus pour entretenir l’armée “et le reste”, c’est-à-dire les autres services (la mise en avant du budget militaire ne saurait étonner puisque tous les historiens s’accordent à reconnaître qu’il occupait, et de loin, la toute première place dans les dépenses)12. C’est donc le problème des recettes fiscales qui s’impose en priorité et il faut insister sur le fait qu’Agrippa les soumet au nécessaire consentement des contribuables, par idéal politique et aussi par pragmatisme13. Dans les gouvernements démocratiques, en effet, une large part des recettes repose sur un volontarisme relatif : les (riches) citoyens versent de fortes sommes en plus de ce qu’ils doivent donner et, dans la mesure du possible, de leur plein gré ; ils le font par émulation patriotique (φιλοτιµία) et parce qu’ils reçoivent des honneurs en retour. D’autre part, si une contribution (εἰσφορά) est nécessaire de la part de l’ensemble des citoyens, ceux-ci l’acceptent sans peine car elle est faite avec leur accord et dans l’intérêt de tous. Le modèle fiscal qu’Agrippa évoque ici est celui de la cité classique et notamment d’Athènes. Il était bien connu des Anciens pour avoir été décrit par les historiens et les philosophes depuis le ve et ive s. a.C. Les travaux de l’École aristotélicienne, à travers des ouvrages comme l’Économique ou la Rhétorique à Alexandre, avaient défini les différents types de gestion financière, celle du particulier, celle du roi, celle du satrape et celle de la cité. Pour cette dernière, on énumérait trois sources de revenus courants, ceux qui provenaient de son territoire, ceux qui étaient tirés de la taxation du commerce de gros et ceux qui venaient des taxes sur le commerce de détail. L’impôt direct ne faisait pas théoriquement partie de la fiscalité régulière des cités car il n’était perçu qu’en cas de nécessité, surtout militaire. Il pouvait alors prendre des formes diverses, dont les plus connues sont précisément celles décrites par Agrippa : les liturgies, ces charges financières auxquelles consentaient plus ou moins volontairement les plus riches des citoyens et des métèques, et l’εἰσφορά, une contribution directe et personnelle imposée aux citoyens sur la base de l’estimation globale de leurs biens. À Rome, cette contribution prenait la forme du tribut (tributum ciuium Romanorum) dont la perception fut suspendue en 167 a.C. grâce au butin réalisé par Paul-Émile après sa victoire sur Persée14.
13Agrippa évoque ce modèle d’un point de vue idéalisé qui peut à la rigueur se nourrir du souvenir lointain de la fiscalité de la cité romaine d’avant les grandes conquêtes ultramarines mais ne correspond nullement à la situation financière de la fin de la République, dans laquelle les contributions imposées aux provinciaux pourvoyaient largement aux besoins de l’État. Passant ensuite à la présentation du gouvernement monarchique, il veut montrer que le consentement n’y a pas sa place. Dans les monarchies, on attend du pouvoir qu’il assume seul l’ensemble des dépenses car on estime que sa richesse est illimitée. Par conséquent les particuliers ne contribuent pas de leur plein gré à l’impôt commun. D’autre part, les citoyens ne se précipitent pas pour faire des contributions volontaires parce qu’ils ne veulent pas faire étalage de leur richesse ; et ce n’est pas non plus d’ailleurs dans l’intérêt du prince car un homme qui contribuerait ainsi pour la communauté pourrait s’en faire valoir auprès de ses concitoyens et se laisser tenter par la sédition. Ces arguments sont un peu controuvés. La dissimulation de la fortune n’a guère de sens dans un système où est elle déclarée et enregistrée dans le cadre du census, et où le prince peut facilement avoir accès à ces données, comme le montre l’anecdote de Caligula se faisant communiquer les registres des Gaules à Lyon15. Qui plus est, la pratique courante et massive de l’évergétisme – une forme de redistribution, si ce n’est de fiscalité volontaire – montre que la fortune s’étalait sans complexe dans les villes de l’empire. Elle révèle également que l’ostentation de la richesse, quand elle prenait la forme de manifestations évergétiques, menaçait d’autant moins le pouvoir qu’elle avait alors aussi fréquemment pour but d’afficher le loyalisme des donateurs vis-à-vis du prince et de la famille impériale16.
14Enfin, Agrippa montre que le régime monarchique renferme une opposition intrinsèque dans le rapport entre la fiscalité et l’armée : l’impôt y est d’autant plus lourd que les contribuables ne sont pas les soldats (et vice versa). Dans un gouvernement démocratique, il n’y a pas d’armée professionnelle : ceux qui payent les impôts appartiennent aux mêmes catégories (censitaires) que ceux qui servent dans l’armée ; l’impôt leur revient donc en quelque sorte sous la forme de la solde et de l’équipement. Dans les monarchies, le système de l’armée professionnelle (ou des mercenaires) fait qu’il y a une dissociation entre les contribuables, qui sont des civils, et les soldats qui touchent un salaire financé par l’impôt mais ne sont pas contribuables eux-mêmes (c’était le cas dans l’empire romain, voir plus bas). Il ne peut donc y avoir de consentement puisque ceux qui payent l’impôt n’en recueillent pas les profits et que ceux qui en profitent ne le payent pas. Au bout du compte, l’argumentation d’Agrippa débouche sur une contradiction insoluble entre le régime monarchique et le consentement fiscal. Le prince a besoin d’argent : soit il y pourvoit seul, sur la base de sa fortune et des revenus de son domaine, c’est ce qu’on attend de lui mais c’est impossible au vu de l’énormité des dépenses ; soit, il recourt à l’impôt, mais il ne peut le fonder sur le consentement des sujets pour les raisons qu’on vient de voir. Il ne pourrait donc le fonder que sur la contrainte, ce qui signifierait le retour à la servitude dont Agrippa a clairement dit au paragraphe précédent (52.5) que c’était une impasse politique.
15Le raisonnement d’Agrippa ne vise pas à proposer des solutions mais à montrer que le régime monarchique est incompatible avec l’impôt consenti. La voie à suivre serait donc le retour à la République sénatoriale, mais laquelle ? La République civique, celle du tribut des citoyens romains instauré, selon la tradition, au moment de la guerre contre Véies ? Ou la République impériale des gouverneurs et des publicains, tirant ressources et profits de l’exploitation des provinces ? Le discours d’Agrippa n’envisage pas ce degré de précision. Celui de Mécène, en revanche, part d’emblée sur un ton pragmatique (“Où prendre l’argent pour tant de gens et pour les autres dépenses nécessaires ? Je vais te l’enseigner…”) et oppose aux apories théoriques d’Agrippa un ensemble de propositions constructives. Ce contraste entre les deux discours a souvent été souligné et il est clair que celui d’Agrippa a pour fonction d’être le faire-valoir du programme de Mécène qui vient plus loin. Cependant, leur tête-à-tête ne se réduit pas à cette opposition rhétorique car sur le fond ils se complètent plus qu’ils ne s’opposent et la critique actuelle plaide en faveur de l’idée que la position de Dion est plutôt à rechercher dans la combinaison des deux17. Aux origines du nouveau régime, le débat autour d’Octavien-Auguste ferait donc entendre non pas tant des divergences de choix que des nécessités différentes, Agrippa défendant l’idéal de la libertas tandis que Mécène rappelle les impératifs pratiques qui s’imposent à l’homme d’État. Dans le domaine financier et fiscal, qu’il aborde aux paragraphes 28 et 29, il en développe trois : premièrement, il faut justifier l’impôt et le fonder sur le consentement de la société et notamment des élites (52.28.1-2 ; 52.29) ; deuxièmement, il faut vendre une partie du domaine public (spécialement du patrimoine impérial) et sur cette base développer l’économie (52.28.3-4) ; troisièmement, il faut réformer l’assiette, la répartition et la perception de l’impôt (52.28.5-8).
16L’historiographie a surtout insisté sur le second et le troisième volet de ce programme, en particulier avec l’article fameux d’E. Gabba : “Progetti di riforme economiche e fiscali in uno storico dell’età dei Severi”18. Il y voit une critique de la montée des dépenses militaires à partir de la fin du iie s. et une condamnation de l’irresponsabilité financière et de la politique fiscale des Sévères qui favorisait l’armée et pesait lourdement sur les intérêts des propriétaires fonciers. Gabba analyse aussi en détail les propositions économiques et sociales de Dion (vente des propriétés impériales, crédit public à taux modéré) et montre comment elles sont censées reconstituer un tissu de petits et moyens cultivateurs. Ce serait autant de nouveaux contribuables qui viendraient soulager le poids de l’impôt pesant sur les grands propriétaires, à moins que l’idée de Dion soit que ces terres reviennent d’une manière ou d’une autre à l’aristocratie sénatoriale. Dans le discours que l’historien met dans la bouche de Mécène la critique politique de son époque est évidente et elle est présente aussi, mais de façon moins flagrante, dans celui d’Agrippa, à travers par exemple le rapport évoqué plus haut entre la fiscalité et l’armée. L’accord est général sur cet aspect de l’œuvre et les études approfondies qui y ont été consacrées nous dispensent d’y revenir. Il n’est pas utile non plus d’épiloguer sur l’originalité de la pensée économique et sociale de Dion : il est clair qu’elle reflétait les intérêts des classes supérieures de l’empire au début du iiie s. et puisait largement dans les thèmes qui y étaient discutés. Elle était aussi probablement marquée par des débats et certaines initiatives publiques (et privées) qui avaient eu lieu dès le début du iie s. concernant la mise en valeur des terres19.
17Comme on l’a admis plus haut, il faut reconnaître cependant que la possibilité d’un débat sur la réorganisation fiscale dans les cercles du pouvoir à l’époque augustéenne est loin d’être absurde. Après les abus et les désordres du système républicain, puis les débordements de la période triumvirale, diverses solutions ont dû être examinées et il est évident qu’on a fait des choix pour refonder le système sur de nouvelles bases. Ainsi la définition d’un statut fiscal provincial uniforme dans le cadre d’un empire où le centre, c’est-à-dire Rome et l’Italie, demeure privilégié par rapport à une périphérie tributaire, qui est préconisée par Mécène (52.28.6 : “…imposer un tribut à tous ceux qui sont soumis à notre empire”), pourrait renvoyer à la refonte des prélèvements sur les provinces et au passage du système “cicéronien” fondé d’une part sur la locatio censoria, c’est-à-dire l’affermage (notamment des dîmes), et d’autre part sur des redevances fixes établies sur les communautés locales (le uectigal certum stipendiarium) à une nouvelle organisation générale établie sur deux contributions : un impôt réel, le tribut foncier (tributum soli) et un tribut personnel, ou capitation (tributum capitis). Or ce passage a été très vraisemblablement effectué à l’époque augustéenne20.
18La réflexion a dû porter aussi sur la nécessité d’établir ce système rénové sur un corpus doctrinal visant à susciter le consentement voire l’adhésion des populations et surtout des élites provinciales. On a vu à quel point le discours d’Agrippa insistait sur ce point dont il faisait la clé du prélèvement fiscal tout en le pensant impossible dans un gouvernement monarchique. Prenant le contrepied de cette idée, Mécène introduit ici plusieurs arguments propres à légitimer l’impôt et à le rendre acceptable. Nous allons les présenter successivement et surtout nous allons pour chacun d’eux montrer comment il trouve un écho à l’époque augustéenne.
19Le premier, et le plus important, apparaît immédiatement dans le passage (52.28.1) : tous les gouvernements, quelle que soit leur forme, ont besoin d’argent car “il est impossible … d’être en sûreté sans soldats, et aux soldats de servir gratuitement”. Le principe est simple : l’impôt versé permet d’entretenir les troupes garantes de la sécurité de l’empire et de ses habitants. Il n’est pas nouveau ; Cicéron l’avait déjà exprimée dans les conseils donnés à son frère Quintus pour le gouvernement de l’Asie et Tacite en avait fait un des arguments du célèbre discours de Cerialis devant l’assemblée des Lingons et des Trévires au moment de la révolte de Civilis. Les termes en sont si proches de ceux employés par Mécène que l’on ne peut s’empêcher de penser que Dion les avait en tête en écrivant son discours : “Il n’existe pas de paix pour les nations sans armées et on ne peut avoir d’armées sans soldes, ni de soldes sans tribut”21. Cette phrase condense parfaitement l’équation fiscale du quid pro quo par lequel les citoyens, quand ils ne sont pas eux-mêmes les soldats, consentent un impôt permanent pour l’entretien de l’armée qui les défend, et en vertu duquel le prince doit, en retour de cet impôt, dispenser aux sujets ses bienfaits parmi lesquels la sécurité extérieure figure au premier rang. L’efficacité politique d’une telle justification de l’impôt la prédisposait à un grand avenir, d’autant plus qu’elle reçut le renfort de la tradition chrétienne après que le Christ eut recommandé aux Pharisiens de “rendre à César ce qui est à César”. Les théologiens chrétiens depuis Paul jusqu’à Thomas d’Aquin prônèrent le paiement des impôts en raison de la légitimité divine des pouvoirs établis et des services que le souverain, minister Dei, rendait à ses sujets. Sous la forme du “Cercle de Justice”, héritée de l’idéologie politique et religieuse du Proche-Orient ancien, elle se retrouve aussi dans les préceptes de l’Islam et par exemple dans le processus de légitimation fiscale pratiqué dans l’empire ottoman22.
20Dans les débuts du Principat, plusieurs choses laissent supposer que ce principe fut invoqué, à côté d’autres arguments, pour justifier les impôts créés ou transformés par le nouveau régime. Ainsi peut-on voir dans le paragraphe 29 du discours de Mécène une allusion à l’institution en 6 p.C. d’un nouvel impôt, le vingtième des héritages (vicesima hereditatium) pesant sur les citoyens romains et alimentant une caisse affectée spécialement au paiement de la prime de démobilisation des soldats, l’aerarium militare. Cette création ne se fit pas sans susciter des résistances et le nouvel impôt dut être confirmé quelques années plus tard, en 13, en se prévalant de l’autorité posthume de César et en menaçant d’une réforme plus dure encore. Quoi qu’il en soit, Auguste rétablissait ainsi un impôt destiné à la rétribution des soldats, recréant par là-même le lien fiscal entre l’armée et le corps civique qui avait été rompu en 167 a.C. avec la suspension du tribut des citoyens romains (son bref rétablissement entre 43 et 36 ne saurait relever de cette idée car il s’inscrivait évidemment dans le stress fiscal des guerres civiles) 23. Un autre élément concerne la fiscalité des provinces et réside dans l’évolution terminologique des impôts pesant sur les communautés provinciales, les tributs (tributa), mis en place à l’époque augustéenne. L’évolution du mot tributum est significative. Venant de la même racine que tribus et son dérivé tribulis, nous avons vu qu’il désignait à l’origine l’impôt civique romain réparti entre les tribus afin de payer la solde des citoyens mobilisés. Tout montre que dans les cercles du gouvernement impérial, ce terme a été préféré à stipendium pour nommer l’impôt provincial. On lui appliquait ainsi une forme d’euphémisme en ayant recours à la vieille dénomination de la contribution versée jadis par les citoyens romains. La raison de ce choix apparaît clairement : le mot tributum n’avait pas le caractère vexatoire que celui de stipendium avait pris sous la République, dans la mesure où il se rapportait à une contribution civique et consentie alors que celui-ci désignait les indemnités imposées aux communautés vaincues. Les susceptibilités locales s’en trouvaient ménagées et cela pouvait limiter les tensions entre l’État et les contribuables, à commencer par les plus importants d’entre eux c’est-à-dire les élites. D’autre part, la connotation civique et aussi militaire du tributum convenait bien avec l’idée selon laquelle l’impôt versé à Rome par les provinciaux servait à financer l’armée et donc à assurer la paix. En allant plus loin, on insistera sur le fait que le tributum originel était l’impôt de la cité. Or, il faut toujours se souvenir que Rome a dû fédérer un empire formé d’au moins deux mille communautés, appartenant à des milieux et à des cultures assez différents. Pour cela, il semble qu’elle n’ait pas eu de meilleur ciment que la tradition et le modèle de la cité, y compris après la mise en place d’un empereur – princeps et ἡγεµών – au centre du système. Par delà leurs diversités, les sujets de l’Empire qui versaient le tribut pouvaient ainsi se sentir proches des citoyens qui avaient autrefois décidé de leur destin en contribuant librement à la défense de leur commune patrie24.
21Mécène insiste beaucoup sur la “sûreté” ; le mot, sous une forme ou une autre, revient deux fois dans le paragraphe 28 et une fois dans le 29. Il renvoie évidemment à la sécurité extérieure mais aussi à une forme de sécurité civile qui transparaît au paragraphe 29 et qui évoque bien le contexte sévérien et le vœu des élites d’être protégées d’une pression fiscale immodérée et des abus de l’armée et de l’administration. Dion se faisait ici le porte-parole d’un mécontentement qu’il exprime très clairement dans un autre passage de l’œuvre (78[77].9) à travers son expérience personnelle, quand il lui fallut contribuer sur ses propres deniers à l’approvisionnement de la cour durant le voyage de Caracalla à Nicomédie de Bithynie en 214-215. La capacité à garantir la sécurité intérieure, y compris vis-à-vis des pratiques et des débordements de ses agents, est une qualité attendue de la puissance publique, et une condition forte de la bonne acceptation de l’impôt. C’est un thème majeur de la propagande impériale, fréquemment mis en avant sur les slogans des légendes monétaires, par exemple, avec les mots Securitas ou Iustitia, leurs corollaires Abundantia, Aequitas, Felicitas, Laetitia, Concordia et naturellement Pax et Victoria. À l’époque augustéenne, après le traumatisme des guerres civiles, l’exaltation de la paix et de la sécurité ont été le leitmotiv principal de l’idéologie du nouveau régime et on trouve sans peine des échos du discours de Mécène dans d’autres textes comme l’oraison funèbre d’Auguste prononcée par Tibère et rapportée par Dion, et surtout chez Velleius, un contemporain du règne, décrivant l’état des esprits après Actium dans des termes qui semblent bien reprendre les formules d’un discours officiel : “On vit après vingt ans, la fin des guerres civiles, la disparition des guerres étrangères, le retour de la paix ; partout la fureur des armes s’apaisa … La culture réapparut dans les champs ; … les hommes retrouvèrent la sécurité et chacun la possession garantie de ses biens”25.
22Mécène met en avant un dernier argument, largement utilisé lui aussi par la propagande augustéenne : la modestie du prince et la simplicité de son train de vie, par rapport à la prodigalité dont il fait preuve pour ses concitoyens. Cette exemplarité soigneusement mise en scène s’accompagnait d’une certaine transparence par le biais de la publication des comptes publics qu’il pratiqua, aux dires de Dion et l’on ignore comment, avant qu’elle soit abandonnée par Tibère puis reprise par Caligula26.
23Au bout du compte, la contradiction formulée par Agrippa est résolue avec la formulation par Mécène du contenu théorique des bases sur lesquelles, en régime monarchique, peut et doit s’appuyer le consentement fiscal : nécessité du financement collectif de la sécurité extérieure (l’équation tacitéenne paix / tribut / armée) ; valeur cohésive de l’impôt tant civique et romain (le vingtième des héritages) et surtout provincial (les tributs) ; garantie formelle du respect des droits et des conditions ; exemplarité du prince. Cela se trouve résumé en grande partie à travers la formule finale du passage (52.29.3) : “Qui, en effet, en te voyant économe pour ta maison, prodigue pour le public, ne consentirait à payer une contribution, convaincu que ta richesse lui garantit la sûreté et l’abondance ?”.
24Une dernière chose doit être soulignée qui nous fait revenir sur le troisième volet du programme de Mécène, la réforme de l’impôt (52.28.5-8). Au delà de ses aspects techniques, cette réforme visait bien aussi un résultat politique. L’élément essentiel de ce point de vue réside dans un notable élargissement de l’assiette (52.28.6) : “tout ce qui procure un bénéfice au possesseur” doit être imposé (c’est la matière imposable des uectigalia : héritages, ventes, affranchissements, douanes) et tous les provinciaux – “ceux qui sont soumis à notre empire” – doivent verser un tribut. Prise au pied de la lettre, cette proposition suppose la suppression de l’ensemble des exemptions, justifiée de la façon suivante : “En effet, il est juste et équitable que personne n’en soit exempt, ni particulier, ni peuple, attendu que les uns comme les autres en recueilleront l’utilité”. Inutile de préciser que cette recommandation ne fut pas suivie d’effets. Le maillage fiscal de l’empire ménageait beaucoup d’immunités, inscrites dans les statuts des communautés ou accordées à des individus. Mais l’élément le plus révolutionnaire du programme mécénien se trouve discrètement tapi dans le paragraphe 29 dont le texte, lu attentivement, implique que les soldats devront aussi être imposables. Assurément, c’est bien ici Dion qui parle, et par rapport à son époque : on retrouve là l’idée essentielle de son projet qui visait à une meilleure répartition de l’impôt, afin qu’il pesât moins lourdement sur les catégories supérieures et aussi à ce que les soldats, qui en étaient les principaux bénéficiaires, et plus encore à la suite des mesures de prodigalité des Sévères, y fussent désormais astreints. Là encore, il y avait peu de chances qu’un empereur se risque à engager cette réforme ; le mot est peut-être apocryphe, mais on doit se souvenir que Septime Sévère mourant aurait conseillé ses fils : “Enrichissez les soldats et moquez-vous du reste”. Dion devait bien le savoir : une telle idée pouvait bien animer les discussions dans les cercles aristocratiques, elle n’avait aucune chance d’en sortir.
25Aux origines du nouveau régime, le débat mis en scène par Dion faisait entendre d’Octavien-Auguste les voix de ses deux proches conseillers, dont l’un défendait l’idéal de la libertas tandis que l’autre rappelait les nécessités du moment. Au bout du compte, on retiendra que du programme préconisé par Mécène, un certain nombre de mesures furent mises en place, et que les principes d’un consentement fiscal furent aussi retenus, y compris l’idée, exprimée en creux par Agrippa, de ne pas négliger la dimension civique. Cette idée était d’autant plus pertinente que, comme l’écrivait Aelius Aristide au iie s., l’empire romain demeurait fondamentalement une association de cités qui en constituaient la cellule de base et le cadre de fonctionnement le plus stable et le plus vivant. Dion lui-même avait une bonne connaissance des mécanismes financiers, ce qui n’est pas étonnant pour un dignitaire de son rang. Il avait surtout une réelle intelligence de la politique fiscale. Et on ne saurait lui contester sa science du passé, ni la conscience aigüe qu’il avait des problèmes de son temps. Il restera sans doute impossible de démêler la part exacte du matériau augustéen dans le livre 52 et en particulier dans les paragraphes concernant ces questions, ni, du coup, celle de la critique qu’à la faveur de son récit il adressait à la monarchie sévérienne. Mais l’important, finalement, n’est pas là. À travers l’évocation des débats qui s’étaient tenus après les guerres civiles sur des questions qui appelaient des réformes urgentes, Dion plaidait à sa manière pour une véritable refondation fiscale, non pas tant pour revenir aux bases du Principat augustéen que pour mettre fin aux dérèglements du système et rétablir le lien primordial entre la société, la fiscalité et l’armée.
Notes de bas de page
1 Le “tableau” de Cicéron (2 Verr., 3.6.12) : “Entre la Sicile et les autres provinces, juges, dans l’organisation des terres soumises à une redevance, la différence est que, dans les autres provinces, ou bien une redevance fixe a été imposée, qui porte le nom de stipendiaire, par exemple dans les Espagnes et dans la plupart des territoires puniques, où elle est comme une récompense de notre victoire et une sanction de la guerre, ou bien a été institué l’affermage par les censeurs, comme en Asie, en vertu de la loi Sempronia ; tandis que, les cités de Sicile, nous les avons reçues dans notre loyale amitié, dans des conditions telles qu’elles conservent le droit en vigueur auparavant, qu’elles obéissent au peuple romain dans les mêmes conditions qu’elles avaient obéi auparavant à leurs propres dirigeants”. Sur les théories financières des Grecs, voir Migeotte 2014, 30-38. En ce qui concerne les textes juridiques romains, Gibbon 1995 [1776], 488 n. 98 notait déjà : “The first twenty-eight titles of the eleventh book of the Theodosian Code are filled with the circumstancial regulations on the important subject of tributes ; but they suppose a clearer knowledge of fundamental principles than it is at present in our power to attain”. Pour un aperçu des relations entre droit et fiscalité, plus précisément en fait autour de l’affermage et du contrat public, voir les contributions rassemblées par Aubert 2003.
2 53.2.1 : τῷ δηµοσίῳ = l’aerarium, trésor du peuple romain ; 53.16.1 : τῶν χρηµάτων = les biens publics (τὰ δηµόσια) et ceux du prince (cf. 52.25.1) ; 53.22.1-4 : interventions d’Auguste dans la réfection des routes en Italie ; confusion des caisses publiques (τοὺς θησαυρούς). Cette question est à l’origine d’un riche débat historiographique dont on trouvera un bref résumé dans Noè 1994, 68-69, 137-138, 171-174.
3 Quelques exemples (d’autres seront mentionnés au fur et à mesure du texte) : 38.1.5, 49.15.3, 52.28.6 et 52.29.1 : structure des recettes fiscales et distinction entre le(s) tribut(s), c’est-à-dire les impôts provinciaux directs (tributa / φόροι) et les revenus des autres taxes (uectigalia / τέλη), voir France 2007a ; 69.8.12 : remise d’arriérés d’impôts par Hadrien ; 74[73].5.4 : épuisement du trésor à l’avènement de Pertinax et expédients financiers utilisés par celui-ci ; 56.16.3 : motivations fiscales de la révolte pannonienne de 6 p.C. ; 62.3 : discours de Boudicca exprimant les raisons fiscales de la révolte bretonne de 60-61 p.C. ; 67.4.6 : raisons fiscales de la révolte des Nasamons sous Domitien (85-86 p.C.) ; 78[77].9 : critique de la politique fiscale de Caracalla.
4 Cf. Reinhold 1988, 174 : “Where he touches on public finances … Dio exhibits a simplistic conception. On the requirement of large sums of money by a monarch (especially a Roman emperor) – a matter that he calls, from a moral perspective, ‘the least important consideration’ – and on political economy in general, Dio reveals only the most elementary understanding of the financial practice of the Roman Republic and of the Principate” ; il est surprenant que Reinhold attribue candidement à Dion un jugement que celui-ci place en fait dans la bouche d’Agrippa, d’autant plus que c’est plutôt le discours de Mécène qui passe dans l’historiographie pour refléter les idées de Dion.
5 Millar 1964, 102, 104. Reinhold 1988, 11-12 et Adler 2012, 478 insistent sur l’impossibilité de dater la rédaction du texte avec certitude.
6 Meyer 1891 ; voir notamment les bilans établis par Millar 1964, 102-118 ; Roddaz 1983, 75-84 ; Roddaz 1984, 209-216 ; Reinhold 1988, 165-168 ; Adler 2012, 477-479.
7 Sur les suasoriae, Bloomer 2007, 299, 301-303. Hdt. 3.80.82 ; Th. 5.85-111 ; D.H. 4.72-75 ; D.Chr. 1.67-84 ; Philostr., VA, 5.31-37 (sur les liens possibles entre Dion et Philostrate, Millar 1964, 19-20) ; C.D. fr. 12.1 ; 12.2 ; 12.3a ; 12.8 ; 12.9 ; 12.11 ; 43.15.2-18.5 ; 44.2.1-4.
8 Suet., Aug., 28.1 ; C.D. 53.30.1-2. Sur Suétone source de Dion : Millar 1964, 105 ; Roddaz 1983, 78 ; contra Manuwald 1979, 85 n. 48. Hypothèse d’une source commune à Suétone et Dion (Asinius Pollion ?) : Reinhold 1988, 166. Sur les Mémoires d’Auguste : Peter 1906, lxxi-lxxvi ; Blumenthal 1913 ; Blumenthal 1914 ; André 1993. Dédicace à Agrippa et Mécène : Plu., Cic., 52.1.
9 Sur l’historicité du débat, Hammond 1932 est resté très isolé en tablant sur la temporalité augustéenne. Plus récemment, Roddaz 1983, 75-84, se montre partagé, laissant place aux “réminiscences de l’époque augustéenne” dans le discours d’Agrippa : “Il est … difficile d’admettre que Dion a entièrement composé ces discours, en songeant uniquement aux préoccupations de son temps, ou de replacer le débat tout entier dans le seul contexte du début du iiie s.” (p. 78) ; Fishwick 1990 et Schmidt 1999 ont été dans ce sens en pointant aussi la congruence entre les propositions de Mécène et plusieurs des réformes d’Auguste.
10 La citation est de Roddaz 1983, 77.
11 Sur l’orientation du discours d’Agrippa et les intentions de Dion : Roddaz 1983, 76-84 (p. 81-82, il explique notamment pourquoi l’historien choisit Agrippa pour défendre le point de vue de la δηµοκρατία) ; Roddaz 1984, 209-216 ; Reinhold 1988, 168-169 (sur la signification du terme δηµοκρατία), 170-171.
12 Voir le tableau composé par Duncan-Jones 1994, 45-46, toujours repris par l’historiographie ultérieure. D’après lui, à l’époque de Dion (en 215 p.C.), les dépenses militaires absorbaient autour de 75% de l’ensemble du budget.
13 On retrouve ici l’idéal de justice tempéré d’utilitarisme du Cicéron de 44 a.C. (Off., 2.21.74) : “Il faut avoir soin aussi de ne pas recourir à l’impôt, comme la pénurie du trésor public et la fréquence des guerres y ont souvent obligé nos ancêtres, et pour cela une longue prévoyance est nécessaire. Si cependant cette nécessité s’impose à un État (j’aime mieux, en cas qu’il y ait dans ces mots un présage, que d’autres que nous soient menacés et je fais observer, si peu utile que cela soit, que je traite ici un sujet politique tout à fait général), il faudra veiller à ce que tous comprennent que le salut commun a ses exigences et qu’on doit s’y plier” (trad. C. Appuhn, Paris 1933).
14 Sur les conceptions financières des Anciens voir Migeotte 2001 ; Migeotte 2014. Sur les liturgies athéniennes voir Gabrielsen 1994, pour la triérarchie ; Wilson 2000, sur la chorégie (les p. 279-302 concernent la chorégie dans les autres cités). Sur l’εἰσφορά, on ne connaît bien que le cas athénien : Thomsen 1964 ; Brun 1983, 3-64 ; plus récemment Christ 2007 ; Migeotte 2014, 278-282 (aspects généraux), 518-524 (Athènes). Sur le tributum et la fiscalité civique de Rome voir toujours Nicolet 1976a.
15 Elle est rapportée par Dion lui-même, 59.22.3-8. Sur le census, Nicolet 1988a ; Le Teuff 2012.
16 Parmi de très nombreux exemples, retenons l’arc de Saintes (Mediolanum Santonum, Gaule Aquitaine / France, Charentes maritimes) dédié à Tibère, Drusus et Germanicus (CIL, XIII, 1036 ; Maurin 1994, n° 7) ; et ceux de Dougga (Thugga, Afrique proconsulaire / Tunisie), dédiés à Tibère (ILAfr, 558) et à Caligula (regravé pour Claude ; CIL, VIII, 1478), voir Khanoussi & Maurin 2000, n° 23-24.
17 Notamment Espinosa Ruíz 1982, 33-37, 90-101 ; Reinhold 1988, 170 ; Adler 2012, 483 n. 25 (qui donne plusieurs autres références), 510-512.
18 Gabba 1962.
19 Sur la question des réformes financières proposées par Mécène et leur rapport avec l’époque de Dion, la bibliographie est importante ; citons entre autres : Pekáry 1959, spécialement 467-468 ; Gabba 1962 ; Millar 1964, 102-118 ; De Blois 1984 ; un résumé dans Reinhold 1988, 199-201. Sur les incitations publiques à la mise en valeur des terres au iie s., France 2014.
20 Sur le système “cicéronien”, voir supra n. 1 ; France 2007b. Sur la politique augustéenne en matière d’organisation fiscale : Rathbone 1996a ; Rathbone 1996b ; France 2006 ; France 2009 ; Le Teuff 2016 donne à partir de l’Asie une perspective plus large.
21 Cic., Q fr., 1.1.11.34 : “En même temps, que l’Asie songe aussi qu’elle n’échapperait à aucun des désastres que provoque une guerre contre des étrangers ou des conflits intérieurs si elle n’appartenait à notre empire. Or cet empire ne saurait en aucune façon se maintenir sans impôts : qu’elle dépense donc avec sérénité une part de ses revenus pour s’acheter la paix perpétuelle et la tranquillité” ; Tac., Hist., 4.74.1 : “Des royaumes et des guerres, il y en a toujours eu à travers les Gaules, jusqu’à ce que vous vous rangiez à nos lois. Quant à nous, quoique si souvent harcelés (par vous), le droit de la victoire ne nous fait exiger qu’une chose supplémentaire de vous : que nous puissions préserver la paix ; car il n’existe pas de paix pour les nations sans armées et on ne peut avoir d’armées sans soldes, ni de soldes sans tribut”.
22 Matt. 22.21 ; Paul, Rom., 13.7 ; voir Isenmann 1996, 5-10. Sur le “Cercle de justice”, Darling 2009 ;
Darling 2013.
23 Sur le vingtième des héritages : Plin., Pan., 40 ; C.D. 55.25.5-6 ; 56.28.4-6 ; Cagnat 1882, 175-226 ; Nicolet 1988b, 258-259 ; Günther 2008, 23-94 (autres taxes introduites sous Auguste : centième sur les ventes aux enchères Tac., Ann., 1.78.2 ; Suet., Calig., 16.9 ; C.D. 58.16.2 ; 59.9.6 – sur l’histoire complexe de cette taxe, voir Günther 2008, 127-132 ; vingt-cinquième sur les ventes d’esclaves C.D. 55.31.4). Sur la fiscalité des guerres civiles : App., BC, 4.34.146 ; C.D. 47.16-17 ; 50.10.4-5 ; 51.3.3 ; Nicolet 1988b, 255-257.
24 Sur l’évolution de la terminologie fiscale à Rome, France 2007a.
25 Pour les légendes monétaires, voir la liste dressée par Schmidt-Dick 2002. Oraison funèbre d’Auguste : C.D. 56.40.1 ; 56.41.4 ; voir aussi le jugement de Dion 56.43.4 qui mentionne la liberté (ἐλευθερία), l’ordre (κόσµος) et la sécurité (ἀσφάλεια) comme les grands apports du règne. État d’esprit après Actium : Vell. Pat. 2.89.3-4 ; voir aussi les termes qu’il emploie pour célébrer l’adoption de Tibère, 2.103.5 : “C’est alors que les parents virent luire l’espoir qu’ils jouiraient de leurs enfants, les époux de leur mariage, les propriétaires de leurs biens, et tous, de la sécurité, du repos, de la paix, de la tranquillité, si bien qu’on n’eût pu concevoir de plus belles espérances ni les réaliser plus heureusement”.
26 Sur la simplicité d’Auguste : Suet., Aug., 72-77 ; sa générosité privée et publique est largement étalée dans les Res Gestae. Sur la publication des comptes publics : C.D. 59.9.4 et aussi 53.19.2.
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