De Pompée à Auguste : les mutations de l’imperium militiae. 2. Un traitement particulier dans l’Histoire romaine de Dion
p. 595-608
Texte intégral
1Comme l’a montré la contribution de Frédéric Hurlet qui précède, le dernier siècle de la République a vu se multiplier, en faveur de grands personnages dont on attendait beaucoup pour défendre l’empire ou étendre ses limites, des commandements qui dérogeaient aux règles traditionnelles d’attribution des provinces. Pompée le premier en bénéficia, puis César et Crassus, plus tard les triumvirs, et de la guerre civile qui les opposa finit par sortir une organisation nouvelle de l’empire dont Auguste jeta les bases durables en 27. Le caractère irrégulier de ces commandements n’échappait pas aux contemporains, et il était même au centre de vives polémiques, bien attestées chez les auteurs de langue latine, auxquels on doit l’expression imperia extra ordinem que les spécialistes ont reprise, parlant de “commandements extraordinaires”. On la rencontre fréquemment à propos de Pompée, soit en référence à l’un d’eux, par exemple celui qu’il reçut en 66 pour conduire la guerre contre Mithridate et Tigrane (Cic., Dom., 8.19 ; Asc., Corn., p. 65 Clark), soit pour évoquer l’ensemble de ceux qui lui furent attribués, comme chez Velleius (2.30.3), qui définit la position de Pompée à la veille de la guerre civile en ces termes : “Cet homme que tant de pouvoirs extraordinaires (tot extraordinaria imperia) avaient porté au faîte de la puissance”. Les indications précises que fournissent les textes relatifs à tel ou tel de ces commandements permettent de dégager leurs caractéristiques communes. Ils s’écartent à plusieurs égards des règles traditionnelles, qui liaient l’imperium à l’exercice d’une magistrature, limitaient sa durée à une année, et laissaient au Sénat la détermination de la mission correspondante, la prouincia, et son éventuelle prorogation, c’est-à-dire son renouvellement. Ainsi le premier de ces commandements extraordinaires, celui qui, en 67, chargea Pompée de débarrasser la Méditerranée des pirates, déroge à toutes ces règles à la fois : il fut attribué par un vote du peuple contre l’avis du Sénat, sa durée fut fixée à trois années, son extension géographique correspondait à toute la Méditerranée et à une large bande côtière qui empiétait sur les provinces existantes, et son bénéficiaire était un priuatus, c’est-à-dire qu’il n’exerçait à ce moment-là aucune charge publique. Ceux qui suivirent ne cumulaient pas nécessairement toutes ces caractéristiques, mais quelques unes suffisaient pour qu’ils soient considérés aussi comme extraordinaires1.
2Il n’est pas surprenant que Cassius Dion ait fait à ces commandements une place importante dans son récit des dernières décades de la République : les personnalités en cause, les conditions mouvementées dans lesquelles ils ont été attribués, leurs conséquences politiques, tout cela suffirait à le justifier. Cependant, un examen attentif de ses livres républicains révèle qu’il leur réserve un traitement particulier, non seulement par la précision et la qualité des informations qu’il fournit, mais aussi par les analyses qu’il énonce sous diverses formes, par les choix qu’il effectue, détaillant certains épisodes, passant rapidement sur d’autres, donnant ici ou là une précision, insérant un commentaire personnel. C’est cette originalité dont on tentera de prendre la mesure, puis de rendre compte, en s’interrogeant sur les raisons de cet intérêt, qui s’étend aussi aux mesures générales d’attribution des provinces, de la lex Pompeia jusqu’au règlement augustéen de 27. Ainsi seront mis en évidence la cohérence des analyses de Dion et leurs liens avec sa réflexion d’ensemble sur le pouvoir.
Une attention scrupuleuse portée aux charges extraordinaires tardo-républicaines
3Dans les quatrième et cinquième décades de l’Histoire romaine, Dion accorde une large place aux entorses institutionnelles qui caractérisent l’exercice des charges républicaines et le déroulement de la vie politique à Rome pendant la période qu’il qualifie de δυναστεῖαι (52.1.1)2. Aucune des lois conduisant à l’attribution de commandements extraordinaires, ni de celles visant à en limiter la multiplication ou les effets, ne sont omises par l’historien. Celui-ci se révèle, de ce point de vue, une source incontournable pour établir la nature des écarts aux règles établies et les étapes du processus ayant conduit à l’imperium d’Auguste. Dans le texte conservé, sont ainsi évoqués, depuis l’attribution d’un commandement extraordinaire à Pompée en 67 jusqu’à l’imperium d’Auguste : le pouvoir octroyé à Pompée contre les pirates en 67 par la lex Gabinia (36.37.1), le commandement de la guerre contre Mithridate voté par la lex Manilia en 66 (36.42.4-43.2), le commandement pour cinq années attribué à César en Gaule en 59 (38.8.3-5) ainsi que sa prorogation (39.33.3), la cura annonae de Pompée en 57 (39.9.3), les commandements pour cinq ans de Pompée et Crassus en 55 (39.33.1-2), l’imperium prétorien attribué au jeune César en 43 pour participer aux opérations contre Antoine (46.29.5), les pouvoirs des triumvirs en 43 (46.55.3). De même sont mentionnées les mesures visant à limiter la durée des commandements ou à réviser leurs modes d’attribution : la lex Pompeia instaurant un intervalle de cinq ans entre l’exercice de la magistrature et le commandement (40.30.1 ; 40.46.2 ; 40.56.1 ; 42.20.4), la lex Iulia qui en 46 limita à un an la durée des commandements provinciaux des préteurs et à deux celui des consuls (43.25.3 ; 45.9.3 pour sa transgression après la mort de César), le sénatus-consulte de 43 annulant toutes les charges extraordinaires (46.39.2-3). On notera que cette dernière mesure n’est connue que par Dion, alors que l’on dispose pour cette période de la documentation cicéronienne, et qu’on est assuré que notre historien utilisa les discours de Cicéron de janvier 43 : cette notice, inédite, confirme l’intérêt que Dion porte à ces questions et laisse entrevoir une documentation nourrie de documents complémentaires aux sources littéraires, ou de sources littéraires, aujourd’hui perdues, qui les utilisaient.
4D’une manière générale, Dion fournit des informations précises sur la nature du commandement attribué. Si le texte qui évoque le contenu de la lex Gabinia est partiellement lacunaire, et que manquent notamment les limites géographiques de la mission de Pompée, dont on trouve mention dans toutes les autres sources, subsiste l’indication de sa durée – trois ans –, qui figure chez Appien (Mithr., 94.428 : στρατηγὸν ἐπὶ τριετὲς αὐτοκράτορα) mais pas chez Velleius Paterculus (2.31.2) ni Plutarque (Pomp., 25.4) ; du statut de l’imperium – consulaire (ἀντὶ ὑπάτου) – qui figure chez Velleius (imperium aequum cum proconsulibus), mais pas chez Plutarque (ἄρχειν sans précision du rang) ni Appien3. Les moyens alloués (15 légats, des navires ainsi que la possibilité de lever des fonds et des troupes à volonté) sont en revanche moins détaillés que dans les autres sources. Les précisions sont donc conformes à celles des sources parallèles, mais la comparaison révèle que Dion a effectué un choix, celui d’insister sur la nature institutionnelle du commandement.
5La même précision s’observe à propos de la loi attribuant à Pompée la responsabilité de l’approvisionnement en blé de Rome en 57. Comme Plutarque, Dion fait le rapprochement entre les pouvoirs détenus par Pompée en 67 et ceux définis par la loi de 57, en insistant sur leur étendue géographique similaire4, mais il en précise aussi la nature identique : ἀρχὴ ἀνθυπάτου, imperium de proconsul, c’est-à-dire consulaire5 (la même formulation est répétée plus loin, à propos du retour de Pompée à Rome à l’automne 54 : 39.63.4). Dans les deux cas, la précision était nécessaire puisque dans le premier le commandement n’était pas attribué selon la procédure normale à l’issue d’une charge de consul, dans le second la précision justifiait que Pompée ne puisse franchir le pomerium pour assister au procès de Gabinius. C’est le cas aussi de l’imperium attribué au jeune César en 43, lors du conflit opposant Antoine à Decimus Brutus : le jeune homme, qui n’avait encore géré aucune magistrature, reçut avec les consuls la conduite des opérations militaires contre Antoine avec un imperium prétorien : στρατηγοῦ τις ἀρχή6. Dion ici n’utilise pas tout à fait la même formule que pour l’imperium consulaire de Pompée, mais une périphrase inhabituelle soulignant le caractère particulier de ce commandement attribué en dehors de toute charge. Quoi qu’il en soit, dans tous ces cas l’information est précise et cohérente.
6La situation paraît moins nette en ce qui concerne la lex Iulia que Dion évoque au titre des mesures prises par César à son retour à Rome en 467. D’après lui, César limita à deux ans la durée des commandements attribués aux anciens consuls, à un an les commandements attribués à d’anciens préteurs8. Si la limitation de la durée est confirmée par Cicéron, la source la plus détaillée sur le sujet9, l’affectation ne l’est pas. Déjà en 48, comme le souligne Dion, César avait dérogé à la lex Pompeia en attribuant les provinces aux consuls et aux préteurs en exercice10 et, au moins pour cette année, l’intervalle de cinq ans entre la charge et le commandement avait été de facto supprimé. On peut donc supposer que les commandements furent, par cette nouvelle loi de César, de nouveau attribués aux magistrats en exercice : si on l’admet, il faut reconnaître que Dion commet une erreur sur cette lex Iulia puisqu’il évoque des magistrats sortis de charge. La prosopographie, dépouillée par Girardet, montre cependant que, entre 46 et 44, les commandements furent attribués aux magistrats en exercice, mais également à des priuati 11: les deux situations pouvaient se rencontrer. Compte tenu du flou qui entoure les dispositions de la lex Iulia, et de la diversité des pratiques qui suivirent concernant les modes de collation des provinces, on ne peut affirmer qu’il s’agit d’une erreur de l’historien12 ; ce serait en tout cas la seule pour l’ensemble des cas évoqués.
7Chacun des commandements évoqués, pour lesquels Dion emploie sans distinction le terme d’ἀρχή / ἄρχειν et celui de ἡγεµονία, complété parfois par ἔξω ou ἐν τῷ ὑπηκόῳ, est souligné comme hors normes par différents procédés. On notera toutefois que l’auteur exprime rarement son point de vue explicitement, préférant recourir à des procédés qui mettent en lumière de manière indirecte la nature extraordinaire de ces charges : récit détaillé du contexte qui entoure la décision et des éventuels conflits auxquels elle donne lieu, voix d’un orateur (discours de Catulus en 67 contre la lex Gabinia ; discours d’Antoine en 44 pour la durée du commandement attribué à César), mention des motifs d’annulation. À l’exception du commandement de Pompée en 67, qualifié de καινὴ ἀρχή par Catulus, de celui de César en 59, dont la durée, aux dires d’Antoine, n’avait jamais été accordée à qui que ce fût depuis les débuts de la République13 et plus généralement de l’allongement de la durée des charges jugé contraire aux usages ancestraux par Dion14, c’est dans la mise en scène des mesures que se lit la dégradation progressive des pratiques républicaines. Cette mise en scène est toutefois inégale et certaines lois font l’objet d’un traitement particulier : la lex Gabinia, qui octroie un commandement à un priuatus, la lex Trebonia de 55, attribuant un commandement pour cinq années à Crassus et à Pompée à l’issue de leur consulat, occupent plusieurs chapitres et s’inscrivent dans un contexte particulièrement tendu. La loi pompéienne de 52, instaurant un intervalle obligatoire de cinq ans entre la magistrature et le commandement de province est quant à elle mentionnée à quatre reprises, deux fois sous la forme d’un sénatus-consulte (40.30.1 : que Bibulus aurait enfreint en 51 ; 40.46.2 : voté par les sénateurs en 53), puis d’une loi confirmant le sénatus-consulte (40.56.1), enfin en soulignant les pratiques contraires à cette mesure (42.20.4 : παρὰ τὰ δεδογµένα). L’intérêt de Dion pour cette loi, violemment dénoncée par César comme contraire aux pratiques habituelles des magistratures15, et qui inspira la réforme augustéenne de 27 et le mode d’attribution des provinces sous le Principat16, ne saurait surprendre.
8L’attribution d’un commandement prétorien au jeune César en 43, alors priuatus, ne fait au contraire l’objet d’aucun commentaire ni traitement particulier dans le récit, alors qu’il était extraordinaire au sens strict du terme17 : c’est que l’historien a placé son attention sur le précédent pompéien et la lex Gabinia, objet d’une présentation dilatée. Cette place particulière accordée à la lex Gabinia offre peut-être une clé de lecture de l’intérêt accordé par Dion à ces commandements extraordinaires tardo-républicains.
Le long développement de Dion sur la lex Gabinia : une mise en scène soignée
9Parmi les hommes politiques de la fin de la République, c’est Pompée qui fut le plus souvent gratifié de commandements extraordinaires18. Très jeune, il fut dépêché par le Sénat pour combattre les marianistes en Sicile et en Afrique, puis en Espagne, et revêtu chaque fois d’un imperium alors qu’il n’avait encore exercé aucune magistrature. Puis, trois ans après son consulat de 70, il fut chargé de la guerre contre les pirates par un plébiscite proposé par le tribun de la plèbe Aulus Gabinius, la lex Gabinia, et l’année suivante son commandement fut prolongé et son objet redéfini par un autre plébiscite, porté par le tribun Manilius, la lex Manilia, pour lui permettre d’achever la guerre contre Mithridate. Une dizaine d’années plus tard, en 57, alors qu’il n’exerçait aucune charge publique, Cicéron lui fit confier un commandement étendu à Rome, l’Italie et tout l’empire pour assurer l’approvisionnement en blé de la capitale, la cura annonae. Enfin, lors de son second consulat, en 55, un plébiscite, la lex Trebonia, lui attribua pour cinq ans les deux provinces d’Espagne. Tous ces faits sont mentionnés par Dion directement dans leur contexte chronologique, et de façon rétrospective pour ce qui concerne les commandements antérieurs à 70 – sans doute figuraient-ils à leur place dans le récit, mais nous l’ignorons parce que les livres correspondants de Dion sont perdus. Pourtant l’un d’eux, le vote de la lex Gabinia, reçoit un traitement tout à fait particulier19.
10La première surprise vient de la place que tient l’épisode dans le récit : dix-huit chapitres (20 à 37) lui sont consacrés, environ un tiers du livre 36, qui couvre les événements de quatre années. Comparativement, aucun des auteurs anciens qui traitent le sujet, Velleius, dans son Histoire, Plutarque, dans sa Vie de Pompée, Appien, dans ses Mithridatica, ne le fait aussi longuement, et, dans l’œuvre de Dion lui-même, ce traitement contraste vivement avec celui qu’il réserve aux autres commandements dévolus à Pompée, qui occupent chacun moins d’un chapitre.
11L’organisation interne de ces dix-huit chapitres appelle d’autres remarques. L’énoncé du contexte, d’abord. Trois chapitres (20 à 22) décrivent en termes généraux les troubles croissants que provoque une piraterie étendue désormais à toute la Méditerranée et menaçant même l’Italie, mais sans rechercher le détail frappant ni le pittoresque dans la peinture des méfaits des pirates, comme le font Plutarque et Appien. Le propos est autre : montrer combien la domination romaine est mise en péril, souligner l’inefficacité des décisions prises antérieurement par les sénateurs, mettre en lumière leur désarroi. Implicitement, ce tableau vise à persuader le lecteur d’une idée que Dion expose plus loin, dans le fameux excursus (44.2.4) où, réfléchissant sur la portée des Ides de mars, et comparant la monarchie et la démocratie, il dénonce l’inadaptation de celle-ci à une cité placée, comme Rome, à la tête de vastes territoires. Les méfaits des pirates sont comme une illustration de l’inefficacité des institutions républicaines à gérer l’empire.
12Le récit des péripéties du vote, ensuite. Il couvre treize chapitres (24 à 36), alors qu’un seul (37) décrit les préparatifs de l’expédition et son déroulement : tant Plutarque qu’Appien leur consacrent, au contraire, plus de place qu’au vote de la loi. Un choix si différent de la part de Dion est là encore un message implicite au lecteur, dont l’attention est invitée à se concentrer sur l’événement politique, et non sur la réussite militaire de Pompée. Le jour sous lequel est présenté le vote est un indice de plus des intentions de Dion : aux sénateurs désemparés, le tribun présente un projet dont il est dit immédiatement que son auteur est un misérable, qui agit pour le compte de Pompée et nullement pour le bien commun (36.23.4). Puis Dion dépeint l’enthousiasme du peuple d’un côté, et de l’autre l’opposition farouche de la part des sénateurs les plus influents du moment, décrivant en outre les violences physiques et les graves irrégularités dont le débat est entaché, au Sénat, puis dans la contio qui précède le vote (36.24 ; 36.30.1-3). Cette présentation schématique fait comprendre que la proposition du tribun est source de discorde, une autre des tares du régime républicain dénoncée par Dion dans l’excursus évoqué ci-dessus, la στάσις récurrente et l’impossible ὁµόνοια (44.1.2 ; 44.2.4).
13Quant aux dispositions de la loi, elles sont énoncées d’abord très rapidement dans ce premier passage, et de façon neutre – bien que le lecteur soit averti qu’elles ne peuvent être que funestes, étant donné les intentions du tribun – et avec exactitude, comme le montre la confrontation avec les autres sources : “Un seul général, pris parmi les consulaires, avec pleins pouvoirs (αὐτοκράτωρ), contre tous les pirates, pour une durée de trois ans, avec une armée considérable et de nombreux légats” (36.23.4). C’est dans les chapitres suivants que ces différentes dispositions sont reprises, soit dans la narration des péripéties du vote, soit dans les discours que Dion prête aux protagonistes, et ces résurgences sont l’occasion d’amener le lecteur à une appréciation particulière sur le pouvoir conféré à Pompée et à un jugement sur ses implications politiques. Notons d’emblée que Dion n’utilise pas de vocabulaire spécifique pour le désigner : on ne trouve nulle part un terme ou une expression qui correspondrait au latin imperium extra ordinem, attesté chez Cicéron, Asconius ou Velleius. Les mots qui reviennent sans cesse dans ces chapitres sont ἀρχή, ἄρχειν et ἡγεµονία, ἡγεµονεύειν, employés indifféremment, et qui, ici comme dans le reste de l’œuvre, traduisent imperium20. La notion exprimée par le latin extra ordinem ressort uniquement du contexte, qui donne l’occasion de caractériser l’imperium proposé. C’est ainsi que les sénateurs rejettent “un commandement aussi étendu” (τοσαύτην ἡγεµονίαν : 36.24.1), que le tribun Roscius s’élève contre “la domination de Pompée”, désignée par le terme très fort de δυναστεία (36.30.3), que le sénateur Catulus dénonce “un commandement jusqu’ici inédit” (µηπώποτε γεγενηµένην ἡγεµονίαν : 36.33.3), une “autre charge” s’ajoutant aux magistratures annuelles (ἑτέραν : 36.34.1), “une nouvelle espèce de commandement” (καινήν τινα ἀρχήν : 36.33.1 ; καινὴν ἡγεµονίαν : 36.34.3)21. Ces expressions concourent, sans le dire nommément, à caractériser ce commandement comme extraordinaire : l’expression explicite intervient toutefois, mais dans un passage ultérieur, à propos des honneurs votés en 63 pour célébrer sa victoire sur Mithridate, quand Dion souligne le contraste entre le refus de Pompée d’accepter des honneurs excessifs et le fait qu’il “avait déjà reçu presque toutes ses magistratures et ses commandements (τὰς ἀρχὰς καὶ τὰς ἡγεµονίας) en dérogeant à l’usage ancestral (ἔξω τῶν πατρίων)” (37.23.4).
14L’appréciation du commandement destiné à Pompée est formulée, en effet, de façon indirecte. Au lieu d’une analyse en son nom personnel, Dion utilise le détour de discours, qu’il place dans la bouche des principaux protagonistes, selon un procédé qui se retrouve dans d’autres parties de son Histoire romaine, spécialement à des tournants historiques où, comme ici, les enjeux politiques sont cruciaux. On pense, par exemple, dans les livres républicains, au discours que César adresse aux sénateurs, après sa victoire sur les Pompéiens à Thapsus (43.15-18), pour les assurer de sa clémence, ou à celui de Cicéron appelant à la concorde après les Ides de mars (44.23-33), tous les deux encadrant, en quelque sorte, la période de la domination césarienne, ou encore les discours de Cicéron et Calenus en janvier 43 (45.18-46.28). À propos de la lex Gabinia, le procédé est amplement développé et particulièrement élaboré, puisque trois discours se succèdent, occupant onze des treize chapitres consacrés au vote, et que leur composition et leur style ne sont pas les mêmes.
15Les deux premiers, celui de Pompée, qui prétend refuser le commandement proposé (chap. 25-26), et celui du tribun Gabinius, qui veut au contraire persuader les citoyens que personne n’est plus digne de l’exercer (chap. 27 à 29), forment un ensemble et sont dans une sorte de relation dialectique. Les intentions de Dion sont claires, car il annonce avant de faire parler Pompée que celui-ci, “qui désirait vivement ce commandement”, “voulut donner l’impression qu’il y était contraint”, car “il faisait semblant en général de ne pas désirer le moins du monde ce qu’il voulait” (36.24.5-6). Ces deux discours apparaissent donc comme une mise en scène de ce trait de caractère de Pompée, la dissimulation, qui est un lieu commun de la tradition antique22, et comme un exercice d’école sur le thème de l’ambition (ἐπιθυµία, φιλοτιµία) et de ses dangers. Car deux arguments sont développés par Pompée pour justifier ses réticences, l’aspiration au repos (36.25), et la crainte de susciter “jalousie et haines (φθόνος, µῖσος)” chez ses concitoyens (36.26.1). On retrouve ici, sous une autre forme l’idée, énoncée précédemment par Dion, que la proposition de commandement extraordinaire est source de discorde. Or celle-ci revient plus loin dans la narration, à deux moments importants de la carrière de Pompée. D’abord lors de son retour en Italie en 62 à la tête de son armée, après la victoire sur Mithridate et la réorganisation politique de l’Orient : alors qu’il aurait pu “être maître de l’Italie et s’arroger la totalité du pouvoir (κράτος) sur les Romains”, il “ne fit pas ce choix” et congédia ses soldats, “sachant que les actes de Marius et de Sylla étaient objets de haine (µῖσος)” (37.20.5-6). Puis au moment de son combat politique à Rome, en 60, pour obtenir la validation des décisions qu’il avait prises en Orient et une distribution de terres pour ses vétérans, qui se solde par un échec et lui inspire une réflexion désabusée : “Il comprit que de sa puissance d’autrefois il ne lui restait plus que le nom et la jalousie (φθόνος) qu’elle avait provoquée” (37.50.6). On retrouve la même idée, enfin, dans le discours de Mécène, où le souvenir de cet échec de Pompée est présenté comme un exemple d’erreur politique : “Pompée, une fois qu’il eut renoncé au pouvoir absolu (δυναστεία), fut en butte à la jalousie (φθόνος) et aux complots” (52.17.3). Tous ces passages se répondent, et forment un fil conducteur souterrain au récit historique, en lui donnant une intelligibilité. Le discours de Pompée et celui de Gabinius qui lui répond ne visent donc pas seulement à l’agrément du lecteur amateur de rhétorique comme l’étaient les contemporains de Dion. Ils prennent un sens particulier dans le contexte où ils sont placés, et ce sens se dévoile à la lecture de passages ultérieurs du récit : le commandement proposé par Gabinius, et auquel Pompée aspire violemment par ambition, ne peut que provoquer la στάσις.
16Le discours de Catulus, ce sénateur prestigieux dont Gabinius a sollicité l’intervention en espérant, dit Dion, qu’il soutiendrait sa proposition, est beaucoup plus long (chap. 31 à 36), et contraste avec les deux précédents23. L’orateur se place sur le terrain de la réflexion générale, en écartant la question de la personne de Pompée, et il développe une argumentation d’ordre institutionnel, qui vise à montrer que le commandement proposé est totalement incompatible avec le régime républicain. Il dénonce d’abord les charges extraordinaires comme contraires aux lois qui régissent le cursus honorum, et dangereuses car elles détournent leurs titulaires du respect des traditions (36.31). Puis il approfondit le raisonnement en montrant que ces lois sur l’exercice des magistratures traduisent les principes mêmes du régime, la δηµοκρατία qui veut que tous aient accès aux charges publiques, et l’ἰσοµοιρία qui veut que chacun en assume sa part (36.32). Ces bases étant posées, il poursuit en tirant les conclusions logiques de son raisonnement : “Puisque les lois organisent l’attribution des charges (ἀρχάς) et des commandements (ἡγεµονίας) à des consuls, à des préteurs, et à des magistrats qui les exercent en leur nom (c’est-à-dire à des promagistrats), il n’est ni approprié ni avantageux pour vous d’introduire, en oubliant leur existence, une nouvelle fonction (καινήν τινα ἄρχήν)” (36.33.1). Confier à un priuatus ce commandement ne peut que provoquer la haine de ceux qui exercent des charges publiques ou y aspirent (36.33.3) : c’est une autre manière de dire que la proposition de Gabinius menace les fondements de la République et ouvre la porte, encore une fois, à la discorde. Après un détour, où Catulus envisage le recours à une magistrature déjà existante et adaptée aux situations d’exception, la dictature, puis y renonce, il conclut : “Il n’est ni avisé ni profitable que les affaires soient confiées à un seul homme, qu’un seul homme soit le maître souverain de tout ce dont nous disposons, fût-il excellent” (36.35.1). L’idée récurrente est donc que Rome dispose d’un système de magistratures et d’exercice de l’imperium cohérent, et qu’il est inutile et dangereux de le modifier en créant ce commandement qui introduirait un principe monarchique contraire au régime.
17Il n’est pas douteux que ces idées étaient réellement celles de Catulus et des sénateurs qui s’opposaient au projet de commandement proposé par Gabinius24. On les retrouve sous une forme très condensée chez Velleius, qui écrit : “Il parlait contre la loi dans une réunion populaire en affirmant que Cn. Pompée était certes une personnalité d’élite, mais déjà trop puissante pour un état libre, et qu’il ne fallait pas tout faire reposer sur un seul homme”25. Et Cicéron les résume de façon analogue, en les plaçant dans la bouche d’Hortensius, dans le discours qu’il prononce l’année suivante en faveur de la lex Manilia, qui appliquait à la guerre contre Mithridate l’imperium déjà attribué à Pompée pour combattre la piraterie : “Que dit en effet Hortensius ? Que, s’il faut tout remettre aux mains d’un seul, nul n’en est plus digne que Pompée, mais que néanmoins il n’est pas opportun de confier tous les pouvoirs à un même homme”26. Il ajoute, en parlant cette fois-ci de Catulus : “Il objecte qu’il ne faut aucune innovation contraire aux usages et aux coutumes de nos ancêtres”27. Les grandes lignes du discours que Dion place dans la bouche de Catulus apparaissent donc tout à fait conformes à ce qu’en dit Cicéron, contemporain et lui-même acteur dans le débat qui resurgit en 66 sur le même point institutionnel, et à ce qu’écrit secondairement Velleius, et un examen précis de différents éléments de détail confirme la fiabilité de Dion28. Mais les indications de ces textes parallèles sont trop brèves pour qu’on puisse évaluer dans quelle mesure Dion a recomposé à sa façon l’argumentation de Catulus, et peut-être développé certains points auxquels il portait lui-même un intérêt particulier.
18On remarque en tout cas qu’il y a exposé des idées qu’il présente, à d’autres endroits de son Histoire, comme les siennes propres. À plusieurs reprises, dans les livres républicains, commentant tel ou tel fait, il oppose d’un côté les magistratures définies par la loi, de l’autre le pouvoir monarchique ou l’exercice de l’arbitraire qui caractérise le pouvoir absolu. Ainsi, il confond Pompée et César, déjà engagés dans la guerre civile, en 48, dans le même jugement réprobateur : “Ces hommes (c’est-à-dire leurs partisans) exerçaient nominalement leur magistrature, dans leurs camps respectifs, mais dans les faits Pompée et César qui, pour la propagande, détenaient un titre légal, l’un de consul, l’autre de proconsul, faisaient entièrement non pas ce que leur imposait leur charge, mais ce qu’ils voulaient” (41.43.5). Plus loin, parlant des honneurs que le Sénat attribua à César après la victoire de Munda, en 45, il distingue ceux qui ne sont pas vraiment contraires au régime républicain (ἀδηµοκράτητα) de ceux qui l’assimilent à un monarque (µόναρχος), et range dans cette catégorie toutes les mesures qui “mettent les magistratures entre ses mains, même celles de la plèbe, et le désignent d’avance comme consul pour dix ans” (43.45.1). Le terme de cette dénaturation des magistratures est atteint, pour Dion, avec le régime impérial, tel qu’il est, de son point de vue, établi par Auguste en 27. Dans un passage bien connu, il dénonce la mystification dont elles sont l’instrument : détenues par l’empereur, elles permettent de voiler d’une apparence républicaine la nature monarchique du nouveau régime, “de donner l’impression de gouverner non pas grâce à leur pouvoir absolu mais en vertu des lois (µὴ ἐκ δυναστείας ἀλλ’ ἐκ τῶν νόµων)” (53.17.3).
19Ces commentaires ponctuels délivrés au fil du récit sont comme des rappels de la longue démonstration théorique de Catulus, de même que les remarques sur la position de Pompée à des moments particuliers de sa carrière prolongent en filigrane la réflexion sur l’ambition et ses dangers que développait son discours. Ce procédé se retrouve également à propos des idées énoncées dans la dernière partie du discours de Catulus, auquel en général on ne s’intéresse guère, car elles portent sur une question qui paraît secondaire et que les textes latins correspondants omettent, celle du statut juridique des légats qui accompagneront le général (chap. 35-36). L’intention de l’orateur est de critiquer l’organisation du commandement proposée par Gabinius, à savoir des légats choisis par Pompée et qui tiendraient leur imperium de lui, et de justifier une solution alternative, qui consisterait à faire choisir ces légats par les citoyens, à les faire élire, donc, si bien qu’ils tiendraient leur imperium du peuple, et non de Pompée. En termes modernes, un imperium indépendant au lieu d’un imperium délégué, subordonné à celui de Pompée29. Derrière ces subtilités juridiques, un enjeu que Catulus explicite clairement, l’attribution des bénéfices de la victoire : “L’émulation sera d’autant plus vive entre eux qu’ils détiendront un commandement indépendant et tireront personnellement gloire de ce qu’ils accompliront” (36.36.2). On ne sait si ce point a effectivement été débattu devant le peuple en 67, et en ces termes, mais l’attribution d’honneurs triomphaux aux legati, ainsi qu’aux proconsuls, est devenue, à l’époque césarienne puis sous le triumvirat, et même au début du principat d’Auguste, une question épineuse et confuse et une source de conflits : c’est seulement en 19 a.C. que fut établie une règle claire qui réservait le triomphe aux membres de la famille impériale et n’accordait aux autres que ses ornements. Or Dion est l’auteur qui donne les informations les plus nombreuses et les plus précises sur ce sujet, qu’il évoque à propos de la victoire des Césariens à Munda (43.42.1), à propos de la victoire de Domitius Calvinus en Espagne en 39 (48.42.4), et à propos de celles de Ventidius Bassus sur les Parthes en 39 (48.41.5) et en 38 (49.21.2-3)30. On peut noter aussi que c’est à lui qu’on doit la description la plus précise de la nouvelle organisation territoriale mise en place par Auguste en 27 (53.12-15), qui se caractérise notamment, pour les provinces que le Sénat a confiées à Auguste, par un système identique à celui qui était prévu par la proposition de Gabinius : les gouverneurs sont des légats, désignés par le prince, et dotés d’un imperium proprétorien délégué (legati Augusti pro praetore). Tout se passe, en lisant Dion, comme si l’organisation du commandement prévue pour Pompée, et que Catulus rejette comme contraire aux principes républicains car elle paralyse l’émulation entre les détenteurs des charges publiques, préfigurait celle qui devient la règle pour la plus grande partie de l’empire à partir d’Auguste.
20Le long discours prêté à Catulus, comme celui placé dans la bouche de Pompée, ne peut donc pas s’appréhender isolément, les réflexions qui y sont exposées étant reprises çà et là dans le récit des péripéties politiques de la fin de la République sous la forme de remarques personnelles de Dion, comme autant de signes adressés au lecteur pour lui remémorer ces pièces d’éloquence et guider sa compréhension historique. Ce procédé est une illustration frappante de la cohérence de la pensée politique de Dion et de la maîtrise dont il fait preuve dans sa rédaction. L’autre constat auquel conduit l’examen du développement exceptionnellement long consacré au vote de la lex Gabinia, et dont le discours de Catulus constitue le cœur, est que Dion l’a conçu comme un moyen de faire comprendre quelle place cet épisode occupe, non pas seulement dans l’histoire politique, mais dans celle des régimes qu’a connus Rome. C’est à ses yeux une étape remarquable dans l’évolution qui conduit à la disparition de la République, une brèche profonde, et irréversible, dans ses institutions. C’est aussi le moment où se cristallise l’ambition de Pompée, qui va le conduire à la rivalité mortelle avec César.
21Si l’on considère la façon dont Dion présente les commandements extraordinaires attribués à Pompée par la suite, le contraste est frappant. Le vote de la lex Manilia, en 66, dont le discours de Cicéron et le récit de Plutarque (Pomp., 30) indiquent qu’il fut très mouvementé aussi, est traité beaucoup plus brièvement, et seulement dans une perspective de rivalités politiques, sans commentaires de type institutionnel (36.42.4-43.2). Les dispositions de la loi qui lui confia en 57 la cura annonae sont indiquées dans leurs grandes lignes, nature de l’imperium, durée et extension géographique, mais seule celle-ci est soulignée, et, de façon significative, par référence au commandement de 67 : “Comme autrefois contre les pirates, il s’apprêtait une fois de plus à commander (ἄρξειν) toutes les régions de l’univers alors soumises aux Romains” (39.9.3)31. L’octroi des provinces d’Espagne pour cinq ans en 55 (39.33), et même, bien qu’il ne s’agisse pas d’un commandement, le consulat unique conféré en 52 (40.50.3-4), sont présentés comme des péripéties politiques, et non comme les étapes d’un processus. Le lecteur est ainsi amené à comprendre que les autres commandements conférés à Pompée ne révèlent rien de plus sur le plan de la disparition de la République, et que c’est le vote de la lex Gabinia qui constitue le tournant majeur.
Les charges extraordinaires, un révélateur de l’anéantissement de la République
22L’ensemble des informations et des commentaires que Dion donne, au cours du récit, sur les commandements extraordinaires qui se sont succédé entre l’époque de Pompée et celle d’Auguste, et sur les modifications successives des règles d’attribution des gouvernements provinciaux, se caractérisent par une grande cohérence, qui tient à l’existence d’une vision d’ensemble qui les inspire. Son récit est l’expression manifeste d’une réflexion très élaborée, qui traverse tous les livres républicains et augustéens, en se développant sur plusieurs plans, et dont on peut repérer les thèmes principaux.
23Le premier de ces thèmes, qui se place sur le plan de l’analyse théorique, est celui de la contradiction entre les grands commandements et les institutions traditionnelles, celles de la République. En d’autres termes, le système d’exercice des magistratures et des promagistratures est un révélateur de la nature démocratique du régime. L’idée est au cœur du discours de Catulus, qui présente l’accès et la participation de tous aux charges publiques comme les expressions concrètes des principes de δηµοκρατία et d’ἰσοµοιρία, et ces mêmes principes sont exposés dans la partie du discours d’Agrippa qui fait l’éloge de la démocratie (52.4.1-4). Le lien entre magistratures (auxquelles on accède par élection ou par tirage au sort) et nature démocratique des institutions est affirmé à nouveau dans le discours de Mécène, sous la forme d’un conseil, celui de maintenir l’élection comme mode d’accès au consulat et à la préture, “en souvenir des institutions traditionnelles, et pour ne pas donner l’impression d’un changement complet de constitution (παντελῶς τὴν πολιτείαν µεταλλάττειν)” (52.20.2). On le retrouve sous une forme indirecte dans le passage déjà cité où Dion, en décrivant les caractéristiques du régime établi par Auguste en 27, indique que les empereurs, “pour donner l’impression de tenir leur pouvoir des lois (ἐκ τῶν νόµων) et non de leur toute-puissance (ἐκ δυναστείας), se sont arrogé toutes les fonctions dont les hommes acceptaient la puissance sous la République, et même leurs titres”, et on comprend qu’il s’agit des magistratures (53.17.3).
24Le second thème, qui se place sur le plan de l’histoire des régimes, est celui de la relation entre d’une part les changements qui affectent les magistratures et les commandements, et d’autre part la mutation qui fait passer Rome de la République à l’Empire, après la phase des δυναστεῖαι qui caractérisent le dernier siècle de la République. Dion suggère très précisément que les grands commandements amorcent cette mutation, en associant régulièrement le terme δυναστεία à l’évocation des pouvoirs du détenteur d’un commandement extraordinaire. C’est le cas des pouvoirs attribués à Pompée : en s’opposant au vote de la lex Gabinia, le tribun Roscius tente de limiter la δυναστεία de Pompée (36.30.3) ; et Mécène, évoquant le licenciement de son armée par Pompée, en conclut qu’il a quitté sa position de δυναστεία (52.17.3). C’est le cas aussi du commandement d’une durée inhabituelle accordé à César, qui fut à l’origine de son désir (ἐπιθυµία) de δυναστεία, et inspira à celui qui en avait bénéficié le projet de la lex Iulia (43.25.3), c’est le cas enfin de l’ensemble des charges extraordinaires que le sénat abrogea en 43, parce qu’elles avaient “préparé la voie aux pouvoirs absolus” (δυναστείαι : 46.39.2). Mais l’épisode qui aux yeux de Dion illustre le plus nettement l’anéantissement des pratiques républicaines est celui de la mise en place du second triumvirat en 43. Lors des accords de Bologne, Lépide, Antoine et le jeune César convinrent d’attribuer à chacun une partie des provinces “pour éviter qu’on ne considérât qu’ils s’appropriaient tout l’empire” (46.55.4). De surcroît, ils limitèrent leur commandement à une durée de cinq ans, pour éviter de paraître détenir un pouvoir à vie (οὐκ ἐς ἀεὶ δῆθεν). De même lors des accords de Misène, c’est dans la même perspective qu’ils fixèrent à cinq ans le commandement accordé à Sextus Pompée, “parce qu’ils voulaient sembler eux-mêmes détenir une autorité temporaire et non perpétuelle” (48.36.6). Les formulations de Dion soulignent la double transgression, spatiale et temporelle, des limites des commandements à laquelle se livrent les triumvirs, détenteurs d’un pouvoir qui apparaît dès lors comme étranger à la République.
25Dans le cadre de cette réflexion sur la mutation des régimes, Dion développe aussi l’idée que le régime républicain a été miné par l’ambition, l’ἐπιθυµία ἄρξαι. Elle est à l’origine de l’apparition de ces charges, comme il est dit à propos de Pompée en 67 (36.24.5), et à propos de César quand il soutient la lex Manilia : “Il préparait aussi pour lui-même la possibilité d’obtenir un jour un vote analogue” (36.43.4). Et elle a provoqué des rivalités à cause de la jalousie et de la haine qu’elle suscite : c’est le thème d’une partie du discours de Pompée quand il prétend refuser le commandement contre les pirates.
26Cette ambition croissante, qui se manifeste par l’allongement de la durée des commandements, a deux conséquences majeures. La première est l’affaiblissement des magistrats impliqués dans la dévolution des commandements, devenus des hommes de main des imperatores. Si les auteurs des lois attribuant à Pompée ses charges extraordinaires sont mentionnés, on assiste ensuite à leur effacement progressif : ni le tribun P. Vatinius, auteur de la loi conférant à César un commandement d’une durée inhabituelle, ni le tribun P. Titius, porteur de la loi définissant en novembre 43 la charge inédite de triumuiri rei publicae constituendae pour cinq ans, ne sont mentionnés. Il ne s’agit pas d’un manque d’information, puisque le tribun P. Vatinius est nommément cité pour avoir voulu jeter en prison Bibulus pour son opposition à César (38.6.6), mais bien d’un parti pris conduisant à souligner la manière dont les imperatores dominent la vie politique. La deuxième conséquence est la rupture de la concorde et la sédition, la στάσις, que les jalousies suscitées par l’obtention des commandements engendrent. Emblématique à cet égard est le vote de la lex Trebonia en 55 : non seulement le récit occupe quatre chapitres, bien plus que les lignes consacrées, exception faite de la lex Gabinia, aux autres charges extraordinaires, mais loin d’en faire le résultat de l’accord conclu à Lucques entre Pompée, Crassus et César, Dion décrit longuement les affrontements violents auxquels le vote donna lieu, à la fois avec les partisans de César et dans les assemblées du peuple. Les partisans de César furent muselés par l’octroi à César d’une prolongation de son commandement (39.33.3), mais les défenseurs de la République, dont Caton, qui tentait de faire échouer le vote, furent réduits au silence par la force, jetés hors de l’assemblée, et, le lendemain, molestés, voire tués (39.35.5). L’opposition de Caton est impuissante face à la violence utilisée pour voter des commandements d’une durée exceptionnelle, et la στάσις, sous l’effet des luttes que se livrent les imperatores, dénature le fonctionnement traditionnel des institutions. La notion de στάσις reparaît dans le passage qui mentionne le vote de la lex Pompeia de provinciis qui introduisait un délai de cinq ans entre magistratures supérieures et gouvernements provinciaux “pour éviter les troubles provoqués par les candidats” (40.30.1). Il n’est pas surprenant, compte tenu de la récurrence du thème, que Mécène porte un intérêt tout particulier à la durée des commandements : il conseille à Auguste que la durée des commandements ne soit ni inférieure à trois ans, ni supérieure à cinq, parce que la durée excessives des charges pousse leurs détenteurs à la révolte (52.23.2 : νεωτεροποιία). Pour la même raison, Mécène déconseille l’exercice de commandements consécutifs à l’exercice de la charge (52.20.4) ou de commandements successifs, comme déjà Catulus (36.31.3-4), et recommande d’intercaler des phases de retour à la vie de simple particulier (52.23.3).
27Ce thème de la discorde interne rencontre une autre idée, celle du caractère inéluctable de la ruine de la République entraînée dans ces rivalités : c’est l’idée que Dion développe dans la fameuse comparaison entre monarchie et démocratie placée au début du livre 44 pour expliquer en quoi, selon lui, les Ides de mars ont été néfastes pour Rome (44.2.3-4), et le discours de Mécène reprend ce thème des déchirements (στάσεις) inévitables dans toute démocratie (52.15.4). Les rivalités électorales et les lois de ambitu qui tentaient de les limiter sont de fait un thème récurrent dans le récit des années 60 et 50, mais aussi de façon plus générale les luttes civiles (opposition sénat/tribuns et sénat/imperatores)32.
28Dernière idée, la question de la taille atteinte par l’empire territorial et de la complexité de la gestion des affaires publiques qui en découle, phénomènes que Dion considère comme une cause de l’effondrement de la République (à la fois dans ce début du livre 44 et dans le passage correspondant du discours de Mécène : 52.16.2). Or les grands commandements apparaissent comme un moyen d’adapter le système politique à ce changement d’échelle (ampleur de la piraterie, ampleur des guerres extérieures – Mithridate, Parthes, Gaules –, difficultés du ravitaillement en blé), et la réorganisation provinciale effectuée par Auguste en 27, dont Dion donne un tableau très complet, également. Donc la question des grands commandements est indissociable, dans la pensée de Dion, de sa réflexion sur la gestion territoriale de l’empire33.
29L’une des originalités de l’Histoire romaine, particulièrement repérable dans les passages qui nous ont occupés pour cette étude, est la variété des procédés littéraires que Dion utilise quand il cherche à exposer des idées générales, en matière de régimes politiques tout particulièrement. Trois sont à l’œuvre. Le plus courant est la simple notice, qui donne une information en l’accompagnant d’un bref commentaire, comme par exemple le rappel que Pompée avait reçu presque toutes ses magistratures et ses commandements en dérogeant à l’usage traditionnel, inséré dans la notice qui signale son refus d’une partie des honneurs votés en 63 pour célébrer sa victoire sur Mithridate (37.23.4). Le procédé le plus rare est l’analyse exprimée à la première personne et développée à propos d’un événement majeur : le cas le plus net dans les livres républicains est la condamnation du meurtre de César, annoncé au début du livre 44, comme un effet désastreux de la jalousie et de la haine, et la comparaison entre monarchie et démocratie qui explicite ce jugement. Et un procédé fréquent est l’insertion de discours, comme pour le vote de la lex Gabinia. Mais l’ampleur de celui de Catulus, la rigueur de son argumentation, la véhémence du ton, ne doivent pas faire penser qu’il s’agit d’autre chose que d’un artifice littéraire, un moyen de formuler des analyses institutionnelles qui auraient sans doute paru arides si elles avaient été énoncées directement. Et si Dion, comme on l’a vu, considère qu’il y a incompatibilité entre les commandements extraordinaires et les institutions républicaines, comme il le fait dire à Catulus, il n’est pas douteux qu’il ne partage pas leur défense intransigeante, dont Catulus, ou plus tard Caton, s’opposant inutilement au vote de la lex Trebonia, sont les porte-voix : tant l’insistance de son récit sur les rivalités et les luttes politiques, que sa condamnation explicite et argumentée des meurtriers de César, font bien comprendre qu’à ses yeux il n’est plus temps de défendre la République34.
Notes de bas de page
1 Voir Arena 2012, 179-182.
2 Pour la définition de cette période, voir dans ce volume la contribution de C. Carsana. Voir également l’analyse originale de Kemezis 2014, 109-112.
3 Sur la relation de l’imperium de Pompée avec les gouverneurs en exercice dans les provinces concernées par sa mission, maius ou aequum, qui n’est pas évoqué par Dion, voir les explications de F. Hurlet, dans la contribution qui précède.
4 39.9.3 : καὶ ὁ µέν, ὥσπερ ἐπὶ τοῖς καταποντισταῖς πρότερον, οὕτω καὶ τότε ἐπὶ τῷ <σίτῳ> πάσης αὖθις τῆς οἰκουµένης τῆς ὑπὸ τοῖς ῾Ρωµαιόις τότε οὔσης ἄρξειν ἔµελλε.
5 À l’époque républicaine, l’imperium d’un consul et celui d’un proconsul sont désignés par une seule et même expression : imperium consulare. L’expression imperium proconsulare n’apparaît dans les sources latines qu’à l’époque impériale (Ferrary 2001 et F. Hurlet, dans ce volume), et Dion la traduit par l’expression ἡ ἀρχὴ ἡ ἀνθύπατος (53.32.5). Ici la formulation ἡ ἀρχὴ ἀνθυπάτου, “imperium de proconsul”, désigne bien l’imperium consulare et non pas l’imperium proconsulare ; elle n’est donc pas anachronique, contrairement à ce que nous indiquions dans Lachenaud & Coudry 2011, 128 n. 32.
6 46.29.5 : καὶ τῷ Καῖσαρι στρατηγοῦ τινα ἀρχὴν δόντες (46.35.4 : ὅτε τὸν κόσµον καὶ τὴν ἐξουσίαν τοῦ τρατηγοῦ ἀνέλαβε). Les autres sources signalent toutes que le jeune César reçut un imperium de propréteur (RGDA 1.3 ; Cic., Phil., 5.16.45 ; Liv., Per., 118.2 ; App., BC, 3.64.263 : ἀντιστράτηγος).
7 Voir Girardet 1987, 307-316 ; Ferrary 2001, 107-108.
8 43.25.3 : κατέκλεισε νόµῳ τοὺς µὲν ἐστρατηγηκότας ἐπ᾽ ἐνιαυτὸν τοὺς δὲ ὑπατευκότας ἐπὶ δύο ἔτη κάτα τὸ ἑξῆς ἆρχειν, καὶ µηδενὶ τὸ παράπαν ἐπὶ πλεῖον ἡγεµονίαν τινὰ ἔχειν ἐξεῖναι.
9 Cic., Phil., 1.8.19 : quae lex melior, utilior, optima etiam re publica saepius flagitata quam ne praetoriae prouinciae plus quam annum neue plus quam biennium consulares obtinerentur ?
10 42.20.4 : ἔς τε γὰρ τοὺς ὑπάτους καὶ ἐς τοὺς στρατηγοὺς αὖθις παρὰ τὰ δεδογµένα σφίσιν ἐπανῆλθον.
11 Girardet 1987, 317-329.
12 Dalla Rosa 2014, 54 n. 110 se contente de dire, en évoquant le témoignage de Dion, que la loi concernait tant les priuati cum imperio que les magistrats.
13 44.43.2 : ὅπερ, ἀφ᾽ οὗ ἐδηµοκρατήθηµεν, οὐδενὶ ἄλλῳ ὑπῆρξε, λέγω δὲ τὸ ὀκτὼ ἔτεσιν ὅλοις ἐφεξῆς ἡγεµονεῦσαι.
14 46.39.2-3 : ἡ δὲ γερουσία … πάνθ᾽ ὅσα ἐν τῷ πρὶν δυναστείας τισὶν ἔξω τῶν πατρίων δοθέντα παρεσκευάκει προσκατέλυσαν … τοῦτο µὲν γὰρ ἀπεῖπον µηδένα ἐπὶ πλεὶω χρόνον ἐνιαυτοῦ ἄρχειν.
15 Caes., B Civ., 1.85.9 : iura magistratuum commutari.
16 Sur la réforme de 27 a.C., voir Ferrary 2001, 112.
17 Cic., Phil., 11.8.20 : at enim – nam id exaudio – C. Caesari adulescentulo imperium extraordinarium mea sententia dedi.
18 Voir Girardet 2001, l’étude la plus approfondie sur sa carrière.
19 Lachenaud & Coudry 2014, xliv-l, lxxii-lxxviii ; Coudry 2016.
20 Sur ce lexique, on pourra également se reporter à E. Bertrand, “Point de vue de Dion sur l’impérialisme romain”, dans ce volume.
21 C’est une expression analogue qu’emploie César (B Civ., 1.85.8) pour désigner le commandement des provinces d’Espagne attribué à Pompée par la lex Trebonia.
22 Voir par ex. Plu., Pomp., 30.6-8, et déjà Cic., Att., 2.16.2 ; 2.20.1 ; 4.15.7.
23 Voir Coudry 2015b.
24 Voir Hurlet 2010 (sur la valeur du discours pour documenter les idées des optimates) ; Rodgers 2008 (pour l’analyse du travail d’élaboration littéraire de Dion).
25 Vell. Pat. 2.32.1 : cum dissuadens legem in contione dixisset esse quidem praeclarum uirum Cn. Pompeium, sed nimium iam liberae rei publicae neque omnia in uno reponenda.
26 Cic., Leg. Man., 17.52 : quid igitur ait Hortensius? Si uni omnia tribuenda sint, dignissimum esse Pompeium, sed ad unum tamen omnia deferri non oportere.
27 Leg. Man., 20.60 : at enim ne quid noui fiat contra exempla atque instituta maiorum.
28 La question est étudiée plus en détail dans Coudry 2015b.
29 Ces questions complexes font l’objet d’une monographie récente, Vervaet 2014, qui s’appuie largement sur l’Histoire romaine de Dion. Voir p. 78-82 pour ce passage du discours de Catulus.
30 Sur ces cas, et sur la fiabilité de l’information donnée par Dion, Vervaet 2014, 247-251.
31 Appien fait également un rapprochement entre les deux commandements, mais seulement pour l’effectif des légats (BC, 2.18.67).
32 Voir dans ce volume la contribution de M. Coudry, “Sénat et magistrats à la veille de la guerre civile entre Pompée et Cesar”.
33 Voir dans ce volume la contribution d’E. Bertrand citée supra, n. 20.
34 Voir l’analyse de Kemezis 2014, 114-115.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Architecture romaine d’Asie Mineure
Les monuments de Xanthos et leur ornementation
Laurence Cavalier
2005
D’Homère à Plutarque. Itinéraires historiques
Recueil d'articles de Claude Mossé
Claude Mossé Patrice Brun (éd.)
2007
Pagus, castellum et civitas
Études d’épigraphie et d’histoire sur le village et la cité en Afrique romaine
Samir Aounallah
2010
Orner la cité
Enjeux culturels et politiques du paysage urbain dans l’Asie gréco-romaine
Anne-Valérie Pont
2010