Cassius Dion et la société de son temps
p. 469-482
Texte intégral
1Seule la dernière décade, qui couvre les événements de 161 à 229 et dont un peu moins du quart nous est parvenu en tradition directe par le manuscrit Vaticanus graecus 1288, coïncide à peu près avec la vie de l’auteur (162 ou 163 - vers 235)1, mais l’ensemble de l’Histoire romaine contient des allusions sinon des analyses de la situation de son temps. En particulier, malgré la lacune en son milieu qui comprend aussi bien la fin du discours d’Agrippa que le début de celui de Mécène devant le futur Auguste, le débat du livre 52 est essentiel pour le sujet : derrière l’aspect rhétorique et traditionnel depuis Hérodote (3.80-82), en passant par les traités de Plutarque, de la réflexion sur le meilleur des trois régimes, la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, le contexte du début du principat s’estompe derrière les idées de Cassius Dion sur l’organisation politique et sociale de l’empire romain, parfois très en décalage avec son temps. Par exemple quand il préconise, par la bouche de Mécène, de réserver le privilège de la frappe des monnaies aux ateliers romains (52.30.9), précisément à l’époque de la floraison des émissions d’argent dans les ateliers impériaux d’Alexandrie, de bronze et de cuivre dans plus de deux cents cités de l’Orient grec2. Nous nous efforcerons donc, en un premier temps, de présenter la société idéale de l’empire selon Dion telle qu’elle apparaît dans l’Histoire romaine, notamment au livre 52 dans les deux interventions d’Agrippa et de Mécène (chapitres 1-13 et 14-40), puis d’appréhender la perception par l’historien de symptômes de tensions au sein de la société de son époque et, pour finir, d’identifier les causes de cette crise pour Dion.
2La première partie du discours de Mécène (52.14-18) répond directement à celui d’Agrippa en faveur du rétablissement d’une libera res publica appelée ici δηµοκρατία, dont le principal argument face à la µοναρχία reste le risque de la tyrannie qui asservit l’ensemble du δῆµος. La monarchie garantit de fait la vraie démocratie car elle est la seule forme de gouvernement qui permette à chaque élément de la société de développer en toute sécurité sa propre activité de la meilleure des façons et requiert la participation des ἀγαθοί ou des ἄριστοι. La conception traditionnelle à Rome, exprimée par Cicéron (Rep., 1.32.49 ; 3.31.43)3, de la res publica comme societas revigorée par le fondateur du principat et que partage Cassius Dion, représente la société comme une pyramide de couches superposées de moins en moins nombreuses structurées à partir des deux principes fondamentaux régissant toute société antique : l’ingénuité et la citoyenneté, qui, combinées à d’autres critères comme la noblesse et la richesse, permettent de définir des classes, qui ne sont pas totalement étanches puisque de promotions sont possibles, en général sur plusieurs générations, mais à chacune desquelles des places et des rôles spécifiques sont réservés dans le cadre d’une organisation hiérarchisée : sénateurs, chevaliers, citoyens, soldats, affranchis impériaux, élites civiles et sociales des cités4. La collaboration du monarque avec les ἄριστοι membres de l’ordre sénatorial (clarissimi) et chevaliers (equites), qui doivent comprendre toutes les élites des cités et des provinces de l’empire, de naissance, par la fortune ou le mérite, est un thème récurrent du discours de Mécène. Chaque groupe est un partenaire auquel est dévolu des tâches particulières : aux sénateurs les plus hautes responsabilités dans l’administration de Rome (magistratures, préfecture de la Ville), à l’armée et pour le gouvernement des provinces, en maintenant entre eux une hiérarchie en fonction du cursus suivi, attestée par le montant des salaires et l’impossibilité pour eux d’acquérir dans la durée un pouvoir susceptible de menacer celui du souverain (52.20-23), aux chevaliers les autres grandes préfectures, du prétoire, confiée à deux titulaires obligatoirement, ayant une bonne expérience militaire et administrative (52.24), des vigiles, de l’annone et toute la gestion financière de l’ensemble des provinces du peuple et de l’empire, ayant eux aussi des rémunérations et des collaborateurs équestres ou affranchis impériaux selon l’importance de leurs responsabilités. La promotion de chevaliers méritants au Sénat est possible s’ils ont commencé leur carrière comme centurions et ont exercé plusieurs fonctions (52.25) et l’équitation et le maniement des armes doit être enseigné aux jeunes (52.26). Des soldats permanents, recrutés pour une période déterminée de leur vie aussi bien parmi les citoyens, les alliés et les peuples sujets sont nécessaires à la res publica, l’armée devant enrôler les plus vigoureux des indigents afin de les détourner du brigandage et d’utiliser leur force au service de la défense de l’empire. Dion reconnaît que le régime est né de la guerre civile (52.14) et que c’est la victoire qui assure le pouvoir, comme dans le cas de Septime Sévère ou d’Élagabal mais défend la conception remontant aux débuts du principat sinon à Marius de la séparation des civils et des soldats (52.27).
3Dion rattache la défense de l’empire à la question budgétaire, en raison du coût de l’armée. Afin d’éviter les réquisitions brutales et incontrôlées des militaires au détriment des civils, préoccupation qui réapparaît souvent dans son œuvre, il propose des mesures susceptibles de redresser les finances publiques, plus caractéristiques de son époque que du programme d’Auguste5: vente des biens de la couronne et de tous les domaines impériaux qui ne sont pas indispensables à l’empereur à des exploitants privés qui sauront les mettre en valeur, ce qui fournira en outre de l’argent qui pourra être prêté à de faibles taux à des paysans ayant peu de ressources, extension de l’assiette fiscale à toutes les catégories de biens dans l’ensemble des provinces de l’empire auxquelles l’Italie doit être assimilée (52.22.6) à l’exception des cent milles autour de Rome, qui relèvent du préfet de la Ville (52.21.2)6. Les dépenses somptuaires (monuments, spectacles et concours, fêtes y compris religieuses) doivent bénéficier à Rome, capitale et siège du pouvoir, et à ses habitants, mais, afin d’économiser les ressources de l’empire, drastiquement réduites dans toutes les autres cités qui ne doivent plus avoir le droit de battre monnaie (52.30)7.
4Au sommet de l’État l’empereur assure le rôle d’arbitre et de régulateur afin d’éviter révoltes et guerres civiles, en accord avec le Sénat ou au moins un conseil de sénateurs et avec les élites municipales. Dion souligne la nécessité pour le princeps d’un genre de vie réglé évitant les dépenses inutiles pour l’empire, et d’inspirer à ses sujets le zèle plutôt que la peur (52.34.3), et les trois derniers chapitres du discours de Mécène lui prônent la modération, la simplicité et la vertu8 de manière à ce qu’il soit tenu par eux pour un père et un sauveur (52.38-40) et non comme un tyran, comme Commode (74[73].2.2 = Xiph. 283, 20 R. St.) ou Caracalla (79[78].17.4), qu’il appelle généralement de son nom de règne Antonin (51.17.3 et dans la dernière décade), mais dont il explique le sobriquet (79[78].3.3) et semble légitimer par la bouche d’Agrippa l’élimination (52.9.1 ; 52.9.3), explicitement réclamée par son contemporain Philostrate (VA, 5.35). Un point toutefois les sépare : alors que Philostrate, qui appartenait au cercle de l’impératrice Iulia Domna, suggérait à l’empereur de s’entourer de philosophes, Mécène conseille à Auguste de s’en méfier (52.36.4). La désignation de successeurs par l’empereur réduit les complots contre lui, comme l’avait compris Auguste en 17 a.C., quand il institua ses petits-fils Caius et Lucius ses héritiers à la naissance de Lucius (54.18.1) et évite les tensions en garantissant la stabilité politique à sa mort, ce qui ne fut cependant pas le cas lors du décès de Septime Sévère en raison de la rivalité entre les deux Augusti qui lui survivaient, ses fils Caracalla et Géta9. Il doit maintenir un lien privilégié avec Rome et lui réserver ses libéralités, sous forme de congiaires, de distributions diverses ou de jeux à l’image de Septime Sévère lors de la célébration de ses decennalia et du mariage de Caracalla et de Plautilla en avril 202 (77[76].1.1 = Xiph. 314, 13 - 315, 20 R. St.)10. Le bon prince est honoré de façon posthume par de grandes funérailles à l’issue desquelles il reçoit la relatio inter diuos, comme Pertinax (75[74].4.1-5.5 = Xiph. 294, 30 - 296, 32 R. St.).
5Par rapport à cette société idéale, Cassius Dion observe à son époque diverses tensions. La première est l’importance prise par l’armée. Une fois son pouvoir établi, Septime Sévère avait dû faire face aux conséquences de quatre années de guerres civiles, notamment au manque de soldats dans les garnisons des frontières. Il s’efforça donc de rendre le métier des armes plus attractif en légalisant les unions contractées par les légionnaires, en augmentant de la moitié les soldes11, ce qui lui permit de lever trois nouvelles légions Parthicae mais le contraignit aussi à une dévalorisation du titre du denier en raison de la pénurie de trésorerie. Il acquit ainsi les moyens de reprendre une politique d’expansion en Orient (création de la province d’Osrhoène puis de Mésopotamie), vers le sud en Afrique du Nord et à l’ouest (campagne de Bretagne au nord du mur d’Hadrien à la fin du règne). Si l’on peut s’interroger sur l’authenticité des dernières paroles de l’empereur à ses fils, transmises par l’épitomè de Xiphilin, mais dont pourtant Dion lui-même se porte garant à l’aide de la première personne conservée par l’excerpteur (“Restez unis, enrichissez les soldats, méprisez tout le reste”)12 en raison de leur cynisme désabusé et de leur absence du sens politique dont Septime Sévère fit souvent preuve au cours de son règne, il n’empêche que le prestige de la nouvelle dynastie fut appuyée dès son règne sur la gloire militaire. En témoigne le titre propagator Imperii attribué à Septime Sévère sur des inscriptions honorifiques africaines ou sur l’arc du Forum romain. L’Histoire romaine montre que Dion en était conscient et s’en inquiétait. Le thème des distributions d’argent aux citoyens (δῆµος), à la plèbe frumentaire voire aux sénateurs et à leurs épouses par les empereurs ou les candidats à l’empire est récurrent dans toute la dernière décade de l’Histoire romaine, mais ce sont celles à destination des troupes qui sont les plus fréquentes et les plus généreuses : Marc Aurèle et Lucius Verus (74[73].8.4 = Xiph. 286, 30-32 R. St.), Pertinax (74[73].1.2 = Xiph. 282, 29-30 R. St.), compétition entre Flauius Sulpicianus et Didius Iulianus lors de la mise à l’encan de l’empire par les prétoriens après la mort de Pertinax (74[73]. 11.4-5 = Xiph. 289, 1-10 R. St.), Septime Sévère à l’occasion de ses decennalia (77[76].1.1 = Xiph. 314, 13-19 R. St.), Macrin à la legio II Parthica à Apamée pour l’avènement de son fils Diaduménien (79[78].34.2), le Faux-Antonin (Ψευδαντωνῖνος)13 à son armée victorieuse après son entrée à Antioche pour l’empêcher de piller la ville (80[79].1.1), ou à l’occasion de son mariage avec Cornelia Paula, en accordant un banquet plus onéreux aux soldats qu’aux citoyens (80[79].9.2 = Xiph. 348, 26 R. St.). Toutefois l’empereur le plus prodigue à l’égard des troupes fut Caracalla : même s’il commença par renoncer à la poursuite de la conquête de la Bretagne, M. Christol a pu dire que “[son] règne fut, pour la plus grande part, une continuelle succession de déplacements militaires”14, ce qui se traduisit de nouveau par des cadeaux et des primes distribués aux soldats après la campagne d’Alexandrie (78[77].24.1 = EV 394) ou lors de la préparation de la guerre contre les Parthes (79[78].3.5) et par des réquisitions continuelles auprès des civils : l’ordre social est ainsi perturbé par le détournement permanent des richesses des sénateurs et des notables des cités qu’organise cet empereur au profit de son armée (78[77].9.1-4 = Xiph. 330, 21-22 R. St. ; 79[78].3.4-5 ; 79[78].18.5). La Constitutio Antoniniana elle-même, qui selon Dion (78[77].9.5-7 = EV 366 = Xiph. 330, 22-24 R. St.), avait pour véritable raison de renflouer les caisses de l’État permettrait aussi à Caracalla de financer les dépenses des soldats. Certes l’on peut reprocher à Dion de sous-estimer les charges du Trésor public, de ne pas avoir compris que l’augmentation des soldes était en partie annulée par la dévalorisation de la monnaie et que le pouvoir d’achat des militaires s’en trouvait affecté, comme d’avoir cru que le danger que représentaient les Perses résidait moins dans leur propre puissance que dans l’indiscipline des armées romaines (80.3-4 = EV 415 = Xiph. 356, 8-23 R. St.). Toutefois, sans aller jusqu’à dénoncer avec Rostovtzeff, l’époque des Sévères comme l’établissement d’une monarchie militaire15, le texte de Dion ou de ses excerpteurs met bien en évidence le déséquilibre croissant entre civils et soldats au sein de l’empire et l’affaiblissement progressif de la seueritas (contrôle du pouvoir civil sur l’armée) sous cette dynastie, comme nous avons pu l’observer ailleurs16. C’est ainsi que le texte de Dion signale plusieurs exemples de généraux poursuivis devant la justice de l’empereur à cause de leur fermeté vis à vis des troupes : si Macrin sauve le sénateur consulaire Aurelianus (79[78].12.2-4), le gouvernement du Faux-Antonin condamne (Aelius) Dec(c)ius Triccianus17 ou (C. Iulius Septimius) Castinus18 (80[79].4.3) et Sévère Alexandre ne put empêcher pour le même motif ni l’assassinat de son préfet du prétoire Ulpien au cours du printemps 223, ni l’expulsion de Dion lui-même de Rome alors qu’il était son collègue au consulat ordinaire au début de l’année 229.
6Pour Dion la crise de la société romaine de son temps dépasse largement ce déséquilibre : comme il le dit lui-même dans un passage conservé par le Vaticanus graecus 1288, “οὕτω γάρ που πάντα ἄνω κάτω συνεχύθη…”, “tout était pour ainsi dire tellement sens dessus dessous…” (80[79].7.2), indiquant ainsi le bouleversement total de tous les codes sociaux traditionnels. Le premier est l’affaiblissement du Sénat. Alors que celui-ci, dans la conception augustéenne est le principal partenaire politique du princeps et que l’ordre sénatorial en regroupant toutes les familles des ἄριστοι du point de vue de la fortune, de la naissance ou du mérite qui le composent, constitue l’élite de la société de l’empire, la collaboration, au moins formelle, que les Antonins, à l’exception du dernier d’entre eux, Commode, s’étaient efforcés de maintenir, n’est plus de mise. Sans reprendre les gestes insolents de Commode qui faisait mine de couper les têtes des sénateurs comme celles des autruches sur l’arène, dans une anecdote rapportée par Dion où l’excerpteur lui laisse la parole à la première personne (73[72].21.1-2 = Xiph. 279, 26 - 280, 6 R. St.), tous les empereurs qui lui succédèrent du vivant de l’historien, malgré quelques marques de déférence et parfois la promesse de ne jamais mettre à mort de sénateur, comme Pertinax (74[73].8.5 = Xiph. 287, 1-4 R. St.), Septime Sévère (75[74].2.1 = Xiph. 294, 16-21 R. St.), Macrin (79[78].12.2), négligèrent ce partenariat, quand ils ne proférèrent pas des menaces qu’ils mirent à exécution : ainsi Septime Sévère, après la défaite d’Albinus, fit l’éloge au Sénat de la dureté et de la cruauté de Sylla, de Marius et d’Auguste et fit mettre à mort vingt-neuf sénateurs, dont Sulpicianus, le beau-père de Pertinax, qui avait été préfet de la Ville (76[75].8.1-4 = Xiph. 308, 6-22 R. St.). En 205, après la chute de Plautien, une nouvelle purge eut lieu (77[76].7.3 = Xiph. 318, 19-21 R. St.), tout comme sous le règne de Caracalla après le meurtre de Géta, à la fin de l’année 211 (78[77].4.2-6.1 = EV 356-360 + Xiph. 328, 24-32 R. St.). Ces exécutions attestent la perte de prestige de l’assemblée aux yeux des empereurs qui tinrent d’autant moins compte de ses avis que dès le règne de Septime Sévère, ils s’éloignèrent progressivement de Rome, se plaçant ainsi dans l’incapacité matérielle de gouverner avec le Sénat : Septime Sévère lui-même n’y demeura de façon durable qu’en 202, à partir du début du mois d’avril pour la célébration de ses decennalia et du mariage de Caracalla et de Plautilla, et entre les jeux séculaires de 204 et le départ pour la guerre de Bretagne au cours du second semestre 20819. Caracalla quitta la Ville dès le début de l’année 213 pour ne plus y retourner ; Macrin n’y vint jamais ; Élagabal n’y arriva que fin juin ou début juillet 21920 et ce n’est que lors de la première partie du règne de Sévère Alexandre, de mars 222 à la fin de l’année 229 que l’empereur et son entourage, qui, à cause de son jeune âge gouvernait de fait, résida à Rome, si l’on omet un cours passage au cours du second semestre 233 entre les campagnes en Orient et en Germanie. Sans être remise en question, la primauté du Sénat comme vivier d’administrateurs et de responsables politiques et militaires fut de plus en plus écornée par le nombre croissant de chevaliers désignés pour exercer des gouvernements de provinces comme titulaires (Osrhoène puis Mésopotamie) ou remplaçants21 ou pour prendre la tête des légions ou des expéditions militaires (légions Parthiques).
7Le bouleversement de la hiérarchie sociale se manifeste par la propulsion au sommet de l’État de personnages de condition inférieure, de condamnés ou de débauchés, qui est un thème récurrent de la dernière décade de l’Histoire romaine. La première catégorie est illustrée par les Καισάρειοι, les affranchis impériaux, à l’origine domestiques de l’empereur voués au service de l’État, mais qui pouvaient s’insinuer dans la faveur des princeps. S’ils ne constituaient pas un groupe identifiable à l’époque d’Auguste, ce qui montre l’anachronisme du discours prêté à Mécène (52.24.4), les exemples ne manquent pas dès l’époque de Claude avec Narcisse, Pallas ou Polybe, tous évoqués par Dion à propos de cet empereur. Ils sont mentionnés dix-huit fois dans la dernière décade. Bien que Pertinax (74[73].8.1 = Xiph. 286, 17 R. St.) puis Septime Sévère (77[76].6.1-2 = Xiph. 318, 1-2 R. St.) se soient efforcés de les maintenir à leur place dans la société, certains acquirent auprès de leur souverain un pouvoir considérable. Cleander supplanta dans sa charge de cubiculaire et la faveur de Commode Saotéros de Nicomédie, qu’il fit ensuite mettre à mort (73[72].12 = Xiph. 274, 5-25 R. St.). Sous le règne de Caracalla, deux Καισάρειοι sont dits avoir eu plus de pouvoir que les préfets eux-mêmes (78[77].21.2 = Xiph. 336, 5-7 R. St.) : Théocritos22, fils d’esclave, qui, selon les EV 391, après avoir été le mignon de Saotéros et échoué comme acteur à Rome, avait fait carrière à Lyon, était devenu affranchi impérial, avait enseigné la danse à l’empereur et pris assez d’ascendant sur lui pour être nommé préfet et recevoir le commandement d’une expédition contre les Arméniens, qui tourna au désastre (78[77].21.1 = Xiph. 336, 2-4 R. St.), ce qui ne l’empêcha pas de faire mettre à mort un procurateur d’Alexandrie qui avait raillé son passé de danseur (78[77].21.3-4 = Xiph. 336, 10-14 R. St.) ; quant à Épagathos (M. Aurelius Epagathus), à qui Macrin, après sa défaite, confia la mission de conduire son fils Diaduménien auprès du roi des Parthes Artaban (79[78].39.1), il passait pour avoir été l’instigateur de l’assassinat d’Ulpien et fut éloigné de Rome comme préfet d’Égypte, avant d’être transféré en Crète où il fut exécuté (80.2.4)23 : tous deux avaient donc atteint l’ordre équestre. C’est encore un affranchi impérial, Eutychianos qui organise avec Comazon la destitution de Macrin et son remplacement par le Faux-Antonin (79[78].31.1 = Xiph. 344, 22 R. St.).
8Était tout aussi scandaleuse pour Dion la promotion directe des primipiles bis issus du prétoire, qui étaient souvent des soldats d’origine modeste à des procuratèles de rang ducénaire puis rapidement aux grandes préfectures. Tel était le cursus de M. Bassaeus Rufus24 qui après une jeunesse pauvre et une longue militia fut successivement durant les dix dernières années de sa carrière préfet des vigiles, d’Égypte puis du prétoire et reçut les ornements consulaires, ce qui suffit à démentir l’anecdote ridicule que rapporte Dion à son sujet qui en fait un stupide analphabète (72[71].5.3 = ES 117 + Xiph. 250, 7-14). Le cas de
M. Oclatinius Aduentus25 est comparable : l’épigraphie ne dit rien sur les débuts de la carrière de ce personnage qui était l’aîné de Macrin quand ils parvinrent tous deux à la préfecture du prétoire sous le règne de Caracalla et reçurent les ornements consulaires, puis fut de fait adlecté parmi le consulaires quand à l’avènement de Macrin il devint préfet de la Ville au cours du second semestre 217 et termina sa carrière par un consulat ordinaire en 218 qu’il conserva après l’avènement d’Élagabal et qui est présenté dans les inscriptions comme le premier ; Dion est choqué par cette préfecture de la Ville exercée avant le consulat par un personnage indigne et incompétent (79[78].14.2-3) qui, selon lui, avait commencé sa carrière comme speculator ou frumentarius et avait accompli les plus basses tâches de ces barbouzes, mais sa fonction de commandant des Castra peregrina à Rome explique son accès aux procuratèles26. Trois cursus sont encore plus scandaleux selon Dion : nous ne savons rien sur les origines ni le statut de Gannys27 qui apparaît au moment du soulèvement contre Macrin au début du mois de juin 218 (79[78].38.3) sinon qu’il a été élevé par Iulia Maesa, la belle-sœur de Septime Sévère ; concubin de la mère d’Élagabal Soaemi(a)s, à la fois fastueux, vénal et évergète, il est associé au gouvernement de l’empire pendant les premiers mois du nouveau règne en Bithynie (80[79].3.1), mais est bientôt assassiné à Nicomédie par Élagabal lui-même, dont il avait été le protecteur et qui avait pourtant songé à lui faire épouser sa mère et lui donner le titre de César, pour lui avoir prodigué des conseils de tempérance et de sagesse (80[79].6). Les deux autres ont connu une ascension sociale fulgurante rapportée de façon concise par Dion dans le texte conservé par la tradition directe (79[78].13.2-4) : l’un, (Aelius) Triccianus28, de soldat du rang de l’armée de Pannonie, s’est hissé au commandement de la legio II Parthica puis au gouvernement de la province impériale de Pannonie inférieure où il a remplacé le second, Marcius Agrippa29, qui, né esclave, est devenu avocat du fisc et a terminé sa carrière comme légat propréteur de Pannonie inférieure puis de Dacie sous Macrin. Toutefois le comble de la perturbation de l’ordre social est l’élévation à l’Empire du chevalier Macrin, qui n’était pas sans qualités ni mérites (79[78].40.3), mais commit la faute d’usurper le pouvoir malgré la bassesse de ses origines (79[78].15.3), alors qu’en tant que préfet du prétoire, il n’avait pas encore le titre de sénateur (79[78].41.4) et aurait donc dû choisir un membre du Sénat en faveur de qui il se serait désisté (79[78].41.2). Cette bassesse se réfléta dans l’indignité de la plupart des promotions auxquelles il procéda durant son règne. Les malfaiteurs condamnés sont représentés par Sempronius Rufus, eunuque né en Hispanie, empoisonneur et magicien, banni dans les îles par Septime Sévère mais rappelé et devenu tout puissant par la faveur de Caracalla sans qu’il soit fait mention de sa fonction (78[77].17.2-3 = Xiph. 334, 7-13). La violation de l’ordre d’ancienneté dans l’attribution des provinces et des hauts commandements aux consulaires, évoquée dans un passage de la tradition directe, va dans le même sens et explique la rapidité de certaines promotions (79[78].13.1).
9Un dernier symptôme est la multiplication des res nouae, et ce, dès la mort d’Auguste. Il faut rappeler la méfiance des Romains, dès l’époque républicaine, par exemple de Cicéron (Leg. agr., 2.33.90 ; Cat., 1.1.3) pour les res nouae, dont une des traductions françaises est “révolution”. Les exemples sont nombreux dans l’Histoire romaine, dès la mort d’Auguste. Ainsi l’octroi à des chevaliers, inauguré par Tibère30, des ornamenta sénatoriaux, réservés par Auguste à de jeunes princes membres de sa famille est mis en relation dans un texte de la tradition directe avec les mots ὑπερβολή (“excès”) et καινότης (“innovation”) et ces τιµαί sont qualifiées d’ὑπέρογκοι (“démesurées” : 58.12.6), ce qui montre bien les réticences de Dion à l’égard de cette pratique, qui n’introduisait pas en elle-même les récipiendaires au Sénat, à la différence de l’adlectio, mais leur conférait des privilèges honorifiques importants et visibles, comme le port de la toge au laticlave et des places parmi les sénateurs aux spectacles. Toutefois, on l’a vu, à l’époque de Dion, les ornamenta consularia accordés aux préfets du prétoire sont immédiatement suivis du consulat lui-même à leur sortie de charge, comme cela arriva pour M. Oclatinius Aduentus en 218 et P. Valerius Comazon en 220, le cas de Plautien étant encore plus révolutionnaire puisque, tout en continuant à exercer seul la préfecture du prétoire, il fut le premier titulaire des ὑπατικαὶ τιµαί à gérer un consulat ordinaire bis en 203 (46.46.4), ce qui revient à supposer qu’à l’octroi des ornamenta consularia s’était ajoutée pour Plautien une adlectio inter consulares ayant valu l’exercice d’un premier consulat suffect31.
10Nous avons montré ailleurs la mise en valeur du thème de la nouveauté, de l’innovation et de l’étrange dans le vocabulaire de la dernière décade de l’Histoire romaine correspondant à la carrière de l’historien32. Selon Dion la dissolution des cohortes prétoriennes qui avaient assassiné Pertinax et vendu l’empire à l’encan à Didius Iulianus par Septime Sévère lors de son aduentus à Rome en juin 193 (75[74].1.1-2 = Xiph. 293, 19 R. St.) et leur remplacement par des militaires issus des légions de Pannonie, surtout des Illyriens33, quelle que fût leur origine sociale : petites gens34 ou familles de notables35, dans l’idée de disposer de soldats plus expérimentés, déboucha sur l’invasion de Rome par des soldats aux manières rustres et effrayantes et sur un déclassement non seulement des militaires licenciés, mais aussi des jeunes Italiens qui furent condamnés au brigandage ou à la gladiature pour survivre (75[74].2.3-6 = EV 337 = Xiph. 294, 20-30 R. St.). Il s’agit d’une présentation très réductrice, non dépourvue des préjugés de l’aristocrate originaire d’une vieille cité grecque d’Asie Mineure : on sait que Septime Sévère a procédé à une véritable réorganisation des quatre principaux corps de ce qu’il est convenu d’appeler “la garnison urbaine” : les cohortes prétoriennes, les cohortes urbaines, les cohortes de vigiles, les equites singulares, et qu’en ce qui concerne le prétoire, non seulement la solde mais aussi les effectifs furent doublés. Les études prosopographiques récentes de P. Faure ont montré que les centurions et les tribuns du prétoire n’ont probablement pas été licenciés, que la proportion des Italiens fut certes réduite mais non anéantie36 et que le fait pour les nouveaux prétoriens d’effectuer un service dans les légions avant d’être transférés dans la garde à Rome “instaurait des ponts nouveaux entre les légions et la garde, non plus seulement en aval du service prétorien, mais aussi en amont”37.
11Parmi les innovations contemporaines pour l’historien, la plus révolutionnaire était la Constitutio Antoniniana. Même si l’édit n’était pas dépourvu d’arrière-pensées financières et politiques et, comme l’a noté M. Christol38, intervenait au moment d’un recensement et permettait de résoudre de façon définitive les problèmes posés par le classement des personnes selon leur statut juridique, il n’empêche que l’octroi de la citoyenneté à l’ensemble des habitants de condition libre de l’empire romain s’opposait complètement à une diffusion circonstanciée en raison des mérites civils ou militaires ou de la fortune qui était la règle depuis Auguste. Au niveau religieux, il est certain que lorsque Mécène conseille à Auguste d’interdire l’introduction de καινὰ δαιµόνια et de châtier leurs zélateurs (52.36.2), Dion pensait à l’installation à Rome par le Faux-Antonin du culte d’El Gebal dont la plus scandaleuse des bizarreries pour les habitants de l’Vrbs était la préséance donnée sur Jupiter (80[79].11.3 = Xiph. 348, 16-17 R. St.)39.
12Cassius Dion attribue à cette crise de la société de son temps des causes essentiellement morales. Selon lui, l’une des principales est la rupture de la chaîne d’autorité, très bien illustrée par l’insolence du brigand Bulla lorsque, au préfet Papinien qui lui demandait “Διὰ τί ἐλῄστευσας ;” (“Pourquoi es-tu devenu brigand ?”), il réplique : “Διὰ τί σὺ ἔπαρχος εἶ ;” (“Et toi, pourquoi es-tu préfet ?” : 77[76].10.7 = Xiph. 321, 9-11). Dans le sens ascendant : le soldat n’obéit plus à son chef, comme lorsque les prétoriens se mutinent et assassinent le préfet : sous Commode, en 185, (Sex. Tigidius) Perennis (73[72].9.1-10.1 = Xiph. 272, 28 - 273, 15 R. St.), en 218 (79[78].34.4), Ulpius Iulianus avant de massacrer leurs officiers et rallier les partisans d’Auitus ou, sous le règne de Sévère Alexandre Ulpien au printemps 223 (80.2.2 = Xiph. 355, 27-28 R. St.), ou quand l’armée de Mésopotamie passe à l’ennemi, refuse de se battre ou tue son chef Flauius Heracleo avant 229, fin du récit de Dion (80.4 = Xiph. 356, 19-23 R. St.). De même, au niveau supérieur le préfet n’obéit plus à l’empereur mais, tel (Aemilius) Laetus, complote contre lui et le fait périr deux fois (Commode : 73[72].22.4 = Xiph. 280, 25 R. St. ; Pertinax : 74[73].8.1 = Xiph. 286, 19 R. St.), avant d’être lui-même mis à mort par Didius Iulianus (74[73].16.5 = Xiph. 292, 17-18 R. St.), et même tente de prendre sa place, tels Séjan sous Tibère, ou du temps de Dion, Plautien, qui, selon l’historien, avaient tous deux réussi à renverser le rôles, reléguant au second rang l’empereur (58.5.1 = Xiph. 115, 8-12 R. St. pour Séjan ; 76[75].15.1 = Xiph. 312, 23-27 R. St. pour Plautien) avant que Tibère ou Septime Sévère ne réagissent, faisant arrêter et exécuter le préfet. De leur côté les gouverneurs de province à la tête de trois légions estiment désormais pouvoir se soulever contre l’empereur, comme Auidius Cassius sous Marc Aurèle, ou le futur Septime Sévère et C. Pescennius Niger contre Didius Iulianus. Si la rébellion d’Auidius Cassius, sur laquelle Dion s’étend longuement dans le texte de Xiphilin (72[71].22.2-27.1 = Xiph. 262, 9 - 264, 25 R. St.) échoue, celles des deux autres entraînent une στάσις (“guerre civile”) de plus de quatre ans qui eut beaucoup de conséquences pour les populations contemporaines, à Rome et en Italie comme dans les provinces. Cette même chaîne d’autorité est également brisée dans le sens descendant, quand l’empereur ne donne plus d’ordres au préfet et lui abandonne le pouvoir par paresse ou incompétence (Commode et Perennis) ou par faiblesse (Septime Sévère et Plautien comme autrefois Tibère et Séjan).
13En outre, de haut en bas l’échelle sociale est gangrenée par la dégradation des mœurs. L’adultère est tellement banal que Septime Sévère renonce à son intention première de le poursuivre et que la femme d’un chef calédonien raille l’impératrice Iulia Domna sur l’hypocrisie des Romaines face à la débauche (77[76].16.4-5 = Xiph. 325, 5-15 R. St.), Dion reprenant ici le τόπος du bon barbare non corrompu par la civilisation déjà développé par Tacite dans La Germanie (ch. 19 par ex.). Dès le règne de Marc Aurèle, la famille la plus proche de l’empereur est accessible à la trahison, au crime ou à la débauche : la responsabilité de l’impératrice Faustine, qui a agi par intérêt, est clairement affirmée à propos de l’usurpation d’Avidius Cassius (72[71].22.3 = Xiph. 262, 16-22 R. St.) ; c’est pour complaire à Commode, impatient d’exercer seul le pouvoir, que, comme Dion le certifie lui-même à la première personne, les médecins de Marc Aurèle le trahissent et l’empoisonnent (72[71].33.42 = Xiph. 267, 6-8 R. St.) ; Lucilla, la sœur de Commode, est présentée comme ambitieuse et débauchée (73[72].4.5 = Xiph. 270, 3-4 R. St.). Les subterfuges auxquels ont recours les partisans du Faux-Antonin, pour le porter au pouvoir à la place de Macrin, reposent sur l’assertion qu’Auitus est en réalité un fils naturel de Caracalla, né de l’union adultérine de celui-ci avec sa cousine Soaemias (79[78].31.3 = Xiph. 344, 28-29 R. St.). C’est la cupidité des soldats, notamment des prétoriens, qui fait mettre l’empire à la vente à l’encan après l’assassinat de Pertinax (74[73].11.3 = Xiph. 288, 28 R. St.) et Dion insiste sur les motivations fiscales de la promulgation de la Constitutio Antoniniana si lourde de conséquences pour la désorganisation du corps social (78[77].9.5 = EV 366).
14Nous avons indiqué ailleurs l’accélération considérable de la cadence du mot αἷµα ou des termes de la famille de φόνος, φονεύειν, de leurs composés ou de leurs synonymes dans les dix derniers livres40 : elle doit être mise en parallèle avec la banalisation de la violence dans la vie sociale, de l’effusion de sang et du meurtre dans la période concernée par le récit de l’historien. De fait, tous les empereurs successeurs d’Antonin le Pieux jusqu’à Sévère Alexandre ont péri assassinés par le poison ou le fer, y compris Septime Sévère, dont la mort, selon une rumeur rapportée par Dion, aurait été hâtée par Caracalla (77[76].15.2 = Xiph. 324, 15-16 R. St.). Il en va de même pour tous les préfets du prétoire mentionnés par Dion à partir du règne de Commode : Tarutt(i)enus Paternus est tué par Commode (73[72].5.1 = Xiph. 270, 16 R. St.) ; (Tigidius) Perennis est massacré par les prétoriens (73[72].9.1 = Xiph. 272, 21-23
R. St.); (L. Iulius Vehilius Gratus) Iulianus41 est lui aussi tué par Commode (73[72].14.1 = Xiph. 275, 21 R. St.) ; Aemilius Laetus, après avoir fait périr deux empereurs Commode et Pertinax, est exécuté sur l’ordre de Didius Iulianus (74[73].16.5 = Xiph. 292, 17-18 R. St.) ; Aemilius Saturninus est tué par son collègue Plautien (76[75].14.2 = EV 347), lui même tué sur l’ordre de Septime Sévère (77[76].4.4 = Xiph. 316, 28-29) ; Papinien et Patruinus sont exécutés par les prétoriens à la suite du meurtre de Géta (78[77].4.1a = ES 138) ; l’un des préfets de Macrin, Ulpius Iulianus, périt au cours de sa fuite après que ses troupes sont passées dans le camp des partisans du Faux-Antonin (79[78].34.4)42, et le second, Iulianus Nestor, est tué sur l’ordre de celui-ci avant son départ de la Syrie pour Rome (80[79].3.4) ; les deux préfets du Faux-Antonin, dont Dion ne donne pas l’identité, sont massacrés après lui (80[79].21.1 = Xiph. 354, 9 R. St.) et, sous le règne de Sévère Alexandre, Flauianus et Chrestus sont exécutés sur l’ordre d’Ulpien, qui est lui-même tué peu après par ses soldats (80.2.2 = Xiph. 355, 25-28 R. St.).
15Les empereurs eux-mêmes sont à l’origine de meurtres ou de massacres : Commode fait périr les deux frères Quintilii, contraint le fils de l’un d’eux à l’exil (73[72].5.3-7.2 = Xiph. 265, 19-22 R. St.) et terrorise l’assemblée à la fin de son règne, comme en témoigne le récit par l’historien des jeux célébrés à l’occasion de l’anniversaire de l’empereur en 192 (73[72].18-21 = Xiph. 277, 28 - 280, 14 R. St.). Septime Sévère, malgré ses serments et décrets antérieurs de ne verser le sang d’aucun sénateur (75[74].2.1-2 = Xiph. 294, 16-24 R. St.), fait périr vingt-neuf d’entre eux après la défaite d’Albinus, dont T. Flauius Sulpicianus, le beau-père de Pertinax, qui avait été le concurrent de Didius Iulianus lors de la mise à l’encan de l’empire après l’assassinat de son gendre (76[75].8.4 = Xiph. 308, 19-22 R. St.) et des purges sanglantes eurent également lieu après la chute de Plautien (77[76].5.3 = Xiph. 317, 14 R. St.), et surtout après le meurtre de Géta : vingt-mille personnes des deux sexes parmi les affranchis et les soldats de celui-ci (78[77].4.1 = EV 355 = Xiph. 328, 19-23 R. St.). La population d’Alexandrie doit endurer la vengeance de Caracalla outragé (78[77].22.2-23.2 = Xiph. 336, 19 - 337, 9 R. St.) et subit un autre massacre après la défaite de Macrin (79[78].35.2). De même, après l’assassinat du Faux-Antonin, aucun des complices de son avènement, “sauf peut-être un seul” (Comazon ?), n’échappa à la mort (80[79].21.3 = Xiph. 354, 15-19 R. St.). L’instabilité du pouvoir permettait les vengeances comme le meurtre d’(Aelius) Dec(c)ius Triccianus sous le règne d’Élagabal à cause de sa fermeté vis à vis des soldats de la legio II Parthica qu’il avait commandée du temps de Macrin (80[79].4.3), les règlements de comptes entre ennemis, comme entre Théocritos et Flauius Titianus, qui, alors qu’il était procurateur à Alexandrie sous Caracalla, avait fait allusion à l’ancienne carrière de danseur de Théocritos (78[77].21.3-4 = Xiph. 336, 10-14 R. St.) ou Comazon et Claudius Attalus qui, lors de son gouvernement de Thrace sous Commode, avait condamné Comazon, alors soldat dans cette province, aux galères pour mauvaise conduite (80[79].3.5).
16C’est un véritable déclin de la fonction impériale que constate Dion à son époque, qui se traduit par le rejet dans le passé (πρῴην) des ἀγαθοὶ αὐτοκράτορες (75[74].2.1 = Xiph. 294, 16-17 R. St.) : avec toutes ses qualités, Pertinax agit comme le ferait un ἀγαθὸς αὐτοκράτωρ, ce qui revient à dire qu’il n’en est cependant pas tout à fait un (74[73].5.2 = Xiph. 285, 3-4
R. St.) ; Septime Sévère n’en était assurément pas un non plus (76[75].7.4 = Xiph. 307, 32
R. St.) et le Faux-Antonin, dans un passage qui n’est pas lisible dans le Vaticanus graecus 1288 mais peut être reconstitué grâce aux Excerpta de uirtutibus et uitiis, accomplit une seule fois un acte digne d’un ἀγαθὸς αὐτοκράτωρ quand il ne chercha pas à tirer vengeance des insultes proférées à son égard ou à celui de Caracalla (80[79].3.2 = EV 404), mais cette impression positive est vite contredite par le récit détaillé de ses cruautés. On observera que l’expression n’est jamais utilisée dans le texte des excerpteurs pour désigner le jeune Sévère Alexandre, pourtant présenté avec sympathie. L’arrivée inattendue au pouvoir suprême de personnages comme Macrin, ou d’adolescents sans mérite, comme Élagabal, encourage sous le règne du Faux-Antonin des tentatives d’usurpation comme celle d’un certain Verus43, centurion entré au Sénat puis devenu commandant de la legio III Gallica et donc légat propréteur de la province de Syrie-Phénicie (80[79].7.1-2) ou de Gellius Maximus44, fils de médecin, entré lui aussi au Sénat, légat de la legio IV Scythica en Syrie Creuse (ibid.), qu’en tant que sénateurs Dion distingue d’ambitions encore plus improbables (80[79].7.3). Les défauts et vices des empereurs sont mis en lumière non sans quelque complaisance. La faiblesse de caractère de Commode est soulignée dès le début du récit de son règne (73[72].1 = Xiph. 269, 6-18
R. St.) et contraint Perennis à exercer la réalité du gouvernement (73[72].9.1 = Xiph. 272, 23-27 R. St.) ; le reste du livre 73[72] insiste à la fois sur sa mollesse, son sadisme et son hypocrisie : il s’adonne aux plaisirs, massacre de ses propres mains des centaines d’animaux dans l’arène (73[72].10.2-3 = Xiph. 273, 19-26 R. St. ; 73[72].18.1 = Xiph. 277, 28-31 R. St. ; 73[72].19.1 = Xiph. 278, 15-19 R. St.)45; sa passion pour la conduite des attelages de course (73[72].17.1 = Xiph. 277, 11-14 R. St.) et son goût pour tuer ou mutiler ses adversaires dans les combats de gladiateurs ne sont réfrénés que par sa honte de paraître dans un tel équipage ou de verser le sang humain en public (73[72].17.2 = Xiph. 277, 16-19 R. St.).
17On est frappé par le portrait à charge de Didius Iulianus dont le règne n’a pourtant duré que deux mois, d’avril au début juin 213 : comportement indigne d’un princeps, de son achat de l’empire à l’encan (74[73].11 = Xiph. 288, 13 - 289, 12 R. St.) à sa mort, lâche et honteuse (74[73].17.5 = Xiph. 293, 6-10 R. St.), en passant par sa cupidité, sa gloutonnerie et sa fourberie ; il a été supposé que l’animosité de l’historien pouvait dater du gouvernement de la Bithynie par Didius au début du règne de Commode46. La cruauté de Septime Sévère, que celui-ci érige en vertu politique (76[75].8.1 = Xiph. 306, 6-10 R. St.), est mise en scène après la défaite de ses compétiteurs47. Même si, à propos de Caracalla, Xiphilin ne reprend pas la phrase transmise par les Excerpta de uirtutibus et uitiis sur le cumul des vices des trois races: l’inconstance, la lâcheté et la témérité de la Gaule, la rudesse et la brutalité de l’Afrique, la fourberie de la Syrie (78[77].6.1a = EV 361), il présente la cruauté comme le trait dominant de son caractère qui s’exerce aussi bien sur les animaux (78[77].6.2 = Xiph. 329, 16-17 R. St. ; 78[77].10.1 = Xiph. 331, 1-4 R. St.) que sur les êtres humains48, y compris ses proches, non sans sadisme parfois49. Le fils de Septime Sévère n’éprouve plus la retenue de Commode pour s’exhiber dans les courses de chars, remplaçant la tunique des Verts portée par son prédécesseur (73[72].17.1 = Xiph. 277, 11-14 R. St.) par celle des Bleus (78[77].10.1 = Xiph. 331, 5 R. St.), ce qui, outre le changement de faction, marque une progression dans l’avilissement, d’un aurige honteux (Commode) à un aurige assumé (Caracalla). Le Faux-Antonin, comme tous les mauvais empereurs, joue lui aussi à l’aurige, reprenant la casaque des Verts de Commode (80[79].14.2 = Xiph. 350, 21-27
R. St.), mais ce sont surtout ses débauches qui sont longuement évoquées à plusieurs reprises, puisque leur récit occupe la totalité des chapitres 13, 14, 15 et 16 du livre 80[79].
18La déchéance se poursuit quand l’empereur abandonne son pouvoir entre les mains de favoris de basse extraction et incompétents, tel Cleander sous Commode, Théocritos sous Caracalla ou Comazon sous le Faux-Antonin, de prostitués ou de concubines à l’existence souvent confirmée par les autres sources, comme Hieroclès, un esclave carien que le Faux-Antonin voulait faire César (80[79].15.4 = Xiph. 351, 21 R. St.), qui réussit à éliminer son rival Aurelius Zoticus (80[79].16.1-6 = Xiph. 351, 23 - 352, 14 R. St.) et périt en même temps que son maître (80[79].21.1 = Xiph. 354, 8-9 R. St.). L’abaissement de la fonction impériale atteint son paroxysme avec le Faux-Antonin, qui non seulement se prostitue lui-même mais va jusqu’à renoncer à sa virilité en se faisant coudre un vagin selon un passage rapporté par le seul Zonaras (80[79].16.7 = Zonar. 12.14, 118, 30 - 119, 3 Dindorf).
19Le regard de Cassius Dion sur la société de son temps ne peut se détacher d’une analyse politique et morale qui débouche sur le sentiment d’une crise. Originaire d’Asie Mineure, il a bien saisi l’extension de l’empire romain à l’ensemble du bassin méditerranéen et la nécessité d’élargir le recrutement des élites à tous les territoires conquis et aux peuples soumis, mais n’a pas toujours mesuré la complexité des évolutions et la rapidité des réactions nécessaires pour y faire face. Il demeure fidèle à l’organisation de la société romaine confirmée par Auguste autour de deux ordres de citoyens privilégiés, mais se méfie de la population de l’Vrbs et de l’Italie, et sa critique du dérèglement du fonctionnement des institutions et des comportements individuels et collectifs à son époque le fait passer pour un conservateur voire un réactionnaire. Le problème qui subsiste pour l’historien est de savoir dans quelle mesure cette vision de la situation sociale était partagée par les contemporains et, si oui, par combien et par qui.
Notes de bas de page
1 Voir dans ce volume notre contribution “Biographie de l’historien Cassius Dion”.
2 Brenot et al. 1999, 216-221.
3 Moatti 2001.
4 Alföldy 1991, 99-106.
5 Carrié & Rousselle 1999, 66.
6 Auguste a en effet placé les cent milles autour de Rome sous la juridiction du préfet de la Ville, limite au delà de laquelle commençait celle des préfets du prétoire, mais la provincialisation de l’Italie inconcevable pour le fondateur du principat avait été amorcée avec l’instauration par Hadrien de quatre consulaires chargés de la juridiction civile.
7 On sait que durant les trois premiers siècles de notre ère deux à trois cents cités de l’Orient grec, dont Nicée la patrie de Dion émirent plus ou moins régulièrement des monnaies de bronze ou de cuivre : Brenot et al. 1999, 216-221.
8 52.39.5 : ἀρετή.
9 Ce qui tendrait à prouver que cette partie de l’œuvre a été rédigée avant la mort de Septime Sévère et n’a pas été reprise après.
10 Chastagnol 1984 ; Christol 2006, 31-34.
11 Sur les réformes militaires de Septime Sévère : Birley 1969 = Birley 1988, 21-40.
12 Ὁµονοεῖτε, τοὺς στρατιώτας πλουτίζετε, τῶν ἄλλων καταφρονεῖτε (77[76].15.2 = Xiph. 324, 17-18 R. St.).
13 Il s’agit d’Élagabal, que Dion n’appelle jamais sous ce nom, réservé à la divinité (80[79].21.2), mais toujours Auitus, avant l’avènement, puis, après celui-ci, le Faux-Antonin, en faisant allusion à son nom de règne officiel IMP CAESAR M AVRELIVS ANTONINVS PIVS FELIX AVG, ou l’Assyrien, Sadarnapale ou Tiberinus (80[79].1.1).
14 Christol 2006, 37.
15 C’est le titre qu’il donne au chapitre 9, consacré à la dynastie des Sévères de sa Social and Economic History of the Roman Empire parue en 1926 : voir Christol 1988.
16 Molin, 2006a.
17 Exemple de promotion sociale rapide d’un militaire issu du rang pour ses capacités, caractéristique de l’époque : soldat auxiliaire dans les troupes de Pannonie, garde du corps du gouverneur de cette province, il entre dans l’ordre équestre, devient préfet de la Legio II Parthica, est adlecté comme sénateur de rang prétorien, succède à Marcius Claudius Agrippa (217) comme légat d’Auguste de Pannonie inférieure (Thomasson 1984, Pannonia Inferior 33), mais est exécuté en 218.
18 Gouverneur de Dacie (Thomasson 1984, Dacia 56), révoqué par Macrin sous prétexte de vouloir sa compagnie, en réalité par peur de sa fierté et de son amitié pour Caracalla (79[78].13.2), banni, exilé en Bithynie, mis à mort sous Élagabal, qui avait pourtant écrit au Sénat qu’il voulait le réhabiliter, à cause de sa fermeté vis à vis des soldats et de sa proximité avec Caracalla.
19 Pour être complet, il faut signaler les courts séjours à Rome de Septime Sévère au terme de son expeditio urbica à la fin juin 193, puis entre son retour après la défaite de Pescennius Niger et son départ pour la guerre contre Clodius Albinus, de la fin de l’année 195 au début de l’année 196, et au printemps 197, après la défaite de celui-ci.
20 Bricault 2012, 98-99.
21 On notera l’exemple du préfet du prétoire et beau-père du jeune Gordien III, Timésithée (C. Furius Sabinus Aquila Timesitheus) qui, avant de parvenir à ce poste, avait assuré au cours de sa carrière procuratorienne l’intérim du légat d’Arabie deux fois dès les règnes de Macrin et d’Élagabal, du légat de Germanie inférieure sous Sévère Alexandre, puis des proconsuls de Bithynie et d’Asie sous Maximin le Thrace (Pflaum 1960-1961, n° 317, p. 811-821).
22 PIR2, T 167.
23 Thomasson 1984, Aegyptus 97.
24 Pflaum 1960-1961, n° 162, p. 389-393.
25 Pflaum 1960-1961, n° 247, p. 662-667 et 992.
26 Faure 2013, n° 53, p. 571-574. Le décalage entre les informations données par Dion et les autres documents est abordé dans notre contribution “Cassius Dion et les empereurs de son temps”.
27 PIR2, G 74.
28 PIR2, A 271 ; Faure 2013, n° 188, p. 704-706. Le manuscrit Vaticanus graecus 1288 porte f°3v l. 33-34, devant Τρικκιανόν, Δέκκ/ιον dont c’est la seule occurrence et qui ne se retrouve pas dans l’épigraphie.
29 Pflaum 1960-1961, n° 287, p. 747-750 ; PIR2, M 224.
30 Rémy 1976-1977, 162-163.
31 Christol 2007b, 225.
32 Molin 2006b, 444.
33 Le Bohec 2002, 104-105.
34 Durry 1938, 254-257.
35 Passerini 1939, 141-189.
36 Faure 2013, 232.
37 Faure 2013, 163.
38 Christol 2006, 40-41.
39 Il s’agit d’un passage qui atteste la révision sinon la rédaction de ce débat sous le règne de Sévère Alexandre.
40 Molin 2006b, 444, 448.
41 PIR2, I 615.
42 Sa tête est apportée à Macrin alors qu’il préside un banquet en l’honneur de son fils à Apamée (79[78].34.3-5).
43 Thomasson 1984, Syria Phoenice 105 ; Faure 2013, n° 192.
44 PIR2, G 130.
45 La participation active des empereurs aux jeux signale à la fois les mauvais souverains et la dégradation de l’idéal agonistique : Lachenaud 2003, 102.
46 Molinier Arbo 2009, 288 n. 79.
47 Pescennius Niger : 75[74].8.3. = Xiph. 299, 4-10 R. St. ; Clodius Albinus : 76[75].7.3 = Xiph. 307, 29-32 R. St.
48 Anecdote du gladiateur Bato qui périt au terme de trois combats livrés dans la même journée sur son ordre (78[77].6.2 = Xiph. 329, 17-21 R. St.), de celui des jeux de Nicomédie à qui il refuse la vie sauve (78[77].19.3 = Xiph. 335, 19-26 R. St.) ; exécution des interprètes qui participent aux négociations avec des ambassadeurs étrangers pour que le contenu des pourparlers reste secret (79[78].6.2 = Xiph. 331, 5 R. St.).
49 Assassinat de Géta en présence de Iulia Domna à qui il est interdit de pleurer la mort de son fils : 78[77].2 = Xiph. 327, 9 - 328, 1 R. St.).
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