Récit et discours chez Cassius Dion : frontières, interférences et polyphonie
p. 397-414
Texte intégral
1Les considérations théoriques que nous proposons devraient permettre de préciser la situation de Dion dans l’histoire de l’historiographie et d’attirer l’attention sur certains aspects de sa manière d’écrire l’histoire. Sans négliger la tradition du commentaire philologique ou historique, il nous semble utile de jeter des ponts entre les réflexions théoriques des Anciens, les réflexions des philosophes et les apports de la théorie linguistique et littéraire1, bien que les excès de la théorie narratologique, qui privilégie le récit fictionnel, risquent de méconnaître les différences entre historiographie et fiction et la portée référentielle des récits des historiens anciens, sous prétexte qu’ils ne sont pas des professionnels de la science historique2. Puisque la réalité des faits et la véracité des histoires sont tout de même en cause, il est préférable de distinguer d’une part ce qui peut être connu grâce à l’enquête et permet d’affirmer la vérité de ce que l’on énonce et, d’autre part, ce qui est peu ou prou insaisissable et n’autorise qu’un discours crédible et persuasif3. Des hypothèses concernant l’intenté du discours et l’examen des situations d’énonciation – sources et modèles, statut social de l’écrivain, public – doivent compléter l’étude des “transformations narratives”4.
2Dion souffre du démantèlement de son œuvre et des préjugés de la tradition classique qui fait de Thucydide et Polybe les modèles d’une histoire scientifique soucieuse d’établir les faits, comme s’ils étaient incapables d’être éloquents et de manier les concepts. Les aspects rhétoriques du λόγος de Dion sont souvent réprouvés sans examiner comment il s’accommode des modèles et des contraintes de la fiction rhétorique5. Les commentateurs se contentent trop souvent d’évoquer la seconde sophistique, et de condamner la rhétorique des historiens tardifs comme un élément allogène, un ornement inutile.
3D’autre part, au détriment de Lucien, Denys d’Halicarnasse, des auteurs de traités rhétoriques, de Cicéron et Quintilien qui sont tout de même plus proches de l’environnement intellectuel de Dion, les commentateurs, parfois de manière superficielle, se réfèrent à la théorie littéraire aristotélicienne ou platonicienne. Aristote, utilisant des aoristes particularisants antithétiques, prend comme exemple un récit historique, ce qu’Alcibiade a fait ou ce qui lui est arrivé (Po., 9.1451b). Montgomery remarque qu’il aurait pu ajouter “ce qu’il a dit”, et même “ce qu’il a pensé ou ressenti”. Mais les discours ne doivent pas être écrits gratuitement ou pour eux-mêmes, ils doivent être en rapport avec les actions qu’ils expliquent (est-ce toujours le cas chez Dion?)6. L’historien est donc présenté comme un narrateur omniscient7, dont le discours se déroule du fait incontestable à l’inaccessible qui fait l’objet d’une reconstruction hypothétique8. L’opération sémiotique, qui utilise les traces du passé, est relayée par une démarche sémantique, le pourquoi plus que le comment. C’est ainsi que Thucydide relie un verbe à l’imparfait (Alcibiade insistait) et des participes énonçant ses intentions, ses désirs, ses espoirs9.
4Les rapports entre récit et discours (besprochene et erzählte) sont inversés dans le titre de la traduction française du livre de Weinrich, et la notion de “commentaire”, qui ne correspond qu’imparfaitement à besprechen (“énoncer”), n’implique pas suffisamment “la tension du débat et les conflits que font naître les interprétations des événements”10. L’écriture de l’histoire “enchâsse du récit dans le commentaire”. On attendrait l’inverse. La substitution du mot récit au mot histoire, fréquemment utilisé par Benveniste, présente quelques inconvénients théoriques, mais elle est l’un des symptômes d’une mise à distance des postulats positivistes. L’histoire ne devrait, en toute rigueur, avoir pour horizon que l’accompli, en tant que série d’événements logiquement reliés entre eux, mais l’anglais, contrairement au français, dispose de deux mots, story et history. Dans la philosophie allemande, Geschichte renvoie aux événements qui sont advenus, mais aussi à la temporalité vécue et au destin (Geschick)11, parce que le récit surplombe l’histoire en tant qu’enquête scientifique, Historie. Il est impossible de se contenter des archives, dès lors que les faits sont enregistrés, rangés en série et mis en intrigue.
5Les phrases, en tant qu’unités du discours, nous mettent en relation avec un référent, mais elles constituent aussi des assertions de l’énonciateur12. Un “je dis”, qui s’adresse à un destinataire explicite ou implicite, accompagne en effet l’archive. Un récit qui effacerait complètement les marques de la présence de l’énonciateur n’est pas possible13. Bien qu’il ne parle pas d’un sujet de l’énonciation, le centre à partir duquel l’espace discursif s’organise est défini par Benveniste comme “champ positionnel du sujet”14. Interviennent ici les notions controversées de points de vue, de perspective narrative ou de voix, ou encore la distinction entre texte de narrateur et texte(s) de personnages, qui manifestent l’embarras des théoriciens15. Ce qui est en cause, c’est l’équilibre entre narration et explication, la présence ou l’absence du locuteur principal et le mode d’expression de ses jugements ou de ses sentiments. Platon oppose ainsi récit “simple” et récit mimétique : Homère se cache derrière Chrysès quand il le fait parler (Rep., 3.6.393a-c)16. Le passage du récit au(x) discours, ou d’une focalisation à une autre, est aisé17. Ce que la théorie littéraire appelle style indirect libre en décelant son apparition dans les littératures modernes – absence d’un verbe introducteur et des guillemets, et jeu sur les temps verbaux –, constitue un bon indice de cette porosité et permet d’évoquer le psychisme des personnages18.
6Dion mérite de retenir notre attention autrement que de manière occasionnelle, ou en se référant à des notions difficiles à cerner, histoire rhétorique vs histoire pragmatique, seconde sophistique, comme si la rhétorique avait purement et simplement annexé l’histoire (tout comme la philosophie). Les inflexions de son discours polymorphe (au sens de discourse, notion qui relève de la théorie linguistique) ou de sa λέξις, qu’elle soit déléguée aux personnages ou directement assumée, permettent de préciser sa méthode, sa personnalité et sa situation, de revenir sur la question des modèles, manifestes ou latents, et d’examiner comment les personnages sont mis en scène. Dans les discours (speeches), dans les dits plus brefs, et dans ce que nous avons choisi d’appeler énoncés sentencieux, des voix multiples qui se croisent et se répondent en écho se font entendre.
Place et fonction des discours
Le jugement de Photius
7“Pour ce qui est de son style, il a une tendance à la grandeur et à l’emphase (ὄγκον) parce qu’il rapporte des pensées (ἐννοίας ἀπαγγέλλει) relatives à de grands événements”. La grandeur du sujet justifie le style majestueux et l’amplification rhétorique. ἀπαγγέλλει signifie “rapporte” ou “énonce” aussi bien les pensées des personnages que celles de l’historien19, puisque l’historicité des discours est parfois douteuse20. Dion doit reconstituer, avec un souci de vraisemblance, ce qu’il fallait dire en fonction des circonstances, ou même en profite pour utiliser un personnage comme truchement, afin d’exprimer ses opinions et ses jugements et de forger des sentences plus ou moins originales. Photius déclare ensuite que Thucydide est son modèle, mais qu’il vise à plus de clarté quand il compose les discours, et relève les constructions archaïques, un usage approprié du vocabulaire et l’usage des parenthèses et des “hyperbates”. En parlant de ῥυθµός, notion qui s’applique aussi à la sculpture et à l’architecture, et d’ἀναπαύσεις, il attire notre attention sur la complexité du λόγος de Dion qui juxtapose en souplesse des éléments divers.
La tradition de l’usage des discours
8Depuis Voltaire, il ne va plus de soi de faire dire aux acteurs de l’histoire “ce qu’ils auraient pu dire”21. Mais les écrivains de l’époque impériale s’efforcent plutôt de préciser dans quelles conditions et sous quelles formes les historiens sont autorisés à faire preuve d’éloquence. Diodore réprouve les discours prolixes parce qu’ils retardent la compréhension et rendent le récit moins vivant. Selon Plutarque, “l’éloquence de l’homme politique ne doit pas être exubérante et théâtrale comme l’éloquence d’apparat”, mais elle peut recourir aux maximes, anecdotes, fables et images. Selon Lucien, les discours doivent être appropriés à la fois au caractère et à l’événement22, alors que Thucydide donne l’impression de s’intéresser aux aspects essentiels de la γνώµη des locuteurs plutôt qu’à leur caractère, et reconnaît que c’est lui qui élabore des discours vraisemblables, au moment même où il affirme qu’ils correspondent à ce que devaient dire les personnages23, bien que l’on ne puisse exclure qu’un discours garde le souvenir de ce qui a été dit effectivement. Si “les faits parlent d’eux-mêmes”, l’historien qui compose des discours peut apparaître comme un intrus qui retarde la narration24. Selon Jacqueline de Romilly, l’originalité de Thucydide, qui ne s’attarde guère sur les mobiles et sur les circonstances anecdotiques, réside dans “l’analyse préliminaire” au récit de bataille, confiée de préférence à un discours ou à une ἀντιλογία. L’intention (fait psychologique) devient le “principe d’une série d’actions” (analyse “scientifique”). Les γενόµενα, c’est-à-dire les résultats et la suite des événements que l’historien connaît mieux que les acteurs de l’histoire, sont anticipés dans un discours attribué aux acteurs clairvoyants25. Mais les effets de miroir entre narration et discours peuvent rendre le récit moins efficace. Par exemple, Hermocrate affirme être bien renseigné et le discours qui lui est prêté répète cette assertion26.
Mise en discours et importance des circonstances
9Parmi les procédés utilisés pour rendre compte de l’émergence des protagonistes, les discours jouent un rôle essentiel27. César reflète la pensée de Dion quand il déclare au moment de la mutinerie de Plaisance : “Car c’est un effet de la nature, à la fois nécessaire et salutaire, qui détermine qui commande et qui est commandé”, principe qui vaut pour toute organisation humaine comme pour la discipline militaire. L’absence presque totale de référence à un plan stratégique des adversaires “conforte le sentiment qu’ils vont chacun vers un destin qui les dépasse”, comme dans une tragédie28. Qu’est devenu le modèle de l’élucidation des décisions par le biais des discours ? Il n’est question que de “quelques mutins”, mais Dion n’occulte pas ce petit détail en raison de son expérience personnelle en Pannonie. Il a choisi d’autres moments pour exposer le programme de César et décrire son ascension vers le pouvoir personnel. Pour autant, ce n’est pas lui faire un mauvais procès que de dire que la mise en discours outrepasse parfois l’importance des καιροί. Bien que la prudence s’impose, Xiphilin, Zonaras et les excerptores conservent des éléments qui font supposer l’existence d’un discours en style direct29. Mais nous ne pouvons préciser si des discours soigneusement élaborés accompagnaient le récit de la chute des Tarquins ou les guerres puniques. Dion a sans aucun doute choisi d’insister sur le passage de la république au principat en élaborant les discours de Gabinius, Pompée et Catulus. C’est pourquoi l’ἀντιλογία qui oppose Agrippa et Mécène est précédée d’un rappel de la succession des régimes politiques30. Le futur Auguste “projette” de déposer les armes et de confier les affaires au Sénat et au peuple, mais il choisit de “délibérer” avec ses confidents, Agrippa et Mécène (διάγνωσιν). Dans l’épilogue, nous trouvons l’inventio (πολυνοίᾳ) et la copia (πολυλογίᾳ), comme si Dion faisait l’éloge de ses capacités rhétoriques, et la παρρησία nécessaire chez les conseillers du prince31.
Changements politiques et mutation des pratiques rhétoriques
10À partir du règne d’Auguste, la délibération ne se déroule plus en public, contrairement aux débats sur les lois Gabinia et Manilia. En 53.19, un développement paratextuel, comme une seconde préface, souligne cette évolution importante. Dion précise, en des termes analogues à ceux d’Hérodote, qu’il écrira ce qui a été transmis (δεδήµωται), en ajoutant son opinion (προσέσται µέντοι τι αὐτοῖς καὶ τῆς ἐµῆς δοξασίας), chaque fois que ses lectures et les témoignages oraux ou visuels le lui permettront32.
11Au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’époque contemporaine, il semble que les discours, sous une forme élaborée et prolixe, soient moins présents. Millar ne tente pas vraiment d’expliquer pourquoi il y a moins de discours après le règne d’Auguste (nous verrons qu’il n’en va pas de même pour les énoncés sentencieux). Le modèle du débat contradictoire est moins prégnant quand il s’agit d’événements plus récents ou contemporains. Dion disposait sans doute de sources plus anecdotiques et s’est peut-être mis à écrire de manière plus rapide et moins élaborée. Le pattern est souvent celui de la chrie, associant une situation et une boutade ou un bon mot, et cela correspond à un nouveau schéma d’organisation qui propose surtout des micro-récits et des galeries de personnages. L’historien rejoint ainsi la manière des Vies de Plutarque et des recueils d’apophtegmes. En 62[63].15.1, avant de citer un propos de Vatinius face à Néron, il dit qu’il “se servira de ses propres expressions”, ce qui prouve qu’il a pu disposer de documents collectionnant des propos. En 73[72].18.3-4, il adjure le lecteur de ne pas considérer qu’il “souille la majesté de l’histoire” en rapportant des détails relatifs à la conduite des empereurs. Xiphilin conserve donc quelques traces de la voix de l’auteur (παρὼν αὐτὸς ἐγὼ καὶ εἶδον ἕκαστα καὶ ἤκουσα καὶ ἐλάλησα). Tibère, qui a reçu une éducation patricienne et se montre soucieux de soigner son langage, multiplie les bons mots et les réparties sinistres (57.17.2). Pour Caligula, les dicta sont plus rares. Il s’autorise à dire du mal de Tibère (59.16.1-7), allant même jusqu’à le citer pour des propos qui résonnent comme un avertissement, s’il néglige de se faire craindre et de confondre la suprême justice avec son bon plaisir et sa sécurité ! Son règne est en somme une théâtrocratie gouvernée par des gladiateurs, des acteurs et des conducteurs de chars. Lors de la naumachie, l’empereur se doit de prononcer un discours que Dion résume au style indirect. Il prétend l’emporter sur tous les orateurs et se lance dans un long discours contre Afer qui se met à le supplier, comme s’il craignait plus l’orateur que l’empereur (59.17-19).
Éloquence politique et actio
12Bien que les remarques concernant le style oratoire et l’actio soient rares, la mise en scène des orateurs qui perdent tous leurs moyens (Caton et surtout Cicéron) et de deux démagogues manifeste que Dion a bien retenu les leçons des écoles de rhétorique. Gaius Gracchus, qui prononçait ses discours en marchant, accumulait les enthymèmes et les expressions véhémentes, au point de ne plus pouvoir se maîtriser et de dire des choses qu’il ne voulait pas dire. Il faisait alors venir un joueur de flûte pour le calmer33. Quand Dion établit une relation entre le caractère et les capacités oratoires de ses personnages, c’est généralement sur un ton ironique ou pour en dire pis que pendre. Ainsi Marius est présenté comme un sycophante, très doué pour les promesses, le mensonge et le parjure. “Que personne ne s’étonne” qu’avec un tel talent, la chance aidant, il se soit fait une réputation d’excellence34!
Les énoncés sentencieux
13La théorie littéraire s’intéresse aux formes brèves. Chez Rabelais, un maître expose la mappemonde “par petits aphorismes” pour favoriser la mémorisation. Un chirurgien, Henri de Mondeville, citant le traité hippocratique, utilise le terme d’aphorîme dont l’étymologie renvoie aux notions de délimitation et de définition35. Ce mode d’écriture est déjà présent dans les livres sapientiaux, dans les traditions concernant les Sept Sages, chez les Présocratiques, dans la doxographie, et quand le texte-source n’est accessible qu’au travers des excerpta et des florilèges36. La critique distingue l’aphorisme, énoncé autosuffisant, plutôt constatif que prescriptif (ars longa, vita brevis, syntagme dont la structure est binaire et antithétique)37, la maxime à connotation morale, l’adage, le dicton ou le proverbe qui énoncent des vérités éprouvées ou supposées telles, tout en soulignant que ces formes brèves sont proches. Un énoncé prend place dans un autre texte, qu’il soit simplement enchâssé avec une force illocutoire, utilisé à l’instar d’une preuve dans un processus d’argumentation ou inséré dans un florilège. Ces modes d’écriture prennent le contre-pied de la rhétorique cicéronienne et préfèrent l’inventio et la rhétorique restreinte du trait brillant à la dispositio. Parce que “la longueur dissout la véhémence” (un des sens de δεινότης), le principe de brièveté, qui ne se confond pas toujours avec la concision laconique, s’applique à la fois aux périodes qu’il vaudrait mieux limiter à deux κῶλα et aux κόµµατα38.
14Nous préférons parler d’énoncés sentencieux parce que le style métaphorique, qui caractérise la maxime ou le proverbe, est quasiment absent. La manière de Dion n’est pas celle de la pointe, du trait ingénieux (acumina et flores) ou de la citation séculaire39. Cependant, certains traits formels, lexicaux et conceptuels renvoient à des précédents littéraires, aux définitions proposées par les philosophes et les rhéteurs et aux exercices d’apprentissage de la rhétorique. La critique insiste sur le caractère ornemental des énoncés sentencieux et les situe dans le cadre de la seconde sophistique40. Les rhéteurs anciens condamnaient déjà un usage abusif des enthymèmes quand ils sont de vaines parures et ne servent plus à l’argumentation.
15Aristote permet de ne pas s’en tenir à une approche quantitative et formelle. Il s’intéresse en effet à la situation des γνῶµαι dans les énoncés (début, conclusion, ἐπίλογος), à leur portée référentielle et à leur visée pragmatique41. Dans la Poétique, constamment alléguée, il oppose le καθ’ ἕκαστον de l’histoire qui particularise et le καθ’ ὅλου de la poésie qui globalise et généralise, et par conséquent est plus philosophique42. La dialectique permet donc de dégager les πράξεις de leurs traits contingents. La Rhétorique établit, de manière plus précise, un rapport entre l’usage des γνῶµαι, les procédures de l’argumentation syllogistique et la démonstration de ce qu’il faut faire ou éviter.
16Le discours généralisant s’accroche aux séquences narratives, récit proprement dit ou scène comportant des discours, en interrompant leur succession, sous la forme d’une parenthèse introduite par un connecteur logique, avant ou après tel ou tel élément43. Les morphèmes grammaticaux qui permettent de relever la présence d’un discours généralisant44, à l’inverse de ceux qui sont pris en compte par la théorie linguistique de la δεῖξις, ne renvoient pas au contexte énonciatif et semblent ne faire nullement référence à l’émetteur ou au récepteur de l’énoncé45. Néanmoins, les distinctions (δεῖξις de personne, δεῖξις spatiale et δεῖξις temporelle), à condition de tenir compte de leur imbrication, peuvent nous guider. Le cadre spatio-temporel des énoncés topiques est énoncé ainsi : tous et toujours, la plupart et la plupart du temps (C.D. 5 fr. 18.2 : ὡς ἐπὶ τὸ πολύ), souvent (ὡς πλήθει). Les temps verbaux sont le présent atemporel, mais aussi l’imparfait dans les passages qui récapitulent les traits de caractère. Quand Dion se réfère à la condition humaine (ἀνθρώπινα, littéralement les affaires humaines) ou, de manière plus abstraite, à la nature humaine, il ne fait pas preuve d’originalité46. Signalons cependant les adresses à l’auditeur-lecteur énoncées par le narrateur ou les personnages (“sache que…”, “ils ne comprirent pas que…”, “qui ne sait que…”). Οὕτω, “tant il est vrai que”, introduit un énoncé généralisant et lui donne une force illocutoire qui fait songer à l’épiphonème. Bien qu’il se présente formellement comme un deictique, au lieu de renvoyer au texte, il fait appel à l’expérience et à la culture communes et partagées. Son rôle fonctionnel est donc en un certain sens anaphorique et mémoriel47. L’enchevêtrement des lexèmes et des notions révèle une approche méditative, voire philosophique, de l’histoire (elle n’est pas seulement moralisante). S’il serait absurde de prêter à Dion l’esprit de système, ce n’est pas une raison pour lui refuser la capacité dialectique d’établir des relations logiques de concept à concept.
L’instabilité des choses humaines
17Le modèle latent est celui de l’incipit d’Hérodote (1.207) et des avertissements prodigués par les conseillers ou les victimes des coups du sort, par exemple Crésus face à Cyrus. Dans un fragment concernant Coriolan (C.D. 5 fr. 18.2), l’emboîtement des connecteurs logiques (γάρ / δι’ οὖν ταῦτ’) fait apparaître le passage du général au particulier. Comme Thucydide et Polybe48, Dion insiste sur la nécessité de supporter les vicissitudes. L’entretien entre Cicéron et Philiscos manifeste l’influence d’une vulgate philosophique marquée par la morale stoïcienne et les controverses de l’époque impériale qui mettent en jeu les notions suivantes, hasard, fortune, nécessité, destin et providence49. Mais Rome n’est plus dans la situation où elle se trouvait du temps de Polybe, et les contemporains des Antonins et des Sévères ne peuvent que s’interroger sur la conservation de l’ἀρχή comme Thucydide pour celle d’Athènes, quand il soulignait que la γνώµη, fût-elle excellente, peut être mise en échec par la τύχη50.
Les conséquences néfastes du succès et du pouvoir
18La maxime de Solon, Hérodote et Théognis, selon laquelle “la satiété engendre la démesure” pourrait résumer les développements de ce genre. Le pluriel εὐπραγίαι, qui ouvre le champ illimité des exemples historiques51, remplace εὐτυχίη ou εὐδαιµονίη. On ne retrouve pas κόρος, mais l’adjectif ἄπληστος correspond à cette notion, à cette soif de vin, de sang, de richesses, d’honneurs et de conquêtes52. Les arguments de Catulus sont ceux d’Otanès dans le débat constitutionnel chez Hérodote. Le thème de l’orgueil et de l’amour excessif de la gloire est relayé et réinterprété, parce que la question des honneurs, proportionnés ou disproportionnés, est fondamentale à Rome, comme le prouvent le discours prêté à Pompée lors du débat sur la loi Gabinia et les précisions concernant les honneurs accordés à Pompée ou César53.
19Cependant, les Romains semblent échapper à cette loi : “Plus ils obtinrent de succès (εὐτύχησαν), plus ils se montrèrent sages (ἐσωφρόνησαν), faisant preuve, contre leurs adversaires, de la confiance dont fait partie le courage et, dans leurs rapports mutuels, d’une modération alliée à la fermeté d’âme” (13 fr. 52.1), sans doute au début de la guerre contre Hannibal). Le thème de l’opposition entre les jeunes qui désirent toujours davantage et se laissent griser par les succès et les vieux qui ont appris à réfléchir a été retenu par les compilateurs d’extraits. Mais Gabinius souligne que, dans le cas de Pompée, la valeur n’a pas attendu le nombre des années54. De tels effets de contrepoint sont bien dans la manière de Dion. Les exigences morales et l’intérêt bien compris se rejoignent. Il est profitable d’être modéré, modeste, humain, tempérant, incorruptible, et d’avoir une conduite simplement convenable plutôt qu’une conduite fondamentalement juste, ce qui fait songer à la distinction stoïcienne entre ce qui est convenable (καθήκοντα) et ce qui est fondamentalement juste (κατορθώµατα), reprise par Cicéron (honestum et summum bonum).
20Dans une parenthèse, à propos de la διάβασις de Pyrrhus en Italie, Dion souligne le pouvoir trompeur du désir (9 fr. 40.6). L’oracle de Dodone vient à la rencontre du désir de conquête, comme celui de Delphes pour Crésus. Ce passage peut être rapproché de la réponse de Fabricius aux offres de Pyrrhus : “Je me contente de ce que j’ai, et je ne désire rien de ce qui appartient à autrui. Quant à toi, même si tu crois être très riche, ta pauvreté est incommensurable : en effet tu n’aurais pas abandonné l’Épire et tes autres possessions pour faire cette traversée, si tu t’en étais contenté au loin de convoiter davantage. Quiconque partage cet état d’esprit et n’assigne aucune limite à son ambition insatiable (ἀπληστίας) est le plus pauvre des mendiants. Pourquoi donc ? Parce qu’il désire ce qui ne lui appartient pas comme si c’était nécessaire pour lui, comme s’il ne pouvait vivre sans cela”. Il vaut mieux échouer en raison de la πλεονεξία divine qui fait songer au thème du φθόνος divine, que par ses propres défauts, car “on devient alors pour ainsi dire son propre meurtrier”55. Dion renouvelle les thèmes traditionnels : au lieu de mettre l’accent sur les conséquences fatales du succès, il insiste sur l’efficacité de la vertu de prudence pour la conservation des avantages acquis, parce qu’elle permet de profiter de la bienveillance et du dévouement d’autrui, et met à l’abri du soupçon et de la jalousie. Cela vaut aussi pour les collectivités et pour la conservation du pouvoir et de l’empire.
21Les énoncés sentencieux relèvent parfois de ce que Thucydide et Dion appellent τὸ εὐπρεπές, un discours qui a belle apparence, mais dont il ne faut pas être dupe56, un faux-semblant (προσποιεῖσθαι) et un camouflage qui permet de dissimuler l’ambition et les projets politiques57. Pompée “répétait qu’il se contentait de ce qu’il avait accompli et qu’il ne voulait <pas aller plus loin>, parce qu’il redoutait en recherchant d’autres résultats d’en ruiner l’effet s’il échouait, en somme comme Lucullus. Telle était sa philosophie (ἐφιλοσόφει) : il est dangereux de vouloir toujours davantage (πλεονεκτεῖν) et injuste de convoiter les biens d’autrui, disait-il dès lors qu’il n’était plus en mesure d’en profiter. Craignant en effet les forces du Parthe et redoutant l’issue aléatoire des événements (τὸ ἀστάθµητον τῶν πραγµάτων)…” (37.7.2).
22Le diagnostic des effets du pouvoir personnel et la dénonciation des faux-semblants sont des thèmes récurrents. Tibère est exemplaire à cet égard : il dissimule constamment ses désirs et ses sentiments et dit exactement le contraire de ce qu’il pense (57.1). Le vocabulaire de la dissimulatio est d’une grande richesse. Curion a des sentiments favorables à César, mais il préfère donner l’impression de rejoindre son camp parce qu’il y est contraint. Rufus est condamné pour avoir dit que le Sénat pensait et disait des choses différentes. Dion note ironiquement que si Tibère avait constamment menti, il aurait suffi “d’inverser toutes les interprétations”, afin de comprendre qu’il désirait, alors qu’il prétendait le contraire, comme Pompée, après l’adoption de la loi Gabinia et avant son discours fictif : “Il voulut donner l’impression qu’il y était contraint (δοκεῖν ἀναγκάζεσθαι). Car il faisait semblant (προσποιούµενος) en général de ne pas désirer le moins du monde ce qu’il voulait ; en la circonstance, il feignit (ἐπλάττετο) encore plus, parce qu’il aurait suscité la jalousie en briguant de lui-même ce commandement, et parce que ce serait glorieux d’être désigné même contre son gré comme le général le plus apte à commander”58.
La réflexion sur le pouvoir monarchique
23Elle apparaît dès les premiers livres à propos de Tarquin et Papirius. Bien que le pouvoir personnel semble inévitable, il doit accepter certaines limites59. Mais il est toujours risqué de confier le pouvoir à un seul homme. Ce thème fait partie de la tradition historiographique depuis le discours d’Otanès. Catulus fait appel à l’expérience historique des Romains et use du procédé de la prétérition qui signale le glissement vers la généralisation : “Je cesse donc de parler de cela. Qui peut ignorer qu’il n’est ni avisé ni profitable de confier les affaires à un seul homme, qu’un seul homme soit le maître souverain de tout ce dont nous disposons, fût-il excellent. Les honneurs considérables et les pouvoirs excessifs excitent l’orgueil, même chez les hommes de cette qualité, et causent leur perte” (36.35.1). Dion a néanmoins su faire preuve d’originalité. Tibère avait refusé des décrets honorifiques acceptés par Auguste, et Caligula se présente d’abord comme un parfait démocrate respectant les prérogatives du Sénat (59.3). Tibère au moins régnait lui-même, ou par le truchement de ses agents, alors que Caligula “est gouverné” par des conducteurs de char et des gladiateurs (59.5).
La clémence et la vengeance
24Vainqueurs et vaincus ayant en commun de n’être que des hommes, la clémence s’impose au vainqueur, même envers ceux qui lui ont fait du tort60. Comme Hérodote et Aristote, Dion distingue l’application stricte du droit (σφόδρα δικαίου) et une justice plus indulgente qui prend en compte les intentions ou les circonstances atténuantes, et correspond à l’adjectif ἐπιεικές, que l’on traduit d’ordinaire par “équitable” (38.11.3). Mais, en 4 fr. 17.6-7, il est question des riches qui exigent l’exécution stricte des contrats, oubliant que l’extrême pauvreté et le désespoir peuvent provoquer des troubles qui leur feront perdre bien davantage ! Dans le contexte de la querelle entre Romulus et Rémus, nous lisons aussi que “ceux qui se vengent ne peuvent être complètement satisfaits, puisqu’ils ont été les premiers à subir l’injustice” (1 fr. 5.4). C’est une manière un peu cavalière de dire que l’expérience enseigne (ἐξέµαθον et ἐξεδίδαξαν) que toute vengeance est inutile, et Dion ajoute qu’il est dangereux de réclamer satisfaction à ceux qui sont plus forts. Ici encore, l’intérêt bien compris doit prévaloir. La vengeance est en effet un plat qui se mange froid. César ne se laisse pas emporter par la colère et préfère se faire une réputation de clémence : “Jamais il ne cédait à l’emportement (θυµῷ), il guettait l’occasion favorable et la plupart du temps il frappait sans que les gens s’en rendent compte … Il infligeait donc les châtiments sans se faire remarquer et au moment où c’était le moins prévisible, à la fois pour préserver sa réputation en évitant de donner l’impression d’un tempérament irascible…”, ce qui ne l’empêche pas, pour assurer sa sécurité, d’infliger souvent un châtiment trop sévère (πλεῖον τοῦ καθήκοντος). L’insertion surprenante de ce long développement, au moment où César traite les insultes de Cicéron par le mépris, démontre l’importance que Dion attribue à ce débat juridique et moral61.
25La tonalité n’est pas toujours celle du pragmatisme ou du cynisme politique, comme le prouve la fréquence du terme φιλανθρωπία62. À propos de Rullianus, coupable d’avoir désobéi à Papirius qui le condamne à mort avant de le gracier, Dion compose un discours pathétique qu’il attribue au père de l’accusé : “Sache bien, que dans des affaires de ce genre, les vengeances irrémédiables (ἀνήκεστοι) causent la perte de ceux qui sont condamnés alors qu’ils auraient pu devenir meilleurs, sans rendre les autres plus sages (σωφρονίζουσιν). En effet, la nature humaine n’a pas coutume (οὐκ ἐθέλει) de se laisser détourner d’elle-même face aux menaces. En revanche, les actes d’humanité inspirés par le sens de la mesure (αἱ δὲ ἐµµελεῖς φιλανθρωπίαι) produisent des effets inverses”63.
26Marc-Aurèle affirme qu’il préfèrerait discuter avec Avidius Cassius qui, apprenant la fausse nouvelle de sa mort, a trahi sa confiance en se révoltant, et désire être empereur. Mais, ajoute-t-il, “comment pourrait-il me faire confiance, lui qui a fait preuve d’une telle déloyauté à mon égard ?”. Il redoute même que Cassius ne se donne la mort, le privant ainsi de la possibilité de manifester sa grandeur d’âme et son amitié fidèle en l’épargnant, et d’un acte glorieux ! Mais les événements prennent une autre tournure : Cassius est assassiné par un centurion et l’empereur ne peut que refuser de voir sa tête et le faire ensevelir64.
Les risques inhérents au changement et aux bouleversements politiques
27Bien qu’il approuve l’évolution des institutions vers le principat et juge sévèrement l’obstination de Caton défenseur de la tradition, Dion écrit : “Tous les changements sont très dangereux, surtout quand il s’agit du régime politique ; ils sont extrêmement nuisibles pour les personnes comme pour les cités. C’est pourquoi les gens sensés préfèrent rester dans la même situation, même si elle n’est pas excellente, plutôt que d’en changer et d’errer de-ci, de-là”65. Mais l’insatisfaction, l’aspiration à autre chose et le désarroi, surtout dans un contexte de guerre civile ou étrangère, l’emportent souvent sur le désir de stabilité : “Par nature, l’ensemble des hommes (ἀνθρώπινον) ne se soumet pas à ce qui reste le même et habituel, soit par jalousie, soit par mépris”66. Numa, sachant “que la plupart des hommes méprisent ce qui correspond à leur nature et à leurs usages”, et, par superstition, se tournent vers “l’invisible et le différent (τὸ δὲ ἀφανὲς καὶ ἀλλοῖον)”, consacre un lieu aux Muses67. Après avoir échoué contre les Falisques, les Romains se tournent vers les cultes étrangers : “Il est en effet, semble-t-il, dans la nature humaine, face à l’adversité, de mépriser ce à quoi l’on est habitué, même quand il s’agit des dieux et d’admirer ce dont on n’a pas l’expérience (ἀπείρατον) … tandis que, de l’étranger, en raison de la nouveauté (καινοτοµίας), ils attendent la satisfaction de tous leurs désirs”68.
Il faut toujours s’attendre à un renversement de fortune
28S’il est dangereux de prendre ses désirs pour des réalités et de croire que le présent garantit l’avenir69, il est tout aussi déraisonnable d’abandonner tout espoir : “Ainsi beaucoup se sortent des situations les plus difficiles, alors que périssent beaucoup de ceux qui étaient confiants ; c’est pourquoi il ne faut pas se laisser abattre jusqu’au désespoir face à l’adversité du moment, ni se laisser entraîner vers un comportement insensé (ἀφρόντιστον) sous l’effet d’une satisfaction instantanée, mais se tenir à mi-chemin (ἐς τὸ µέσον), s’attendre à l’un ou à l’autre et rester ferme dans ses raisonnements dans un cas comme dans l’autre”. Cette méditation personnelle suit une liste d’exemples qui prouvent l’instabilité de l’existence humaine (47.11.4-5 : ἐτεκµηριώθη).
Le temps de la réflexion et le temps de l’action
29L’oxymoron festina lente et la sagesse populaire (“Il y a un temps pour semer et un temps pour récolter”) enseignent qu’il faut faire un bon usage du temps. Xerxès a le choix entre la lenteur réfléchie d’Artabane et l’activisme de Mardonios, et les Anciens se plaisaient à opposer la lenteur des Spartiates à la vivacité des Athéniens70. Au cours du débat qui précède la deuxième guerre punique, Fabius, face à Lentulus, s’exprime comme Artabane : “…il faut examiner au préalable ce qu’il convient de faire et ensuite mettre en œuvre ce qui a été adopté ; en effet, il est honteux de s’engager dans l’action avant d’en avoir discuté : en cas de succès, on dira que c’est un effet de votre bonne fortune, plutôt que le résultat d’une bonne décision et, en cas d’échec, qu’il est insensé de se mettre à examiner les choses quand cela ne sert plus à rien … cesse de nous exciter, Lentulus, et de nous convaincre de faire la guerre, avant d’avoir démontré qu’elle nous sera profitable”71.
30Cette thématique s’exprime aussi à travers la présentation stéréotypée des Grecs ou Romains qui réfléchissent et les Barbares qui agissent et combattent avec précipitation. Les Gaulois, “plus encore que les autres peuples, montrent un grand empressement (ὀξύτατα) pour s’emparer de ce qu’ils désirent et d’acharnement pour s’accrocher à leurs succès, mais dès qu’ils rencontrent le moindre obstacle, ils ne placent plus aucun espoir dans l’avenir ; dans leur folie (ἀνοίας) ils sont tout prêts à espérer la satisfaction de tous leurs souhaits et mettent beaucoup d’ardeur à mener à bien tout ce qu’ils entreprennent. Ils se laissent dominer par leur tempérament passionné et leurs instincts insatiables (ὁρµῇ ἀπλήστῳ), et c’est pourquoi ces traits de caractère les rendent incapables d’endurance (διαρκές), car l’audace téméraire ne saurait tenir longtemps (ἀνταρκέσαι) ; face au premier échec, ils ne peuvent se reprendre, surtout si la peur s’y ajoute, et ils tombent dans un état de panique à l’inverse de leur audace confiante d’auparavant (en un instant en effet, ils basculent dans un sens tout à fait opposé, incapables de fournir une explication raisonnable dans les deux cas)”72.
Il faut tout de même agir
31Dion est assez dialecticien pour prendre parfois le contre-pied du discours coutumier. Il ne faut pas tout calculer, surtout en temps de guerre73. Dion rejoint Thucydide ou Démosthène quand il met l’accent sur la nécessité d’agir et condamne l’inertie et la nonchalance (si uis pacem para bellum) : “Marcius changea d’attitude, comprenant que si l’on veut connaître la paix il ne suffit pas de ne jamais se mettre en tort, que la nonchalance, qui va de pair avec l’inaction, n’est pas salutaire (οὐδέ ἐστι τὸ ἄπραγµον ἄνευ τοῦ δραστηρίου σωτήριον), et qu’au contraire, plus on s’accroche à ce souhait, plus on s’expose aux attaques de nombreux ennemis”74. L’intelligence doit être assez vive pour appréhender l’instant et le καιρός. Thémistocle et Hannibal concilient l’improvisation dans l’instant (αὐτοσχεδιάζειν) et la prévision de l’avenir. Hannibal “était capable d’appréhender la situation avec la plus grande acuité” (ὀξύτατα : acuité et promptitude du regard) et de mener à bien tous ses projets ; pourtant, en général, réfléchir longuement est gage de sécurité, alors que penser trop vite est cause d’instabilité (τὸ δὲ ὀξύρροπον ἐκ τάχους διανοίας) … Il traitait chaque affaire dans l’instant en toute sécurité et anticipait vigoureusement l’avenir, se montrant un conseiller très compétent dans les circonstances ordinaires, mais aussi capable de conjectures
tout à fait exactes en ce qui concerne l’avenir imprévisible (εἰκαστὴς τοῦ παραδόξου ἀκριβέστατος)…”75. La figure d’Octavien est moins ambiguë. Comme Antoine, il parle de son expérience et de celle du peuple romain, mais il en tire une leçon d’une toute autre portée76.
Les effets de la guerre
32Les raisonnements du temps de paix risquent de ne plus rien valoir et les mots changent de sens. Dion s’inspire d’un passage de Thucydide quand il écrit : “Sous les armes en effet, la plupart du temps, le droit (δίκαιον) n’est pas apprécié selon les critères habituels (οὐκ ἐκ τοῦ ὁµοίου τῷ νοµιζοµένῳ … κρίνεται) et les victimes de l’injustice ne triomphent pas nécessairement (ἀνάγκη) ; la guerre, dont le pouvoir est absolu (αὐτοκράτωρ substitué à βίαιος διδάσκαλος) dirige tout dans le sens de l’intérêt de celui qui domine et inverse souvent l’opinion que l’on se fait du droit (τὴν τοῦ δικαίου νόµισιν ἐς τοὐναντίον πολλάκις περιίστησιν)”77.
33Le paradoxe des formes brèves c’est qu’elles incitent à la copia. La γνώµη appelle des explications, une argumentation logique qui rassemble les γνῶµαι : Scipion “examinait avec assurance les décisions qu’il fallait prendre (τὸ δέον ἐκφροντίσαι) et, dans la mise en œuvre, il se comportait comme s’il appréhendait. Avec cet état d’esprit, il concevait ce qu’il convenait de faire en raisonnant tranquillement (τῇ τοῦ λογισµοῦ ἀδεεῖ διασκέψει), et le mettait en pratique en toute sécurité parce qu’il était conscient de l’instabilité de la fortune (τοῦ ἀσταθµήτου φροντίδι)”78. Si l’on veut recourir à une métaphore musicale, Dion sait passer du refrain à une orchestration plus savante.
34L’énoncé sentencieux n’est pas une citation79, et revêt rarement la forme de l’aphorisme. Dion n’est pas un “forgeur de sentences”, comme l’étaient les sophistes80. Ce sont les “occasions” et les situations narratives qui favorisent le jaillissement de l’écriture discontinue : débats cruciaux et discours, avertissements et mises en garde, situations pathétiques, jugements récapitulatifs et σύγκρισις. La récurrence des vocables, que l’antithèse permet de confronter, est un procédé mnémonique et pédagogique. Nietzsche, dont on connaît le goût pour l’écriture aphoristique parce qu’elle incite au déchiffrage, énonce un paradoxe : il faut avoir la faculté de ruminer (Wiederkäuen) et faire “abstraction de toute idée historique” en se tenant “sur le seuil du moment”, comme l’animal. Mais la rumination est aussi “corrélative de l’infini des points de vue interprétatifs”. La récurrence des comportements ne peut être entrevue qu’à la faveur des occurrences, aux points d’intersection de deux temporalités, celle de l’histoire et celle de la personne81. Les πράξεις, les λεγόµενα et les énoncés plus ou moins aphoristiques qui s’en détachent remplacent l’expérience politique et militaire82. Dion ménage ainsi des pauses parce qu’elles peuvent orienter l’action des hommes dans le bon sens. En effet, “l’histoire est une philosophie qui s’exprime par des exemples” dont l’utilisation, selon une démarche inductive du semblable au semblable, traduit des préoccupations politiques, mais aussi morales83. En utilisant le mobilier patrimonial (suppelectilem)84, Dion s’approprie les préceptes anciens réinterprétés par les écoles philosophiques85. Le jeu sur les concepts est assez souvent celui d’un virtuose, plus enclin à l’humour et à l’ironie qu’à l’esprit de système86. Il sait bien que la sagesse des nations est truffée de contradictions87, et que l’efficacité politique s’accommode difficilement du respect des valeurs morales. Serait-il du côté de Platon, rigoureusement moraliste, ou d’Aristote qui adopte provisoirement un point de vue amoraliste ? On peut entrevoir ici une personnalité clivée : d’un côté, le réalisme pragmatique et le machiavélisme, de l’autre les préoccupations morales d’une conscience soucieuse d’authenticité.
35La formation rhétorique et la culture de Dion imposent de ne pas considérer les énoncés sentencieux comme des cuistreries bavardes qui sentent l’huile de la lampe. Il écrit à propos d’un événement contemporain : “Et il me revint à l’esprit (καὶ ἐµοὶ ἐνθύµιον ἐγένετο) qu’au cours d’un festin qu’il nous offrait à Nicomédie lors des Saturnales, après d’autres propos du genre auquel on peut s’attendre dans un banquet, au moment où nous nous levions, il m’appela auprès de lui et déclara : ‘Euripide s’exprime avec autant d’élégance que de vérité quand il dit…’. Sur le moment, j’eus l’impression que cette citation n’était que niaiserie (ἀπολεληρηκέναι). Mais, comme il mourut peu après et que ce fut la dernière parole qu’il proféra devant moi, on estima qu’il avait en somme prophétisé” (79[78].8.4-5).
Conclusion : un λόγος en situation
36Dans ce qui subsiste de la préface et en 37.17.4, Dion insiste sur l’abondance des lectures qui lui permettent d’en savoir beaucoup plus que ce qu’il raconte et lui imposent de condenser et de choisir ce qui est pertinent. Après avoir raconté la prise de Jérusalem, il écarte la possibilité d’un λόγος concernant les Juifs qui serait sans rapport avec son histoire et ne lui permettrait pas d’être original88.
37Il se souvient assurément de la consigne énoncée par Hérodote : “Je dois dire ce qui se dit, mais je ne suis pas tenu d’y croire absolument, que cela soit dit pour tout mon λόγος” (7.152). Cette mise à distance des λεγόµενα, placés sous l’autorité discutable des informateurs anonymes, se traduit par des marques d’énonciation diversifiées. La sémantique de l’action, qui fait remonter de l’acte aux sentiments et aux pensées, produit des énoncés assertifs (univoques) ou hypothétiques (équivoques)89. Il exprime parfois son scepticisme en disqualifiant ce qu’il vient de rapporter90. Un relevé des énoncés introduits par ἤκουσα, souvent accompagné d’un faux deictique temporel, ἤδη, que l’on serait tenté de traduire par “tenez” ou “à ce propos”, et qui donne à l’énoncé un caractère apparemment accessoire ou digressif, peut laisser perplexe, quand il s’agit de Tibère ou de Caligula. Les Présocratiques, Hérodote, Thucydide et Polybe91 ont jeté les bases d’une réflexion concernant les opérateurs de croyance qui fondent la vraisemblance persuasive ou la vérité des compositions historiques. Mais l’accumulation des sources et l’importance croissante de l’érudition, n’en déplaise à Polybe qui reproche à Timée son “attitude livresque”, modifient profondément la situation de l’historien. En 53.19, ἀνέγνων précède même ἤκουσα et εἶδον. Il suffit de relever le vocabulaire de la transmission et des on-dit (παραδέδοται, δεδήµωται, θρυλούµενα) pour comprendre que l’accumulation des détails est inséparable de la fonction mémorielle de l’histoire. Parmi les traces laissées par les événements, il y a surtout les écrits des contemporains des événements : les lettres de Cicéron et ses Philippiques, les Commentaires de César ou les Res gestae d’Auguste dispensent Dion d’en écrire davantage, comme un simple compilateur, tout en servant de garants, de preuves d’historicité, parce que les productions littéraires, auxquelles le lecteur est invité à se référer, sont aussi des événements.
38L’antithèse traditionnelle λόγος / ἔργον devient une obsession. Les agents de l’histoire sont nécessairement de bons diseurs de mots, comme disait déjà le Poète, chaque fois qu’ils justifient leurs actes, comme s’ils comparaissaient déjà au tribunal de l’histoire. Ils savent faire alterner le πιθανόν véritable et ce qui n’est persuasif qu’en apparence (φαινόµενον)92, et user des deux espèces de preuves aristotéliciennes. Quand il énonce les causes de la première guerre punique, Dion multiplie les parataxes et oppose les αἰτίαι, qui sont aussi des σκήψεις, c’est-à-dire des prétextes, et la vérité qui correspond à la cause la plus véritable chez Thucydide : le désir d’avoir toujours davantage inhérent à la nature humaine93. Il ne suffit pas de dire que Dion est constamment préoccupé par cette question, en tant qu’historien, ou en tant que rhéteur. En tant que personne morale, il ne veut pas être dupe de l’hypocrisie, du double langage et s’interroge sur les avantages et les risques de la παρρησία.
39L’énonciateur principal, qui se glisse dans le récit en le parsemant de remarques incidentes (“comme il est naturel”, “comme on pouvait s’y attendre”, “comme cela se produit d’ordinaire”), n’est pas un intrus. Son expérience des comportements le conduit à envisager l’histoire, non pas sub specie aeternitatis, mais en tout cas comme un réceptacle d’expériences et de représentations comparables, où se croisent et se recouvrent l’héritage grec et l’héritage romain94. J’ai voulu rendre compte des relations complexes entre le moment historique vécu par Cassius Dion, son expérience personnelle, sa connaissance de l’histoire, sa culture, et sa vision à la fois diachronique et synoptique de l’histoire romaine, en évitant de lui attribuer un système de représentations ou une philosophie de l’histoire désincarnée à partir de quelques énoncés choisis pour les besoins de la cause et prélevés dans les grands discours des premiers livres conservés intégralement qui ne doivent pas nous dispenser de lire attentivement les éléments préservés par la tradition indirecte. La rhétorique, qu’elle soit assumée par le locuteur primaire ou déléguée à des personnages, et le jeu polyphonique confèrent au discours une portée métahistorique parce qu’elle permet d’évoquer des scènes comparables et les épisodes marquants de l’histoire romaine. Cette mise-en-abyme donne parfois aux personnages une posture qui est celle de l’historien lui-même95.
40L’état de l’œuvre interdit de savoir comment des brisures du temps aussi importantes que la chute des Tarquins, les guerres puniques ou le nouvel âge d’or des Antonins étaient traitées. Les “maîtres du soupçon” nous libèrent du postulat d’une histoire cumulative et linéaire orientée dans le sens du progrès et vers un τέλος, par exemple la domination quasiment universelle de Rome et le principat, et nous habituent à repérer les ruptures et les seuils, par exemple les guerres médiques, la guerre du Péloponnèse et Alexandre. Nous pouvons transposer ce que Michel Foucault dit de la discontinuité (seuils et ruptures) que l’on observe dans l’histoire de la culture occidentale, chaque période définissant les conditions de possibilité du savoir96. Mais un “régime d’historicité” ne remplace pas totalement ceux qui l’ont précédé. La compréhension de l’histoire suppose un effort de sympathie, le transfert dans un “autre présent qui est celui des hommes d’autrefois”97.
41Le principat augustéen n’est pas la fin de l’histoire, pas plus que le siècle de Périclès, tout au plus un point d’équilibre, bien vite déstabilisé par les mauvais princes de plus en plus nombreux et les menaces que font peser les peuples barbares. À propos de Commode, Dion transpose le mythe hésiodique quand il écrit que “l’histoire est passée d’un règne d’or à un règne de fer mangé de rouille”98. Après la fin des conquêtes, et en dépit des règnes de Nerva à Marc-Aurèle, l’horizon d’attente de Dion et de son époque est celui d’une période de crise marquée par l’inquiétude concernant l’avenir99.
Notes de bas de page
1 Lachenaud 1997 ; Lachenaud 2004 (qui résulte de notre enseignement à Nanterre et à Nantes). Nous devons beaucoup à Gadamer 1995 ; Gadamer 1996 ; Ricœur 1955 ; Greish 2001. Nous remercions aussi B. Boulay et M. Bellissime d’avoir mis à notre disposition leurs thèses.
2 Notons cependant que la pensée des années 60 n’évacue pas radicalement la référence. Benveniste 1970 : “La référence est partie intégrante de l’énonciation” ; Barthes 1984 : “Le fait n’a jamais qu’une existence linguistique (comme terme d’un discours)”, mais le discours de l’histoire vise un référent “extérieur au discours”.
3 Fowler 2011 oppose ainsi truth et truthfulness. Cf. Plb. 2.56.11 : πιθανωτάτων λόγων / ἀληθινῶν ἔργων καὶ λόγων.
4 Todorov 1971, 226 (statique/dynamique), 229 (intention, action, réaction), 232-236.
5 Voir dans ce recueil M. Bellissime, “Fiction et rhétorique dans les prosopopées de l’Histoire romaine”.
6 Montgomery 1965. Cf. Th. 1.22. Todorov 1987, 17 : l’adjectif autotélique caractérise l’opacité du poème.
7 Genette 1983, 44 : narrateur extradiégétique, focalisation zéro.
8 Cf. Anaxag. B 21 a ; Democr. A 111 (cités par S.E., M., 7.140 : ὄψις τῶν ἀδήλων τὰ φαινόµενα).
9 Cf. Hdt. 1.10 : ἐν νόῳ ἔχουσα ; 1.27 et 1.77, ou encore l’expression νόῳ λαβών ; Th. 6.15.2.
10 Weinrich 1973, 79 ; Ricœur 1984, 101. Voir la notion de dialogisme et de polyphonie chez Bakhtine 1970 ; Nølke 2013.
11 Cf. August., Conf., 11.14.17 : ce qui arrive glisse vers le passé, in praeteritum transit. L’expérience du temps est un aspect essentiel de la condition humaine.
12 Ricœur 1955, 25 : “subjectivité impliquée par l’objectivité attendue”, celle d’un “sujet light” (réinterprétation du cogito cartésien).
13 Barthes 1984, 165 : “shifters d’organisation”, “par lesquels l’énonçant, en l’occurrence l’historien, organise son propre discours”.
14 Benveniste 1966, 174 ; Benveniste 1970, 12 : “L’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation”.
15 Nous retenons l’essentiel de ces controverses théoriques lorsqu’elles nous semblent pouvoir s’appliquer à l’historiographie et nous assumons la complexité de notre titre.
16 Genette 1983 dit son insatisfaction à l’égard de la distinction platonicienne διήγησις-µίµησις, et oppose récit “pur” sans dialogue et récit “mixte” de la représentation dramatique. Lachenaud 2004, 15-16.
17 Genette 1983, 65-67, commente Benveniste 1966, 241, “les événements semblent se raconter eux-mêmes”, et souligne l’importance de “semblent”. Les marques de l’énonciation ne sont suspendues que de manière précaire ou provisoire, puisque le narrateur peut à tout moment se désigner lui-même. Fontanille 1999, 87-100.
18 Banfield 1982, cite La mort et le bûcheron et un passage de Madame Bovary. Mais les modalités de l’évocation du psychisme sont bien différentes.
19 Phot., Bibl., 71.
20 C.D. 36.25-26, cf. Plu., Pomp., 26.1.1 : Pompée s’est retiré à la campagne. Jebb 1907, 373 : formules d’introduction, τάδε (Hdt. 3.80 ; 5.91.7), τοιάδε ou équivalents (Th. 1.58 ; 1.85). Δέον ou δέοντα : ce qu’il faut comprendre, prévoir, faire ou dire (C.D. 14 fr. 57.19 ; 21 fr. 70.4 ; 40.26.2 ; 46.9.4 ; 51.15.2).
21 Préface de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand. Jebb 1907, 375 ; Lachenaud 2004, 41-44.
22 D.S. 20.1.5 : ἐστέρηται τῆς ψυχικῆς χάριτος ; 1.2.5-6 ; Plu., Mor., 802e-803a ; Lucien, Hist. Conscr., 43-45 ; 51 ; 58.
23 Th. 1.22.1 : ὡς δ’ ἂν ἐδόκουν µοι. Jebb 1907, 420.
24 Montgomery 1965, 55. Chklovski 1973, 78 (le «conte fastidieux» de Sancho), 108, 276.
25 Romilly 1956, 16, 31, 50, 84.
26 Hunter 1973, 4, 18. Thucydide a-t-il écrit l’histoire ad narrandum ou ad probandum (Quint., Inst., 5.1.1) ? Th. 6.31-33. Romilly 1967, 186-187 (à propos de 6.75-88 : Thucydide “pouvait, historiquement, s’y sentir plus libre”, puisque le débat n’a eu aucune conséquence !).
27 Fromentin & Bertrand 2008, xx-xxii, à propos de Cicéron et Calenus. Le recours au style direct ou à un résumé dépend à la fois du statut de protagonistes ou de comparses, et de l’importance accordée aux événements. Dion, qui prétend se fonder non pas sur le rapport d’autrui, mais sur l’observation personnelle, résume un discours de Commode devant le Sénat (73[72].4.2-3).
28 41.33.4 : notre traduction diffère de celle de F. Hinard, in Freyburger-Galland et al. 2002, pour φύσει et pour τέτακται auquel nous donnons une portée générale. Cf. 41.29.1 ; 55.17-18 (Livie compare médecine et politique).
29 59.17-19 ; 62[63].15.
30 52.1.1 : Dion adapte la distinction traditionnelle pour tenir compte de la dégradation des institutions qui fait émerger les pouvoirs personnels de Pompée et de César, avant le retour à un véritable pouvoir monarchique.
31 52.41.1 ; cf. 5 fr. 18.3. Pour παρρησία, voir Foucault 2009 ; Besley & Peters 2007, 87-104.
32 C.D. 53.19.6 ; Hdt. 2.99 (προσέσται est commun aux deux textes).
33 25 fr. 85.2 ; Schulz 2016 compare Cicéron, Valère-Maxime, Quintilien, Aulu-Gelle et Plutarque.
34 26 fr. 89.2.
35 Jolles 1930 parle d’un “geste verbal élémentaire” caractérisé par la force illocutoire et la fonction mnémonique. Voir Formes brèves. De la γνώµη à la pointe : métamorphoses de la sententia (= La Licorne, 3, 1979) ; Moret 1997. Cic., Brut., 8.34 : circumscriptione quadam uerborum (cf. Orat., 61.207).
36 Vernant 1990, 391-392 : l’énoncé devient le bien commun des hommes, un “universel”. Le style doxographique ne résulte pas seulement des choix opérés par les citateurs et des accidents subis par les textes-sources. Mauduit & Paré-Rey : le “prélèvement” et le “remploi”. Un exemplum est arraché (eximo) à son contexte d’origine.
37 Cf. Demetr., Eloc., 238.
38 Arist., Rh., 3.9.1409b-1410b. Chiron 1997, 109, 112 (cf. Cic., Orat., 61.204 : membrum, articulus).
39 Mauduit & Paré-Rey 2011 : maxima sententia, la proposition la plus générale, la majeure du syllogisme. Arist., Rh., 2.21.1394a : la maxime comme partie de l’enthymème. Delarue 1979, 98 : la sententia-trait d’origine cicéronienne, dont Quintilien critique la prolifération à l’époque impériale.
40 Anderson 1993, 11-12, 101-132. Millar 1964, 74-77 : liste de “lieux communs” particulièrement fréquents, selon lui, dans les premiers livres (“Narrative ruled supreme and Dio’s comments are mere adornments to it”).
41 Arist., Rh., 3.21.1394a-1395b. Ginzburg 2003, 44 : “Aristote repère dans la rhétorique un noyau rationnel : la preuve, ou, plus précisément, les preuves” (vraisemblable, exemple, indices, τεκµήριον ou σηµεῖον).
42 Arist., Po., 8.1451a-9.1451b. “Ce qui se produit le plus souvent” ouvre le champ des généralisations approximatives et empiriques (cf. Metaph., 1027a). Calame 2012, 86, contrairement à l’interprétation classique qui retient essentiellement l’opposition entre vrai et vraisemblable, effectif et fictif, n’oublie pas le possible, et note que la poésie peut raconter ce qui est advenu. Guillaume 1969, 145-146 : “Les deux plus importants mouvements créateurs de la puissance de la pensée sont l’accession au général à partir du particulier et, inversement, l’accession au particulier à partir du général”.
43 38.4-40.1 ; 39.3. γάρ permet de remédier aux contraintes de la linéarité du récit. Le corpus hermogénien (Meth., p. 46-48 Patillon), donne comme exemple d’hyperbate Th. 1.51.5 (“car il faisait nuit”, cf. C.D. 40.24.2). Selon l’ordre le plus naturel, l’explication devrait suivre et non précéder.
44 On pourrait utiliser ici le terme d’embrayeur. Benveniste 1966, 253 ; Desbordes 1979, 75-78.
45 Kleiber 1991. Ana- signifie “en arrière” (dans le texte) ou “à nouveau” (mémoire). Apollonios Dyscole oppose mode de connaissance première (δεῖξις) et mode de connaissance seconde (anaphore).
46 36.20.1 (à propos de la piraterie). Cf. Th. 3.82.2 (guerre civile et massacres de Corcyre). Voir ἐθέλει, φιλεῖ γάρ πως τὸ ἀνθρώπειον, πέφυκε.
47 1 fr. 5.12 : οὕτω που φύσει πᾶν τὸ ἀνθρώπινον ; 37.10.3 ; 39.6.1. 36.16.3 : τοσοῦτον ἀνὴρ ἀνδρὸς διαφέρει (Lucullus et Pompée). Théon, Prog., 5 p. 55 Patillon : confusion entre épiphonème et maxime, l’épiphonème intervient à la fin d’une séquence narrative. Hermog., Inv., 4.9 : l’épiphonème ne doit pas être dissonant par rapport au discours. Ailleurs, on peut noter les notions de pause, de pointe, d’audace. Demetr., Eloc., 108 : les épiphonèmes comparés à des bandeaux décoratifs.
48 C.D. 43.17.6 : φέρων δὲ ἀναγκαίως τὰ ἀνθρώπινα ; Th. 2.64.2 : la peste qui vient de la divinité et ce qui vient de l’ennemi (noter ἀναγκαίως et la substitution ἀνθρώπινα/δαιµόνια) ; Plb. 1.1.2 (la fortune).
49 C.D 38.18.3 ; 38.24.5 (un vieux dicton) ; 38.26.4. Cf. ps.-Plu., Mor. 879a-885d. Frazier & Leão 2010 : τύχη classique et τύχη hellénistique, usage abusif des majuscules pour le hasard et la fortune.
50 De Quincey 1991, 141 sq., à propos de Marc-Aurèle.
51 C.D. 7 fr. 26.2 ; 26.3 : M. Manlius Capitolinus (Krebs 2012 commente le récit de Tite-Live, Dion se contente de souligner le renversement de fortune et le changement d’attitude) ; 8 fr. 36.25 ; 9 fr. 39.3 (les Tarentins) : ὥστε καὶ ἐπαληθεῦσαι ὅτι καὶ αἱ εὐπραγίαι, ἐπειδὰν ἔξω τοῦ συµµέτρου τισὶ γένωνται, συµφορῶν σφισιν αἴτιαι καθίστανται· προαγαγοῦσαι γὰρ αὐτοὺς ἐς τὸ ἔκφρον (οὐδὲ γὰρ ἐθέλει τὸ σῶφρον τῷ χαύνῳ συνεῖναι) τὰ µέγιστα σφάλλουσιν.
52 Hdt. 1.212-214 : Cyrus et Tomyris.
53 Cf. Hdt. 3.80. Lachenaud 2004, 99-135.
54 17 fr. 57.54 : ἄπληστον τῆς εὐπραγίας ; 36.28.1-3 ; 21 fr. 70.2 (sans doute au moment où Scipion Émilien est candidat au consulat, cf. Rhet. Her., 3.2 ; Liu., Per., 50.11-12).
55 9 fr. 40.36-38. Cf. certains arguments de Philiscos et Hdt. 3.21. Cf. C.D. 11 fr. 43.13 : τοῖς µὲν ἐκ λογισµοῦ τι δεδιόσιν … τοῖς δ’ ἀπρονοήτως θρασυνοµένοις ; 43.16.3-4.
56 46.56.2 ; 43.17.1 : “Ce n’est pas en vain que j’ai tenu ces propos philosophiques (ἐφιλοσόφησα) mais afin que vous sachiez qu’il ne s’agit pas d’une performance oratoire ni de pensées qui me viennent par hasard aujourd’hui”. César ne voudrait pas apparaître comme un sophiste, et Dion en profite pour assumer le caractère fictionnel des discours.
57 La dissimulatio et la recusatio imperii apparaissent à propos de Pompée, Auguste et Tibère : Hands 1959 ; Vervaet 2010a ; Hurlet, 2010.
58 40.61 : ἐφρόνησε … πρόφασιν … εὐπρεπῆ (Curion pousse le double jeu jusqu’à attaquer César dans des discours publics) ; 59.18 ; 36.24.5-6. Cf. 38.15.4 ; 38.3.1 ; 40.59.3 (ἐπλάττετο, ἔπραττε δ’ ὅπως).
59 Tarquin (2 fr. 9), Papirius (8 fr. 36.7 : τοῦ τε πάνυ ἀρχικοῦ … ὑφῆκε).
60 17 fr. 57.73 (clémence envers Syphax) : καὶ τὰ ἀνθρώπεια παθήµατα ἀναλογισάµενος.
61 38.11.4-6. Lachenaud & Coudry 2011, 57 n. 46. Cf. Hdt. 1.155 (Crésus et Cyrus) ; 3.53 (Périandre et Lycophron).
62 Becchi 2012.
63 8 fr. 36.1-3. Cf. 44.29.1 : ἐπιεικές et ἀνθρώπινον.
64 72[71].24-29. Le ton est assez sarcastique (notion romaine de fides). De Quincey 1991, 137-139.
65 3 fr. 12.3a ; 37.10.3 (conjuration de Catilina).
66 1 fr. 5.12 ; 3 fr. 12.2 : πᾶς γάρ τις τὸ ἀπείρατον πρὸ τοῦ κατεγνωσµένου προαιρεῖται, µεγάλην ἐς τὸ ἄδηλον ἐλπίδα παρὰ τὸ µεµισηµένον ἤδη ποιούµενος.
67 1 fr. 6.3. Le ton est bien différent de celui de Plu., Num., 8.10.
68 6 fr. 24.1. Cf. Th. 2.8 : partout en Grèce on colporte des prédictions et des oracles.
69 3 fr. 12.8 : βουλήµατα / ἐπιθυµίας / οἰήµατα.
70 Cf. Hdt. 7.49-50.
71 13 fr. 55.3b-4 (cf. Zonar. 8.22.3) : εὐτυχηκέναι µᾶλλον ἢ καλῶς βεβουλεῦσθαι. Cf. Hdt. 7.10 (εὕρηµα εὕρηκε).
72 12 fr. 50.2-3. Cf. 39.45.7.
73 C’est précisément ce que répond Xerxès à Artabane (Hdt. 7.50).
74 2 fr. 8.1 (Egger s’appuie sur Th. 2.63.3 pour corriger la leçon des manuscrits) ; 72[71].12.3. Cf. Plu., Them., 2.6 : δεινότητα πολιτικὴν καὶ δραστήριον σύνεσιν.
75 13 fr. 54.1-3. Cf. Th. 1.138.3. Le premier aphorisme d’Hippocrate qualifie le καιρός d’ὀξύς. Jankélévitch 1980, 114 (les deux sagesses de Gracián), 117, 146.
76 50.24.1 : “En voyant, soldats, et d’après ce que m’apprend l’histoire et d’après ce que l’expérience me prouve, que la justice et la piété, dans la guerre, ou mieux, dans toutes les affaires humaines, assurent à ceux qui en font la règle de leurs pensées et de leurs actions les succès les plus nombreux et les plus importants…”.
77 8 fr. 36.21. Cf. Th. 3.82.
78 21 fr. 70.4-5. Pour ἀστάθµητος, cf. Th. 3.59.1 ; 4.62.4.
79 Desbordes 1979, 68 : “L’anonymat est la meilleure condition de généralité” (Quintilien).
80 Γνωµοτύπος, selon Taillardat 1962, 445, serait une création des sophistes.
81 Jankélévitch 2010, 324 : “La philosophie aphoristique est le langage et le discours de l’occasion, si on peut dire encore un discours” et la «pensée fragmentaire” est “à l’image du décousu de l’occasion” ; Jankélévitch 1980, 120 : “L’homme est l’ingénieur des occasions” ; Montandon 1988, 155 ; Nietzsche 1988, 78 ; Nietzsche 1996, 34, 202 n. 66.
82 Préfaces de Diodore et de Polybe. Trouillet 1979 : la chrie apparentée à la sententia.
83 Canfora 2008. Cf. Arist., Rh., 1.2.1357b : ἐπαγωγή.
84 Sen., Controv., 1.praef.23, à propos d’un déclamateur contemporain d’Auguste, Porcius Latro.
85 Alexandre 1979, 149 ; Paillard 2012. L’intérêt de Dion pour les signes et les présages n’implique pas obligatoirement l’adhésion aux formes extrêmes du fatalisme. Sinon la liberté, du moins la responsabilité pour ce qui dépend de nous. Voir Cic., Fat., 18.41 sq. ; Gell., NA, 7.2.
86 Nous avons tiré profit d’un exposé de M. Platon lors d’une journée d’études de l’équipe Dioneia.
87 Cf. Arist., Rh., 3.25.1402a (ἐνδόξων, δοκοῦντα δέ).
88 Cf. 40.15.1 (Parthes). Le grand nombre des prédécesseurs justifie ce que Genette appelle “paralipse”.
89 Parmi les exemples très nombreux de disjonction hypothétique (εἴτε … εἴτε dans Nawijn 1931, 239), 38.42.4-5 (“de deux choses l’une, n’est-ce-pas ?”, à propos d’Arioviste) ; 36.23.4 (rôle de Gabinius) ; 39.39.7 ; 47.24.4. Bally 1965 , 36 distingue le contenu propositionnel d’une phrase (dictum) et sa modalité (modus) qui exprime la position du locuteur par rapport au contenu propositionnel. La modalisation peut être explicite ou implicite et produit des phrases assertives, dubitatives, axiologiques.
90 42.2.5 : Dion ne peut croire que Pompée ait songé à s’enfuir auprès des Parthes ; 50.12.6 : διὰ τοῦτο οὐδὲ πιστεῦσαι τῷ µυθολογήµατι ; 54.35.4 : καὶ τοῦτο µέν, εἴ γέ τῳ πιστόν, οὕτω παραδέδοται.
91 Plb. 12.27.1 cite Héraclite.
92 Arist, Rh., 1.1.1355b. Le discours séduisant est trompeur : Th. 6.8 : ἐπαγωγὰ καὶ οὐκ ἀληθῆ
(cf. C.D. 11 fr. 43.5).
93 11 fr. 43.1-3 ; 43.4 ; Th. 1.23.4-6 ; Plb. 1.5.3 : αἰτίαι, ἀρχή et πρόφασις, au sens de prétexte (cf. le début du livre 3).
94 Bellissime 2013, 75 insiste à juste titre sur la romanisation de la tradition grecque.
95 Grethlein & Krebs 2012.
96 Foucault 1966, passim.
97 Hartog 2003, prolongeant les réflexions de Vernant, Kosellek et Ricœur, propose de parler de “régime d’historicité”. Ricœur 1955, 32, 49. Voir aussi Escudier 2009, passim, pour les notions de “champ d’expérience” et d’“horizon d’attente” qui se présentent comme des reformulations de la distentio animi augustinienne, entre l’avant et l’après. Ginzburg 1989, 145 : “L’artiste ne peut copier la réalité qu’en se référant à d’autres tableaux”.
98 C.D. 72[71].36.4. Mazzarino 1973, 35-36. Cf. 73[72].15 (décret en l’honneur de Commode).
99 Molin 2006b précise ce qu’il faut entendre par “crise” et en relève avec précision les symptômes.
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