Les temporalités du récit impérial dans l’Histoire romaine de Cassius Dion
p. 335-362
Texte intégral
1On doit à deux historiens séparés par 50 ans de recherches historiographiques des analyses particulièrement stimulantes sur la forme du récit chez Cassius Dion. F. Millar déterminait déjà la spécificité de l’auteur1 tout en soulignant qu’elle participait de l’école de pensée antique : “It was indeed the attempt at originality of form, as opposed to that of content, which was characteristic of ancient historians ; the essential thing was not the discovery of new facts but the retelling of known facts in a certain style”2. A. M. Kemezis a relevé à son tour que l’ampleur du projet de Dion – raconter toute l’histoire de Rome – reposait sur différents choix narratifs et stylistiques qui répondaient à l’enjeu de l’entreprise3. En effet, les spécialistes de cet auteur ont admis depuis longtemps le caractère hybride de son œuvre, surtout dans sa partie impériale4, à la fois biographique et chronologique, sans pour autant que les principes de l’annalistique soient rigoureusement respectés5. Kemezis insiste, de son côté, sur la singularité propre à la partie contemporaine de l’Histoire, très marquée par le témoignage personnel de l’auteur. Ces observations ne suffisent pas toutefois à épuiser toutes les facettes qu’adopte le traitement du temps chez Dion. L’objectif auquel répond ce chapitre sera donc de mettre en valeur les différentes temporalités auxquelles l’historien a soumis le traitement du réel dans le récit impérial. Nous aborderons tout d’abord les computs auxquels il eut recours pour ordonner la multiplicité et l’enchevêtrement des événements. Puis nous nous intéresserons à l’alchimie qui régit l’hybridation propre au récit, entre récit annalistique, récit thématique et récit biographique : c’est elle qui assure la cohérence du récit au long de 27 livres (52-80) et celle de l’analyse du passé sur plus de 200 ans.
Des temporalités enchâssées
2Plus encore sans doute que le récit républicain, la partie de l’Histoire romaine dévolue au principat est tissée de repères temporels variés, appelés à soutenir le continuum des événements. Au-delà des grands cadres structurels (années consulaires et principats), la variété des notations chronologiques et l’attention que Cassius Dion leur porte témoignent, s’il en est, de l’enjeu que représentent, dans l’œuvre, le travail effectué sur le temps et la conception de l’histoire dont il est porteur.
3Dion n’est pas plus sensible que les autres auteurs grecs et latins à l’intérêt de fournir à chaque fait sa date précise : il s’agit là d’un rapport au temps qui est propre à l’époque moderne et dont les anciens n’avaient pas le moindre souci. Il relève plus volontiers les relations temporelles d’antériorité, de postériorité ou de simultanéité qui, dans un récit annalistique, articulent les faits entre eux et les situent dans une trame continue. Les expressions grecques πρότερον γὰρ (auparavant), τότε δὲ (à cette époque), τότε µὲν δὴ ταῦτά τε ἐγένετο (à l’époque de ces faits), τότε δὲ καὶ τοῦτο (à cette époque là), κἀν τῷ αὐτῷ τούτῳ χρόνῳ (à la même époque), ταῦτά τε ἅµα (en même temps), µετὰ δὲ τοῦτο (après cela), κἀκ τούτου (par la suite), καὶ µετ´ ὀλίγον (peu de temps après) sont les équivalents exacts des charnières chronologiques qui jalonnent le récit de Tacite, per idem tempus, eodem anno, eo anno etc. Il faut sans doute considérer que ces articulation sèches sont autant de scories issues des sources de l’auteur, que celui-ci n’a pas supprimées lors du travail de composition, soit par souci de rester fidèle au modèle stylistique des annales, soit par incapacité à s’en détacher entièrement. Dion fournit toutefois un certain nombre de dates précises lorsque les faits relatés tombent sur des jours qui font charnière dans le calendrier : les Kalendes6, en particulier les Kalendes de janvier souvent associées au 3 janvier qui sont autant de fêtes civiques importantes et lors desquelles tout fait étrange méritait d’être noté7 ; les dates anniversaires des empereurs et les événements fortuits intervenant à cette occasion et, de ce fait, emprunts d’une forte valeur ominale8. En revanche la date précise de leur mort est rarement fournie : celle d’Auguste fait exception (56.30.5), parce qu’elle coïncide avec celle de son premier consulat (le 19 août), et Dion y ajoute la date de sa naissance (23 septembre). Ces dates sont toujours énoncées en vertu du calendrier des mois romains, mais Dion ne translittère jamais le nom latin des jours charnières (Kalendes, Nones, Ides) qui n’existent pas dans les calendriers grecs, et n’établit pas davantage les dates à partir du comput latin. Ainsi l’indication des jours du décès et de la naissance d’Auguste ne suit-elle pas la norme latine qui calculait ces deux dates à partir des Kalendes de septembre et d’octobre : l’auteur compte le nombre de jours à partir du premier du mois selon la coutume grecque. Caligula abandonne le consulat le “douzième jour” de janvier (59.24.6), c’est-à-dire, pour les Latins, la veille des Ides de janvier. D’autres précisions chronologiques ne portent pas sur la date calendaire elle-même, mais soulignent des coïncidences, qui prennent sens une fois rapportées à un comportement politique plus général : la fille de Caligula naît trente jours après son mariage, signe du mépris de l’empereur pour les usages ; les circenses instaurés par Claude aux jours anniversaire de son père Drusus, qui est également celui de son grand-père Marc Antoine, et d’Antonia (les 14 et 31 janvier) témoignent de sa pietas et de la multiplication des fêtes publiques à caractère dynastique.
4La majorité des repères temporels concernent l’empereur et sa famille, au premier chef l’âge des princes au moment de leur investiture ou à leur mort9, ou bien encore la durée des règnes. La durée d’un principat est indiquée à l’occasion du décès de l’empereur avec la plus grande précision possible, non pas en recourant aux dates de début et de fin de règne, mais en fournissant le nombre d’années, de mois et de jours : c’est la durée plus que la date qui importe. Ainsi le règne de Marc Aurèle donne-t-il matière à un comput précis (72[71].34.5) : Dion fournit d’abord l’âge du prince (“cinquante-huit ans deux mois vingt-deux jours”), puis il indique que son règne s’est réparti en deux séquences, l’une – non chiffrée – qui correspond à son association au pouvoir d’Antonin, à partir de l’année 139 (“le temps assez long qu’il passa d’abord sous le gouvernement de son père Antonin”), la seconde fournissant le décompte exact des années de son règne proprement dit (“les dix-neuf ans onze jours qu’il fut lui-même empereur”). L’attention que Dion accorde à ces précisions ne lui évite pas de rares contradictions, ainsi pour la durée du règne de Caligula, qui est évaluée selon trois computs aboutissant à trois résultats différents : une première fois, l’historien informe que les conjurés décident d’intervenir le 5e jour des jeux du Palatin, soit le 21 janvier (59.29.5) ; la deuxième fois, il procède à un calcul de la durée du principat, en partant du dies imperii de Caligula (59.30.1), qu’il fixe au 28 mars 3710, ce qui assigne indirectement au 25 janvier le meurtre de l’empereur (3 ans, 9 mois et 28 jours) ; enfin, il évalue la durée du règne de Claude à 13 ans, 8 mois et 20 jours (61[60].34.3), datant ainsi son avènement du 25 janvier et par conséquent la mort de Caligula du 24 janvier11. À l’évidence, il y a confusion entre plusieurs dates, que Dion a échoué à résoudre en dépit de son intérêt pour la chronologie : celles de la fête du Palatin (elle-même source d’erreurs), du dies imperii de Caligula (source d’hésitation dans la tradition historique), de son meurtre et de l’avènement de Claude. Un autre passage témoigne bien des scrupules de Dion relativement à la chronologie des principats : la fin du récit consacré au principat de Vespasien est occupée par un paragraphe où l’auteur insiste sur le piège que représentent les années 68/70 au cours desquelles les principats ne se sont pas succédé, mais chevauchés : il est donc exclu d’additionner les durées de règne, au risque de perdre de vue la complexité politique de la période et la réalité du temps réellement écoulé12.
5Un repère temporel de grande importance jalonne régulièrement les principats longs, celui du renouvellement, quinquennal et surtout décennal, de l’imperium : certes, sa mention est uniquement connue dans la partie du récit bien conservée, c’est-à-dire pour les règnes d’Auguste et de Tibère (Caligula, n’ayant régné que trois ans, ne put en bénéficier), puisque le texte reconstitué des livres consacrés à Néron, Trajan, Hadrien, Antonin et Marc Aurèle ne comporte pas cette information. On peut être assuré que Dion l’y avait maintenue en raison de son intérêt, qui est double : d’une part, ce repère a une fonction structurante dans le récit des règnes longs en introduisant une périodicité qui rompt la monotonie du rythme annuel ; mais surtout le renouvellement décennal a une signification politique à laquelle l’auteur est extrêmement sensible. C’est le cas pour les deux premiers principats, c’est-à-dire le moment où s’élabore le nouveau régime. En 27, l’imperium avait été conféré à Auguste pour dix ans, puis il acquit un rythme quinquennal en 18 a.C. (54.12.4) – selon un modèle déjà expérimenté pour les imperia de Pompée, de César puis des triumvirs13 – avant que ne s’imposât le rythme décennal, attesté en 7 a.C., en 3 et en 13 p.C. (55.6.1 ; 55.12.3 ; 56.28.1). Ces renouvellements sont notés avec une grande attention : Dion rappelle, pour chaque jalon, le nombre de périodes décennales (deuxième, troisième, quatrième ou cinquième période) en soulignant de manière tout aussi régulière la répugnance d’Auguste à accepter ce pouvoir : on reconnaît là de manière évidente le motif de la recusatio imperii qui faisait partie du rituel de collation des pouvoirs impériaux14. Dans la suite du récit, seule subsiste la mention des decennalia de Tibère, en 24 (57.24.1) et en 34 (58.24.1). Dion consacre à chacun de ces deux renouvellements une notice entière. Les premiers decennalia furent l’occasion, pour le prince, de donner un infléchissement décisif au pouvoir impérial, et c’est précisément ce qui intéresse l’historien : cette inflexion était de nature à rapprocher considérablement le régime augustéen d’une monarchie. Tibère, en effet, renonça à célébrer le renouvellement annuel de son imperium, mettant de la sorte un terme définitif à la fiction de l’imperium républicain : à partir de cette date, l’imperium du prince fut renouvelé automatiquement chaque année, pour Tibère comme pour ses successeurs (au même titre que la puissance tribunicienne) ; seule fut conservée la fête commémorant les périodes décennales, qui maintenait la fiction d’un pouvoir attribué pour dix ans. La seconde notice, au livre 58, fait le point sur la terminologie employée à l’occasion des seconds decennalia de Tibère : “Les consuls Lucius Vitellius et Fabius Persicus célébrèrent sa deuxième décennie (τὴν δεκετηρίδα τὴν δευτέραν) de règne ; c’est ainsi qu’ils l’appelaient, et non ‘période de vingt ans’ (εἰκοσετηρίδα), montrant par là qu’ils lui confiaient à nouveau le pouvoir, comme ils l’avaient fait pour Auguste”15. On a là un exemple parmi d’autres de la curiosité que montre l’auteur pour les termes spécifiquement latins et pour les réalités qu’ils recouvraient. Le terme latin uicennalia (que traduit le grec εἰκοσετηρίδα) n’était sans doute pas utilisé sous Tibère parce que la notion d’un imperium de vingt ans était étrangère à l’usage des “pouvoirs extraordinaires” de l’époque tardo-républicaine dont le pouvoir d’Auguste était l’héritier16. C’est sans doute à la fois l’affaiblissement du modèle augustéen et la répétition de plusieurs decennalia dans certains principats du iie s. qui motivèrent la création d’une fête spécifique, désignée par un terme nouveau. L’attention que porte Dion à ces renouvellements s’explique aussi, comme pour bien d’autres faits, par l’apparat qui les entoure à son époque : les decennalia de Septime Sévère (entre le 9 et le 15 avril 202), sur lesquels l’historien s’arrête assez longuement (77[76].1.1-2) avaient été l’occasion d’exalter avec un faste rare la stabilité de son pouvoir et de sa dynastie, d’autant qu’ils s’accompagnèrent des célébrations de son triomphe sur les Parthes et des noces de son fils Caracalla avec Plautilla, la fille de Plautien, alors préteur du prétoire17.
6Le dernier calendrier a être invoqué est de grande amplitude : c’est celui des anniversaires centenaires de Rome, dont seules deux mentions ont été conservées (en 54 a.C. et en 47 p.C.) : ce calendrier offrait l’avantage d’embrasser le temps républicain et le temps impérial dans une seule et même unité, mais la perte des passages qui auraient pu comporter la mention d’autres jubilés ne permet pas de savoir si Dion avait utilisé ces repères de manière régulière. La célébration des anniversaires annuels ou centenaires, qui avait peu de consistance politique et religieuse à l’époque républicaine, offrit, à partir du iie s., l’occasion de fêtes somptueuses exaltant l’éternité de la Ville et accompagnant le développement de la mystique impériale18. Dion attache donc aux jubilés un intérêt qui est celui de son temps, de sorte qu’il situe la mention de ces centenaires à des moments charnière de son récit (en début de livre, en début ou en fin de décade), sans se préoccuper de l’existence historique de la fête. C’est ainsi que le livre 40 s’ouvre sur la mention des 700 ans de Rome (en 54 a.C.), que le 800e anniversaire (en 47 p.C.) est rappelé au début du livre 61 (61[60].29.1), qui est aussi le début de la 7e décade. Cependant, la sobriété des mentions dans les livres bien conservés est un indice que cette commémoration ne s’accompagnait avant le iie s. d’aucune festivité particulière19 : aussi Dion leur confère-t-il dans son récit un rôle purement chronologique.
7De manière générale, chaque récit de principat constitue bien une unité de temps, ce qui se traduit formellement par l’attribution à un empereur d’un livre ou de plusieurs livres entiers. Toutefois, ce principe d’organisation n’est pas contraignant puisque certains empereurs sont associés au sein d’un même livre : dans ce cas particulier, la continuité chronologique est particulièrement forte et bien de nature à atténuer la rupture que constitue le passage d’un principat à un autre. Ainsi, le livre 61 comprenait-il la seconde partie du règne de Claude (à partir de l’année 47) et la première partie de celui de Néron20, sous la forme d’une association qui devait faire sens pour l’historien ; de même, le principat de Titus (très bref, il est vrai) était-il relaté au livre 66 (66.18.1-26.4) dans la continuation de celui de son père dont la carrière couvre déjà le livre précédent. La première de ces associations rappelle une anecdote rapportée par Suétone21, plus exactement un songe de Vespasien, qui vit sur une balance Claude et Néron d’une part, lui-même et ses fils d’autre part, chacun des deux groupes équilibrant les plateaux de la balance. Or, les uns et les autres ont effectivement dirigé l’Empire pendant un même nombre d’années, 27 ans au total : cette tradition, qui associait Claude et Néron au sein d’une ère dynastique commune et que connaissait sans doute l’historien grec, a pu orienter son choix de les réunir dans un même livre, de sorte que le père et le fils occupent ensemble un bloc de trois livres.
8D’autres passages suggèrent, sous forme de comparatifs, la présence d’unités chronologiques plus amples que celles des principats. Le début du livre 59 est jalonné de références à Tibère et, à deux reprises, le comportement de Caligula est comparé à la fois à celui d’Auguste et de Tibère, l’auteur suggérant ainsi une sorte de dégradation lente qui affecta l’équilibre d’origine. L’écart observé entre les trois principats est de nature à la fois institutionnelle et morale, les deux dimensions étant liées : la dégradation morale (signalée par une cruauté croissante)22 est annoncée par une première séquence comparative, qui intervient au cours du bilan de l’investiture de Caligula23. Dion y observe que la fonction impériale s’élabora sur un rythme plus rapide d’une investiture à l’autre pour aboutir à la collation des pouvoirs principaux en une seule journée, le 28 mars 4124 : la chronologie a ici la valeur d’un argument puisqu’elle permet de dresser la figure politique du nouvel empereur, que Dion juge être en rupture par rapport à ses deux prédécesseurs. Sa lecture n’est pas conforme à la réalité des faits – que l’on peut déduire de l’ensemble des sources – puisque Caligula ne dérogea que sur des points mineurs au comportement de Tibère25, mais elle est bien conforme au portrait du tyran dont l’historien esquisse les trait essentiels dans la partie liminaire du livre 59. Le dernier livre qui associe deux princes est le livre ultime de l’Histoire romaine, consacré à Élagabal et à Sévère Alexandre : le couple présente le profil inverse des autres associations puisque Sévère Alexandre semble ouvrir une ère d’espoir, de renouveau du principat, après le principat calamiteux d’Élagabal et au terme d’un cycle que domine la figure ambivalente de Septime Sévère.
9Mais ce n’est pas tout : les dynasties antonine et sévérienne présentent conjointement un système exemplaire plus large, que Dion désigne au moyen d’une très ancienne métaphore du temps, connue depuis Hésiode. Le règne de Marc Aurèle, exemple vivant du bon souverain, placé d’ailleurs au début de la 7e décade, fut en effet une “monarchie d’or” qui laissa place à une “monarchie de fer et de rouille”, celle de Commode et de tous ses successeurs, c’est-à-dire la période contemporaine de Dion (72[71].36.4). Dans ce cas, les empereurs constituent à eux tous une unité de temps embrassant un nouveau cycle hésiodique qui se déroule selon un rythme ternaire (or-fer-rouille) ou binaire (or-fer rouillé), s’il est vrai que l’image semble autoriser deux lectures : la disparition du second métal précieux (l’argent) au profit de la décomposition du fer en rouille et peut-être la réduction du cycle à deux phases traduisent la chute abrupte et catastrophique du régime. Le τόπος du cycle des âges est ainsi réinventé (la rouille est absente du cycle hésiodique) et réinterprété par l’auteur qui l’a intégré de manière originale à son analyse historique26. Étant donné que Dion et son père ont effectué leur carrière à cette époque et que Dion a personnellement côtoyé les membres de la famille sévérienne, pour le meilleur et pour le pire, il a une connaissance de première main des événements et des personnages. De fait, cette dernière séquence chronologique de l’Histoire romaine se caractérise par un style narratif qui lui est propre puisque Dion y intègre de nombreuses remarques personnelles ; elle est également orientée par l’analyse sévère qu’il dresse du régime impérial : ces deux caractéristiques ont incité A. M. Kemezis à considérer les derniers livres de l’Histoire romaine comme formant la quatrième période historique et narrative de l’œuvre, à la suite de la royauté, de la république et du principat des deux premiers siècles27. Il est vrai que l’historien a donné au récit de cette époque une “coloration” qui lui est particulière et qui reste perceptible en dépit du mauvais état de conservation du texte : il s’y met volontiers en scène de sorte que la relation se rapproche assez souvent du genre des “mémoires”. Pour autant, la césure forte que Dion place en 180 et qui exprime son inquiétude en face des dérèglements contemporains ne doit pas faire oublier la légère note d’espoir qu’apporte le règne d’Alexandre ; mais surtout il n’est pas certain – en raison de la forte altération du texte28 – que la structure des derniers livres ait dérogé au principe que Dion appliquait à sa narration à partir du livre 53 (voir infra), et qu’elle ait donc adopté une organisation en rupture avec les récits précédents.
10Nous sommes plutôt d’avis que la périodisation conçue par Dion est de nature polymorphe ou polyphonique : l’analyse historique s’adosse simultanément à plusieurs cadres temporels et idéologiques et a recours à différents procédés narratifs, parfois simultanés, de sorte que les grilles de lecture sont nécessairement multiples29. Le cycle majeur du Principat embrasse ainsi des phases qui se chevauchent, s’emboîtent ou se succèdent : l’évolution ne suit pas un cours régulier et l’analyse du régime est susceptible de variations au sein d’une même phase30.
11Dernier jeu sur les temps, le système fondé sur les analogies entre des événements de l’histoire romaine et des événements de l’histoire grecque. Dion confère ainsi une ample épaisseur historique au récit linéaire et semble tisser une trame historique formée de deux fils chronologiques (grec et romain), qui lui permet de constituer un savoir historique universel : c’est la manière, qui lui est propre, de réinventer les conditions chères à Polybe (8.2.11), d’une κοινὴ ἱστορία, en jouant sur les deux mémoires enchâssées31. Cette démarche n’était certes pas nouvelle : depuis la fin de la République déjà, les Romains avaient tendance à penser l’histoire romaine, ancienne ou contemporaine, à la lumière de l’histoire grecque sans se soucier des décalages historiques. Cicéron évoquait ainsi Hermodios et Aristogiton pour exalter l’acte de Crassus et de Brutus, les chefs de file de la conjuration qui avait libéré Rome du tyran César, et leurs deux statues avaient été dressées à Athènes près de celles de leurs prédécesseurs athéniens32. Dans ses discours il mêlait aussi couramment exempla grecs et exempla romains, procédé que Dion reprend dans la consolation qu’il fait adresser à Cicéron par Philiscos (38.26.3 ; 38.27.3). Valère Maxime avait organisé chaque livre de ses Facta dictaque memorabilia en sections thématiques qui puisaient parmi les exempla romains, grecs et même ceux des populi externi, tandis que Plutarque était l’auteur des Vies parallèles, associant en vis-à-vis un grand personnage de l’histoire grecque et un grand personnage de l’histoire romaine. La culture “gréco-romaine”33 faisait partie intégrante de la formation des élites de l’Empire, dont les représentants de la Seconde sophistique (et Dion en fit partie) avaient donné maints témoignages : l’œuvre d’Aelius Aristide, en particulier son Éloge de Rome et son Éloge d’Athènes, en est une manifestation parmi d’autres.
12On ne saurait donc créditer Dion de cette nouveauté : son originalité réside ailleurs, dans le fait d’avoir introduit dans un récit de type annalistique des ouvertures récurrentes vers d’autres époques, d’autres histoires. Cette démarche convoque régulièrement, de manière implicite, les grands modèles de la littérature grecque de sorte que P. Cordier a pu écrire que “l’histoire romaine s’écrit avec l’histoire grecque”34. En certains passages, cependant, la référence grecque devient explicite tout en étant associée à d’autres moments de l’histoire romaine : le lecteur se trouve ainsi devant un système d’exempla, à la fois grecs et romains, qui structurent le présent et lui donnent sens. Le pont de bateaux que Caligula fit construire entre Bauli et Pouzzoles, en 39 (59.17.1), est un cas emblématique de ce mode d’écriture : le pont avait été le lieu de deux grandes fêtes privées que Caligula offrit à ses compagnons et à un ensemble important de courtisans, sous la forme d’une cavalcade triomphale et d’un festin nocturne. L’épisode, également connu par Suétone35, est l’un des passages les plus remarquables du livre 59, autant par sa force d’évocation36 que par le télescopage des époques. Dion est le seul auteur à introduire une analogie explicite avec deux autres ponts fameux, ceux de Darius Ier (sur le Bosphore, en 513) et de Xerxès (sur l’Hellespont, en 480), et sans doute aussi une analogie implicite avec le précédent de Cyrus sur l’Euphrate37. Selon Dion, les prétentions de Caligula, pour parodiques qu’elles fussent, ne l’apparentaient pas moins aux grands impies qu’étaient les rois perses, coupables d’ὕβρις et châtiés par la défaite ou la mort. Effectivement, les Grecs jugeaient la construction de ces ponts comme autant de violations d’un espace naturel qui échappait aux hommes sans comprendre l’enjeu politique qui était le leur en milieu perse : passer un fleuve ou un bras de mer à gué était une forme d’ordalie, de nature à légitimer le pouvoir de celui qui réussissait l’épreuve38. Il est clair que Caligula connaissait déjà ces τόποι orientaux et qu’il en a joué en se moquant du sens négatif qu’on leur attribuait depuis longtemps en Grèce. De son côté Dion resta totalement imperméable à l’humour du prince : outré par l’inversion aberrante que proposait Caligula, il prit évidemment appui sur cette parodie pour dénoncer les prétentions tyranniques de l’empereur39.
13Un autre passage, qui mobilisait des temps et des événements très éloignés par leur sens et leur contexte, intervient à l’occasion de l’amnistie décidée par Claude en 42, à l’égard des conjurés coupables du meurtre de Caligula40 : non seulement, Dion rappelle le précédent athénien de 403, mais il incite à rapprocher la mesure de Claude d’autres amnisties romaines dont on peut aisément retrouver la trace dans son récit. La plus ancienne, que Dion compare aussi à l’amnistie athénienne, est votée en 44 par le sénat afin de définir la situation des meurtriers de César ; les autres passages attribuent “une sorte d’amnistie” à Tibère en 31 et une amnistie partielle à Caligula, en 4041. La mention de l’amnistie de 44 avait donné l’occasion à Dion de camper le contexte historique de l’amnistie athénienne, qu’il ne rappelle plus par la suite ; il utilise aussi le terme grec exact (µὴ µνησικακεῖν) par lequel le serment des Athéniens42 exigeait en 403 la réconciliation de tous les citoyens et il le transfère au libellé du décret sénatorial. Celui-ci aurait préconisé d’“oublier les malheurs nombreux et terribles qui étaient arrivés” : or, la procédure latine fut exprimée non par les termes grecs, mais par le terme latin obliuio43, même si le néologisme gréco-latin, amnistia, circulait déjà à cette époque, peut-être dû à Cicéron44. Ce terme là, amnistia, avait été par la suite adopté par les Grecs45 et c’est à celui-ci que Dion a recours dans deux passages (58.16.6 ; 59.25.9) évoquant une “amnistie” à l’époque impériale. De tout ce réseau de références, le passage consacré à Claude est le plus riche dans le sens où il se présente sous la forme d’une stratigraphie des amnisties : Dion présente la décision de Claude en rappelant le précédent athénien (peut-être Claude le faisait-il déjà dans son discours) et en ayant recours au lexique athénien (οὐχ ὅσον οὐκ ἐµνησικάκησεν) ; en outre il enrichit cette référence exemplaire par une allusion à des amnisties incomplètes ou avortées, allusion que le lecteur est libre de décrypter : les amnisties antérieures ou bien les promesses plus récentes, dues à Septime Sévère contre les partisans d’Albinus (76[75].8.4) ou de Caracalla contre les amis de son frère Géta (78[77].3.4)46. Ces diverses réconciliations romaines diffèrent fortement de l’amnistie athénienne47, mais Dion s’intéresse moins au contexte qui distinguait les éléments de la série qu’aux résonances qu’elles suscitaient dans la mémoire des lecteurs. Le passé grec et le passé romain fournissaient un réservoir de références exemplaires, dotées d’un capital symbolique fort : l’auteur les mobilise tour à tour avec l’objectif d’élaborer, sur la longue durée, une histoire commune à tous les sujets de l’empereur, une histoire qui faisait toujours consensus à son époque.
La trame annalistique
14La tension entre le modèle annalistique et la logique générale de l’œuvre se manifeste dès les livres retraçant les guerres civiles ; elle est plus présente encore lorsque le récit est centré sur les figures impériales48. C’est à cette dimension bi polaire que s’intéresseront désormais les deux sections suivantes de cette étude.
15La composition annalistique est propre à la tradition historique romaine, qui s’élabore dans le milieu sénatorial au iie s. a.C. en s’inspirant des Annales des pontifes pour raconter le passé de Rome depuis sa fondation49. Ce “format” s’explique par le rôle que tenaient les consuls, investis d’un pouvoir annuel, au sein des institutions et des procédures de décision. Dans les récits qui suivent ce modèle, chaque année est indépendante des autres comme le maillon d’une chaîne et elle est individualisée par la mention des consuls dont l’investiture ouvrait l’année, d’abord le 1er mars, puis le 1er janvier à partir de 153. Cassius Dion a opté pour un récit de type annalistique dès que sont apparus les consuls dans l’histoire de Rome : ce choix peut aussi bien résulter de l’importance qu’il accordait à l’une des plus importantes institutions romaines que du cadre chronologique auquel obéissaient la majorité de ses sources latines pour l’époque républicaine et certaines pour l’époque impériale, et dont il n’a pas voulu – ou pas su – se libérer. Le temps de Rome est donc d’abord le temps qui trouva son principe d’organisation dans les anciennes institutions romaines : la mention récurrente des consuls en début d’année en est le signe le plus évident. Or, le passage au principat, qu’Auguste voulut présenter comme une res publica restituta50, n’abolit ni l’existence des magistratures ni celle du sénat dont Auguste rehaussa le prestige par une série de réglementations qui en réformaient la composition et le statut. Le calendrier officiel continua à être défini par l’investiture des consuls désormais qualifiés d’“ordinaires” par opposition aux consuls suffects qui les remplaçaient dans le courant de l’année. Parallèlement s’imposait un autre comput annuel, fondé sur la succession des puissances tribuniciennes de l’empereur : or, bien que Dion ait centré désormais son analyse sur les princes, il s’est refusé à tenir compte de ce temps impérial, comme cela se pratiquait pourtant dans les documents officiels, souvent d’ailleurs en association avec le calendrier consulaire. Ce parti-pris éclaire bien l’intention qui préside à l’élaboration de son Histoire romaine : le principe de l’annualité confère une grande cohérence à l’œuvre, aussi bien dans sa forme, qui la rattache à un genre littéraire prestigieux (celui des annales) que dans la conception de l’Empire qui l’anime, inscrivant le principat dans la continuité institutionnelle de la République.
16La simple lecture des livres impériaux témoigne incontestablement que le récit continua d’être structuré par le principe annalistique. Il est exclu de considérer pour preuves de sa suppression ou de sa négligence par Dion l’absence de la mention des consuls dans de nombreux livres impériaux : cette disparition est due à leur état fragmentaire ou aux probables interventions des épitomateurs byzantins pour lesquels la mention des consuls avait perdu de son sens et qui, de ce fait, l’ont supprimée de leur relation. Les livres tibériens sont emblématiques de cette situation : à partir du chapitre 18 du livre 57 jusqu’au chapitre 3 du livre 58, le texte, très altéré, ne mentionne plus qu’épisodiquement les couples de consuls (ceux des années 18, 20, 22-30 manquent) tandis que le récit, maintenu complet avant et après ce long passage, respecte la mention des consuls éponymes. Cet usage ne répond certes pas à un automatisme dénué de sens puisque Dion prend soin de préciser, au moment où apparaissent les consuls suffects, qu’il continuera de citer les consuls ordinaires par désir de clarté (43.46.6) : leur mention participe donc de l’organisation structurelle du récit qui est soutenue par des jalons temporels réguliers, de nature institutionnelle. La fidélité à cette structure chronologique va de pair avec l’intérêt que porte l’historien au consulat de l’époque impériale : ainsi le chapitre 20 du livre 58 est-il entièrement consacré à des observations relatives à la longueur des mandats sous Tibère, aux procédures et aux critères de choix suivis par le prince, aux dispositifs d’élections qui se maintiennent jusqu’à l’époque de Dion. Dans les livres conservés intégralement par la tradition directe ou par le soin de Xiphilin qui en préserve l’essentiel, les consuls ne sont jamais oubliés : la dernière mention de cette série régulière intervient pour l’année 4751, après laquelle le récit devient très fragmentaire ; la mention des consuls éponymes se raréfie considérablement jusqu’à la fin de l’œuvre : elle semble ne plus concerner que des consulats impériaux ou des consuls menacés par l’empereur en place52. Cependant, dans ces premiers livres, l’historien s’est donné toute liberté pour inscrire cette information dans le cours du récit annuel (voir infra), sans doute pour en varier l’expression, atténuer l’effet mécanique que suscite leur mention en début d’année et ainsi respecter la qualité littéraire à laquelle il était attaché. On remarque également qu’il varie les formulations tout en maintenant un style très sobre : ainsi, au livre 57, voit-on se succéder cinq variations de la mention consulaire pour les cinq années du principat dont le texte est intégralement conservé, soit le substantif ὕπατος, deux verbes (ὑπατεύειν, ἄρχειν) et deux locutions verbales (τὴν ὕπατον ἀρχὴν ἦρξε, τῶν ὑπάτων ὄνοµα ἔλαβον)53. La seule nouveauté qui modifie la présentation du début de l’année est la mention des consuls suffects, parfois nommés à la suite des consuls ordinaires, par exemple pour l’année 39 : “Il [Caligula] ne resta en charge que trente jours, mais il laissa en place son collègue, Lucius Apronius, pendant six mois ; il eut le préfet de la Ville, Sanquinus Maximus, pour successeur” (59.13.2). Ces magistrats peuvent éventuellement faire l’objet d’une notice particulière au cours de la narration si leur mandat présente un événement remarquable54.
17On peut répartir les mentions des consuls en quatre groupes, qui se retrouvent pour chaque principat. Le premier groupe réunit les mentions traditionnelles, c’est-à-dire celles qui interviennent en début d’année, sous une forme bien connue, comme pour l’année 38 : “L’année suivante, on eut pour consuls Marcus Iulianus et Publius Nonius qui étaient au nombre des consuls désignés”55. Cet exemple témoigne du souci qu’a Dion de choisir la formule précise qui rend compte de la réalité des designati, toujours en vigueur sous le principat56. Les consuls de 37 apparaissent bien “à leur place”, c’est-à-dire au début de l’année 37 qui correspond à la fin du principat de Tibère, donc au livre 58. Il est logique que leur nom ne soit pas rappelé au début du livre 59 ; en revanche, les deux consuls sont évidemment mentionnés à nouveau au milieu du chapitre 6, quand le sénat propose de les démettre pour honorer Caligula d’un premier consulat en mars 37, qui est le mois de son investiture – honneur refusé par le prince (59.6.5). Dans le second groupe, le nom des consuls est un peu retardé, à la suite d’un fait que Dion désire mettre en évidence. Ainsi en 39, on sait dès la première ligne que Caligula est consul, tandis que le nom de son collègue est cité après que Dion eut précisé les caractéristiques du rituel d’entrée en charge cette année-là : “Puis devenu à nouveau consul, il interdit au flamine de Jupiter de jurer au sénat (car le serment était encore individuel, comme sous Tibère), et lui-même, aussi bien à son entrée qu’à sa sortie de charge, jura dans les mêmes termes que les autres magistrats, depuis la tribune que d’ailleurs on avait élargie. Il ne resta en charge que trente jours, mais il laissa en place son collègue, Lucius Apronius, pendant six mois» (59.13.1-2). Le troisième groupe concerne des mentions de consuls situées tardivement dans le cours des chapitres dévolus à l’année : leur identité est précisée au moment de l’épisode remarquable qui les concerne et que Dion présente en détail. Ainsi pour l’année 43, dominée par les faits militaires de Bretagne : le consulat de Claude est bien indiqué au début de l’année (60.17.1), mais le nom de son collègue n’est divulgué qu’au moment où se met en place l’expédition de Bretagne menée par Claude (fin juin ou début juillet). Vitellius fait alors l’objet d’une notice particulière qui insiste sur sa position remarquable au sommet de l’État, collègue de l’empereur au consulat et, peut-être, préfet de la Ville57 remplaçant Claude en son absence (60.21.2). Le récit de Dion manque toutefois de clarté parce qu’il donne l’impression que Vitellius était toujours en charge du consulat en juin alors qu’il n’avait exercé sa charge que deux mois, avec le prince (Suet., Claud., 14.1). Un dernier groupe concerne des cas exceptionnels : la vacance des consuls en 40 fait l’objet d’une notice détaillée puisque Caligula, alors en Gaule, fut consul unique pendant douze jours en raison du décès de son collègue fin décembre et de l’incapacité des préteurs à investir les consuls suffects désignés (59.24.2-7)58. Quant au collègue de Caligula pour 41 (année dont le récit est dominé par le meurtre de l’empereur), il n’est pas nommé à la place attendue et il est oublié au début du livre 60, occupé par le récit de l’investiture de Claude : il est donc “sacrifié” à la logique biographique, ce qui est tout à fait inhabituel de la part de Dion.
18Le principe annalistique reposait également sur la succession de trois sections entre lesquelles était répartie – en général de manière déséquilibrée – la matière événementielle de chaque année. Cette structure interne59 altérait la chronologie des événements puisque ces derniers étaient regroupés par affinités thématiques : la section A, affaires intérieures, consacrée surtout aux relations entre sénat et magistrats, sénat et comices ainsi qu’aux actes du prince ; la section B, affaires “étrangères”, réunissant les actes militaires et diplomatiques situés dans les provinces ou à l’extérieur de l’Empire ; enfin la section C, dévolue elle aussi aux affaires intérieures, mais à des questions de moindre importance (fêtes, notices nécrologiques, élection des magistrats inférieurs et affaires traitées par eux), était habituellement bien plus réduite que les deux autres. La question est de savoir dans quelle mesure Dion a maintenu ou infléchi cette ancienne convention de l’histoire romaine, déjà utilisée avec une certaine liberté par Tacite60.
19Une simple lecture permet de déceler de très nombreuses entorses au principe annalistique. La première entorse est due à son choix de ménager une place importante à deux moments décisifs à ses yeux, l’investiture et la mort du prince. Les événements de la dernière année de règne souffrent particulièrement de ce parti-pris : il sont limités à la portion congrue, voire totalement passés sous silence. Par exemple l’année 14 donne lieu à un long récit (56.29-30) entièrement consacré aux circonstances de la mort d’Auguste, pourtant située en milieu d’année, à l’éloge funèbre prononcé par Tibère, à l’organisation du deuil et du culte rendu au nouveau diuus ; les mois précédant la mort de Tibère, entre janvier et mars 37, sont centrés sur le comportement du prince se sachant condamné et sur sa mort ; de même janvier 41 est occupé au livre 59 par les préparatifs de la conjuration montée contre Caligula et par son meurtre ; quant au récit de l’année 54, très fragmentaire il est vrai, il porte uniquement sur le problème de la succession et sur l’empoisonnement de Claude. Les livres tibériens ne suivent le modèle des trois sections que de manière épisodique : c’est le cas des trois années du livre 57 dont le récit est bien conservé (en 15, 16 et 17), encore que la section C de l’année 15 soit inhabituellement amplifiée puisque, outre les affaires diverses, elle comprend deux chapitres dévolus au comportement de Drusus. Les chapitres 31-33 du livre 58 sont dominées par l’ascension et la chute de Séjan, ainsi que par les poursuites intentées contre ses amis ; l’année 34 ne présente qu’une section A (58.24.2-4) et une section B (58.25.1), très réduites, tout comme l’année 35 (A : 58.25.2-5 et B : 58.26.1-4), tandis que les événements de l’année 36 sont concentrés sur un unique paragraphe (58.26.5)61. Le livre 59 ne comprend que deux années, 38 et 39, pour lesquelles le récit a suivi fidèlement le modèle tripartite, mais le profil de chacun est très variable. Pour 38, le récit est déséquilibré en faveur de la section A, qui passe en revue les actes louables puis les actes blâmables du prince, les deux autres sections étant concentrées sur un chapitre très restreint (59.12.1-3) ; en revanche l’année 39 est un bel exemple de récit annalistique traditionnel, réparti entre une section A très nourrie (59.13.1-20.6), une section B dont l’action se déroule en Gaule et en Germanie (59.21.2-23.6) et une section C occupée par divers épisodes (59.23.7-9). Le récit claudien, pour ce qui est du texte connu par la tradition directe, échappe régulièrement au schéma tripartite : suppression d’une section, extension de l’une au détriment des autres ou bien inversions modifient le schéma conventionnel. Dans la partie ultérieure du récit, fortement altérée, seule l’année 49 témoigne d’une composition tripartite : il semble que les épitomateurs ne se soient intéressés qu’aux affaires liées à la famille impériale, mais il n’est pas exclu que Dion ait lui-même opté pour un récit centré sur les menées d’Agrippine à partir de son mariage avec Claude, en 49 (61[60].31.6-35.4).
20Au total, la composition tripartite des années, que P. M. Swan a reconnue dans les livres augustéens, n’a été conservée par la suite que de manière aléatoire : en général la section A est hypertrophiée en raison de l’intérêt porté par l’auteur aux questions institutionnelles, comme c’est également le cas dans la tradition annalistique, ainsi qu’aux relations prince/sénat ; la sélection des faits et leur organisation varie considérablement au sein de chaque année et de chaque livre ; Dion n’hésite pas à mobiliser des chapitres entiers au bénéfice des affaires qui lui paraissent s’imposer en raison de leur importance et, au contraire, à passer très rapidement sur d’autres années, réduites parfois même à quelques lignes. Cette démarche a pour effet de dilater le temps tandis qu’au contraire d’autres faits sont concentrés sur peu de lignes ou totalement passés sous silence. Au nombre des dilatations, on compte l’investiture et le décès des princes qui sont dominants de manière structurelle (voir infra), auxquels s’ajoutent un certain nombre de faits majeurs : par exemple la mutinerie des armées de Germanie en 14 (57.4-6) et plus encore la conjuration de Séjan, qui occupe intégralement l’année 31 (sans compter ses répercussions jusqu’en 33) et dont le récit s’étend sur plus de huit chapitres (58.3.9-11.7).
21Dans les livres républicains, le principe d’exposition annalistique entre fréquemment en concurrence avec le principe d’organisation thématique, ce qui provoque des distorsions du temps, par exemple le fait d’embrasser deux ou plusieurs années au sein d’une même unité narrative, ou au contraire de consacrer à un événement clef un livre entier62. On observe, à la lecture des livres impériaux, que cette démarche, pour y être attestée, y est moins présente ou plus exactement qu’elle adopte des formes un peu différentes. Dion exprime régulièrement le souci de mettre en évidence les lignes de fond qui infléchissent la πολιτεία impériale, le comportement d’un prince, les règles administratives : il le fait en ayant recours à plusieurs procédés d’exposition, dont certains ont déjà cours dans les livres républicains, tandis que d’autres sont nouveaux. Au premier procédé, qui n’existait pas dans le récit antérieur, est attribué une fonction structurante essentielle : il consiste à faire précéder le récit événementiel d’une section préliminaire dressant le bilan du principat (voir infra). Un second procédé, fréquemment mis en œuvre dans les livres républicains, amène l’auteur à opérer des regroupements en dehors de la logique chronologique63. Il apparaît dans plusieurs contextes. En certains cas, il s’agit de faire le point sur une question dans le cours du récit, soit au moyen d’une simple remarque (par exemple, le gouvernement de l’Achaïe-Macédoine d’Auguste à Claude, 60.24.1), soit à l’occasion d’une notice plus longue, occupant un ou plusieurs paragraphes, voire un chapitre, rarement plus. Des bilans sont ainsi effectués sur des faits techniques dans le souci de clarifier une procédure qui fit l’objet de plusieurs interventions impériales : la réforme des comices introduite, selon l’auteur, par Caligula (59.20.3-5), contient un bref rappel de la règlementation tibérienne à laquelle Dion avait déjà consacré tout un chapitre (58.20) dans le récit de l’année 32 ; ce chapitre insérait aussi un aperçu du comportement de Tibère sur l’ensemble de son règne à propos de la durée des consulats et Dion observait encore que ces pratiques étaient toujours en vigueur de son temps. La réforme tibérienne, en raison de son importance, a donc nécessité une synthèse qui fit éclater le cadre annalistique en étendant la réflexion de l’auteur à l’ensemble du principat de Tibère et en établissant un “pont” jusqu’à sa propre époque. En revanche, pour la réforme de l’administration du Trésor public, Dion n’a pas su choisir entre sa fidélité au canevas annalistique et la logique thématique qu’aurait requise sans doute la complexité du sujet pour une meilleure clarté. Les étapes en sont présentées aux années de leur mise en place, sous Claude, en 41, 42 et 44 (60.5.6 ; 60.10.4 ; 60.24.1-3), mais la dernière étape, qui est la plus complète, occupe trois paragraphes très denses : Dion y brosse à grands traits les principales modifications qui ont porté sur le choix des responsables de ce service, depuis la République jusqu’à Claude. Il concentre dans cette notice des connaissances précises qu’il tient de ses sources ou de son expérience personnelle de l’institution, sans chercher toutefois à en donner une synthèse exhaustive64. La densité, mais aussi le caractère un peu elliptique de ce bilan tiennent sans doute au fait que Dion évitait de s’engager longuement dans des considérations techniques. Sa présence à ce moment du récit pourrait donner une indication sur la méthode de travail de l’auteur : il devait avoir élaboré des fiches sur une série de sujets administratifs ou institutionnels, qu’il insérait au moment qui lui semblait le plus pertinent, en s’écartant alors du cadre chronologique. Mais on voit à quel point ce dernier restait contraignant puisque un certain nombre d’informations relatives au réformes du Trésor sont tout de même maintenues à leur date d’application.
22La tendance à regrouper les faits en sections thématiques se retrouve lorsque Dion choisit de répertorier les actes bons puis les actes mauvais d’un empereur, à la manière de Suétone. Toutefois une lecture attentive montre que le modèle suétonien n’est présent qu’en apparence : cette méthode d’exposition n’est pas systématiquement appliquée à tous les récits de règnes, elle n’est pas non plus l’agent structurant principal là où elle est mise en œuvre, enfin Dion intègre cette classification dans la trame événementielle de l’année en cours. On voit ainsi que cet élément de la tradition biographique est modifié pour s’adapter aux contraintes de la chronologie. Par exemple, pour Caligula, seuls les actes de l’année 38 sont classés en “actes beaux et louables” (59.9.4) puis en actes sur lesquels pèse “un blâme unanime” (59.10.1) ; de même l’année 41 est constituée de deux sections asymétriques, une première regroupant les nombreuses initiatives positives de Claude (60.3.2-8.3) et une seconde – moins volumineuse – dévolue aux actes répréhensibles, inspirés par ses affranchis et par Messaline (60.8.4-6). En revanche, sur les débuts du règne de Néron, crédités d’une réputation favorable dans la tradition antique en raison de l’influence de Sénèque et de Burrus, Dion fait peser le même jugement sévère que sur le reste du principat : certes, l’Empire est bien administré grâce à l’action des deux conseillers du prince, mais le comportement de celui-ci empire d’année en année. On ne trouve donc pas, pour ce règne, la répartition bons/mauvais actes à laquelle on s’attendrait, preuve que Dion ne la créditait pas d’un intérêt majeur65.
23Les guerres ont fourni des occasions, non pas de synthèses puisque rien de tel n’existe à propos de ces événements, mais plutôt de pauses qui sont autant de dilatations du récit. Outre les événements de l’année 14 en Germanie, qui constituent un épisode bien connu, on compte la conquête de la Bretagne sous Claude : cet événement mobilise trois chapitres entiers (60.19-21) dans le récit de 43, outre une partie du ch. suivant et tout le ch. 23, qui sont consacrés aux honneurs décernés en 44 au prince et à sa famille, à la suite de la victoire impériale. L’ensemble forme donc un bloc narratif important qui se substitue en grande partie au tissu événementiel de ces deux années : ce choix s’est imposé à Dion en raison de l’immense répercussion qu’eut la conquête (étendre l’Empire de l’autre côté du fleuve Océan qui délimitait l’οἰκουµένη) et du capital de légitimité dont bénéficia Claude à cette occasion. Dion s’y est peut-être aussi intéressé parce qu’il retrouvait dans ces années le climat triomphal propre à l’époque sévérienne (du moins celle de Septime Sévère). La guerre de Judée est également emblématique de cette démarche, bien que l’altération du récit des livres 64[65] et 65[66] ait sans doute supprimé l’essentiel des passages relatifs à ce conflit qui commença en 66 et s’acheva en 73 : le descriptif de la guerre, strictement limité au siège de Jérusalem dans le texte reconstitué, occupe tout de même un large espace, les chapitres 4 à 7 du livre 65[66]. Mais il y a plus : si l’on admet que Xiphilin n’a pas bouleversé l’ordre du récit initial, cet épisode prend place au début du livre 65[66] (année 70) qui se caractérise par un traitement très libre de la chronologie. En effet, les événements de Judée n’apparaissent qu’à ce moment du récit, après que le sénat eut proclamé empereur Vespasien, alors encore en Égypte, et que ce dernier et son fils eurent été élus consuls (65[66].1.1) ; puis le ch. 8 retrace les miracles effectués à Alexandrie par Vespasien. Or, la décision du sénat eut lieu fin décembre 69 (peut-être le 21), le consulat des deux Flaviens commença le 1er janvier 70, le siège de Jérusalem se déroula de fin avril à fin septembre 70 et les miracles d’Alexandrie sont habituellement datés de l’hiver 69/7066. Dion-Xiphilin a donc bouleversé la chronologie réelle des faits67, ce qui lui permit de présenter comme contemporains l’investiture officielle du prince, la victoire en Judée et les présages d’Empire obtenus en Égypte : l’association des trois événements avait pour objectif de mettre en évidence la légitimité de Vespasien, auquel l’historien était très favorable. Comme pour la conquête de la Bretagne, il aurait passé sous silence les derniers déroulements de la guerre, afin de concentrer l’attention sur les mois décisifs où se jouait la légitimité du nouvel empereur.
24Une catégorie d’épisodes provoque elle aussi un ralentissement de la narration : il s’agit des digressions, notamment les digressions ethnographiques dont l’auteur annonce, dans un fragment de localisation incertaine68, qu’il n’y a recours que si elles apparaissent nécessaires à la compréhension du fait principal. Ces excursus, qui sont parfois des mirabilia, très appréciés des lecteurs antiques depuis Homère, participaient de l’esprit de curiosité propre à l’enquête historique et au genre encyclopédique69. Dion les utilise, aussi bien dans les livres républicains qu’impériaux, avec une grande sobriété, qu’ils soient de nature géographique et ethnographique, technique ou biologique70. Certains épisodes politiques reçoivent un traitement qui les assimile à des excursus : ainsi du procès de Domitius Afer, qui donna lieu à une comédie étonnante, au point que Dion lui accorde un chapitre entier et le qualifie de θαυµάσιον71. Ces passages, enchâssés dans la trame annalistique, donnent lieu parfois à des transitions fortes quand s’effectue le retour à la réalité événementielle, identiques à celles qui assurent le passage d’un lieu à un autre, d’un principat à un autre : “J’en ai fini avec ces phénomènes” (60.27.1), fait suite à la description de l’éclipse de soleil en 45 ; l’excursus consacré au pont sur l’Ister (Danube) s’achève par un retour abrupt à l’événementiel (68.14.1) : “Franchissant donc l’Ister sur ce pont, et menant la guerre avec plus de prudence et de sûreté que d’ardeur, Trajan…”.
25Une dernière série de procédés narratifs vise à inscrire certains actes ponctuels dans un temps long cette fois, c’est le rôle des anticipations : l’objectif est d’insister sur un fait significatif qui se trouve ainsi mentionné à plusieurs reprises, lors d’une ou deux anticipations puis à la date de sa réalisation effective. Ce principe d’écriture, qui permet d’élaborer un comportement général à partir de remarques impressionnistes jalonnant le récit, prend souvent appui sur la séquence préliminaire du principat. Relevons par exemple, l’annonce de la mort d’Asinius Gallus au début du livre 57 (57.2.7), alors qu’elle n’eut lieu qu’en 33 (58.23.6), ou bien encore la retraite de Tibère à Capri72, évoquée dès 57.12.6 à la fin d’un passage relatif au mauvaises relations ente le prince et Livie, qui seraient en partie à l’origine de cette retraite. C’est aussi le cas des lettres de Tibère mettant en cause un certain nombre de personnes qui avaient engagé des poursuites contre la mère et les frères de Caligula, et que ce dernier prétendit avoir brûlées : en réalité, il n’aurait détruit que des copies, conservant soigneusement les originaux pour s’en servir au moment opportun. Dion aborde le sujet à deux occasions, la première (l’anticipation) située au cours du bilan préliminaire du principat (59.4.3), la seconde au début du récit annalistique, donc en 37, l’année où fut effectuée la crémation des fausses lettres (59.6.3). En revanche il ne revient plus sur la question de sorte que le lecteur ignore combien de personnes furent condamnées par la suite sur la base de ces archives secrètement conservées, et quelle était leur identité. Ainsi, le bon mouvement du prince – renoncer à la vengeance – est-il systématiquement entaché par le soupçon de duplicité : l’objectif de Dion est clairement d’éviter au lecteur de tomber dans le même piège que le prince aurait tendu à ses victimes et de laisser planer sur l’ensemble de son principat l’ombre de la méfiance.
26Les présages, quant à eux, constituent des anticipations particulières, mettant en cause deux incidents éloignés l’un de l’autre : soit il s’agit des présages de mort, qui ouvrent régulièrement la section finale du récit centré sur le décès du prince ; soit les signes concernent un futur empereur dont l’avènement est proche ou lointain. Cette seconde catégorie – les présages d’Empire – forme une sorte de réseau qui relie les époques et les principats entre eux, mais ils sont moins stéréotypés et moins fréquents que les présages de mort. Ainsi le récit de l’avènement de Néron s’accompagne-t-il d’un chapitre (61.2) entièrement consacré à des présages d’Empire “classiques”73, mais les empereurs eux-mêmes peuvent être chargés d’annoncer le destin de leurs successeurs, par une sorte de don visionnaire : Tibère pressent l’exécution de son petit-fils Tiberius, sur ordre de Caligula, ainsi que l’assassinat de celui-ci (58.23.3) ; Vespasien bénéficie de plusieurs signes d’Empire, dont le premier occupe une place précoce74, lorsqu’il était encore édile : son manteau, volontairement maculé de boue par Caligula, prouvait que celui-ci, dès cette date, “avait placé le redressement de la ville entre ses mains” (59.12.3) ; d’autres présages plus convenus émaillent ensuite le début du livre 65[66] (65[66].1 ; 65[66].8.1) pour annoncer son avènement imminent.
27Ces différents procédés narratifs sont déterminés par un choix clairement assumé, consistant à manipuler la chronologie : l’auteur n’hésite pas à concentrer ou à dilater les épisodes en fonction de l’intérêt qu’il leur porte, ou bien encore à modifier l’ordre des faits. Les libertés prises avec la chronologie et les jeux de rythmes temporels sont incompatibles en principe avec la trame annalistique : leur insertion dans le récit continu montre bien comment Dion a reformulé l’ancien modèle annalistique pour l’adapter aux contraintes de l’histoire impériale ; il y ajouta une troisième coordonnée, la structure biographique.
Le modèle biographique
28Cassius Dion n’attendit pas d’aborder le régime impérial pour introduire dans son récit certains éléments d’inspiration biographique : la mise en évidence des figures clefs des dernières décennies de la République va de pair avec le recours à de nouveaux procédés d’écriture et avec l’analyse des transformations qui ont altéré les institutions et les pratiques républicaines, bien avant l’installation d’Octavien-Auguste à la tête de l’Empire75. À l’inverse, on l’a vu, les principes d’exposition du récit républicain sont conservés pour donner sa forme au récit des principats. Cette dernière partie a pour enjeu de réfléchir à la manière dont l’auteur a utilisé la documentation biographique qui était présente dans ses sources relatives aux empereurs76. Il n’existait pas un modèle unique de “vie” comme en témoignent par exemple les œuvres de Suétone et de Plutarque, et plus tard l’Histoire Auguste, qui suivent chacune des schémas différents : dans ces conditions, quelles solutions Dion a-t-il adoptées et à quelle analyse du principat répondent-elles ? Nous aborderons tout d’abord le matériel biographique au sens étroit du terme, c’est-à-dire les informations ayant trait à la personne et à la vie privée de l’empereur. Mais la prise en compte des anecdotes ne suffit pas à épuiser ce qui relève du modèle biographique car le récit de Dion n’est pas conçu comme un catalogue de curiosités. L’enquête mérite aussi et surtout d’être menée sur la structure générale des livres impériaux, pour faire la part entre les modèles narratifs dont l’auteur a hérité et sa conception personnelle de la “vie” impériale, ce qui constituera la deuxième étape de notre analyse. Celle-ci ménagera une place importante à la section préliminaire en raison de la place qu’elle occupe dans l’économie d’un récit de principat : une fonction qui participe de manière essentielle à la réflexion historique de l’ensemble.
La vie privée des princes
29La rédaction d’une biographie comprenait traditionnellement un certain nombre d’éléments appartenant à l’enfance, à la famille, à la vie privée du personnage central, outre les détails fournissant un portrait physique plus ou moins fouillé et une analyse psychologique ou, plus exactement, morale : l’ensemble avait pour objectif de proposer un portrait complet du héros, destiné à définir un modèle de vertu ou de vice. Or, dans une œuvre consacrée à la vie ou du moins à la carrière de personnages aussi importants que les empereurs, le paradoxe tient précisément à la faiblesse de leur individualisation. L’examen que C. Pelling a mené sur la composante psychologique de l’analyse chez Dion conclut, en effet, aux limites relatives de son approche, comparée notamment aux portraits que fournissent Tacite ou Plutarque : Cassius Dion n’est pas un biographe au sens strict du terme car ses portraits “psychologiques” sont toujours combinés à une analyse du système politique que chaque prince incarne et (souvent) pervertit à sa manière. Pelling en conclut que Dion ne poursuit pas le but d’explorer des personnalités – ce qui était d’ailleurs étranger à la pensée antique –, mais de camper des types humains aux prises avec des situations types (par ex. la dissimulation, inhérente au régime et plus ou moins marquée selon les empereurs, la crainte des rivaux pour Tibère et Caligula, la pression de l’entourage d’affranchis et de femmes pour Claude)77. Nous examinerons ici ce qu’il en est de l’autre matériel biographique, celui qui est relatif au physique et à la vie privée des princes : l’intérêt de l’historien est-il plus marqué pour ce registre et lui a-t-il donné pour fonction de remplacer ou de compléter le portrait psychologique ?
30Le constat rejoint ici celui de Pelling : Dion ne fournit que peu d’informations susceptibles d’alimenter cette catégorie de realia. Les caractéristiques physiques font particulièrement les frais de ce refus affiché d’entrer dans la logique de l’anecdotique, ce qui inscrit d’emblée l’œuvre à contre-courant d’un goût général pour une littérature physiognomoniste, soucieuse d’exploiter dans un sens moral les traits du visage et plus généralement les particularités corporelles78. Dion n’attribuait pas aux portraits des princes la valeur d’argument moral et politique que leur donnaient les moralistes, tels Sénèque ou Suétone79. De ce point du vue, il est proche de la sobriété de Tacite qui, lui aussi, n’introduit que de rares notations physiques sur les acteurs historiques, princes ou sénateurs : quand il le fait, c’est pour relever la beauté d’un personnage, en tant qu’elle est une sorte de “capital politique” – pour reprendre l’expression de J. B. Meister80 – de nature à confirmer sa légitimité politique. Dion pousse plus loin encore le parti adopté par Tacite et ne déroge à cette règle qu’en de très rares occasions : pour lui, l’aspect physique n’a aucune importance, il ne saurait renforcer ou affaiblir la légitimité d’un prince car celle-ci est fondée sur d’autres critères, institutionnels au premier chef ou bien liés à la pratique politique81.
31Le plus remarquable sans doute, c’est le silence qui entoure l’apparence du souverain modèle qu’était Auguste : le début du livre 45, qui apporte quelques éléments sur son enfance et s’attarde surtout sur les présages d’Empire (45.1.1-3), aurait pu accueillir ce type de données, mais il n’en est rien. À l’évidence, l’historien juge superflu tout portrait physique d’Octavien-Auguste étant donné la part décisive qu’occupent les qualités politiques du prince dans sa carrière. Toutefois, l’idée largement répandue selon laquelle le corps est le reflet de l’animus s’invite dans quelques passages de son récit. La beauté de Germanicus est rapidement évoquée (57.18.6) dans le cadre du portrait moral et politique du fils adoptif de Tibère que Dion rédige à l’occasion de sa mort (57.18.6-8). Il est clair que l’historien est ici tributaire du τόπος de la belle apparence, reflet d’une âme d’élite, tel qu’il était appliqué à Germanicus, identifié par l’historiographie sénatoriale à un second Alexandre82 : l’éloge du jeune prince que présente Dion doit être compris globalement comme étant aussi un portrait en négatif de Tibère, à propos duquel Dion ne livre aucun détail physique si ce n’est sa calvitie (58.19.1) et surtout son regard étrange, une caractéristique également relevée par d’autres sources83. Ce regard n’est pas un détail anodin, il traduit au contraire l’animus du prince84, sa nature ambivalente, quasiment animale (proche de celle des animaux de nuit) et donc inquiétante : il est l’indice physiologique de sa dissimulatio85.
32C’est Claude qui bénéficie du portrait le plus étoffé, encore que Dion ne s’intéresse en aucun cas aux traits de son visage : il s’attarde sur son absence de prestance et sur sa santé fragile (60.2.1-3), mais pour prendre immédiatement le contre-pied du portrait à charge habituellement dressé contre lui : “Ces infirmités lui causaient moins de tort que ses affranchis et les femmes de son entourage” (60.2.4). Le “bulletin de santé” que Dion fournit à cette occasion est toutefois empreint d’ambiguïté, comme s’il n’avait pu se détacher entièrement de la tradition qui liait étroitement le physique ingrat au discours sur les passions : d’un côté, il minimise l’impact de la mauvaise santé de Claude sur son autorité, de l’autre il attribue à la maladie (et à l’influence néfaste de son entourage, féminin et servile) son incapacité à résister aux passions ! Ainsi, Dion rejoint-il bien, au sujet de Claude, le discours traditionnel sur les passions, qui asservissent le prince et font de lui un tyran, mais il le fait en sélectionnant les arguments : les données médicales et éducatives prennent le pas sur les données physiognomoniques. C’est encore cet intérêt pour les maladies ou, plus largement, sur la santé du prince, qui l’amène à donner d’assez nombreux détails sur la maladie d’Hadrien, l’hydropisie, qui le fit cruellement souffrir les dernières années de sa vie (69.17.1 ; 69.20.1 ; 69.22.1) ; de même, il relève la vigueur de Septime Sévère (77[76].17.2) et même celle de Marc Aurèle en sa jeunesse tandis que, par la suite, son goût pour l’étude l’aurait fragilisé (72[71].34.2 ; 72[71].36.2). Dion ne s’étend pas cependant sur l’épilepsie dont souffrait le jeune Britannicus et qu’il met au compte d’une rumeur malveillante diffusée par Agrippine (61[60].33.10). Quant à Néron, très présent dès le livre claudien en raison des menées d’Agrippine pour assurer la succession de Claude à son avantage, il n’a pas droit à la moindre esquisse d’un portrait, pas davantage que son oncle Caligula. Sur ces deux princes, Dion se démarque fortement de la tradition morale qui avait fait d’eux des monstres : les déformations qui leur étaient imputées étaient d’autant plus repoussantes qu’elles intervenaient sur des corps jeunes et que, dans le cas de Néron, elles étaient associées à des traits liés d’habitude à la beauté86. Son originalité est dans l’insistance qu’il met à décrire les métamorphoses que l’un et l’autre firent subir à leur corps par l’intermédiaire des déguisements auxquels ils se complaisaient : les costumes et les postiches de dieux et de déesses que revêt Caligula pour ressembler à une divinité l’éloignent de la condition humaine et de l’excellence impériale (59.26.6-10) ; les masques, les cothurnes et les vêtements de scène que Néron endosse lorsqu’il s’exhibe sur scène en Grèce sont autant d’extravagances indignes d’un empereur (62[63].8-10). Dion laisse donc le visage et le corps de ces princes dans l’ombre, pour s’intéresser à leur persona, ce comportement social et politique qui obéissait à des codes stricts relatifs au maintien et au vêtement87 : il excluait les déguisements comme autant de perversions ou d’atteintes à la dignité du corps politique et plus largement, à celle du uir Romanus88. En somme, Caligula et Néron jouaient mal leur rôle d’empereur, ils étaient de piètres comédiens en dépit de leurs prétentions et se rapprochaient des travestis ou des barbares, dont la nature hybride manifestait l’indignité, voire la sous humanité.
33Si le corps du prince est secondaire dans l’échelle des arguments qui fondent l’analyse d’une vie impériale, qu’en est-il de la famille, de l’éducation et de la culture requises pour être sinon un “bon prince” du moins un prince accompli ? Ces éléments d’appréciation sont bien présents, mais on ne saurait affirmer qu’ils entrent de manière systématique dans les ingrédients d’un portrait impérial type et surtout que Dion leur ait ménagé une place spécifique dans l’économie du récit. En cela il s’écarte du schéma suivi par Suétone qui insère en début de biographie les informations relatives à la famille et à l’enfance du prince, en fin de biographie les considérations sur sa formation, juste avant les conditions du décès. Les livres tibériens n’apportent aucune information sur ces différents sujets parce que ces données – rares par ailleurs – ont jalonné les livres antérieurs et que Dion juge inutile de les rappeler ici. Les parents de Caligula sont mentionnés en une phrase au début du livre 59, mais son jeune cousin Tiberius, ses sœurs, son oncle Claude n’apparaissent que progressivement au cours du récit ; pas un mot ne porte sur son éducation sauf un passage qui évoque son talent rhétorique à l’occasion d’un conflit avec le grand orateur du moment, Domitius Afer (59.19.3-5) ; quant au début de la carrière de Caligula, qui avait été mentionné au livre 58 (notamment son adlectio inter quaestorios en 33, 58.23.1), il n’est pas rappelé dans le récit de son principat. En revanche l’un des chapitres liminaires du livre de Claude (60.2) est entièrement consacré à un portrait complet du prince : parenté, santé, éducation, caractère, entourage concourent à dessiner le profil du prince qui est aussi et avant tout (voir infra) une première esquisse de l’analyse politique de son principat. Le livre d’Hadrien insère le récit de son investiture (69.2) entre deux chapitres qui apportent des informations d’une part sur la proximité du prince avec Trajan et sur son adoption par Antonin, dont le père de Dion fut témoin (69.1), d’autre part sur ses parents, son éducation et sa culture (69.3). L’organisation des livres 72[71] et 77[76] se rapproche davantage du schéma suétonien puisque les derniers chapitres de chacun de ces livres abordent l’éducation et la santé des empereurs Marc Aurèle et Septime Sévère : la santé de Marc Aurèle (72[71].34-36), le corps robuste de Septime Sévère, son goût pour l’exercice, notamment l’équitation, et le plaisir qu’il prenait à s’entretenir de littérature grecque et latine sans être pour autant un fin lettré (77[76].16-17). Mais on observe qu’un portait physique et intellectuel de Marc Aurèle prend également place dans le chapitre liminaire du livre 71 au cours d’une comparaison entre le prince et son frère Lucius Verus, au détriment de ce dernier (71.1).
34En conclusion, il est clair que l’historien s’est laissé toute liberté pour sélectionner et organiser le matériel biographique, au sens étroit du terme, dont il disposait. Si ces éléments revêtent une certaine importance à ses yeux puisque, dans la majorité des cas, ils sont bien présents à un moment ou à un autre du récit, ils se distinguent par leur pauvreté. Celle-ci est due au fait qu’ils sont uniquement des auxiliaires secondaires de l’analyse et ne déterminent pas non plus la “forme” du récit impérial : ce dernier obéit à d’autres critères d’organisation qui, aux yeux de l’auteur, faisaient davantage sens pour mettre en valeur le projet historique.
Les “structures-temps” dans les récits de principats
35La structure d’ensemble dévolue à chaque récit de principat est formée de trois blocs-temps de volume variable, comprenant une importante section préliminaire puis une section de type annalistique (associant à la trame chronologique des groupements thématiques) et une section finale imposante, entièrement consacrée à la mort de l’empereur (et à son contexte, notamment la conjuration dont il fut victime, s’il y eut lieu). Cette composition tripartite se repère dans l’ensemble des livres impériaux : elle est très nette dans les livres bien conservés, à l’état de traces dans les livres lacunaires. Elle ne ressemble à rien d’autre connu dans la tradition historiographique et l’on peut considérer qu’il s’agit là d’une invention à porter au crédit de Cassius Dion. Mais ce n’est pas tout : dans le cas des “mauvais” empereurs, un schéma secondaire, d’ordre symbolique, vient se surimposer à la toile de fond, celui de la déchéance. Ce schéma, qui remonte aux vies des tyrans grecs89 et fut appliqué aux empereurs romains bien avant Dion90, est lui aussi tripartite puisqu’il organise la vie du prince en trois phases : un bon début, une dégradation progressive, une chute en relation avec le vice principal. Dion prend appui sur les événements réels de la vie du prince pour mettre en scène le schéma de déchéance, non sans modifier si nécessaire la chronologie pour le rendre cohérent. Par exemple, la maladie de Caligula à l’automne 37, qui signale le début de la dégradation, est accompagnée de trois exécutions emblématiques : celle de son cousin Tiberius (59.8.1-2), accusé d’avoir prié pour sa mort, celles d’un plébéien et d’un chevalier condamnés pour n’avoir pas rempli leur vœu prononcé en faveur de son rétablissement (59.8.3), celle enfin de son beau-père Silanus (59.8.4), acculé à se suicider en raison de son autorité qui faisait ombrage à Caligula. Or, la troisième exécution, que Dion place à la fin de l’année 37, est relatée par Philon d’Alexandrie (Leg., 11.74-75) en 38, associée à celle de Macron. La fin de l’année 37, dans le récit de Dion, est donc probablement organisée de manière à apparaître comme un tournant politique essentiel qui a orienté tout le reste du principat : les trois classes d’âge y sont représentées ainsi que les différentes catégories sociales et la parenté impériale. À la fin du livre 59, la mort du prince n’est pas moins symbolique. Tout en tenant compte des réalités historiques, l’auteur donne à la scène du meurtre la tonalité d’un sacrifice : Caligula est mis à mort de la même manière que le sont les victimes offertes aux divinités, et sa chair est même ingérée, lui qui avait prétendu être un dieu tout au long de son règne. Le principat de Claude suit également ce schéma, mais de manière moins claire, conformément à l’image ambivalente que l’auteur dresse de ce prince, dont les grandes qualités n’excluaient pas des faiblesses coupables. Sa mort est conforme à ce que l’on attend d’un homme gouverné par les passions, et notamment par la gourmandise, puisqu’il meurt empoisonné par un plat de champignons (61[60].34.2-3). Ce schéma de déchéance ne contrecarre pas la structure narrative type du principat : il oriente simplement le choix et l’analyse des épisodes qui nourrissent les deux parties chronologiques du récit, à la suite de la section préliminaire. C’est sur celle-ci que nous allons à présent nous attarder.
36La section préliminaire des récits de principats peut être considérée comme un concentré de l’analyse consacrée aux empereurs : elle se signale en effet par son caractère composite puisqu’elle combine des éléments chronologiques, d’autres qui sont de nature biographique et des réflexions de philosophie politique. Cette section assure la transition entre les deux récits qui l’encadrent, d’une part celui du règne précédent, d’autre part le récit chronologique du règne qui débute. Elle occupe donc une place très nettement définie et “stratégique”, mise aussi en évidence par les phrases brèves, stéréotypées, qui en assurent le cadre. La jointure avec le règne précédent est tout à fait similaire aux phrases qui permettent, ailleurs, le passage d’une année à l’autre, d’un livre à l’autre, d’une séquence chronologique à une autre, d’un terrain d’action à un autre : même brièveté, même structure formée de deux segments, l’un faisant allusion à l’empereur qui vient de décéder, l’autre ouvrant sur le nouveau règne : par exemple, le passage d’Auguste à Tibère (ταῦτα µὲν κατὰ Αὔγουστον ἐγένετο, Τιβέριος δὲ εὐπατρίδης µὲν ἦν : 57.1.1), celui de Vespasien à Titus (τούτου δὲ τελευτήσαντος ὁ Τίτος τὴν ἀρχὴν διεδέξατο : 66.18.1a) ; parfois, la jointure est encore plus lapidaire, ainsi pour l’annonce de l’investiture de Caracalla (µετὰ δὲ ταῦτα ὁ Ἀντωνῖνος πᾶσαν τὴν ἡγεµονίαν ἔλαβε : 78[77].1.1). Le caractère allusif de ces jointures est remarquable : il s’explique sans doute par le fait que la lecture du récit impérial était conçue comme un continuum chronologique dénué de rupture forte, que les πίνακες souvent placées au début des biographies n’appartenaient pas à la rédaction d’origine et que celle-ci n’était pas valorisée par une mise en page spécifique. Les principats formaient, dans l’esprit de l’historien, un système politique unitaire dont les acteurs principaux – les empereurs – en dépit de leurs qualités et de leurs comportements politiques très variables, n’ont pas altéré le principe de base, tel qu’il avait été affirmé par Auguste. La continuité d’un règne à l’autre est encore accentuée par l’éclairage que l’auteur braque – en général rapidement – sur le futur successeur, à des moments variables de la vie du prince encore en fonction, souvent en relation avec son décès, en soulignant certains aspects de son comportement ou de sa vie qui alimenteront ensuite la partie liminaire de sa “biographie”91. La fin de la section préliminaire est elle-même annoncée par un syntagme qui a pour fonction de la distinguer de la section suivante, le récit annalistique. Ce lien est lui-même construit sur le modèle de celui qui introduit la section préliminaire puisqu’il comprend également deux parties : l’une a pour fonction de clore le bilan, l’autre d’ouvrir sur le déroulé des événements. Ainsi, la section liminaire de Claude s’achève-t-elle de la manière suivante : “Ce tempérament, en règle générale, ne l’empêchait pas d’agir souvent comme il le devait, toutes les fois qu’il ne souffrait pas des passions dont j’ai parlé et qu’il était maître de lui-même. Je vais à présent faire l’état de ses actes, en détail”92 ; le récit détaillé du principat de Néron est signalé par une articulation plus concise, mais de structure semblable : “Tel était en somme le caractère de Néron ; mais je vais entrer dans le détail”93 ; la dernière transition conservée se trouve dans le livre d’Hadrien : “Voilà sur le caractère d’Hadrien une sorte de résumé préliminaire : je vais entrer dans le détail des choses qu’il est nécessaire de rapporter”94.
37À quel moment dans l’œuvre apparaît cette section ? Elle s’impose à partir du livre 53 puisque les livres précédents, consacrés à Octavien, suivent encore la logique du récit républicain même si la focale est braquée de plus en plus sur ce personnage ; quant au livre 52, il est dominé par une construction tout à fait originale. Les données de l’avènement d’Auguste et les éléments d’analyse qui, pour ses successeurs, sont intégrés aux sections préliminaires, sont donc éclatés et répartis du livre 45 au livre 53 : ce mode d’exposition est conforme à la mutation historique et institutionnelle dont Octavien-Auguste est le principal responsable du point de vue de Dion. Si l’on considère la logique de construction du récit, cette “vie” présente un profil ambivalent : elle fait éclater le cadre des récits de principats pour s’intégrer à la vaste période préimpériale (ou républicaine) ; mais elle tient aussi du récit de principat dans la mesure où le livre 53 s’oriente vers une revue détaillée des événements une fois achevé le vaste tableau des institutions, du régime et de l’Empire qui occupe les 21 premiers chapitres. Le ch. 22 commence en effet par la phrase canonique, chargée d’annoncer dans les autres livres impériaux le passage au récit annalistique : “Tel fut l’ensemble de l’administration d’Auguste. Maintenant je rapporterai, en indiquant les consuls sous lesquels il est arrivé, chacun des faits nécessaires à raconter”95.
38Si la section préliminaire est très aisément repérable dans le texte, sa longueur et la nature des éléments qui la composent sont variables. Comme en bien d’autres occasions, Dion utilisa ce cadre narratif de manière libre, ce qui lui assurait deux avantages : varier l’écriture en évitant les inconvénients de l’automatisme et moduler cette importante introduction en fonction du contexte historique. La section préliminaire de Tibère est très volumineuse (13 chapitres), en raison sans doute de l’intérêt que revêtait cette première succession pour l’histoire du Principat et de la mutinerie des armées de Germanie qui l’avaient menacée. Celle de Claude compte 2 chapitres, celles de Néron et, semble-t-il, de Septime Sévère aussi, 5 chapitres, contre 2 pour Caligula, mais 12 pour Vespasien (la guerre de Judée y prend place) et 7 pour Marc Aurèle. Si la conception de cette section est assurément très souple, certains éléments y prennent place de manière systématique : l’investiture et un bilan du règne (comportement du prince et réflexions sur le régime), puis certains événements de l’année en cours, plus ou moins nombreux selon les cas. Quant aux présages d’Empire, leur présence est assez aléatoire96. Cette section a tout de la synthèse, comme l’indique l’auteur lui-même en évoquant parfois le “bilan” ou le “résumé” (τὸ µὲν οὖν σύµπαν ; ὡς ἐν κεφαλαίῳ εἰπεῖν) auquel il s’est livré. On retrouve ici le goût qu’avait Dion pour cet exercice de réflexion, qui était fréquent dans la partie préimpériale de son œuvre ainsi que dans les livres augustéens : le récit impérial le renouvelle en lui assignant désormais une place et une fonction régulières dans l’organisation narrative. L’investiture est un moment essentiel de cette section, elle sert de révélateur pour l’ensemble du principat : d’abord parce qu’elle en est l’“entrée” ; ensuite parce qu’elle met en relation le passé (le prince précédent) et le présent du récit, permettant d’estimer les éléments d’héritage et de rupture dans la chaîne qui associe les princes les uns aux autres ; l’investiture est aussi un moment où les rapports de force sont très visibles, entre protagonistes, entre institutions ; enfin, elle est un moyen privilégié pour Dion de camper la silhouette du nouveau principat, en démontant les mécanismes institutionnels et juridiques qui sont à l’œuvre en ces moments décisifs. Les investitures des Julio-claudiens (surtout les trois premiers princes) attirent tout particulièrement l’attention par leur développement et par le détail des faits qu’y fournit l’auteur : on ne retrouve plus, par la suite, ce décryptage exemplaire d’une situation clef, soit que les successions aient rencontré moins de résistance, soit que les faits militaires (guerre de Judée, guerres civiles de 68-69 et de 192-196) aient relégué au second plan les faits institutionnels, soit aussi que le texte soit corrompu.
39Outre l’investiture, la section préliminaire comprend les premières décisions du prince, qui ont valeur exemplaire en raison de la charge ominale qui leur était reconnue, ainsi qu’un ensemble impressionniste de considérations diverses (santé, formation, caractère) sélectionnées et utilisées au profit de l’analyse politique, enfin des réflexions politiques à caractère plus ou moins général. La section offre ainsi un “mode d’emploi”, des “clefs de lecture” du récit à venir. Elle n’est pas une préface puisqu’elle intègre les premiers événements de l’année (investiture et certains faits essentiels) ; elle n’est pas non plus un bilan psychologique et moral du prince, dans le sens où elle aborde surtout sa “carrière de prince” sous l’angle des manifestations concrètes, dans ses relations aux autres, dans les modèles choisis (empereurs précédents), dans sa conception des institutions. D’une certaine manière Dion est un “psychologue comportementaliste” : pour lui, assurément, le moteur de l’histoire est la rencontre entre un caractère et des événements et plus encore des institutions, l’un n’existe pas sans les autres ; le régime impérial s’analyse à la lumière du cadre institutionnel tel que le comprend et l’actualise chaque prince à travers ses modes d’action.
40L’élaboration du récit impérial obéit à diverses temporalités dont le spectre est très large, depuis la date précise d’un événement (une mention rare) jusqu’à des cycles de grande amplitude (regroupement de principats, anniversaires de Rome) et l’auteur n’hésite pas à convoquer à la fois l’histoire romaine et la mémoire grecque. Cassius Dion insère ces variations dans une architecture complexe qu’il a mise au point afin de répondre aux nécessités de son analyse politique. L’oscillation entre récit annalistique, récit thématique et récit biographique ainsi que les “jeux” de chronologie (dilatations, contractions, inversions, cycles) ne sont pas, en effet, les cadres désincarnés du récit. Ils accompagnent et traduisent un projet historique original qui articule le récit événementiel, la construction des figures impériales et l’analyse politique. Les récits de carrière que propose Dion sont bien centrés sur des figures clefs, les empereurs, mais dont on ignore quasiment tout de la vie privée comme de l’apparence physique, et dont le caractère n’est qu’effleuré : ces figures n’intéressent l’auteur que dans la mesure où elles sont responsables d’une vie institutionnelle dont le maintien s’inscrit dans un temps long, de la fin de la République à son époque. L’enquête que l’historien a menée sur deux siècles n’a donc pas pour enjeu principal ces hommes, en dépit de leur autorité supérieure : ce n’est pas leur personne particulière, mais le patrimoine institutionnel qui fait l’identité de Rome – au premier plan le sénat – et dont il a paru nécessaire à Dion de suivre les évolutions en prenant appui sur différentes échelles de temps.
Notes de bas de page
1 * Les traductions en français sont, en règle générale, celle de E. Gros et V. Boissée (Paris, 1845-1870), sauf pour les livres 59-61[60] (trad. M. Coltelloni-Trannoy), 57-58 (trad. J. Auberger, Paris 1995, sauf exception) et 65[66] (trad. B. Berbessou-Broustet).
Millar 1964, viii.
2 Millar 1964, 28.
3 Kemezis 2014, 129-140.
4 M. Coudry a montré dans ce volume (“Figures et récit dans les livres républicains”) que les motifs “biographiques” apparaissent à la fin du récit républicain.
5 Questa 1957 ; Millar 1964, 40 ; Edmondson 1992, 35-39 ; Lintott, 1997 ; Pelling 1997 ; Murison 1999, 123 ; Freyburger-Galland 2003 ; on doit à Kemezis 2014, part. 90-104, des observations pénétrantes sur la combinaison des différentes traditions historiographiques effectuée par Dion.
6 Les Kalendes, les Nones et les Ides étaient naturellement souvent choisies pour instaurer l’application d’une décision du sénat ou de l’empereur : leur fréquence dans le récit est donc normale. Par ex., Claude fixe la date limite de départ des gouverneurs dans leur province aux Kalendes d’avril (60.11.6).
7 59.9.3 : le suicide d’un esclave, aux Kalendes de janvier 37, fait sensation, d’autant qu’il a lieu sur le lit même de Jupiter Capitolin.
8 Par exemple, la dédicace du temple d’Auguste est fixée aux 30 et 31 août, ce dernier jour étant aussi l’anniversaire de Caligula (59.7.2) ; l’éclipse de soleil de 45 eut lieu le 1er août, jour anniversaire de Claude (60.26.1). D’autres coïncidences sont parfois notées, par ex. le nombre de colonnes (76) du nouveau temple de Quirinus inauguré par Auguste est égal à l’âge qu’avait le prince à son décès
(76 ans) (54.19.4).
9 L’âge de Claude fait l’objet d’une mention exceptionnelle le jour où tout à la fois il est introduit dans l’ordre sénatorial et devient consul (59.6.6), à 46 ans (en 37), parce que cet âge est particulièrement élevé pour un membre de la famille impériale : Claude avait été maintenu à l’écart d’une carrière politique par Auguste puis Tibère en raison de ses infirmités. Voir aussi Suet., Calig., 15.4 ; Claud., 7.1.
10 Au lieu du 18 mars, qui est le dies imperii officiel, connu par les actes des Frères arvales (Smallwood 1967, n° 3, 8 ; Scheid 1998, 29 (n° 12c, l. 9-11, en 38), 37 (n° 13e, l. 12-16, en 39). Mais le 28 mars fut aussi un jour essentiel, où prirent place l’entrée de Caligula à Rome et le vote au sénat de plusieurs décisions capitales : ce qui explique sans doute que Dion considère le 28 mars comme la date du dies imperii. Les historiens modernes sont également divisés à ce sujet : Parsi 1963, 82-83, 128-133 et Barrett 1989, 56 sq. situent le dies imperii au 28 mars ; pour Brunt 1977, 98 et Scheid 1990, 388, le titre d’Imperator et l’imperium sont conférés le 18 mars, les autres pouvoirs le 29 mars ; pour Gatti 1980, 1060-1064 et Hurley 1993, 40, le sénat vota tous les titres le 18 mars et tous les pouvoirs le 28 mars, mais Caligula les accepta entre le 10 et le 15 avril ; Benoist 1999a, 207, qui suit la démonstration de Jakobson & Cotton 1985, 498, fixe au 18 mars le vote des pouvoirs que Caligula refuse, puis accepte le 28 mars.
11 Les autres sources (J., AJ, 19.77 ; Suet., Calig., 54.3 ; 58.1 ; 59.1 ; Eutr. 7.12.4) font preuve de la même incertitude et optent pour le 21, le 22 ou le 24 janvier, ce qui prouve que la date du meurtre de Caligula posait problème : la confusion vient du fait que le prince avait augmenté de trois jours les fêtes du Palatin qui, à l’origine, se déroulaient du 17 au 19 janvier : en 41, elles allaient donc jusqu’au 22 janvier et les conjurés semblent agir le 21, si l’on suit le témoignage de Dion. Les trois nouveaux jours de fête ont pu être redoublés par erreur dans la tradition, ce qui amenait à la date du 25 janvier, adoptée par la tradition moderne.
12 66.17.3-5 : ἔζησε δὲ ἔτη ἐννέα καὶ ἑξήκοντα καὶ µῆνας ὀκτώ, ἐµονάρχησε δὲ ἔτη δέκα ἡµερῶν ἓξ δέοντα. Κἀκ τούτου συµβαίνει ἐνιαυτόν τε καὶ δύο καὶ εἴκοσιν ἡµέρας ἀπὸ τοῦ θανάτου τοῦ Νέρωνος µέχρι τῆς τοῦ Οὐεσπασιανοῦ ἀρχῆς διελθεῖν. Ἔγραψα δὲ τοῦτο τοῦ µή τινας ἀπατηθῆναι, τὴν ἐξαρίθµησιν τοῦ χρόνου πρὸς τοὺς τὴν ἡγεµονίαν ἔχοντας ποιουµένους. Ἐκεῖνοι µὲν γὰρ οὐ διεδέξαντο ἀλλήλους, ἀλλὰ ζῶντός τε καὶ ἔτι ἄρχοντος ἑτέρου ἕκαστος αὐτῶν ἐπίστευσεν αὐτοκράτωρ, ἀφ´ οὗ γε καὶ ἐς τοῦτο παρέκυψεν, εἶναι· δεῖ δ´ οὐ πάσας σφῶν τὰς ἡµέρας ὡς καὶ ἐφεξῆς ἀλλήλαις ἐκ διαδοχῆς γενοµένας ἀριθµεῖν, ἀλλ´ ἐφάπαξ πρὸς τὴν ἀκρίβειαν τοῦ χρόνου, καθάπερ εἴρηταί µοι, λογίζεσθαι (“Il vécut soixante-neuf ans et huit mois et régna dix ans moins six jours. Ce chiffre résulte du fait qu’il s’écoula un an et vingt-deux jours entre la mort de Néron et l’avènement de Vespasien. J’ai écrit cela pour éviter que certains ne se trompent en fondant leur calcul du temps sur ceux qui ont accédé à l’Empire. Or les empereurs de cette période-là n’ont pas succédé les uns aux autres, mais chacun d’eux, alors que son prédécesseur vivait et régnait encore, s’est cru empereur à partir du jour où il vise cette fonction. Il ne faut pas compter la durée de leurs règnes respectifs comme si cette durée découlait de la succession officielle, mais calculer globalement, en examinant rigoureusement la chronologie, de la façon que j’ai exposée”).
13 Girardet 2007, p. 1-44 (Pompée) et 333-362 (Octavien). César fut le premier à obtenir le gouvernement de provinces pour dix ans (mais par renouvellement d’une période de cinq ans), puis ce fut le cas d’Auguste en 27, de Tibère à partir de 14 : Benoist 1999a, 197 ; Ferrary 2001, 102.
14 Huttner 2004, part. 118-120.
15 58.24.1 : οἱ δ´ ὕπατοι Λούκιός τε Οὐιτέλλιος καὶ Φάβιος Περσικὸς τὴν δεκετηρίδα τὴν δευτέραν ἑώρτασαν. Οὕτω γὰρ αὐτήν, ἀλλ´ οὐκ εἰκοσετηρίδα ὠνόµαζον, ὡς καὶ τὴν ἡγεµονίαν αὖθις αὐτῷ κατὰ τὸν Αὔγουστον διδόντες.
16 La notice 53.16.2, qui résume les prolongations successives dont Auguste a bénéficié, montre bien que la durée de vingt ans avait été écartée : “Quand il y eut dix ans écoulés, un décret y ajouta cinq autres années, puis encore cinq, ensuite dix, puis encore dix nouvelles, en cinq fois différentes ; de sorte que, par cette succession de périodes décennales, il régna toute sa vie” (trad. M. Bellissime).
17 Chastagnol 1984 ; Chastagnol 1987 ; Benoist 1999b.
18 Dion suit le calendrier varronien et non celui de Caton qui assignait la naissance de Rome à l’année 750 (754/3 selon Varron) : Havas 1995, 114 considère que Claude, en tant qu’historien (il avait rédigé une histoire du principat augustéen) a pu lui aussi s’intéresser à ce calendrier et donner un certain lustre au 800e anniversaire.
19 Le jubilé de 47 se confond avec les Jeux séculaires que Claude renouvelle selon un comput qui n’est pas le comput augustéen : Benoist 2005, 291. Il faut attendre Antonin pour que le 900e anniversaire, en 148, calculé selon un troisième comput (fondation de Rome en 752), devienne une fête autonome, s’inscrivant dans un contexte festif nouveau, qui confère, depuis Hadrien, une grande importance aux anniversaires annuels de Rome (les Parilia ou ῾Ρωµαῖα) et qui associe à cette fête des objectifs dynastiques : Estrade 2015, 298 sq.
20 Les années 47/54 appartenaient au livre 61 : c’est déjà l’avis de Boissevain 1901 ; les aspects philologiques de la question sont abordés par Canfora 1978.
21 Suet., Vesp., 25.2.
22 59.5.1 : τοιούτῳ µὲν τότε αὐτοκράτορι οἱ Ῥωµαῖοι παρεδόθησαν, ὥστε τὰ τοῦ Τιβερίου ἔργα, καίπερ χαλεπώτατα δόξαντα γεγονέναι, τοσοῦτον παρὰ τὰ τοῦ Γαΐου ὅσον τὰ τοῦ Αὐγούστου παρ´ ἐκεῖνα παρενεγκεῖν (“Tel était l’empereur auquel les Romains furent alors livrés, si bien que les actes de Tibère que l’on avait pourtant jugés si cruels, étaient aussi éloignés de ceux de Caligula que les siens l’avaient été de ceux d’Auguste”).
23 59.3.2 : µοναρχικώτατος ἐγένετο, ὥστε πάντα ὅσα ὁ Αὔγουστος ἐν τοσούτῳ τῆς ἀρχῆς χρόνῳ µόλις καὶ καθ´ ἓν ἕκαστον ψηφισθέντα οἱ ἐδέξατο, ὧν ἔνια ὁ Τιβέριος οὐδ´ ὅλως προσήκατο, ἐν µιᾷ ἡµέρᾳ λαβεῖν. Πλὴν γὰρ τῆς τοῦ πατρὸς ἐπικλήσεως οὐδὲν ἄλλο ἀνεβάλετο· καὶ ἐκείνην δὲ οὐκ ἐς µακρὰν προσεκτήσατο (“Il devint épris de monarchie au point que tous les honneurs qu’Auguste, au cours d’un si long règne, n’avait consenti à accepter qu’avec difficulté et par décrets successifs du sénat, et que Tibère, pour certains, n’avait même jamais admis de recevoir, il les prit en un seul jour ; en effet, excepté le nom de Père de la Patrie, Caligula n’en différa aucun autre ; et même celui-là, il l’acquit également peu de temps après”).
24 C’est aussi l’avis de Suet., Calig., 14.1 qui place le dies imperii le 28 mars, jour où Caligula entra à Rome et obtint le ius arbitriumque omnium rerum.
25 Les commentateurs sont divisés sur la chronologie des pouvoirs réunis par Caligula : voir n. 10.
26 Bertrand 2015a, part. 165-166.
27 Kemezis 2014, 141-145.
28 Le même problème se pose au sujet des livres flaviens : Murison 1999, 22 observe que la narration y est beaucoup moins annalistique que dans les livres impériaux antérieurs : il attribue cette variation de l’écriture à la méthode de Xiphilin et non pas à celle de Dion.
29 Bertrand 2015a, 169-170 est sensible à la structure de l’œuvre en décades qui correspondent chacune à des durées différentes : la phase impériale est couverte par trois décades dont la dernière se déploie sur 70 ans, contre 120 ans pour la 6e décade (de Claude à la mort de Marc Aurèle) et 70 ans d’Auguste à Claude (l. 51-61[60]). Le même auteur, p. 170-171, repère aussi, au sein du principat et contrairement à Kemezis, une succession d’étapes formées par la fondation augusto-tibérienne, l’épanouissment du Haut-Empire, enfin l’époque de Dion.
30 De même, Bertrand 2015a, 170-171 souligne que la βασιλεία initiale, celle de Romulus, a laissé place à la τυραννίς de Tarquin, donc à l’intérieur de la même séquence royale.
31 Cordier 2005, 338 définit l’emboitement de ces deux univers de référence comme étant un “régime d’historicité” original chez Dion.
32 C.D. 47.20.4 ; Ver Eecke 2008, 440.
33 Veyne 2005, par exemple, insiste sur les différents aspects de la question ; voir aussi Kemezis 2014, 17, 25-29, 40-43, 148.
34 Cordier 2005, 342.
35 Suet., Calig., 19. Il introduit la référence au pont de Xerxès en 19.3.
36 S. Gotteland analyse, dans ce volume, certaines qualités stylistiques de Dion. Voir aussi, comme autre exemple de “mise en scène”, l’arrivée de Séjan et de Macron au sénat (58.9) : dans ce volume,
M. Coltelloni-Trannoy, “Les procédures sénatoriales à l’époque impériale”.
37 Épisodes relatés par Hdt. 4.83-89 ; 4.118 (Darius Ier) ; 7.34 (Xerxès) ; Desnier 1995, 20, 101.
38 Briquel & Desnier 1983.
39 Le motif revient en 62.21.4 (le franchissement de l’Arsanias par le roi Parthe) ainsi peut-être qu’en 68.23.1, quand Dion dit que Trajan passe à gué les rivières comme ses soldats, mais la notice fait, cette fois, l’éloge de l’empereur.
40 60.3.5 : τοῖς γε µὴν ἄλλοις, οἳ τὴν δηµοκρατίαν ἐκφανῶς ἐσπούδασαν ἢ καὶ ἐπίδοξοι λήψεσθαι τὸ κράτος ἐγένοντο, οὐχ ὅσον οὐκ ἐµνησικάκησεν, ἀλλὰ καὶ τιµὰς καὶ ἀρχὰς ἔδωκεν· ἐκδηλότατα γὰρ καὶ ἐν τοῖς πάντων πώποτε οὐ τῷ λόγῳ µόνον τὴν ἄδειάν σφισι, κατὰ τὸν τῶν Ἀθηναίων ζῆλον ὡς ἔλεγεν, ὑπέσχετο, ἀλλὰ καὶ τῷ ἔργῳ παρέσχε (“À l’encontre des sénateurs qui s’étaient ouvertement prononcés en faveur de la république ou que l’on avait jugés dignes d’accéder au pouvoir, non seulement il [Claude] s’engagea à oublier leurs actes, mais au contraire il leur conféra honneurs et charges ; car, sans la moindre équivoque et mieux que quiconque, il sut et promettre l’impunité, à l’exemple des Athéniens, disait-il, et l’observer”).
41 44.26-34 (en 44), en particulier 44.34.1 : Κικέρων µὲν τοιαῦτα εἰπὼν ἔπεισε τὴν γερουσίαν µηδένα µηδενὶ µνησικακῆσαι ψηφίσασθαι (“Cicéron, par ce discours, obtint du sénat un décret portant que personne ne garderait à personne souvenir des maux du passé”) ; 58.16.6 (en 31) : ἔδοξε µὲν γὰρ τινα ἀµνηστίαν αὐτῶν ὀψέ ποτε ἐσηγήσασθαι ; 59.25.9 (en 40) : ὅτι ὁ αὐτὸς ἐκέλευσε τὴν συναχθῆναι, καὶ δῆθεν ἀµνηστίαν αὐτοῖς δέδωκεν, εἰπὼν ὀλίγους πάνυ ἔχειν οἷς ἔτι ὠργίζετο. Καὶ πᾶσι τούτοις διπλῆν ἐδίδου τὴν φροντίδα· ἕκαστος γὰρ περὶ ἑαυτοῦ ἐνενόει (“Gaius convoqua une réunion du sénat lors de laquelle il prétendit garantir l’amnistie à ses membres, en précisant que bien peu nombreux restaient ceux à qui il gardait rancune”). Sur la question, voir Coltelloni-Trannoy 2012.
42 Arist., Ath., 39.6 ; Xen., Hell., 2.4.43.
43 Cic., Phil., 1.1.1, qui se réfère à l’Atheniensium … uetus exemplum.
44 Sordi 1997a.
45 Par ex. Appien (BC, 3.2.2 : ἀµνηστία) au sujet de l’amnistie votée en 44.
46 Le vocabulaire de l’amnistie disparaît des sources grecques et latines qui traitent des réconciliations au ιιιe s. : même si les grands exemples du passé nourrissaient encore les mémoires, le lexique avait perdu de sa résonnance : il ne devait plus être exploité dans les discours impériaux et les sources n’y ont plus recours. Voir Coltelloni-Trannoy 2012, 348-349.
47 Sion-Jenkis 2002 pour une comparaison entre l’amnistie de 403 et celle de 44 ; Coltelloni-Trannoy 2012.
48 Voir dans ce volume M. Coudry (voir supra n. 4) et O. Devillers, “Cassius Dion et l’évolution de l’annalistique”.
49 Chassignet 1996, vii sq. souligne la diversité des modèles annalistiques.
50 Hurlet & Mineo 2009.
51 61[60].29.1 : ἐν δὲ τῷ ἑξῆς ἔτει ὅ τε Κλαύδιος τὸ τέταρτον καὶ Οὐιτέλλιος Λούκιος τὸ τρίτον, ὀκτακοσιοστοῦ τῇ Ῥώµῃ ἔτους ὄντος, ὑπάτευσαν (“L’année suivante, Claude fut consul pour la quatrième fois et Lucius Vitellius pour la troisième fois, en l’an 800 de Rome”).
52 On connaît ainsi les consuls de 70 et de 75, qui sont Vespasien et Titus (65[66].1.1 ; 65[66].15.1) ; l’un des consuls de 95, le cousin de Domitien, Flavius Clemens (67.14.1) ; Gaius Valens et Gaius Antistius sont consuls en 96, année de la mort de Domitien (67.14.5) ; la dernière mention conservée, semble-t-il, concerne les consuls de 193, Erucius Clarus et Sosius Falco, dont la vie était menacée par Commode (73[72].22.2).
53 Ἐπὶ µὲν τοῦ Δρούσου τοῦ υἱέος αὐτοῦ Γαΐου τε Νωρβανοῦ ὑπάτων (57.14.1, en 15) ; Στατιλίου δὲ Ταύρου µετὰ Λουκίου Λίβωνος ὑπατεύσαντος (57.15.1, en 16) ; τῷ δ´ἐχοµένῳ ἔτει τὸ µὲν τῶν ὑπάτων ὄνοµα Γάιός τε Καικίλιος καὶ Λούκιος Φλάκκος ἔλαβον (57.17.1, en 17); Μάρκου δὲ δὴ Ἰουνίου Λουκίου τε Νωρβανοῦ µετὰ ταῦτα ἀρξάντων (57.18.3, en 19) ; ἐπεὶ δὲ ὁ Τιβέριος τὴν ὕπατον ἀρχὴν ἦρξε µετὰ τοῦ Δρούσου (57.20.1, en 21).
54 59.20.1-3 : destitution des suffects de 39 ; 59.29.5 : comportement de Pomponius Secundus le jour de l’assassinat de Caligula.
55 59.9.1 : τῷ δ´ἑξῆς ἔτει ὕπατοι Μᾶρκος τε Ἰουλιανὸς καὶ Πούπλιος Νώνιος ἐκ τῶν προαποδεδειγµένων ἐγένοντο.
56 Hollard 2010, 205-211.
57 Vitellius n’est habituellement pas recensé parmi les préfets de la Ville : Ruciński, 2009, 220 indique seulement L. Volusius Saturninus de 42 (?) à 56. Le descriptif des pouvoirs et des compétences de Vitellius, dans le récit de Dion, suggère qu’il pouvait détenir cette préfecture.
58 Voir, dans ce volume, la contribution de M. Coltelloni-Trannoy citée supra, n. 25.
59 Nous reprenons ici la dénomination A, B, C, proposée par Swan 1997.
60 Voir dans ce volume, la contribution d’O. Devillers citée supra, n. 48.
61 L’année 36 est réduite à deux notices (58.26.5-27.1).
62 Lintott 1997, 2504 considère que, dans les livres républicains, la composition est fondée sur les thèmes plus que sur la chronologie. Voir, dans ce volume, la contribution d’E. Bertrand, M. Coudry et V. Fromentin. Le procédé de la dilatation temporelle est bien illustrée par le livre 44, qui porte entièrement sur les Ides de mars, ou le livre 50, consacré à la préparation de la bataille d’Actium et à son déroulement.
63 Pelling 1997, 125-135 étudie en détail ces distorsions chronologiques en mettant l’accent sur les thèmes transversaux qui assurent la continuité d’un règne à l’autre : la dissimulation, la contradiction entre paroles et actes, la faiblesse du sénat.
64 Sur le Trésor public, voir Corbier 1974, 643-648, 663 sq.
65 Dion ne distingue pas non plus de phases dans le règne de Domitien, contrairement à Suétone (Berbessou-Broustet 2009).
66 Levick 2002, 67-117 ; Murison 1999, 124 sq.
67 Sur le traitement de la chronologie propre aux livres flaviens : Murison 1999, 22 ; Berbessou-Broustet 2009. Une distorsion de ce type s’observe au livre 59, pour la fin de l’année 37 : voir infra.
68 1 fr. 2.4 : ὅτι περὶ Τυρσηνῶν φησιν ὁ Δίων “ταῦτα γὰρ καὶ προσῆκεν ἐνταῦθα τοῦ λόγου περὶ αὐτῶν γεγράφθαι· ἑτέρωθι καὶ ἄλλο τι καὶ αὖθις αὖ ἕτερον, ὅτῳ ποτ’ ἂν ἡ διέξοδος τῆς συγγραφῆς τὸ ἀεὶ παρὸν εὐτρεπίζουσα προστύχῃ, κατὰ καιρὸν εἰρήσεται. Τὸ δ’ αὐτὸ τοῦτο καὶ περὶ τῶν ἄλλων τῶν ἀναγκαίων ἀρκούντως ἔχοντες· τὰ µὲν γὰρ τῶν Ῥωµαίων πάντα κατὰ δύναµιν ἐπέξειµι, τῶν δὲ δὴ λοιπῶν τὰ πρόσφορα αὐτοῖς µόνα γεγράψεται” (“Dion dit au sujet des Tyrrhéniens : ‘Je devais placer dans cette partie de mon ouvrage ce que je viens de raconter sur ce peuple : je rapporterai de même, dans le moment convenable, tels et tels autres faits qui, amenés par la suite de ma narration, pourront en orner le tissu. Il suffira d’en faire autant pour toutes les digressions qui seront nécessaires ; car je compose, suivant mes moyens, une histoire complète des Romains : pour les autres peuples, je me bornerai à ce qui aura quelque rapport avec cette histoire’”).
69 Ce goût pour la “merveille” est bien attesté à l’époque impériale : par ex. chez Philon d’Alexandrie (Crepaldi 1998), Pline l’Ancien (Naas 2002), Pausanias (Jacob 1980), Tertullien (Alexandre 2003).
70 Bertrand 2015b à propos des territoires balkaniques chez Dion ; M. Coltelloni-Trannoy, “Le thauma dans l’œuvre de Cassius Dion” et “La place de la géographie dans l’Histoire romaine de Cassius Dion” (à paraître).
71 59.19.1 : “Parmi ceux qui comparaissaient alors en jugement, Domitius Afer courut un risque extraordinaire et ne dut son salut qu’à une circonstance plus étonnante encore” (κινδύνω παραδόξω καὶ σωτηρίᾳ θαυµασιωτέρᾳ)”.
72 Tibère se retire à Capri en 27 (Tac., Ann., 4.67.1-2 ; Suet., Tib. 39.1) : le passage lors duquel Dion relatait ce fait appartenait à la partie manquante du manuscrit.
73 Il s’agit de présages de la nature, grandioses ou plus banals : Vigourt 2001, 123-144.
74 Vigourt 2001, 356-358.
75 Voir dans ce volume la contribution de M. Coudry citée supra, n. 4.
76 Pelling 1997 est sensible à la “biostructure” du récit impérial, où il repère deux procédés narratifs : certes l’empereur est le pôle essentiel de l’analyse, mais d’autres schémas biographiques mineurs apparaissent en contre-point, centrés sur Germanicus, Séjan, Messaline, Agrippine.
77 Pelling 1997, 135-144.
78 Couissin 1953 ; Meister 2012, 25, 53-55.
79 Coltelloni-Trannoy 2006 ; Kemezis 2014, 139.
80 Meister 2012, 143.
81 Kemezis, 2014, 139-140 et, dans ce volume, les contributions de C. Ando et d’O. Devillers (voir supra, n. 48).
82 Meister 2012, 142 ; Tac., Ann., 2.73.1-2.
83 57.2.4 : “…à cause de sa mauvaise vue (car il voyait très clair dans l’obscurité mais sa vue était très faible à la lumière du jour)…” ; Plin., NH, 11.54.143 ; Suet., Tib., 68.2 intègre cette information dans un chapitre entièrement consacré au portrait physique du prince.
84 Sur le visage et notamment le regard, reflet de l’animus : Cic., Orat., 18.60 ; Leg., 1.9.27. etc. ; voir à ce sujet Corbeill 2004, 147-150.
85 Voir Tac., Ann., 6.50.1, à propos des derniers moments de Tibère : iam Tiberius corpus, iam uires, nondum dissimulatio deserebat. Pour l’auteur latin, la dissimulation de Tibère était ainsi la partie la plus stable, la plus solide de son corps (Corbeill 2004, 158).
86 Coltelloni-Trannoy 2006.
87 Sur la persona de l’aristocrate romain, définie dès l’époque républicaine, Meister 2012, 79-82 ; sur la persona de l’empereur, ibid., 249-255.
88 Dubourdieu & Lemirre 2002 ; Coltelloni-Trannoy 2006, 307-310.
89 Schmitt-Pantel 1979.
90 Cizek 1977, 118 sq., souligne la gradation des uitia dans la plupart des vies, hormis celle de Claude qui suit un schéma plus linéaire ; Scheid 1984 ; cette grille de lecture affecte aussi les “tyrans” républicains : Coltelloni-Trannoy 2008.
91 Le cas de Tibère va au-delà de la simple évocation puisque le fils de Livie assure des fonctions importantes avant d’être associé au pouvoir d’Auguste ; Caligula apparaît en 58.28, quand la succession est désormais en jeu, tandis que la présence de Néron s’affirme au moment où commence à se poser la succession de Claude, en concurrence avec Britannicus ; en revanche, Claude n’est présenté que lors de son consulat de 37 qu’il exerce avec son neveu (61[60].33.9-35.4).
92 60.3.1 : τοιοῦτος οὖν δή τις, ὥς γε συνελόντι εἰπεῖν, ὢν οὐκ ὀλίγα καὶ δεόντως ἔπραττεν, ὁσάκις ἔξω τε τῶν προειρηµένων παθῶν ἐγίγνετο καὶ ἑαυτοῦ ἐκράτει. Λέξω δὲ καὶ καθ’ ἕκαστον ὧν ἐποίησε.
93 61.6.1 : τοιοῦτος µὲν τὸ σύµπαν ὁ Νέρων ἐγένετο, λέξω δὲ καὶ καθ´ ἕκαστον.
94 69.8.11 : ταῦτα περί γε τοῦ τρόπου, ὡς ἐν κεφαλαίῳ εἰπεῖν, προείρηκα· λέξω δὲ καὶ τὰ καθ´ ἕκαστον, ὅσα ἀναγκαῖόν ἐστι µνηµονεύεσθαι.
95 53.22.1 : τὸ µὲν οὖν σύµπαν οὕτω τὴν ἀρχὴν διῴκησε, λέξω δὲ καὶ καθ´ ἕκαστον ὅσα ἀναγκαῖόν ἐστι µετὰ τῶν ὑπάτων, ἐφ´ ὧν ἐγένετο, µνηµονεύεσθαι.
96 Les présages d’Empire ne trouvent pas systématiquement place au début des principats : ils sont, par exemple, absents des sections préliminaires pour Tibère, Caligula, Claude, mais présents pour Néron (61.2). En revanche, la mort des princes est toujours accompagnée de présages.
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