Figures et récit dans les livres républicains (livres 36 à 44)
p. 287-301
Texte intégral
1Le changement de régime politique qui advient avec Auguste s’accompagne, dans l’Histoire romaine, d’un changement de la structure du récit parfaitement visible, l’introduction d’un nouveau principe d’organisation qui focalise l’attention sur l’empereur, et commande un découpage par règnes. La manière dont ce mode d’organisation biographique se superpose à celui que Dion utilisait jusque-là, le rythme annalistique de la narration parfois interrompu par des regroupements thématiques, et se combine avec lui, a fait l’objet d’analyses précises depuis plus d’un demi-siècle1. Elle conduit à la question beaucoup plus large de la façon dont s’articulent dans son œuvre biographie et historiographie, par comparaison avec ses prédécesseurs et modèles éventuels, et du choix des termes par lesquels nous pouvons désigner la présence d’éléments biographiques et le rôle qu’ils tiennent dans le récit2. Dans la mesure où notre propos est d’éclairer les relations entre représentation des personnages historiques – que nous désignerons par le terme de figures – et construction du récit, nous retiendrons l’expression assez générale de principe biographique, plus adaptée à la partie de l’œuvre à laquelle nous allons nous intéresser, les livres 36 à 44, dans lesquels a priori aucun personnage ne domine la scène de manière comparable à l’empereur pour les livres impériaux. Pourtant, on a remarqué que, de même que le Principat s’installe à Rome par étapes, le principe biographique s’introduit dans le récit de façon progressive. La nouvelle organisation ne trouve sa forme définitive qu’à partir du livre 57 consacré au règne de Tibère, mais sa première apparition manifeste se place au début du livre 45, qui décrit l’entrée sur la scène politique du futur Auguste, au printemps 44. Les premiers chapitres de ce livre sont en effet consacrés à un retour en arrière sur les origines, l’enfance et la formation d’Octavien jusqu’au moment où il vient à Rome recueillir l’héritage de César, ainsi que sur les présages annonçant son destin futur, comme ce sera le cas pour les biographies impériales3. Si, tout en sachant ce qui oppose livres impériaux et livres républicains, on s’intéresse donc aux éléments de continuité entre eux, une question mérite l’attention : peut-on discerner dans les livres qui précèdent le livre 45 les prémices de l’organisation biographique du récit, ou bien au contraire la façon dont les personnages sont traités est-elle radicalement différente ?
2Ces livres républicains présentent à cet égard un matériau intéressant. On y trouve un assez grand nombre de personnages, dont certains occupent le premier plan : Pompée aux livres 36 et 37, qui couvrent la dizaine d’années précédant la formation du soi-disant “premier triumvirat” ; Pompée, César et Crassus aux livres 38-39-40, qui montrent comment cette coalition domine la vie politique avant de se défaire ; César et Pompée aux livres 41 et 42, consacrés à la guerre civile jusqu’à la mort de celui-ci ; enfin César seul aux livres 43 et 44, qui s’achèvent avec les Ides de mars – l’élimination progressive des rivaux de César présentant une situation qui anticipe celle d’Octavien avant Actium. Une première lecture met bien en évidence plusieurs éléments qui correspondent à ce principe biographique. Ce sont soit des jalons explicitement posés dans le récit, et qui désignent un personnage comme le protagoniste principal des événements qui vont être rapportés : “Je vais maintenant raconter comment les choses se passèrent pour Pompée” (36.20.1). Soit des notices plus ou moins brèves qui au moment de leur disparition dressent un bilan de leur vie, comme pour Pompée (42.5.1-6) ou Caton (43.11.6) : en d’autres termes, des éléments caractéristiques du portrait tel qu’on le trouve dans l’historiographie antique. Soit enfin une façon particulière de présenter les personnages secondaires, tantôt comme inféodés aux personnages de premier plan, et c’est un procédé couramment employé à propos des tribuns de la plèbe, comme Gabinius (36.23.4) ou Clodius (38.12.1) ; tantôt comme leurs rivaux, par exemple Metellus, le conquérant de la Crète, rival de Pompée (36.18-19), ou Lucullus, son prédécesseur dans la guerre décisive contre Mithridate (37.49.4) ; tantôt enfin comme leurs victimes, ainsi Caton, paralysé par Pompée et Crassus (39.32.1). En un mot, la polarisation sur les grands personnages, auxquelles les figures secondaires sont rattachées de différentes manières4, pourrait être considérée comme le résultat le plus évident de l’intrusion du principe biographique dans le récit de cette période5.
3Mais l’enquête mérite d’être poussée au-delà, en vue d’approfondir les rapports entre récit et figures, en posant la question du rôle du principe biographique dans le travail d’écriture, comme une série d’études récentes ont entrepris de le faire pour les livres impériaux6. Dans une première étape, il s’agira non pas seulement de montrer le rapport des personnages aux événements auxquels ils sont mêlés d’une manière ou d’une autre, mais aussi de mettre en évidence les procédés par lesquels ils prennent une dimension de figures, et font l’objet d’une mise en scène. Or ceux-ci sont divers, et les passages à analyser, de ce fait, sont de type différent. Sont bien sûr à considérer ceux dans lesquels Dion attire l’attention du lecteur sur la conduite d’un personnage en telle ou telle occasion, en la caractérisant implicitement ou explicitement, ou en énonçant ou suggérant un trait de caractère. Mais il faut aussi retenir les commentaires qui peuvent apparaître à cette occasion, souvent sous forme d’idées générales ou d’énoncés sentencieux. Il faut envisager également, comme d’autres moyens de construire des figures, les discours prononcés par les personnages7, ceux qui leur sont adressés, et ceux dont ils sont le sujet, comme les éloges funèbres8. Une fois ces procédés de construction analysés, une seconde étape consistera à s’interroger sur les fonctions que remplissent les figures dans le récit, à différents niveaux : de quelles façons participent-elles à son intelligibilité de détail, mais aussi à sa signification générale ? En un mot, comment s’articulent narration, réflexion historique et mise en scène des personnages.
4Comme on le constatera, les réponses à ces questions varient grandement, et d’abord en fonction de l’importance que Dion accorde aux personnages : le cas de Pompée et de César, les principaux protagonistes de l’histoire de cette période, est largement différent de celui des acteurs secondaires. Mais même parmi ces derniers on observe des variations remarquables, qui permettent d’identifier des schémas de représentation spécifiques. L’existence de Vies plutarchéennes pour certains de ces personnages permettra parfois de dégager plus nettement l’originalité de Dion.
Le portrait stylisé
5Un premier schéma, fréquent, se rencontre pour les personnages auxquels Dion attribue une relative importance, en décrivant avec précision leur action à certains moments du récit, mais en simplifiant à l’extrême leur présentation. Il les caractérise en quelques mots au moment où il les introduit pour la première fois dans la narration, puis rapporte leurs actes dans le contexte chronologique où ils surviennent, mais sans aucune notation particulière. Ainsi pour Clodius, qui intervient de façon répétée dans l’histoire des années 60 et 50 – mutinerie en Mésopotamie, sédition à Antioche, scandale des rites de Bona Dea, transitio ad plebem, tribunat, retour de Cicéron, édilité – avant d’être assassiné. Il est présenté de façon lapidaire comme “poussé par un goût naturel pour la sédition” au moment où Dion raconte la mutinerie d’une partie de l’armée de Lucullus (36.14.4), comme si ses actions ultérieures n’étaient que l’illustration de ce trait de caractère immuable, posé d’emblée de façon à orienter par avance le lecteur dans la compréhension des épisodes ultérieurs9. Catilina est un autre exemple de ce procédé. Il apparaît dans le récit un an avant la conspiration, à propos du procès de syllaniens comme lui, avec ce commentaire, qui précède l’annonce de la conjuration : “Cela le rendit encore pire, et c’est précisément ce qui causa sa perte” (37.10.3). Aucune autre notation n’accompagne le récit de ses actes ; sa bravoure au moment de la bataille de Pistoia, signalée d’un mot, est l’occasion d’une déploration de la guerre civile (37.40.1), et sa mort, d’une réflexion ironique sur la célébrité que lui dut Cicéron, et nullement d’un bilan sur sa personnalité (37.42.1). Non seulement la caractérisation psychologique est sommaire, mais elle a comme point de référence implicite une représentation particulière de la situation politique, en fonction de laquelle sont interprétées les actions du personnage.
6À cette première catégorie de portraits, que l’on peut qualifier de stylisés, se rattache celui de Caton, construit selon le même principe, mais plus étoffé. Dion, au moment où il signale sa première intervention sur la scène politique, quand, contrairement à César, il s’oppose au vote d’honneurs pour Pompée à l’annonce de la mort de Mithridate, interrompt la narration pour le présenter. Il évoque son désir d’imiter son ancêtre, et décrit longuement son dévouement au bien public, sa haine de la tyrannie, son amour du peuple et son courage politique (37.22). Une autre pause, dans le récit de la formation du “premier triumvirat”, lui permet d’insister sur l’isolement politique que lui vaut sa singularité – modération et absence d’ambition personnelle –, en reformulant les traits déjà exposés sans y apporter de modification (37.57.2-3). Le bref récit de son suicide, enfin, amène la répétition presque mot pour mot du portrait dessiné initialement (43.11.6). Entre ces deux derniers passages s’intercalent une série d’épisodes qui le montrent d’abord en adversaire résolu des triumvirs, dans une grande diversité de situations qui l’opposent tantôt à l’un, tantôt aux autres, mais avec une constante inefficacité, puis, pendant la guerre civile, incarnant la résistance à César par amour de la liberté10.
7On a donc là aussi un portrait statique et univoque, qui met en avant, par ces deux procédés, un trait dominant du personnage, la force de ses convictions politiques républicaines. Mais cette stylisation, qui laisse dans l’ombre tout autre trait, est nettement associée à une réflexion politique sur la fin de la République : dans tous ces passages, Caton apparaît en contrepoint des trois grands personnages qui menacent les institutions traditionnelles et entraînent leurs concitoyens dans la guerre civile, puis de César et de sa domination. En cela, le Caton de Dion se distingue de celui de Plutarque, qui est avant tout une figure philosophique, remarquable par l’exercice intransigeant de vertus qui le singularisent et par son dévouement au bien public. Chez Dion, sa figure, dont la construction littéraire et la fonction sont très proches de celles qu’on observe au livre 47 pour les deux grands républicains que sont Brutus et Cassius, confrontés aux triumvirs11, est mise au service du projet historiographique de Dion, une histoire des régimes successifs de Rome.
Le portrait éclaté
8À côté de portraits de ce type, cohérents, stylisés et idéalisés, on rencontre dans les livres 36 à 44 un autre schéma, dont le caractère principal, à l’opposé, est l’hétérogénéité. Deux exemples de personnages secondaires, Lucullus et Mithridate, permettent de le mettre en évidence, de manière d’autant plus intéressante que beaucoup de points les opposent, et malgré le fait qu’une partie du texte les concernant, le récit de la première guerre mithridatique, dans laquelle le premier joua un rôle important comme légat de Sylla, est perdue. On ne peut savoir, notamment, comment Dion a caractérisé l’un et l’autre au moment où il les a introduits dans le récit12.
9La construction de la figure de Lucullus présente un vif contraste entre le début du livre 36 (chap. 1-17), qui décrit sa campagne, d’abord victorieuse, puis plus indécise, contre Tigrane d’Arménie et Mithridate, et ses apparitions ultérieures dans le récit. Dans le premier cas, il est la figure centrale de la narration, et Dion prend le temps de mettre en évidence deux traits de caractère, son humanité, suggérée par la brève description de sa conduite lors de la prise de Tigranocerte (36.2.4), et son incapacité à se faire obéir et aimer des soldats, assez longuement décrite et commentée à propos de la mutinerie de Nisibis (36.16.1-2). Deux traits qui figurent presque à l’identique dans la biographie de Plutarque. Mais ensuite il n’apparaît plus que de manière épisodique et fugace, dans des contextes très différents. D’abord dans un chapitre traitant des efforts des Romains pour lutter contre la corruption, où il est cité comme modèle d’intégrité, et où est donné aussi un exemple de sa douceur de caractère (36.41), deux indications que Dion semble avoir puisées dans des recueils d’exempla. Puis dans un passage montrant comment Pompée, après avoir provoqué le roi des Parthes Phraate, fait machine arrière et s’en justifie en critiquant comme un modèle à ne pas suivre l’ambition excessive de Lucullus qui causa l’échec de sa campagne d’Arménie (37.7.1). Et dans les épisodes restants c’est dans une relation de rivalité avec Pompée, lors de leur entrevue orageuse en Asie, puis d’opposition virulente, en particulier au moment où celui-ci cherche à obtenir du Sénat la ratification de ses actes en Orient, que Lucullus apparaît, éléments qu’on ne trouve pas chez Plutarque. On a donc affaire à une figure éclatée, aux facettes différentes, et présentées selon des formes littéraires différentes elles aussi, comme si Dion n’avait pas cherché à donner de cohérence aux matériaux hétérogènes qu’il a utilisés, ni à composer un portrait. La figure de Lucullus n’a de consistance que comme support d’idées générales, notamment sur les relations avec les soldats, un sujet dont on peut penser que Dion l’a développé à cause de l’écho qu’il pouvait rencontrer à son époque, et comme illustration de la puissance de Pompée et des jalousies qu’elle suscite, un thème dont on verra plus loin qu’il sous-tend tout le récit des années qui précèdent la guerre civile.
10Par comparaison, la figure de Mithridate, adversaire de premier plan de Lucullus puis de Pompée, apparaît plus consistante. Déjà dans le récit des campagnes où il les affronte, transparaissent son audace et ses qualités de stratège (par ex. 36.9.1 ; 36.9.4-5), mais c’est surtout à propos de la dernière période de sa vie, quand, chassé de son royaume, il échafaude de grandioses projets de contre-attaque (37.11.1-3), puis quand il est acculé au suicide par la trahison de son fils Pharnace (37.13), que Dion présente des éléments de portrait. Propension aux grandes entreprises, détermination farouche, fierté indomptable sont décrites dans le premier passage, pour expliquer le détachement de son entourage et l’isolement qui le conduit au suicide, tandis que celui-ci est l’occasion de placer des réflexions générales sur la fragilité du pouvoir monarchique et sur les retournements de la fortune, dans un développement au style exceptionnellement travaillé. Le parallèle avec la figure de Lucullus semble suggérer que Dion s’autorise à placer dans son récit des éléments littéraires propres au principe biographique dès lors qu’il s’agit de personnages extérieurs, mais procède autrement pour les Romains impliqués dans l’histoire de leur temps telle qu’il la conçoit, celle de l’affaiblissement de la République.
Le portrait en creux
11Un troisième schéma de mise en scène des personnages secondaires apparaît dans ces livres, avec le cas de Cicéron, auquel Dion fait une place relativement importante dans le récit, avec des caractérisations nombreuses et explicites. Mais il est remarquable qu’elles soient toujours subordonnées à un propos autre, en sorte qu’on pourrait parler de portrait en creux.
12Notons déjà que la construction de sa figure s’effectue d’une manière différente, qu’on retrouvera à propos des personnages de premier plan, Pompée et César. Elle se réalise par étapes, certains traits de la personnalité étant énoncés dès la première apparition dans le récit, et répétés plus loin en diverses occasions, comme l’ambition, la vanité et la versatilité, exposées déjà à propos du soutien que Cicéron apporte à la lex Manilia en 66 (36.43.4‑5 ; 36.44.2). D’autres sont indiqués à des moments ultérieurs, où ils sont révélés par les événements, comme le goût de la manipulation, qu’il exerce quand il est aux prises avec la conjuration de Catilina (37.29.4 ; 37.33.1 ; 37.35.4), le franc-parler immodéré avec lequel il attaque César, alors consul, lors du procès de C. Antonius (38.10.4 ; 39.10.2), ou la lâcheté, qui motive son départ anticipé en exil en 58 (38.17.4). La construction de la figure est donc largement tributaire du rythme de la narration. Autre particularité, elle est opérée non pas seulement par des remarques directes ponctuant le récit, mais par des procédés littéraires variés. Ce peut être l’évocation de l’opinion de ses contemporains, par exemple au moment du procès de Gabinius, que Pompée le contraignit à défendre (39.63.5), ou bien des discours, comme la consolation de Philiscos, qui est une réflexion sur l’exil, mais comporte un éloge du comportement et de l’action politique de Cicéron (38.22.1-4 ; 38.25.2-4) et fonctionne en miroir avec le récit antérieur qui décrivait sa mise à l’écart, ou le discours de Calenus, longue invective qui récapitule et développe tous les traits négatifs dispersés dans le récit ultérieur (46.1-28). Notons que ces discours constituent des modes d’expression divers de l’opinion des contemporains.
13Originale aussi est l’utilisation de la figure dans le récit. Paradoxalement, elle ne sert de fil conducteur que dans des phases où Cicéron apparaît dans un rôle passif : le récit de sa marginalisation en 58 (38.12-17), où il figure comme victime des ambitions de César, de Clodius, présenté comme son agent, et de leurs alliés politiques, et où, de façon significative, Dion insiste sur son aveuglement ; puis le récit de son rappel (39.6-11), où c’est le revirement de Pompée en sa faveur qui détermine ses propres actes. On remarque aussi que les conflits dont il est le protagoniste ne sont pas décrits comme des affrontements de personnes, et que lui-même est rarement mis en scène comme acteur, que ce soit dans le récit de la conjuration, où, sauf une brève notation indiquant que sa présence à Rome “fut une chance pour les Romains” (37.34.1), c’est le rôle du Sénat qui est mis en valeur au détriment du sien, ou bien à propos de ses longs discours au Sénat, que Dion rapporte. Pour le premier, prononcé après l’assassinat de César pour appeler à la concorde, Dion indique simplement, sans le moindre commentaire, qu’il “persuada ainsi les sénateurs” de voter dans ce sens (44.34.1). Quant au second, à la séance de janvier 43, il est suivi de celui de Calenus, en vertu d’un artifice littéraire qui inverse leur ordre réel et en sape l’effet. C’est que la narration est organisée de telle façon que la figure de Cicéron s’efface souvent derrière l’enjeu de ses actes, la légalité de la condamnation des conjurés en 63, la nécessité de la concorde après les Ides de mars, le rôle du Sénat face aux ambitions rivales d’Antoine et d’Octavien début 43.
14Toutes ces caractéristiques font que malgré la richesse et la cohérence des indications sur sa personnalité que Dion présente, Cicéron l’intéresse surtout par la signification des événements qui le concernent, dans la perspective générale des livres républicains : l’affaiblissement du régime républicain miné par la puissance des triumvirs, la domination de César, la rivalité entre ses héritiers politiques. Cette perspective explique à quel point l’image de Cicéron que présente Dion est éloignée de celle qu’on trouve chez Plutarque : c’est la faillite politique de l’orateur qui est mise en relief, et cela explique pourquoi il apparaît en creux dans le récit, et très souvent par le biais de discours13. Le portrait est assujetti à une interprétation historique. C’est par ce point de vue que s’explique la manière dont est rapportée sa mort, qui ne donne lieu à aucun rappel de ses actes passés, mais à une dénonciation de la cruauté d’Antoine et Fulvie, donc indirectement de la proscription (47.8.3-4).
Pompée et César : la construction de leurs figures dans la narration
15Avec Pompée et César, les protagonistes principaux de ces livres, la question de la relation des figures au récit prend une autre dimension. Les indications relatives à leur comportement et à leurs traits de caractère sont beaucoup plus nombreuses, surtout pour César, bien que cette différence tienne en partie à la perte des livres dans lesquels Pompée apparaissait déjà, puisque son entrée sur la scène politique commença à l’époque de Sylla. Leur rôle dans l’histoire de la période donne lieu à une fréquente focalisation du récit sur leurs actions, qui s’accroît dans les livres décrivant la guerre civile14 puis la domination césarienne, au point que la coupure entre certains des livres soit commandée non plus par le changement d’années, mais par les événements qui marquent leur élimination, bataille de Pharsale, à la fin du livre 41, et Ides de mars pour tout le livre 44. Peut-on discerner, au-delà de ce changement formel, une articulation du récit et des figures qui diffère de celle qu’on a pu observer pour les personnages secondaires ?
16La construction de leur figure, effectivement, est plus complexe, car elle combine un processus déjà observé à propos de Cicéron, la description du comportement au fil de la narration, chaque moment du récit mettant en lumière un trait de caractère particulier, avec un autre, qui consiste à souligner des permanences. Concernant Pompée15, on trouve ainsi une première caractérisation explicite, dans le récit du vote de la lex Gabinia, qui lui confie le commandement de la guerre contre les pirates : il y aspirait ardemment, mû par l’ambition (φιλοτιµία), mais dissimulait ce désir, “car il faisait semblant en général de ne pas désirer le moins du monde ce qu’il voulait” (36.24.6). Et quand la lex Manilia, l’année suivante, le charge de la guerre contre Mithridate, Dion signale rapidement que son comportement est le même (36.45.1-2). Or ce trait est rappelé beaucoup plus loin, dans le célèbre passage où Dion oppose son tempérament à celui de César, à la veille de la bataille de Pharsale qui va marquer sa disparition de la scène : “Pompée ne voulait être le second de personne … ; il mettait son point d’honneur à être honoré par des gens qui le souhaitaient, à être porté au pouvoir par des gens qui le voulaient, à être aimé” (41.54.1). Entre ces deux moments, le comportement de Pompée est décrit par phases successives, chacune trouvant son origine dans cette ambiguïté fondamentale de son caractère : refus de prendre le pouvoir par la force à son retour en Italie en 62, puis, face à l’hostilité des optimates qui affaiblissent sa position, réveil de son ambition et pacte avec César et Crassus en 60, enfin rupture avec César qui menace sa prééminence et rapprochement avec le Sénat. Ainsi ses changements d’attitude déterminent les grandes articulations du récit, mais en même temps sa figure présente une unité. Certains traits complémentaires viennent l’enrichir, comme la vanité manifestée quand César sollicite son soutien pour le vote de sa loi agraire (38.5.4), ou quand il est nommé consul unique (40.50.5), et l’aspiration à la reconnaissance, quand les succès militaires de César en Gaule éclipsent le souvenir des siens (39.24.3), D’autres, en revanche, énoncés ou décrits çà et là, à différents moments du récit, comme sa duplicité vis-à-vis du roi des Parthes Phraate (37.5.2-7.3) ou son humanité envers les pirates vaincus (36.37.4), nuisent à la cohérence de sa figure.
17Cette hétérogénéité tient probablement au soin inégal que Dion porte aux différentes parties du récit. Celles qui sont essentielles à son propos général, montrer comment les grands commandements, comme ceux que reçut Pompée, causent jalousie et haines, et ouvrent la voie à la guerre civile et à l’anéantissement de la République16, donnent lieu à une description des conduites plus cohérente, parce que la portée de la narration en est accrue. Ainsi, dès que se met en place l’association avec César, le portrait gagne en densité et en cohérence : ambition, vanité et duplicité sont les ressorts constants de la conduite de Pompée, jusqu’à l’affrontement final.
18Par contraste, la figure de César est construite de façon plus rigoureuse, avec des phases bien différenciées, un trait de caractère dominant étant mis en valeur pour chacune. À cet égard, la technique de Dion est comparable à celle qu’on observe dans les livres consacrés aux Julio-claudiens, où la figure de l’empereur est construite par étapes, qui sont autant de moments caractérisés par le dévoilement ou l’accentuation d’un aspect particulier de sa personnalité17. La première phase est celle de la rivalité avec Pompée, où se révèlent son ambition, sa détermination et son habileté. Ces traits sont décrits dès la première apparition de César dans le récit, quand Dion commente le soutien qu’il apporte au vote de la lex Manilia (36.43.3-4), et répétés presque à l’identique à différentes étapes, par exemple au moment de l’élection au grand pontificat (37.37.3), jusqu’au récit de la formation du premier triumvirat et de l’exercice du consulat. Le soin qu’apporte Dion à construire la figure de César en miroir de celle de Pompée le conduit même à anticiper la naissance de leur rivalité, en la plaçant faussement dans ces premières années (37.22.1)18, et à orienter l’esprit du lecteur en décrivant de façon abstraite certains comportements de César plusieurs chapitres avant de les montrer en action19. Le récit de la conquête de la Gaule, par ailleurs, est jalonné de brefs commentaires répétitifs sur la quête de gloire qui animait César, autre face de son ambition (38.34.3 ; 39.48.4 ; 39.53.2).
19Un nouveau trait apparaît avec la formation du triumvirat, la dissimulation, et il domine les remarques de Dion jusqu’au récit de la guerre civile, sans être appliqué uniquement à César au demeurant : il est associé en fait aux triumvirs, qui d’abord tiennent secret leur accord (37.58.1 notamment), puis utilisent secrètement Clodius contre Cicéron (38.12.1), et manipulent celui-ci (38.15.1-2). Et plus loin, à propos du premier séjour de César à Rome au début de la guerre civile, Dion dénonce les prétentions des deux partis à défendre le bien commun comme également mensongères (41.17.3). Le commentaire que lui inspirent les larmes versées par César sur la tête de Pompée, à Alexandrie, en parlant de son hypocrisie, est comme le point d’orgue de ces remarques successives : “Lui qui, depuis le début, convoitait terriblement le pouvoir, qui avait toujours haï en Pompée son antagoniste et son rival, qui … avait déclenché cette guerre sans autre raison que pour être le premier après sa disparition, … feignait de s’indigner de sa disparition” (42.8.2-3). Cette insistance sur la dissimulation, qui est propre à Dion, se retrouve dans d’autres passages. C’est un des thèmes que Dion associe à l’effondrement de la République et à l’avènement du régime impérial, qu’il présente comme fondé sur un mensonge délibéré d’Auguste qui dissimule sa véritable nature monarchique (53.18.2), et comme caractérisé par la généralisation du secret et de la défiance (53.19.3). On voit dans ce cas comment la construction de la figure de César est englobée dans une perspective historique de grande ampleur, et comment s’articulent récit, mise en scène des personnages et réflexion à l’échelle de l’histoire de Rome20.
20Avec Pharsale, en tout cas, se termine la rivalité avec Pompée, et s’amorce une troisième phase dans la construction de la figure de César, celle de la guerre civile, qui voit passer au premier plan un autre trait de comportement, la clémence. Dion en fait l’éloge à ce moment du récit (41.63.5) au terme d’un long passage dans lequel il décrit la façon dont César la pratiqua, puis plus loin à propos de la victoire de Thapsus et du suicide de Caton (43.13.3). Il en fait aussi un des thèmes du discours que César aurait prononcé au Sénat à son retour à Rome peu après, et de l’éloge funèbre prononcé par Antoine après son assassinat. Et, plus curieusement, il introduit dans d’autres contextes des analyses qui soulignent les limites de cette clémence et la sévérité montrée par César en certaines circonstances : les deux sont opposées dans le récit du châtiment de la mutinerie des légions de Campanie, en 47 (42.55.3), et un assez long passage développe le même thème bien plus haut dans le récit, à propos des attaques verbales de Cicéron en 59 (38.11.3-6), comme si Dion s’était efforcé par ce moyen de montrer que l’indulgence était une composante immuable du tempérament de César. Ces particularités manifestent en tout cas l’intérêt que Dion porte à la clémence comme principe de gouvernement, dont les indices sont nombreux, depuis le dialogue entre Livie et Auguste au livre 55 et l’éloge funèbre prononcé par Tibère pour le fondateur du principat au livre 56, jusqu’aux pages qui montrent Septime Sévère faisant devant les sénateurs l’éloge de la cruauté de Marius, Sylla et Auguste et dépréciant Pompée et César (76[75].8.1). À nouveau, on constate l’articulation entre construction de la figure et réflexion historique de grande ampleur.
21La dernière phase de la vie de César, qui commence avec l’élimination des Pompéiens, est l’occasion pour Dion de mettre en avant un nouveau trait de sa figure, l’orgueil excessif qu’il en conçoit, après la victoire de Thapsus (43.14.2) et celle de Munda (43.41.3), qui lui font perdre toute mesure, même dans les dépenses (43.24.2), et le conduisent à l’arrogance et à la vanité (43.43.2 ; 44.8.2) qui causent finalement sa perte. L’insistance de Dion est à comprendre, là encore, dans le contexte de son interprétation historique générale : la description du comportement de César constitue une illustration du thème développé déjà à propos du retour de Pompée après ses glorieuses campagnes en Orient, les dangers des honneurs excessifs (37.23), et repris comme explication des Ides de mars. À noter la conclusion du récit de son assassinat, qui, en évoquant Pompée par la mention de sa statue, aux pieds de laquelle César fut poignardé (44.52.1), rappelle à quel point leurs deux figures sont inséparables.
22D’autres éléments traduisent le souci qu’a eu Dion de donner à la figure de César une unité qui transcende la variété des traits de sa personnalité mis en avant dans ces phases successives. Par exemple, dans le parallèle qu’il dresse entre Pompée et lui à la veille de la bataille de Pharsale, et qui synthétise leurs différences, comme on l’a vu plus haut, César est décrit moins comme Dion l’a montré dès le début du récit, ambitieux et habile à parvenir au pouvoir, que comme il se montrera par la suite quand il l’exercera après l’élimination de son rival : “César voulait être de tous le premier …, il lui était indifférent de commander à des gens contre leur gré, d’exercer le pouvoir sur des gens qui le haïssaient, de se donner des honneurs à lui-même” (41.54.1).
Pompée et César : la mise en forme rhétorique de leurs figures
23Comme on l’a vu déjà à propos de Cicéron, la construction littéraire des personnages n’est pas opérée seulement par des remarques directes émaillant le récit, mais aussi par d’autres procédés, comme les discours ou l’évocation du jugement des contemporains. Cela vaut également pour nos deux protagonistes, mais les procédés qui permettent de mettre en scène leurs figures sont plus divers, ainsi qu’on va le constater.
24L’un de ces procédés, qu’on ne rencontre pas à propos des personnages secondaires, mais auquel Dion recourt en revanche assez souvent pour Pompée et César, consiste à exposer, à certains moments de la narration, des pensées qu’il leur prête, au lieu de décrire simplement en quelques mots la disposition d’esprit qui les pousse à agir de telle ou telle façon, comme il le fait couramment pour n’importe quel personnage. Ces passages peuvent être brefs, et se couler naturellement dans le récit, ou beaucoup plus longs, et constituer alors des pauses, placées à des moments importants, et dont il faudra tenter de préciser la fonction.
25Quelques exemples de ces courtes insertions de réflexions attribuées à l’un ou l’autre des protagonistes permettent de voir comment elles contribuent à le mettre en scène. Dans le récit du vote mouvementé de la lex Gabinia, Dion évoque l’impatience de Pompée, qui “désirait vivement ce commandement”, et poursuit, “il estimait désormais, par ambition personnelle et en raison de l’empressement du peuple, que ce n’était même plus un honneur de l’obtenir, mais un déshonneur de ne pas l’obtenir” (36.24.5) ; puis il explique que, ayant l’habitude de dissimuler son ambition, il le fit encore davantage en cette circonstance. L’insertion de ces prétendues réflexions de Pompée est une simple glose, qui permet d’animer le récit en donnant vie au personnage, sans introduire de rupture. Dans le passage relatif à la clémence manifestée par César à l’égard des Pompéiens à l’issue de la bataille de Pharsale, Dion insère les propos qu’il leur aurait tenus, au style direct ; il en vient ensuite au cas des rois et des peuples qui avaient soutenu Pompée, et cite à nouveau ses paroles, au style indirect cette fois (“il disait”), puis n’évoque plus que ses réflexions (“il pensait”) (41.62.3-6). L’effet recherché est le même, la fluidité du mélange entre narration et citation étant plus visible. Il arrive aussi que Dion profite de ces réflexions pour intervenir lui-même dans le récit. Racontant la reculade de Pompée face au roi Phraate, qu’il avait précédemment traité avec arrogance, mais qui réagissait de façon menaçante, il expose les raisons alléguées par Pompée : “Il affirmait qu’il se contentait de ce qu’il avait accompli, etc. …”. Puis il les commente de façon très sarcastique : “Telle était sa philosophie, vouloir toujours davantage est dangereux, et convoiter les biens d’autrui est injuste, dès lors qu’il n’était plus en mesure d’en profiter” (37.7.2). Ainsi s’ouvre, pour le divertissement du lecteur, une parenthèse en forme de dialogue entre l’historien et son personnage.
26Parfois l’insertion de réflexions joue un rôle particulier dans l’organisation du récit, qu’elle recentre sur le personnage en dressant un bilan des faits qui viennent d’être décrits. Par exemple, Dion termine ainsi le récit des manœuvres déployées par les adversaires de Pompée pour faire obstacle à ses demandes à son retour d’Orient : “Il comprit dès lors qu’il n’était fort qu’en apparence …, et il regretta d’avoir si vite congédié ses troupes et de s’être livré au pouvoir de ses ennemis” (37.50.6). Le rappel d’un épisode antérieur, le moment où Pompée, débarquant à Brindes, avait renvoyé son armée, le remet au premier plan comme acteur, et la réflexion qui lui est prêtée fait en même temps office de signal, préparant le lecteur au changement qui intervient ultérieurement dans son attitude. C’est une fonction du même ordre, ménager une pause dans la narration à un moment significatif, que remplissent plusieurs longs passages exposant les réflexions, les raisonnements, comme le dit Dion (λογισµοί : 39.26.3), d’un des deux protagonistes. Le premier concerne Pompée, et se place au moment de son retour d’Orient évoqué ci-dessus, qui fut marqué par une modération inattendue sur laquelle Dion insiste : malgré la puissance qu’il avait acquise il s’abstint de prendre le pouvoir à Rome (37.20.5). L’annonce de la fin de la guerre de Mithridate lui avait déjà valu des honneurs, décernés en son absence, et qu’il considéra comme suffisants quand il revint, écrit Dion, qui développe alors, sur un chapitre entier, les raisonnements sur lesquels se serait fondée cette attitude. “Pompée savait parfaitement…”, commence-t-il ; puis il poursuit : “Il était bien préférable, disait-il,…” ; enfin, après avoir exposé, dans un style très élaboré, le caractère fallacieux des honneurs que la foule accorde aux hommes tout-puissants, et l’avantage qu’il y a à les refuser, Dion termine en soulignant, en son nom propre, combien cette attitude de Pompée tranchait sur sa carrière antérieure, marquée au contraire par les mesures extraordinaires dont il avait bénéficié (37.23). Ce développement permet au lecteur de faire retour sur les débuts politiques de Pompée pour mesurer le changement survenu, et la mise en scène du personnage est un moyen d’attirer l’attention sur ce que Dion considère comme un tournant historique, en lui donnant un caractère concret, une réalité. En même temps, il contient des analyses politiques de fond qui sont au cœur de la réflexion de Dion sur les régimes, en opposant “les hommes qui disposent de la force dans une situation de pouvoir personnel (ἐν ταῖς δυναστείαις)”, et “l’attitude qui manifeste réellement un esprit démocratique (τὸ δηµοτικὸν ὄντως)”. Les attribuer à Pompée, en paroles et en actions, donne à sa figure une envergure qui transcende les événements.
27Un autre exemple de ce procédé qui consiste à exposer longuement les pensées d’un personnage principal à un moment décisif de sa trajectoire politique concerne César, au moment où il brigue le consulat et s’allie avec Pompée et Crassus pour former le “premier triumvirat”. Dion consacre plus d’un chapitre, dans un style là aussi soigneusement travaillé (37.55.1-56.1), à détailler ses spéculations, en mêlant observations (“Il constatait à quel point ils étaient puissants”), raisonnements (“il savait bien que sans l’appui de ces deux hommes ou de l’un d’eux il ne serait pas bien puissant”), et idées générales (“il estimait que tous les hommes mettent plus d’ardeur à combattre leurs ennemis qu’à lutter aux côtés de leurs amis”). Par ce procédé, il donne une allure concrète et attrayante à un bilan de la situation de César sur l’échiquier politique, placé significativement à la fin d’un livre, et amorce la focalisation du récit sur son consulat, décrit au début du livre suivant. Et il termine sur une anticipation de plus large portée, qui permet d’entrevoir la guerre civile : “Il savait très bien que grâce à ses relations amicales avec eux il dominerait aussitôt les autres et qu’un peu plus tard il les dominerait eux aussi en jouant l’un contre l’autre”. Significativement, les raisonnements du même ordre que Dion prête à ses deux compères, Pompée et Crassus, sont beaucoup moins développés : leurs figures restent au second plan (37.56.3-4). Ces deux exemples montrent comment l’introduction dans le récit de raisonnements prêtés aux personnages contribue moins à enrichir leur portrait qu’à souligner des changements décisifs dans le cours des événements21. À cet égard, Dion se distingue à la fois de Plutarque et de Polybe22.
28Dernier procédé mis en œuvre pour donner vie aux personnages, les discours. Comme on l’a remarqué à propos de Cicéron, certains discours peuvent apporter au récit un contrepoint en présentant leur comportement ou leurs traits de caractère sous un jour différent. Ils peuvent aussi conforter une description, et en quelque sorte la mettre en paroles23. C’est ce que montre le discours que Pompée adresse au peuple au moment où il va être appelé à voter l’attribution du commandement extraordinaire contre les pirates. Comme on l’a vu précédemment, Dion avertit d’abord son lecteur des deux caractéristiques de la personnalité de Pompée, l’ambition et la dissimulation (36.24.6). Puis il lui fait prononcer un discours, dans lequel Pompée multiplie les raisons de refuser ce commandement, et qui est une si fidèle illustration de la description qui précède qu’on peut se demander s’il n’est pas fictif – aucun autre auteur n’indique que Pompée ait été invité à parler –, et si l’une de ses raisons d’être n’est pas le désir de donner vie au personnage24. Peut-être faut-il considérer de la même façon le discours que César aurait adressé aux sénateurs à son retour à Rome après la victoire de Thapsus, afin de désarmer la crainte qu’inspire son pouvoir (43.15-18). On y voit, à juste titre, un exposé sur le bon gouvernement opposé à la tyrannie25, mais l’évocation de la modération et de l’indulgence qui en constitue la partie centrale est peut-être à mettre en relation avec les passages du récit qui ont décrit la clémence de César après Pharsale et Thapsus.
29Voilà qui nous conduit à évoquer un discours bien particulier, l’éloge funèbre de César, et à revenir à la question de départ sur la place du principe biographique dans l’organisation du récit. Il est tout à fait frappant que la mort de Pompée ne donne lieu chez Dion qu’à des considérations générales sur les paradoxes du destin des hommes, qui permettent de rappeler ses succès, mais nullement ses qualités, ni les traits de sa personnalité : l’élément biographique est éliminé au profit de τόποι (42.5). Pour César, en revanche (44.36-49), on lit un éloge qui fait état des origines, des dons naturels, de l’éducation, des traits de caractère, de la carrière et des réalisations, à mi-chemin entre la laudatio funebris républicaine et l’éloge du prince qu’on trouvera pour Auguste. De ce point de vue, il est indéniable que sa figure annonce ce que seront les figures impériales26.
30Notre question de départ, en effet, était celle de l’originalité que présenteraient les premiers livres conservés de l’Histoire romaine sur le plan de la construction des figures et de leur articulation avec la narration, et, en somme, de la continuité avec les suivants, donc de l’homogénéité formelle de l’œuvre à cet égard. Nous avons vu que les livres 36 à 44, bien que dominés par les protagonistes de la lutte pour le pouvoir sur lesquels le plus souvent se focalise le récit, présentent un éventail de personnages, Clodius, Catilina, Lucullus, Caton, Cicéron, et même Mithridate, dont sont dessinés ou esquissés de véritables portraits, que nous avons par commodité analysés séparément. Mais à vrai dire, la différence qui sépare ces figures de celles de Pompée et César est plus de degré que de nature. Comme on l’a constaté, Dion déploie pour les unes comme pour les autres une grande diversité de procédés littéraires, comparable à celle qu’on peut observer pour Tite-Live, avec même des éléments de mise en forme rhétorique qui lui sont propres, par exemple l’association aux figures de τόποι ou de simples énoncés sentencieux27, qu’on a remarqués à propos de personnages comme Mithridate, mais qui concernent aussi Pompée.
31Mais surtout, toutes ces figures sont présentées en cohérence avec des analyses historiques générales, voire même mises au service de ces analyses, qu’il s’agisse de Caton dont le trait dominant, la force inébranlable de son attachement au régime républicain, est mis en exergue pour faire comprendre l’inutilité de son combat, ou de César qui, après avoir été la figure de l’aspiration forcenée à la domination qui conduit à la guerre civile, devient celle de la clémence réconciliatrice, et enfin celle de la démesure qui provoque la perte du tyran. Ainsi s’explique le fait que jamais on ne lise de portrait physique des personnages, que la période de leur vie qui précède leur entrée dans la vie publique ne soit pas évoquée, que leurs activités militaires, si elles sont décrites en détail, ne donnent lieu qu’à des remarques rapides sur l’ambition, qui ramènent à la scène politique de Rome. Les figures, grandes ou petites, ne prennent sens que dans une interprétation historique générale. Elles s’articulent avec le récit à des échelles différentes, celle de l’épisode que l’historien a choisi de décrire, et celle de sa lecture de l’histoire de Rome28. Plutôt que la relation entre récit et figures, la question est finalement celle des rapports entre récit, figure et réflexion politique, qui constitue l’originalité du projet historiographique de Dion.
32De ce point de vue, la continuité entre ces premiers livres conservés et les suivants est plus évidente que le contraste. Les figures impériales sont elles aussi construites par étapes et associées à des analyses politiques générales, comme on peut l’observer pour les Julio-Claudiens29, les figures de second plan sont mises au service d’interprétations politiques, mais aussi de la formulation de généralités, comme Julia Domna confrontée à Plautien, puis à Caracalla30, ou illustrent des principes abstraits, comme Mécène et Agrippa, paradigmes du bon conseiller.
Notes de bas de page
1 Depuis l’étude pionnière de Questa 1957, qui couvre les livres augustéens et les livres impériaux jusqu’à l’avènement des Flaviens. Ses résultats ont été repris et nuancés notamment par Rich 1990, pour les livres augustéens, et par Pelling 1997, pour ceux qui correspondent à la période julio-claudienne ; Millar 1964, 171-173 présente d’intéressantes observations pour l’organisation du récit concernant l’époque contemporaine de Dion. Cf. dans ce volume M. Coltelloni-Trannoy, “Les modalités de l’écriture dans les récits impériaux” ; O. Devillers, “Cassius Dion et l’évolution de l’annalistique”.
2 Sur ces questions, et la pertinence de la notion de genre, voir la mise au point récente de Stadter 2007 et les introductions des ouvrages collectifs de Edwards & Swain 1997, qui présente une intéressante tentative de contextualisation historique du développement de la biographie à l’époque impériale, et de McGing & Mossman 2006.
3 Cf. Bertrand, in : Fromentin & Bertrand 2008, xiii-xiv.
4 Elle s’effectue au détriment de la technique habituelle des couples de portraits antithétiques. Dion n’emploie guère ce mode de présentation des figures que pour Caton et César (37.22), comme l’avait fait Salluste (Cat., 54). On le trouve pour Cicéron et César (36.43.3-5), ou Pompée et César, mais plutôt dans le fil du récit et pour opposer des attitudes politiques. Cf. les exemples retenus par Pelling 2006, 259-261.
5 Ce procédé de focalisation a été analysé par Rich 1989, 92-97 (résumé dans Rich 1990, 13-14), qui y voit à juste titre un effet de la nouvelle approche adoptée par Dion quand il aborde la période qui aboutit à l’établissement de la monarchie : il montre comment le récit de la confrontation entre Pompée et César, puis celui de l’ascension d’Octavien, sont informés par sa conception de la transition vers le Principat. Cf. aussi Lachenaud & Coudry 2011, xxxiv-xxxvii, li-lv ; Lachenaud & Coudry 2014, lxxviii-lxxxi ; Hinard & Cordier, in : Freyburger-Galland et al. 2002, xxxiv-xl.
6 La plus remarquable est celle de Pelling 1997, qui propose, tout en s’excusant de l’invention de ce terme “inélégant”, un nouveau concept, le “biostructuring”, pour analyser les différentes manières dont le récit est construit autour d’une figure dominante, et montre, à propos des Julio-Claudiens, comment la présentation littéraire découle de l’interprétation historique. Le concept est appliqué au récit de la fin de la République dans Pelling 2006, qui tente d’évaluer la façon dont l’idée que l’histoire de cette période est dominée par des “big men” se traduit dans l’organisation formelle de la narration. Une entreprise identique a été conduite récemment à propos de Julia Domna, dans les livres sévériens : Mallan 2013b. À titre de comparaison, cf. l’étude approfondie consacrée par Bernard 2000 à la construction des portraits dans le récit livien.
7 C’est ce qu’a fait Millar 1964, 47-55, pour Cicéron.
8 Cet usage d’une grande variété de discours pour construire les portraits des acteurs est une tradition ancienne dans l’historiographie. Pour Tite-Live, cf. Bernard 2000, 87-129.
9 C’est un procédé habituel chez Polybe, par exemple : comme l’écrit Pédech 1964, 244, “toute la carrière du personnage devient la démonstration de ses propriétés”.
10 Cette manière de procéder, qui combine ce que les critiques modernes ont pris l’habitude de nommer les “portraits-médaillons” et les portraits fragmentaires, est banale dans l’historiographie antique : cf. Bernard 2000, 16, 21-53.
11 Cf. Bertrand, in : Fromentin & Bertrand 2014, xlv-xlix : le portrait de ces personnages est “dominé par les idéaux qu’ils défendent et auxquels leurs actes se conforment, ils incarnent un régime ancestral, la démocratie républicaine, dont la tyrannie collective exercée par les triumvirs, destinée à évoluer en monarchie, constitue l’exacte antithèse”. Il est remarquable que Dion emploie pour les caractériser le même terme, δηµεράστης, qu’on ne trouve nulle part ailleurs dans son œuvre (37.22.3 pour Caton ; 47.38.3 pour Brutus et Cassius).
12 Mithridate apparaît dans quelques fragments, mais sans aucune caractérisation, au moment où commence la guerre (fr. 99.1 ; 99.2), puis à propos du massacre des Italiens de la province d’Asie (fr. 101.1 ; 101.2), qui est évoqué à nouveau par référence l’entrée des troupes de Sylla dans la ville de Rome (fr. 109.8).
13 Sur ce point, voir Gowing 1992, 158-159 et Kemezis 2014, 111-112, qui souligne comment le choix de Dion de faire silence sur les Catilinaires traduit cette interprétation générale, et, plus largement, sa conviction de l’inefficacité, dans le contexte de la fin de la République, du type de rhétorique qu’illustrait Cicéron.
14 Cf. les remarques de Hinard & Cordier, in : Freyburger-Galland et al. 2002, xxxiv-xli.
15 On peut supposer que certains traits de sa personnalité étaient déjà présentés dans les livres perdus, notamment à propos de ses succès dans la guerre contre Sertorius, et de son premier consulat avec Crassus.
16 Cf. dans ce volume la contribution d’E. Bertrand et M. Coudry.
17 C’est ce que montrent Pelling 1997, 118-121, pour Tibère et Claude, et Gowing 1997, 2568, pour Néron.
18 Aucun autre auteur ancien, ni Velleius, ni Plutarque, ni Suétone, ni Appien, n’évoque l’ambition qu’aurait eue César d’abattre Pompée dès cette époque.
19 Par exemple, à propos de son élection comme grand pontife, en 63, Dion écrit : “Il s’effaçait devant ceux qu’il s’efforçait de dominer” (37.37.3), ce qui n’a guère de rapport avec le contexte immédiat, mais en revanche explique ses efforts pour se faire élire au consulat trois ans plus tard : “Il fit si bien sa cour à tout le monde, en particulier à Pompée et à Crassus” (37.54.3), et les réconcilia “parce qu’il constatait à quel point ils étaient puissants et qu’il savait bien que, sans l’appui de ces deux hommes ou de l’un d’eux, il ne serait pas bien puissant” (37.55.1).
20 Pelling 1997, 128-131 note de façon analogue, à propos de la biographie de Tibère, comment y apparaît ce thème de la simulatio, et le considère comme l’un des grands “trans-regnal themes” qui traversent les livres impériaux. Pour Kemezis 2014, 136-137, en revanche, ce motif caractérise davantage le récit de la période des δυναστεῖαι et passe ensuite au second plan.
21 On peut faire la même observation à propos des réflexions amères sur la fragilité de l’amitié politique que Dion prête à Pompée quand ses liens avec César se délitent, et qu’il s’apprête à se rapprocher de Crassus pour compenser son affaiblissement (39.26).
22 Cf. Frazier 1996, 214-222.
23 À titre de comparaison, Gowing 1997, 2584-2585 montre comment le discours de Vindex placé au début du livre 63 remplit cette fonction pour la figure de Néron.
24 Une autre justification est la ressemblance qu’il comporte avec certains passages du discours prononcé par Octavien devant le Sénat en janvier 27, et l’hypothèse que Dion ait voulu faire de Pompée le modèle de la pratique dite de renoncement au pouvoir (renuntiatio imperii) de certains empereurs : cf. Vervaet 2010a.
25 Cf. l’analyse de Millar 1964, 80-81, qui le considère comme fictif.
26 Cf. dans ce volume la troisième partie de la contribution de M. Coltelloni-Trannoy, “Les temporalités du récit impérial dans l’Histoire romaine de Cassius Dion”, consacrée au “modèle biographique”.
27 Sur ce point, cf. dans ce volume la contribution de G. Lachenaud.
28 Intéressante à cet égard est l’analyse proposée par Kemezis 2014, 115-119, qui considère qu’à chacune des grandes périodes de l’histoire de Rome envisagées par Dion correspond un mode narratif spécifique, et une représentation des personnages différente. Pour celle des δυναστεῖαι qui nous a occupée, il souligne combien Dion s’intéresse peu à leurs caractéristiques individuelles, non par manque de talent littéraire, mais à cause de son interprétation générale de la période, caractérisée par une lutte pour le pouvoir qui impose à tous une conduite identique.
29 Cf. Pelling 1997, 128-131 et dans ce volume la contribution de O. Devillers citée supra, n. 1.
30 Cf. Mallan 2013b.
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