Cassius Dion et les sources prétacitéennes
p. 233-241
Texte intégral
État de la question
1Sous le nom d’historiographie prétacitéenne1, on rassemble plusieurs auteurs, connus seulement de nom ou par de courts et rares fragments, qui ont écrit après le règne d’Auguste et avant Tacite. Ces premières générations d’historiens d’époque impériale – et qui, souvent aussi, écrivent sur l’époque impériale – sont en quelque sorte l’équivalent pour Tacite de ce que sont pour Tite-Live les annalistes d’époque républicaine : à savoir à la fois des sources d’information et des pionniers, chez qui il trouve aussi des modèles de narration historique. Ce sont également des historiens que la brillante synthèse opérée par un successeur
(Tite-Live dans un cas, Tacite dans l’autre) a rendus jusqu’à un certain point obsolètes, causant leur désaffection et sans doute même leur absence parmi les textes qui nous ont été transmis.
2Ce processus de désaffection ne fut pour autant pas immédiat, et il est généralement tenu pour assuré qu’ils étaient encore lus et utilisés par Cassius Dion. Pour le récit des années 15 et 16 p.C., en particulier, pour lequel Tacite et Dion sont conservés en entier, plusieurs informations leurs communes, d’autres, par contre, sont spécifiques à l’un ou à l’autre2 et, sur d’autres points, ils divergent. Ces différences conduisent généralement à penser que, pour ce qui est des Annales3, Tacite n’était pas la source – ou du moins pas la principale source – de Dion ; qu’au mieux, il ne recourait à que pour compléter une information qu’il empruntait pour l’essentiel à des sources antérieures4. Néanmoins, le grand nombre de similitudes invite à leur supposer au moins un même garant significatif, très sûrement un écrit de type annalistique. Pour E. Schwartz, il s’agissait, pour le règne de Tibère, d’un historien qui, écrivant sous Caligula, aurait livré une virulente critique de Tibère et présenté avec sympathie les actions de Germanicus – ne pouvant lui donner de nom, il le désignait comme ignotus5 (“Ignotus de Schwartz” ou Ur-Tacitus) –, une hypothèse, qui, en dépit de quelque scepticisme6, a été régulièrement acceptée7. Pour le règne de Néron, la situation se pose quelque peu différemment et plutôt qu’à une seule source principale, on tend à penser que c’est au sein de dossiers documentaires composés d’au moins deux ou plusieurs sources identiques que Tacite et Dion (mais aussi Suétone) ont puisé leurs informations8. C’est aussi une hypothèse que l’on pourrait faire pour le règne de Claude9.
3À s’en tenir à l’évocation générique qu’en fait Tacite dans ses préfaces, les historiens qui l’ont précédé se répartiraient en deux catégories : ceux qui ont loué les empereurs sous lesquels ils composaient leurs œuvres et ceux qui se sont répandus en invectives contre des empereurs après leur mort (spéc. Ann., 1.1.2)10. Le caractère unanimement hostile aux Julio-Claudiens des textes historiques qui nous sont parvenus (Tacite, Suétone, Dion) montre que ce sont les écrits défavorables à ces prince qui se sont massivement imposés comme sources auprès des historiens ultérieurs11. La nature de la critique envers les empereurs et son degré de virulence constitueraient dès lors le principal critère discriminant entre les divers historiens. Dans ce sens, selon G. B. Townend qui a consacré plusieurs articles à la question, il existerait, pour les empereurs allant de Caligula à Othon, deux sources principales : l’une dont la critique resterait modérée (et qui éviterait les citations en grec), l’autre plus anecdotique et scandaleuse (et qui introduirait dans la narration des citation en grec)12.
4Les travaux des dernières années, tout en recevant la distinction entre “anecdotique” et “moins anecdotique”, tendent, sous l’influence des travaux de R. Syme, fortement marqués par des considérations d’ordre prosopographique13, à y superposer un autre clivage : impérial/sénatorial. D’une part, il y aurait ceux qui continuaient à placer la relation entre le prince et le Sénat comme un enjeu politique et historique majeur ; de l’autre, ceux qui mettaient la figure impériale au cœur du propos, préfigurant un filon biographique qui trouve une expression exacerbée avec les Vies de Suétone. Les premiers seraient attentifs à introduire un matériau davantage traditionnel, reprenant les catégories de l’annalistique républicaine et exploiteraient davantage les archives sénatoriales, les acta senatus. Les seconds retiendraient de préférence ce qui relève de la personnalité et de la vie privée du prince, ainsi que de sa cour et de la domus impériale. Il n’est pas à nier que cette biographisation du récit autour de la personne de l’empereur devient alors un trait commun à toute la production historiographique, y compris “sénatoriale”14. Mais la mesure dans laquelle elle s’exercerait marquerait la différence entre les divers ouvrages.
5C’est sur la base de ces observations que l’on citera les principaux auteurs connus, ceux-là même dont les noms sont généralement produits comme sources les plus probables de Dion. Leur liste est établie sur la base de la petite vingtaine de mentions explicites que fait Tacite de garants15, à quoi s’ajoute les noms donnés par Quintilien lorsqu’il cite les historiens dignes d’être lus par l’étudiant en rhétorique (Inst., 10.1.102-104).
Auteurs
a) Aufidius Bassus n’est jamais cité dans les Annales, mais l’est dans le Dialogue des orateurs (23.2) ainsi que par Quintilien. Il avait laissé un Bellum Germanicum, en deux livres au moins, rédigé sous Tibère et portant jusqu’aux campagnes de Germanicus en 16 p.C.16, ainsi que, surtout, un ouvrage annalistique, qui continuait peut-être celui de Tite-Live. Rédigé au plus tard sous le règne de Néron, celui-ci aurait couvert les événements jusqu’en 31 p.C. (date jusqu’à laquelle Cassiodore, dans sa Chronique, utilise Aufidius comme source pour les noms des consuls)17. Il a parfois été identifié comme l’Ignotus de Schwarz (supra)18. Il a été cité comme source de Dion19.
b) Servilius Nonianus n’est pas mentionné pas comme source par Tacite, mais ce dernier, à l’occasion de sa mort en 59 p.C., lui consacre une notice nécrologique dans laquelle il loue son activité d’historien (Ann., 14.19) ; il figure lui aussi parmi ceux que nomme Quintilien, il est cité dans le Dialogue des orateurs (23.2) et Pline le Jeune apprend que Claude se rendit à l’une de ses récitations (Ep., 1.13.3). Au contraire d’Aufidius, sa carrière politique fut brillante (cf. Plin., Nat., 24.28.43 ; 28.5.29 ; 37.6.81) et il aurait été proche des milieux stoïciens20. Il se serait ainsi trouvé à l’origine du filon “sénatorial” dans les sources sur les premiers Julio-Claudiens, son auctoritas de sénateur le rendant en particulier propre à séduire Tacite21. Il aurait de même été largement utilisé par Dion22. Force est de constater toutefois que l’on ignore pratiquement tout de son œuvre historique ; en particulier, rien n’indique que celle-ci se présentait selon le format annalistique adopté par les auteurs des Annales et de l’Histoire romaine.
c) Pline l’Ancien, cité par Tacite à la fois pour le règne de Tibère et pour celui de Néron (Ann., 1.69.2 ; 13.20.2 ; 15.53.3 ; aussi Hist., 3.28)23 et dont l’œuvre littéraire est détaillée par Pline le Jeune (Ep., 3.5.4-6), s’inscrit doublement dans le sillage d’Aufidius Bassus : comme lui, il a laissé une monographie sur les guerres contre les Germains (20 livres) et il a composé une histoire annalistique a fine Aufidii Bassi, couvrant les événements jusqu’aux premières années de la dynastie flavienne24. Écrivant sous les Flaviens, et proche de ceux-ci, il aurait voulu les flatter en accentuant sa critique de la dynastie précédente. Cela aurait été spécialement le cas pour Néron25, ainsi que l’indiquent les différentes mentions de celui-ci dans l’Histoire naturelle, dans laquelle est régulièrement critiquée sa luxuria, un vice qui se prêtait bien à un contraste avec l’austérité prêtée à Vespasien26. Le même ouvrage témoigne aussi son goût pour les détails. Tout cela portrait plutôt à le voir comme se trouvant à l’origine d’un filon plus biographisant, anecdotique et virulemment anti-néronien exploité largement par Dion27.
d) Fabius Rusticus est mentionné par Tacite dans l’Agricola et dans les Annales. Dans ces dernières, Tacite met en garde contre la faveur dont il fit preuve envers Sénèque dont il avait été le protégé (Ann., 13.20.2 : sane Fabius inclinat ad laudes Senecae, cuius amicitia floruit)28. C’est du reste peut-être précisément en réponse à des accusations lancées contre Sénèque dans l’A fine Aufidii Bassi que Fabius a livré une version de l’histoire favorable à ce dernier29, dans un ouvrage dont on ne connaît ni la date de rédaction (entre 75 et 83‑84)30, ni l’exact contenu (assurément le règne de Néron, peut-être aussi l’année 69)31. De ses liens avec Sénèque, sur lequel il dût passer pour une autorité, on déduit sa posture envers d’autres personnages : hostilité à Néron (hors quinquennium, qu’il aurait attribué à la bonne influence de Sénèque)32 et présentation d’Agrippine la Jeune peut-être plus favorable que celle qu’on trouvait chez d’autres33. Il aurait plutôt été une source subsidiaire pour Dion34.
e) Cluvius Rufus, que Quintilien ne signale pas dans sa liste d’historiens, mais que citent Tacite (Ann., 13.20.2 ; 14.2) et Pline le Jeune (Ep., 9.19.5), est l’auteur d’Histoires qui, publiées après la mort de Vitellius, vers 70 p.C., auraient porté essentiellement sur le règne de Néron35. Peut-être consul sous Caligula et mêlé au complot qui mit fin au règne de celui-ci, Cluvius avait été le hérault de Néron durant sa tournée en Grèce (C.D. 62[63].14.3)36. Pendant les guerres civiles, il fut successivement du côté d’Othon puis de Vitellius (Tac., Hist., 1.8.1 ; 1.76.1)37. Il est difficile de préjuger des tendances de son ouvrage : l’opportunisme et la prudence qu’il afficha sur le plan politique ont donné à penser qu’il se garda de livrer une critique trop tranchée de Néron38, mais il aurait tout aussi bien pu en produire une chronique ouvertement hostile destinée à se concilier la faveur du nouveau pouvoir39.
6Même si l’on peut, à leur côté, citer d’autres écrits susceptibles d’avoir été utilisés de manière ponctuelle (autobiographies impériales40, mémoires d’hommes éminents41, exitus uirorum illustrium, archives…), ces cinq auteurs sont ceux qui auraient laissé sur les périodes concernées des ouvrages susceptibles d’être retenus comme sources principales par les historiens de la période julio-claudienne – et donc par Dion. Si l’on tient compte de leur rang social, d’un côté, Servilius et Cluvius, deux sénateurs, auraient été attentifs à tout ce qui regarde le Sénat et auraient notamment fait un large écho aux acta senatus ; de l’autre, Aufidius et Pline, se seraient davantage intéressés à la personne et à l’entourage de l’empereur et auraient été friands d’informations “croustillantes” les concernant. En conséquence, partant du fait que, de façon générale, le propos de Dion peut être considéré comme davantage centré sur les princes42, on aurait tôt fait de considérer que le Bithynien a plus largement utilisé Aufidius et Pline l’Ancien43. Nous nous garderons toutefois de conclure trop hâtivement. D’une part, Aufidius et Pline, sont les deux seuls dont on est assuré qu’ils aient livré une histoire annalistique et produit une narration par année, identique à celle qu’ont choisie les sénateurs Tacite et Dion. D’autre part, un historien n’est pas nécessairement sénatorial parce qu’il est sénateur et à cet égard, certaines observations sur les fragments de Servilius et Cluvius laissent penser qu’ils montraient déjà un intérêt marqué pour la personne du prince, et notamment pour certains aspects de sa vie privée44 (et du reste, c’est comme source d’anecdotes scandaleuses que G. B. Townend voit Cluvius)45. En conséquence, il ne manque pas d’éléments pour penser que la différence entre les uns et les autres n’était pas historiographiquement aussi nettement marquée qu’elle pouvait l’être (et encore ce point resterait-il à discuter) dans la hiérarchie sociale. Au demeurant, pour ce qui est de Dion, M. Sordi semble privilégier comme source majeure le sénateur Servilius pour les règnes de Tibère et de Caligula, et le chevalier Pline pour ceux de Claude et de Néron46.
7Au total, si l’évocation de ces auteurs et de ces écrits quelque peu fantomatiques, permet d’évoquer un panorama des débuts de l’historiographie impériale et de dresser, pour ainsi dire, un inventaire des possibles, il est plus prudent (et en définitive l’argumentation ne s’en ressent guère) de mener la discussion sur les sources sans chercher à mettre de noms derrière telle ou telle information, telle ou telle version47.
Cas de figures
8Quelquefois, si l’on s’en tient à un plan strictement factuel, il n’est entre Tacite et Dion aucune divergence qui ne soit explicable par une différence d’interprétation (voire de simple compréhension) d’un modèle commun. Une source unique semble alors à l’origine de leur récit et le renvoi éventuel à plusieurs garants (ainsi C.D. 58.13.1 : ὥς τινές φασιν48 ; 58.23.4 : ὥς φασι), qui peut être topique ou dériver du modèle49, ne semble rien y devoir changer50. Dans de tels cas, on pourrait presque légitimement se poser la question de savoir si les Annales ne sont pas la source de Dion. La pratique habituelle de Dion invite néanmoins le plus souvent à répondre en définitive par la négative à cette question, ainsi par exemple pour la campagne de Corbulon en Germanie sous Claude51.
9De tels passages ont aussi invité à se demander lequel des deux auteurs est le plus proche du garant. Contre le mouvement majoritaire de la recherche, prompte à considérer la part de réélaboration plus grande chez l’“artiste” Tacite que chez le “compilateur” Dion52, D. Flach a, dans les années ’70 – et quitte à revenir partiellement à la théorie de la “source unique” pour les Annales – estimé que c’était Dion qui s’écartait le plus de l’original. Les chercheurs se préoccupent moins aujourd’hui de Quellenforschung, ou en tout cas, rarement au premier chef, et le développement encore récent des études sur l’historiographie invite à se demander si la question n’est pas en l’occurrence mal posée. En l’absence de la notion de plagiat, les principales contraintes qui s’exercent sur les historiens anciens dans leur rapport aux sources relèvent de leurs propres choix, idéologiques et esthétiques53. Dans ce sens, la fidélité à une source ne tient ni d’une vertu, ni d’une incapacité à créer, mais relève d’impératifs ponctuels, variables selon les auteurs et selon les moments de la narration. Il n’y a pas à ce titre à chercher un historien qui aurait été uniformément “plus fidèle” et un autre qui l’aurait été moins. Cela vaut aussi lorsqu’il est question non de l’exploitation d’un matériel unique, mais d’un recours à une plusieurs sources, ou lorsque la source principale a été enrichie de sources subsidiaires. La question de l’intention de chaque historien, en articulation avec son idéologie ou avec sa thématique narrative est celle qui se pose en premier.
Ajout de sources subsidiaires par Dion54. Lorsqu’il s’intéresse aux raisons pour lesquelles Tibère se montrait hésitant au moment de prendre la succession d’Auguste, Dion avance deux motifs principaux : la crainte de Germanicus et la révolte de l’armée en Pannonie (57.3.1). La première de ces raisons figure chez Tacite, sur le même pied que les mauvaises relations de Tibère avec sa mère (Ann., 1.7.6-7)55 ; la seconde figure chez Suétone, avec deux autres motifs : le complot de Libo Drusus et la tentative d’un esclave usurpant l’identité d’Agrippa Postumus (Tib., 25.2). On a le sentiment que l’auteur de l’Histoire romaine mêle alors deux sources, l’une qui se reflète avantage chez Tacite, l’autre qui aurait inspiré Suétone. Par contre, le récit qui suit, sur la mutinerie en Pannonie56 semble suivre une seule source, celle qu’utilise Tacite, les deux auteurs ne divergeant que sur des points de détail57. Ainsi si sur des sujets délicats, ou marquants (l’avènement de Tibère), Suétone pouvait confronter plusieurs sources et en tirer un récit propre, pour d’autres événements (la mutinerie de Pannonie), il s’en tenait à une seule – peut-être du reste n’existait-il pas plus d’une seule évocation de tels événements dans la documentation à sa disposition. Bien sûr, ce serait là une tendance générale, et non une règle : on est aussi amené à supposé des sources subsidiaires pour des événements a priori moins éminents, comme la restauration d’un portique par Tibère (C.D. 57.21.5-7)58.
Ajouts et modifications apportées par Tacite. D’autres fois, Tacite et Dion divergent, et la meilleure hypothèse semble que Tacite s’écarte de la source commune, tandis que Dion en resterait plus proche59. Par exemple, pour les livres néroniens, le fait que Dion soit plus hostile à Sénèque que Tacite60 viendrait de ce qu’à la différence de ce dernier, l’historien bithynien n’a pas subsidiairement puisé à Fabius Rusticus pour tempérer le portrait hostile au Cordouan qu’il trouvait dans sa source principale (Pline l’Ancien ?). Pour un exemple plus ponctuel, on citera à nouveau les affaires sénatoriales des années 15 et 16 p.C. Les informations parfois différentes qui figurent chez l’un et chez l’autre semblent provenir en dernier recours des acta senatus. Étant donné la faible probabilité qu’aient existé deux sources prétacitéennes ayant chacune livré une compilation différente des acta, la coexistence d’informations qui sont communes aux deux historiens avec d’autres qui se trouvent uniquement chez l’un ou chez l’autre suscite deux hypothèses : soit le recours à une source commune qui avait elle-même consulté ces acta, et dans laquelle chacun aurait diversement puisé ; soit le rejet (au moins partiel) de cette source – qu’aurait reprise plus ou moins intégralement Dion – par Tacite, lequel aurait cherché à la remplacer, ou au moins à la compléter, en menant lui-même une recherche de première main à partir des acta senatus. Considérant d’une part que Dion, pour la période envisagée, ne semble avoir, comme nous l’avons vu, inséré de sources subsidiaires, tels les acta, que pour les événements les plus marquants61 et d’autre part qu’il existe des indices d’une consultation directe des acta par Tacite (qui mentionne du reste ceux-ci en Ann., 15.74.3)62, la seconde hypothèse a paru préférable63. Dans ce cas, le spécialiste de Tacite aura à se demander pourquoi l’auteur des Annales ne s’est pas contenté de la source qui lui était commune avec Dion ; mais le spécialiste de Dion n’en aura pas moins à se demander pourquoi ce dernier s’en est contenté… C’est dans cette perspective qu’il sera alors utile d’examiner les différences entre les deux passages, non pour en trouver la source, mais pour voir quel type de sensibilité elles font apparaître64. Raisonnement de Quellenforschung, certes, mais au service d’une finalité qui ne relève pas de celle-ci et tend à cerner de plus près le projet historiographique de chaque historien. Loin sans doute est l’époque où l’on pouvait réduire Dion à sa source65 et il est aujourd’hui acquis qu’il y a dans l’Histoire romaine une part de relecture personnelle du passé. À ce titre, le discours quelque peu “traditionnel” qui voudrait que Tacite ait fait preuve d’originalité en réélaborant sa source, tandis que Dion serait fidèle à celle-ci (supra), s’il a pu servir la réputation de Dion auprès des historiens, doit être dépassée.
10Par ailleurs, peut-être les divergences de projet ou de sensibilité qui apparaîtront lors de la confrontation des deux auteurs permettront-elles d’expliquer pourquoi, tout en connaissant Tacite, et en dépit du fait que celui-ci était le seul à traiter intégralement de la période julio-claudienne, Dion ne l’a pas choisi comme source principale pour son évocation de celle-ci (tout comme, du reste, il n’aurait pas choisi Tite-Live pour l’époque républicaine)66.
Notes de bas de page
1 Cf. Noè 1984.
2 Par ex. Swan 1987, 283-284. Aussi, à propos de Ann., 1.9-10 (année 14), Tränkle 1969, 112-117.
3 Pour les Histoires, il reste difficile de trancher sur les sources de Dion ; par ex. Damon 2003, 24 n. 21 (aussi p. 291-302, pour une utile liste de parallèles entre Tac., Hist., 1, Plutarque, Suétone et Dion). Pour une connaissance par Dion de l’Agricola, Khellaf 2012, 87-89 et n. 239 (spéc. à propos du lien entre C.D. 66.20.1-2 et Tac., Agr., 28).
4 Syme 1958a, 271 n. 4, 421, 688-692 ; Syme 1977, 255 (à propos de l’hexade tibérienne : “It is an idle fancy that he [= Cassius Dio] owed his portrayal of Tiberius to Tacitus. None the less nobody will deny that he had read Tacitus”) ; Syme 1980b, 112 ; Flach 1973b, 108 et n. 46 ; aussi dans ce sens Freyburger-Galland 1992, 136 (à propos de la mort d’Auguste et de Ann., 1.9-10) ; Hind 2007, 94 (à propos de la conquête de la Bretagne). Pour une liste de passages, Devillers 2003a, 230 n. 154. Plus restrictive est Solimeno Cipriano 1979 (ainsi p. 18 : “Più che una estremamente frammentaria conoscenza di Tacito in Dione non è ipotizzabile, e, tanto meno, dimostrabile”). Pour une large utilisation des Annales par Dion, cf. toutefois Bergmans 1903 ; parfois aussi l’affirmation se trouve au détour d’une contribution, ainsi Stackelberg 2009, 618 (sur la mort de Poppée) : “Dio, who based his work closely on that of Tacitus”.
5 Schwartz 1899, 1716-1717.
6 Syme 1958a, 272-273, 691 ; aussi Noè 1984, 91 : “Questa teoria si rivela semplicistica oltre che indimostrabile”.
7 Spéc. Flach 1973a, 126-127 ; Flach 1973b, 107 ; Flach 1985, 170.
8 Pour ce qui est de Dion, Gowing 1997, 2563 et n. 17. Déjà Momigliano 1932.
9 Cf. par ex. C.D. 60.3.1, où l’on pourrait voir la superposition de deux traditions sur l’empereur. Dans ce sens, Marques Gonçalves 2015, 46 (sans qu’il y ait toutefois une véritable démonstration).
10 Il en signale encore le caractère généralement antitibérien en Ann., 4.11.2.
11 Par ex. Champlin 2003, 44, à propos de Néron.
12 Cf. Townend 1960 ; Townend 1961 ; il identifie le premier (moins violent) avec Pline l’Ancien, le second (virulent) peut-être avec Cluvius Rufus. Sur ces historiens, infra.
13 Cf. Syme 1977, 234 : “The discussion of sources (dreadful trade) should be directed in the first place to what can be learned about their character and quality”. Sur la méthode prosopographique de R. Syme, par ex. Giua 2007b, 33-41.
14 Par ex. Ameling 1997, 2480 et n. 43.
15 Sur ce corpus, voir Malloch 2014.
16 Syme 1958a, 274-276, 697-698 ; Duret 1986, 3278.
17 Par ex. Wilkes 1972, 197.
18 Par ex. Marx 1936 ; Sage 1990, 1007.
19 Noè 1984, 82.
20 Cf. Syme 1970a, 96-101 (sur des liens avec Barea Soranus) ; aussi Probus, Vita Persii, 5.
21 Spéc. Syme 1958a, 275-276, 288, 700 ; Syme 1970a, 104-107 ; Syme 1977, 235. Ou encore, en voyant dans l’ignotus de Schwartz un homme qui aurait bien connu Tibère, Champlin 2008, 418-419 favorise un profil davantage proche de Servilius que d’Aufidius.
22 Sordi, in : Sordi et al. 1999, 6-12 (aussi Sordi 1992).
23 Il est possible aussi qu’il ait été cité pour le règne de Claude ; Syme 1958a, 699.
24 Townend 1964 le voit ainsi comme la source commune à Tacite et Plutarque pour les règnes de Galba et d’Othon.
25 Levick 2013b, I, 532-533.
26 Cf. Schubert 1998, 323 ; Devillers 2015b, 62. Le trait était aussi bien souligné dans l’Octavie ; Kragelund 2000.
27 Dans ce sens, Sordi, in : Sordi et al. 1999, 18-22.
28 Autres mentions en Ann., 14.2 ; 15.61.3 ; aussi Agr., 10.3.
29 Par ex. Noè 1984, 134.
30 Par ex. Martin 19892, 36 ; aussi Cizek 1995, 188 (“entre 74 et 85”).
31 Syme 1958a, 179 ; Duret 1986, 3292. Pour sa part Timpe 1960, 501 pense que Fabius pourrait avoir déjà écrit sur Caligula. Pour Alfonsi 1984, 12, il aurait traité de Claude et de Néron. Cizek 1995, 188 n’exclut pas qu’il se soit attaché aussi aux années 68-70, voire à une partie du règne de Claude. Au contraire, pour Townend 1964, 342, il aurait composé un ouvrage de portée réduite, une sorte de monographie de type sallustéen ; dans ce sens, Bardon 1956, 204 ; Tresch 1965, 59-60 ; Sage 1990, 1015.
32 Pour l’hostilité à Néron, Bardon 1956, 204 ; Syme 1958a, 179 ; Klingner 1958, 204 ; Benario 1975, 83. Toutefois, la possibilité que Fabius Rusticus n’ait pas été totalement hostile à Néron est envisagée par Tresch 1965, 63. Pour le quinquennium Neronis, Cizek 1999, 25.
33 Questa 1960, 202 ; Townend 1960, 119.
34 Sordi, in : Sordi et al. 1999, 22.
35 Dans ce sens, Tresch 1965, 57-58 ; Duret 1986, 3289. Sur la période couverte par Cluvius, aussi Syme 1958a, 293-294 ; Noè 1984, 103 et n. 115 ; Duret 1986, 3285.
36 Aussi Suet., Ner., 21.2 (sur des événements antérieurs à la tournée de Néron en Grèce).
37 Sur les mentions de Cluvius dans les Histoires, Wilkes 1972, 202.
38 Syme 1958a, 178-179, 294 ; aussi Wilkes 1972, 201, 203 ; Bessone 1978, 106 ; Noè 1984, 103-105, 120 ; Duret 1986, 3289, Cizek 1995, 188.
39 Townend 1960 ; Townend 1961 ; Townend 1964 ; aussi Gowing 1997, 2563.
40 Dion aurait utilisé celle de Claude ; Sordi, in : Sordi et al. 1999, 16.
41 Au premier chef ceux de Corbulon ; Lewis 1993, 650-651 ; Cizek 1995, 193.
42 Cf. dans ce volume O. Devillers, “Cassius Dion et l’évolution de l’annalistique”. Aussi Syme 1958a, 388 (comparaison entre Tac., Ann., 6.19.1 et C.D. 58.22.2) ; Syme 1977, 237 (à propos des années 15 et 16 : “In both years much of the Greek historian’s matter is trivial and anecdotic”) ; Baar 1990, 17. Sur quelques anecdotes présentes chez Dion et absentes du passage correspondant chez Tacite : C.D. 58.1.1 (cf. Ann., 4.68) ; 58.4.4 (cf. Ann., 6.29) ; 61[60].29.4 (cf. Ann., 11.1-3)…
43 Le raisonnement inverse est appliqué à Tacite qui aurait davantage utilisé les auteurs ”sénatoriaux” Servilius et Cluvius, et aurait dédaigné Aufidius (Syme 1958a, 276, 288) et Pline l’Ancien (Syme 1958a, 294 et n. 6 ; aussi Tresch 1965, 61).
44 Cf. Devillers 2003b.
45 Townend 1960, 103-107 ; Townend 1961, 239, 248 ; Townend 1964, 355-356, 370-371.
46 Sordi, in : Sordi et al. 1999.
47 Par ex. Syme 1977, 234 : “The discussion of sources (dreadful trade) should be directed in the first place to what can be learned about their character and quality. To assign a name is hazardous, and may mislead”.
48 Cf. Tac., Ann., 6.26.3 (tradidere quidam) ; aussi Suet., Tib., 65.2.
49 Flach 1973b, 95-99.
50 Sordi, in : Sordi et al. 1999, 8.
51 Mehl 1979. Cf. aussi la courte évocation de la tentative de Mithridate du Bosphore contre les Romains (C.D. 61[60].32.4a ; cf. Tac., Ann., 12.15-21) ou sur le plan intérieur le procès de Fulcinius Trio (C.D. 58.25.2-3 ; cf. Tac., Ann., 6.38.2-3).
52 Cette vue transparaît encore chez Sordi, in : Sordi et al. 1999, 22 ; aussi Paratore 1952 (par ex. p. 66). L’éloignement chronologique de Dion par rapport aux faits narrés est aussi un argument avancé en sa défaveur dans cette discussion.
53 Levene 2011, 10.
54 On trouvera divers exemples de cette pratique chez Sordi, in : Sordi et al. 1999, passim. Pour l’opinion selon Dion suit principalement une source principale, Questa 1960, 49.
55 Dion indique aussi secondairement le désaccord avec Livie comme motif possible (57.3.3).
56 Cf. Malloch 2004.
57 C.D. 57.4.2 dit que les mutins ont voulu tuer leur général Blaesus ; chez Tacite, rien de tel, mais l’historien fait dire à Blaesus qu’il serait moins déshonorant de le tuer que d’abandonner leur empereur (Ann., 1.18.3) ; C.D. 57.4.5 signale une version selon laquelle les meneurs après leur arrestation furent tués par Drusus lui-même, alors que Tacite (Ann., 1.29.4) signale une version selon laquelle ils furent enterrés dans sa tente. Dans les deux cas, la version de Dion pourrait être expliquée comme une amplification de celle dont on trouve écho chez Tacite. Malloch 2004 conclut pareillement à deux exploitations indépendantes du même noyau informatif (de même Kajanto 1970, 705).
58 En l’occurrence Dion aurait recours à Ti. Claudius Balbillus ; Bellemore 2003, 270 n. 10.
59 C’est par ex. ce que Syme 1977, 234, 691 imagine pour l’avènement de Tibère. Au contraire, pour un recours réduit de Tacite aux sources subsidiaires, Flach 1973b, 94.
60 Par ex. Sage 1990, 1015.
61 Cf., dans ce sens, la contribution de C. Letta, dans ce volume. Sur la question, cf. aussi Swan 1987, 284‑285 ; Swan 1997, 2532.
62 Par ex. Syme 1958a, 278-285 (pour Ann., 1-6), 295-296 (pour Ann., 11-16) ; Syme 1958b, 192 ; Syme 1970a, 81 ; Syme 1974, 489-490 ; Syme 1977, 235 ; Talbert 1984, 326-334.
63 Swan 1987, 284-285.
64 Dans ce sens, Sordi, in : Sordi et al. 1999 (spéc. p. 5).
65 Cette conception reste néanmoins tenace ; par ex. Levick 2015, 118 : “Unfortunately Dio is only as good as his sources”.
66 Sordi, in : Sordi et al. 1999, 22-23.
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