L’épisode de Sentinum chez Zonaras à la lumière du parallèle livien
p. 205-213
Texte intégral
1La bataille de Sentinum n’a sans doute pas aujourd’hui la célébrité qu’elle mérite, et pourtant elle constitue une date capitale1 dans l’histoire de Rome, autant que Trasimène, Cannes ou même Ausculum, puisque Rome eut à affronter alors une large coalition des peuples de l’Italie, du Sud comme du Nord. Cela tient sans doute à la place particulière qu’occupent dans notre représentation de l’histoire de Rome les guerres samnites, qui ont marqué l’expansion de Rome hors du Latium, mais ne constituent pas une lutte contre un seul ennemi d’exception, comme ce fut le cas dans la deuxième guerre punique. Les guerres samnites correspondent plutôt à une succession de conflits qui ne mettent pas en jeu les mêmes adversaires, constitués par plusieurs populations d’Italie centrale et méridionale et aboutissent à une progression de Rome vers le Sud qui s’est sans doute largement faite au coup par coup.
2La bataille à laquelle je vais m’intéresser a lieu vers la fin de la troisième guerre samnite, en 295 a.C. si on adopte la chronologie courante, à Sentinum, près de la ville de Sassoferrato, dans les Marches. Rome, qui a réussi à conquérir une bonne partie de l’Italie centrale et méridionale (c’est le cas de Naples, par exemple, soumise depuis vingt-cinq ans), a du mal à triompher de la résistance samnite, l’ennemi se montrant particulièrement coriace.
3Les Samnites, sous la conduite de Gellius Egnatius, décident de quitter leur région pour rejoindre les troupes qui s’opposent à Rome sur le front nord, Etrusques, Ombriens, Gaulois. Egnatius espère que les forces ainsi rassemblées pourront porter un coup d’arrêt à la progression romaine. Après une embuscade tendue par les Gaulois à un détachement romain, l’Vrbs reprend toutefois une position favorable avant même la bataille, grâce à des déserteurs gaulois : elle parvient à empêcher les Etrusques de rejoindre leurs alliés gaulois et samnites en lançant une diversion sur leur territoire (Liv. 10.27). S’engage cependant une bataille difficile, les consuls Q. Fabius Rullianus et P. Décius Mus (mais celui-ci y perd la vie) remportent la victoire, et, si les hostilités se poursuivent encore pendant cinq ans, ce succès a une valeur symbolique très forte car c’est la première fois que l’Vrbs doit affronter toute l’Italie coalisée contre elle. Cela ne se reproduira que lors de la guerre sociale, guerre contre les alliés italiens au début du ier s., mais la comparaison n’est pas tout à fait juste car la guerre sociale ne concerne en fait que quelques zones précises de l’Italie centro-méridionale.
4La célébrité antique de la bataille tient à ce qu’elle comporte, au moins dans le récit livien, deux éléments marquants : d’une part, un présage, annonçant l’issue de la bataille, qui fait intervenir un loup et une biche ; de l’autre, un acte singulier de la part du chef romain, le sacrifice personnel qu’il fait, au bénéfice de la patrie, et qui donne lieu chez Tite-Live à une description précise. Cette deuotio entre dans une série de plusieurs gestes similaires, tous dus à la famille des Decii, et dont la place dans la mémoire romaine est indiquée par la mention que fait de ces deuotiones Virgile dans la description du bouclier d’Enée.
5Voici le passage livien relatif à l’omen :
Liv. 10.27.8-9 : tertio die descensum in campum omnibus copiis est. Cum instructae acies starent, cerua fugiens lupum e montibus exacta per campos inter duas acies decurrit ; inde diuersae ferae, cerua ad Gallos, lupus ad Romanos cursum deflexit. Lupo data inter ordines uia ; ceruam Galli confixere. Tum ex antesignanis Romanus miles “illac fuga” inquit “et caedes uertit, ubi sacram Dianae feram iacentem uidetis ; hinc uictor Martius lupus, integer et intactus, gentis nos Martiae et conditoris nostri admonuit”.
“Le troisième jour, toutes les troupes descendirent dans la plaine. Alors que les lignes de bataille étaient formées, une biche, fuyant depuis les montagnes un loup qui la poursuivait, traversa la plaine entre les deux lignes adverses ; alors les bêtes partirent dans des directions opposées, la biche vers les Gaulois, le loup vers les Romains. On laissa passer le loup entre les rangs ; les Gaulois abattirent la biche. Alors, un soldat romain du premier rang dit : ‘La fuite et le massacre se sont tournés vers l’endroit, là-bas, où vous voyez la bête consacrée à Diane gisant à terre ; de notre côté le loup vainqueur consacré à Mars, indemne et sans atteinte, nous a rappelé que nous appartenons à Mars et à notre fondateur’”.
6La suite du texte, trop longue pour être rapportée, relate de façon détaillée, le sacrifice du consul et la fin des hostilités, débouchant sur une critique virulente, de la part de Tite-Live, des historiens qui ont exagéré les chiffres.
7Plusieurs sources parallèles documentent la bataille de Sentinum : à l’exception de deux notices qui citent une source antérieure, Diodore de Sicile et Tzétzès, notices sur lesquelles nous reviendrons, il faut mentionner un passage très elliptique de Polybe, qui nous livre un résumé factuel de la bataille :
Plb. 2.19.6 : ἐν ᾧ καιρῷ προσφιλονεικήσαντες πρὸς τὸ γεγονὸς ἐλάττωµα αὐτοῖς Ῥωµαῖοι µετ’ ὀλίγας ἡµέρας ἐξῆλθον, καὶ συµβαλόντες πᾶσι τοῖς στρατοπέδοις ἐν τῇ τῶν Σεντινατῶν χώρᾳ πρὸς τοὺς προειρηµένους τοὺς µὲν πλείστους ἀπέκτειναν, τοὺς δὲ λοιποὺς ἠνάγκασαν προτροπάδην ἑκάστους εἰς τὴν οἰκείαν φυγεῖν.
“Cette fois-là, les Romains, vexés par l’échec qu’ils avaient subi, reprirent les hostilités après quelques jours et, affrontant avec toutes leurs légions leurs ennemis sur le territoire de Sentinum, ils en tuèrent la plupart, et forcèrent le reste à fuir en désordre vers leurs pays respectifs”.
8Si le texte de Polybe, qui fournit le “noyau historique”2 des événements, n’offre guère de matière à un commentaire, l’autre récit circonstancié de la bataille dont nous disposons est celui de Zonaras, qui procède de Cassius Dion. Alors que pour l’épisode célèbre de la legio linteata et des serments terrifiants que les Samnites font prêter à leurs jeunes recrues (rapporté lui aussi par Tite-Live au livre 10), un fragment de Dion est conservé par les Extraits constantiniens3, la bataille de Sentinum, elle, n’est évoquée que chez l’épitomateur byzantin. Le texte est le suivant :
Zonar. 8.1.6-7 : κἀν τούτῳ λύκος ἔλαφον διώκων εἰς τὸ µεταίχµιον εἰσπεσὼν αὐτὸς µὲν πρὸς τοὺς Ῥωµαίους ὁρµήσας διεξῆλθε καὶ αὐτοὺς ἐπεθάρσυνε, προσήκειν αὐτὸν νοµίζοντας ἑαυτοῖς ὡς λυκαίνης θρεψαµένης τὸν Ῥωµύλον, καθάπερ ἱστόρηται· ἡ δὲ ἔλαφος πρὸς τοὺς ἑτέρους χωρήσασα κατεκόπη, καὶ τόν τε φόβον αὐτοῖς καὶ τὴν συντυχίαν τοῦ πάθους κατέλιπε. Συµπεσόντων οὖν τῶν στρατευµάτων ὁ µὲν Μάξιµος ῥᾷον τοὺς κατ’ αὐτὸν ἐνίκησεν, ἥττητο δέ γε ὁ Δέκιος. ἐνθυµηθεὶς δὲ τὴν ἐπίδοσιν τοῦ πατρός, ἣν διὰ τὸ ἐνύπνιον ἐποιήσατο, ἑαυτὸν ὁµοίως ἐπέδωκε, µή τινι περὶ τῆς πράξεως κοινωσάµενος. ῎Αρτι δὲ ἔσφακτο καὶ οἱ συντεταγµένοι αὐτῷ τὸ µὲν ἐκείνου αἰδοῖ ὡς δι’ αὐτοὺς θανόντος ἐθελοντοῦ, τὸ δὲ καὶ ἐλπίδι τοῦ παντῶς ἐκ τούτου κρατήσειν, τῆς τε φυγῆς ἐπέσχον καὶ τοῖς διώκουσι σφᾶς γενναίως ἀντικατέστησαν. Κἀν τούτῳ καὶ ὁ Μάξιµος κατὰ νώτου τε αὐτοῖς προσέπεσε καὶ παµπόλλους ἐφόνευσεν· οἱ δὲ περιλειφθέντες ἀποδιδράσκοντες διεφθάρησαν. Μάξιµος δὲ Φάβιος τὸν µὲν τοῦ Δεκίου νεκρὸν κατέκαυσε σὺν τοῖς σκύλοις, τοῖς δὲ εἰρήνης δεηθεῖσι σπονδὰς ἐποιήσατο.
“Pendant ce temps un loup poursuivant une biche pénétra dans l’espace entre les deux armées, et s‘élançant du côté des Romains, se plaça dans leurs rangs. Cela fut un encouragement pour eux, ils se rappelèrent que le loup leur appartenait, puisque, selon la tradition, une louve a nourri Romulus. En revanche la biche dirigea sa course vers les adversaires et fut abattue, ce qui suscita chez ceux-ci la crainte quant à l’issue de la bataille. Lorsque l’engagement eut lieu, Maximus l’emporta assez facilement, mais Décius fut vaincu. Et se rappelant, grâce à un rêve qu’il fit, le sacrifice personnel de son père, de la même façon il fit don de sa personne, sans entraîner aucun autre soldat dans son acte. A peine était-il tué que ses soldats d’élite, en partie par respect pour lui, car ils avaient compris qu’il s’était sacrifié volontairement pour eux, en partie dans l’espoir d’une victoire qui serait rendue sûre par cet acte, renoncèrent à fuir et affrontèrent de manière honorable leurs poursuivants. Maximus attaqua alors ces derniers par derrière et en tua un grand nombre. Les survivants prirent la fuite, mais furent massacrés. Fabius Maximus brûla le corps de Décius avec ses dépouilles et conclut avec l’ennemi, qui réclamait la paix, une trêve”.
9La version de Dion, telle que transmise par l’intermediaire de Zonaras, se présente à première vue comme une sorte de résumé très elliptique du récit livien, qui s’étend sur plusieurs chapitres4 : on y retrouve les deux motifs principaux (l’omen de la biche et du loup et la deuotio de Decius) mais plusieurs péripéties militaires en sont absentes comme, en particulier, les hostilités qui se déroulent du côté de l’aile dirigée par Fabius, ainsi que les détails de l’engagement qui fait suite au sacrifice du consul. On constate cependant que la succession des événements est, ici et là, la même, puisque Zonaras met en valeur la tactique de retournement efficace de Fabius, qui parvient ainsi à fatiguer l’ennemi5 et finalement à le vaincre. Tous ces éléments sont absents de la brève notice de Polybe.
10On est donc tenté de conclure, avec S. P. Oakley6, que le récit de Dion transmis par Zonaras pour la bataille de Sentinum “n’offre rien qui ne soit déjà dans Tite-Live et en constitue par moments un résumé”. Or, comme l’indépendance de Dion à l’égard de Tite-Live – en général et s’agissant des deux premières décades en particulier7 - est aujourd’hui reconnue comme très probable, il faut supposer que Dion a utilisé ici, si ce n’est Tite-Live lui-même, la même source, de type annalistique, que lui. Dans tous les cas, on aboutit à une dévalorisation du témoignage de Zonaras, considéré comme un reflet tronqué du récit livien ou de sa source. Il est cependant possible, par un examen attentif de ce témoignage, d’en isoler quelques traits originaux.
11Comme le note justement Grossmann8, Tite-Live a fait de la bataille de Sentinum le κλίµαξ de son récit des années 296 et 295 et s’est attaché à articuler l’évocation de l’événement de manière dramatique. Le commentaire qu’il livre à l’issue de cet épisode est d’ailleurs sans ambiguïté : il récuse les chiffres excessifs avancés par certains historiens à propos des effectifs des belligérants en indiquant que Sentinum n’a pas besoin de ces exagérations pour constituer une bataille importante9.
12Le texte de Zonaras, qui ne fait nulle part de cette polémique numérique, reprend les deux aspects qui font la force dramatique de la bataille : le présage et le sacrifice du consul. S’agissant des présages, il n’y a pas lieu de douter de la fidélité de Zonaras à sa source dionienne, puisque dans un passage précédent transmis cette fois par les extraits constantiniens De sententiis (dont la fiabilité est incontestable)10, Dion insiste sur les prophéties et les présages qui annoncent le succès de Sentinum et constituent une anticipation de l’omen qui nous intéresse11.
13L’évocation des deux aspects est sensiblement différente chez Dion et chez Tite-Live. En ce qui concerne le présage, il faut remarquer que l’explication fournie par les Romains n’est pas la même dans les deux cas : le loup est présenté d’abord comme consacré à Mars, comme lupus Martius, selon le soldat mis en scène par Tite-Live, tandis que c’est le rôle de nourrice de la louve qui est mis en avant, tout à fait explicitement, chez Zonaras. D. Briquel, analysant le passage livien, a rapproché l’omen de Sentinum des monnaies frappées par les insurgés de la Guerre Sociale, plusieurs séries présentant des scènes dans lesquelles la louve romaine est écrasée par le taureau italique12. La célébrité et le retentissement de la bataille ont sans doute favorisé la reprise de ce thème dans le monnayage italien : “C’est d’un retournement voulu de ce qui était affirmé en 295 qu’il convient de parler”. Il faut sans doute, comme le rappelle D. Briquel13, renoncer à l’hypothèse de J. Bayet14, qui interprète, à la lumière du chaudron de Gundestrup, présentant des cervidés et un loup15 le double omen comme un écho d’un rituel celtique favorable originellement aux Gaulois, et voir dans celui-ci un exemple d’un phénomène historiographique courant, celui du rôle ominal attribué à deux animaux. La présence du motif chez Dion/Zonaras comme chez Tite-Live, surtout si l’on s’en tient à l’hypothèse d’une indépendance des deux auteurs, témoigne de l’importance de ce présage dans l’historiographie de la bataille. Pouvons-nous à partir de là préciser l’originalité de la version de Dion/Zonaras par rapport à celle de Tite-Live ? C’est difficile, mais il est possible de suggérer au moins que l’imagerie de la louve allaitant les jumeaux sous-tend davantage le texte de l’épitomateur que celui de Tite-Live, qui insiste sur le lien avec Mars, malgré la mention du conditor16.
14G. Dumézil a longuement étudié l’omen de Sentinum et le motif de la deuotio ; le caractère condensé du texte de Zonaras, qui fait se succéder immédiatement les deux descriptions, nous permet de saisir le lien entre les deux éléments, qui n’apparaît pas de manière évidente dans le récit livien, beaucoup plus développé. Le savant rapproche l’ensemble de l’épisode d’un chapitre antérieur du livre 10 de Tite-Live, dans lequel les édiles curules d’un côté, les édiles plébéiens de l’autre, font une série d’offrandes aux dieux. Les patriciens (en l’occurrence les Ogulnii) honorent Jupiter et Mars, mais aussi Romulus-Quirinus, sous la forme suivante : simulacra infantium conditorum urbis sub uberibus lupae condiderunt17 (“Ils placèrent une statue des enfants fondateurs de la Ville sous les mamelles de la louve”), près du figuier du Ruminal, tandis que les Plébéiens sacrifient à Cérès.
15Concernant la louve et les jumeaux, le texte est ambigu et ne permet pas de décider si les Ogulnii ont ajouté les jumeaux à une représentation de la louve qui aurait préexisté ou s’ils ont érigé le groupe dans son ensemble18, la notice livienne étant mise en relation avec la louve du Capitole dont la datation est elle-même controversée19 : la discussion se poursuit, depuis les études de J. Carcopino20, puis C. Dulière21, jusqu’à la synthèse récente d’A. Dardenay22, et à la position prudente d’Oakley23.
16Quoi qu’il en soit, G. Dumézil analyse l’évolution de cette présence des dieux lors du récit de la bataille de Sentinum, quelques chapitres plus loin ; il souligne l’importance, dans le récit livien de la bataille de Sentinum, du lien entre les Romains et Mars, lien dans lequel Romulus ne joue plus qu’un rôle d’“agent de transmission”, de “doublet de Mars”, le “loup de chair” du présage étant investi de la fonction martiale24. Il est intéressant de noter que Dion/Zonaras – source dont G. Dumézil ne tient pas compte dans son analyse – accorde, lui, une place à la figure de la louve dans la description du présage de Sentinum. Loin de la construction savante de Tite-Live, cette insertion paraît relever d’une nécessité pédagogique (il faut rapprocher le loup intervenant dans le présage de la louve qui a nourri le fondateur), mais elle peut constituer le rappel de l’épisode de la dédicace de la statue des jumeaux pour lequel nous n’avons pas le témoignage direct de Dion. La période de Sentinum n’est sans doute pas celle où les premiers témoignages iconographiques de représentation de la louve sont attestés, la louve du Capitole étant sans doute antérieure d’un bon siècle, mais celle où le monnayage, en particulier un didrachme romano-campanien, en rend compte25, et la familiarité du modèle n’autorise pas à penser que Dion/Zonaras a ici déplacé un élément du récit de Tite-Live. D’autre part, dans cette analyse, la succession des trois épisodes qui structurent le récit livien de la bataille (présage du loup, deuotio, uotum, après les hostilités, de la part de Quintus Fabius, des dépouilles à Jupiter) constitue une “théorie trifonctionnelle de la victoire” qui permet de comprendre le succès romain. L’élaboration livienne renvoie donc à des préoccupations étiologiques alors que le récit de Dion/Zonaras prend sans doute son sens vis-vis du long développement consacré aux prodiges de 296 qui précède.
17Le second point que traitent les deux historiens est aussi célèbre que le précédent : il s’agit de la tradition relative à la deuotio de Decius, qui se sacrifie aux dieux Mânes pour assurer la victoire du camp romain. Nous ne reprendrons pas l’ensemble de la question, qui a donné lieu à de très nombreux travaux, de la part, en particulier, de G. Dumézil. Mais il est intéressant de relever que le témoignage supposé de Dion se trouve au cœur d’une polémique historiographique relative aux sources témoignant de cette deuotio : une scholie à l’Alexandra de Lycophron, due à l’érudit Tzétzès, présente Dion comme l’un des auteurs ayant mentionné cette deuotio :
Δοῦρις, Διόδωρος καὶ Δίων ὅτι Σαµνητῶν, Τυρρηνῶν καὶ ἑτέρων ἐθνῶν πολεµούντων Ῥωµαίοις ὁ Δέκιος ὕπατος Ῥώµης συστρατηγὸς ὢν Τουρκουάτου οὕτως ἀπέδωκεν ἑαυτὸν εἰς σφαγὴν καὶ ἀνῃρέθησαν τῶν ἐναντίων ρʹ χιλιάδες αὐθηµερόν26.
“Douris, Diodore et Dion écrivent que tandis que les Samnites, les Etrusques et les autres peuples combattaient les Romains, Décius, qui était le collègue de Torquatus, livra sa personne au massacre et que le même jour cent mille ennemis furent tués”.
18Cette notice pose plusieurs problèmes, le premier étant qu’en mentionnant le couple de consul Decius-Torquatus, elle situe cette deuotio en 340, lors de la bataille du Veseris – épisode par ailleurs présent chez Tite-Live27, et documenté par Zonaras, à ceci près que l’épitomateur ne mentionne que les Latins28. Mais comme le début de la notice fait bien référence aux belligérants de la bataille de Sentinum, il y a tout lieu de penser à une confusion de l’érudit byzantin29. Pour D. Briquel, qui prend position dans un débat historiographique remontant à F. Münzer et F. Jacoby, il y a de fortes raisons de penser que Douris ne mentionnait pas l’acte héroïque de Décius, ce que laisse supposer l’existence d’une seconde notice proche de celle-ci et qui ne mentionne pas, à propos de l’historien de Samos, la deuotio30 ; mais aucun des commentateurs ne met en doute la mention par Dion et Diodore, qui ont peut-être sur ce point cité Douris, de cette deuotio. La question de savoir quelle part revient à l’un et à l’autre est difficile à résoudre. M. A. Cavallaro estime31 que Tzetzès, qui cite par ailleurs à plusieurs reprises des passages de Dion, a ici surtout utilisé Diodore comme “source principale”, utilisant Dion comme source secondaire, et à mauvais escient, puisqu’il a utilisé le passage du livre 7 traitant de la deuotio de 34032 pour présenter la deuotio de 295, pourtant bien présente chez Zonaras. L. Grossmann33 tente de préciser les choses à partir des désignations des consuls chez les deux historiens : l’erreur faite par Tzetzès sur le consulat de Torquatus (qui remonte à 340), qui ne se trouve pas dans le passage tiré des Excerpta Hoescheliana de Diodore, ni chez Zonaras qui donne le bon couple de consuls pour 295, relève, comme nous l’avons vu, d’une confusion de la part de l’érudit byzantin, avec la deuotio de 340 : et, pour L. Grossmann, qui suit l’hypothèse de Beloch34, c’est sur ce point Dion plutôt que Diodore que Tzetzès a utilisé, car le premier fournissait un couple de consuls (Torquatus-Decius) compatible avec l’existence d’une deuotio de Décius, tandis que Diodore, mentionnant le seul consulat de Fabius, demeurait flou.
19Il nous semble également qu’un fait peut nous éclairer : la deuotio de 340 fait l’objet d’une réflexion historiographique intéressante de la part de Dion, dans un passage que nous avons conservé, et dans lequel l’historien fait part de ses doutes quant à l’efficacité du rituel et à la possibilité que la mort d’un seul homme permette de remporter la victoire35. Ce développement est repris de manière abrégée par Zonaras36. Ce passage a pu retenir particulièrement l’attention de Tzetzès, ce qui expliquerait sa confusion pour la deuotio de 295.
20Dans cet enchevêtrement de données, l’information de Dion/Zonaras sur cette deuotio s’avère précise, d’autant plus que la description de Dion conservée par Zonaras ne peut être considérée comme un doublet de celle de 340, ce qui n’est pas le cas chez Tite-Live37 ; mais il est difficile de lui assigner une source, si l’on exclut pour d’autres raisons Douris. Le récit de Dion/Zonaras est très proche de celui de Tite-Live, à une exception près : ainsi que le remarquait il y a déjà longtemps Klinger38, le texte de Zonaras fournit un détail absent de celui de Tite-Live : le fait que Fabius brûle le corps de son collègue qui a accompli la deuotio, avec ses dépouilles. Tite-Live indique en effet :
Fabius dimissis ad quaerendum collegae corpus spolia hostium coniecta in aceruum Ioui Victori cremauit. Consulis corpus eo die, quia obrutum superstratis Gallorum cumulis erat, inueniri non potuit; postero die inuentum relatumque est cum multis militum lacrimis. Intermissa inde omnium aliarum rerum cura Fabius collegae funus omni honore laudibusque meritis celebrauit.
“Après avoir envoyé chercher le corps de son collègue, entassa les dépouilles des ennemis et les brûla en l’honneur de Jupiter victorieux. Ce jour-là, le corps du consul, qui était enseveli sous des monceaux de Gaulois, ne put être retrouvé ; le jour suivant, il fut découvert et ramené au milieu des pleurs des soldats. Interrompant toutes ses autres occupations, Fabius célébra les obsèques de son collègue avec tous les honneurs et les éloges qu’il méritait”39.
21Pour Klinger, cette différence de présentation montre bien que les deux auteurs ne suivent pas la même source ; selon Oakley, la confusion a pu se faire à partir du texte de Tite-Live, qui se trouverait alors excessivement et mal condensé, voire mal traduit40 : le groupe corpus collegae a pu en ce cas être rattaché par Zonaras ou sa source au verbe cremauit et mis sur le même plan, comme complément d’objet direct, que les hostium spolia. Cette hypothèse nous semble peu probable, car ce type d’erreur ne se retrouve pas ailleurs dans le corpus, et il est de toute façon impossible que Zonaras, qui ne lit que le grec, ait utilisé directement Tite-Live. Les deux traditions sont nécessairement indépendantes.
22Cependant, une remarque livrée par le seul Dion/Zonaras n’a pas été relevée par les commentateurs de Tite-Live, l’adhésion des soldats romains au geste de Décius, justifiée par une double motivation psychologique : le respect qu’ils ont pour leur chef, capable d’une telle bravoure, et la perspective de la victoire ainsi promise. Ces deux catégories classiques, dans l’analyse livienne, de l’utile et de l’honestum, sont curieusement absentes du récit livien, qui insiste sur la terreur éprouvée par les soldats romains, raison qui amène Décius à se résoudre à la deuotio41, et sont développées dans le texte pourtant beaucoup plus bref de Zonaras. Ce dernier point constitue un indice fort de l’indépendance de la veine Dion/Zonaras dans ce récit.
23Le cas de la bataille de Sentinum présente l’intérêt d’être documenté, pour nous, de manière circonstanciée par Tite-Live et par Zonaras, les autres sources étant beaucoup moins développées. Il faut exclure, de la part de l’épitomateur Zonaras, qui suit l’information fournie par Dion, une utilisation de Tite-Live ; même si certaines sections du passage pourraient passer pour de simples résumés du récit livien, il est clair que l’attention apportée par Dion/Zonaras aux prodiges s’inscrit dans la perspective d’ensemble de son ouvrage, qui n’est pas celle de Tite-Live. Il y a aussi tout lieu de penser que Dion, qui a sans doute été utilisé par Tzetzès sur ce point, se livrait à un récit circonstancié de la deuotio de Décius, analysant avec précision la réaction des soldats et la conséquence de ce sacrifice.
Notes de bas de page
1 C’est ce que rappelle à juste titre Briquel 2015, 291-292.
2 Cf. Grossmann 2009, 141.
3 C.D. 8 fr. 36.29.
4 Cf. Liv. 10.27-29 et 10.30 pour les réflexions de l’historien à propos de la bataille.
5 Il faut noter que l’ennemi en question est ici samnite et non gaulois : cf. infra.
6 Oakley 2005b, 269.
7 Voir pour la deuxième pentade de Tite-Live l’inventaire fourni par Oakley 1997, 20.
8 Cf. Grossmann 2009, 139.
9 Cf. Liv. 10.30.6 : magna eius diei, quo in Sentinati agro bellatum, fama est etiam uero stanti; sed superiecere quidam augendo fidem, qui in hostium exercitu peditum sexiens centena milia, equitum sex et quadraginta milia, mille carpentorum scripsere fuisse, scilicet cum Vmbris Tuscisque, quos et ipsos pugnae adfuisse (“La réputation du jour où se déroula cette bataille dans le territoire de Sentinum est grande, même si l’on s’en tient au vrai ; mais certains ont voulu la grossir, qui ont écrit qu’il y avait, dans l’armée ennemie, 330 000 fantassins, 46 000 cavaliers, 1000 chariots, en comptant en tout cas les Ombriens et les Etrusques, dont ils écrivent qu’ils ont participé au combat”). Sur les chiffres fournis par Tite-Live et les problèmes textuels qu’ils posent ; cf. Oakley 2005b, 330-332.
10 C.D. 8 fr. 36.28 (= ES 75).
11 Cf. Oakley 2005b, 246.
12 Cf. Briquel 1997, spéc. p. 170-174.
13 Briquel 2015, 291 n. 1.
14 Cf. Bayet 1962.
15 J. Bayet examine ce document d’interprétation controversée en relevant qu’il représente des cervidés pourchassés, mais non tués par un loup ; la biche est identifiée au dieu Cernunnos et son arrivée du côté des Gaulois constitue un présage favorable ; mais les Gaulois tuent la biche, et les Romains, au contraire, en acceptant le loup, reçoivent un omen “correctif” qui leur devient favorable. Cf. les réserves de Trinquier 2004, 86 et 88, qui rappelle que “Si la louve des origines se voyait ainsi honorée, la présence de loups sur le sol de l’Vrbs fut toujours indésirable après la fondation rituelle de la cité. L’entrée d’un loup vivant dans Rome n’est jamais interprété comme le rappel de la légende des origines, mais constitue toujours un événement funeste” ; le cas de Sentinum fait intervenir une armée en ordre de bataille, non une ville.
16 Liv. 10.27.9.
17 Liv. 10.23.13.
18 Cf. Dardenay 2010, 53, qui retient cette dernière hypothèse.
19 Cf. sur ce point Dulière 1979, 43-46 ; depuis, Carruba 2006 a emis l’hypothèse d’un bronze réalisé au Moyen Âge.
20 Cf. Carcopino 1925, qui penche pour une réalisation simultanée de la louve et des jumeaux.
21 Dulière 1979, spéc. p. 53-57, qui envisage une réalisation en deux temps et une datation de la louve au ve s., en milieu étrusque ; sur la question du Ruminal et de l’emplacement du monument des Ogulnii, cf. p. 58-62.
22 Dardenay 2010.
23 Cf. Oakley 2005b, 264.
24 Cf. Dumézil 1979, 189.
25 Cf. Dulière 1979, 43-46. Plusieurs de ces didrachmes d’argent sont de datation controversée et ont pu être abaissés aux années 269-267 : cf. Wiseman 1995, 117-125.
26 Tz. ad Lyc., Alex., 1378.
27 Liv. 8.6-12.
28 Cf. Zonar. 7.26.1-8.
29 Cf. Briquel 2015, 294.
30 Diod. 21 fr. 14 Goukowsky : ἐπὶ τοῦ πολέµου τῶν Τυρρηνῶν καὶ Γαλατῶν καὶ Σαµνιτῶν καὶ τῶν ἑτέρων συµµάχων ἀνηρέθησαν ὑπὸ Ῥωµαίων, Φαβίου ὑπατεύοντος, δέκα µυριάδες, ὥς φησι Δοῦρις.
31 Cavallaro 1976, 267 et n. 1.
32 Cf. Zonar. 7.26.
33 Grossmann 2009, 136-137.
34 Beloch 1926, 442.
35 C.D. 7 fr. 35.7.
36 Zonar. 7.26.
37 Cf. Bloch & Guittard 1987.
38 Cf. Klinger 1896, 29.
39 Liv. 10.29 ; la dernière phrase est presque identique à celle qui clôt le récit de la deuotio de 340, en 8.10.10.
40 Oakley 2005b, 276.
41 Liv. 10.28.12.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Architecture romaine d’Asie Mineure
Les monuments de Xanthos et leur ornementation
Laurence Cavalier
2005
D’Homère à Plutarque. Itinéraires historiques
Recueil d'articles de Claude Mossé
Claude Mossé Patrice Brun (éd.)
2007
Pagus, castellum et civitas
Études d’épigraphie et d’histoire sur le village et la cité en Afrique romaine
Samir Aounallah
2010
Orner la cité
Enjeux culturels et politiques du paysage urbain dans l’Asie gréco-romaine
Anne-Valérie Pont
2010