Les étapes historiques de la décadence de la res publica : de Salluste à Tite‑Live
p. 57-217
Texte intégral
1Salluste et Tite‑Live sont les premiers à faire de leur récit l’histoire du progrès et du déclin de Rome. En dépit de cette sensation intense, l’équivalent du terme moderne “décadence” n’avait pas encore été inventé à la fin de la République, ce qui force les deux historiens à élaborer tout un champ lexical et métaphorique pour décrire ce phénomène, notamment dans les parties dotées d’une valeur programmatique. L’objet de ce chapitre sera d’étudier de plus près ces parties, pour voir comment la réflexion sur la décadence se concrétise dans la description des étapes historiques de cette évolution. L’objectif final sera de voir dans quelle mesure la conception particulière des étapes historiques de la décadence évolue d’une œuvre de Salluste à l’autre et ensuite de Salluste à Tite‑Live. Une étude séparée pour chaque ouvrage de Salluste est donc nécessaire.
Salluste
Catilina : de la destruction de Carthage à la conjuration de Catilina
Du progrès à la décadence : les empires étrangers et Rome1
2L’insertion d’une discussion sur la montée et sur la décadence des empires de Cyrus, de Sparte et d’Athènes dans le deuxième paragraphe de la préface révèle à quel point ce thème est central pour Salluste. En incluant cette problématique dans sa préface, l’auteur lui accorde le statut de thème du récit, ce qui est confirmé encore par le fait qu’il consacre une longue digression, la fameuse “Archéologie”, pour se pencher sur les causes du progrès et du déclin de Rome2. En outre, dans l’ensemble de l’œuvre, l’historien tient à présenter la conjuration du Catilina comme un symptôme de la dégradation morale et politique de la res publica. Ces éléments pris en considération, l’on peut mieux saisir la place de la digression sur les anciens empires : il s’agit de montrer que la décadence, question si centrale dans le reste du récit, est un phénomène universel, préfiguré par l’histoire d’autres peuples. De cette façon, il est suggéré que la dégradation de la res publica était non seulement prévisible, mais qu’elle était due également aux mêmes raisons et passait par les mêmes étapes. Tout d’abord, Salluste distingue une période qu’on peut qualifier d’idyllique :
Igitur initio reges – nam in terris nomen imperi id primum fuit – diuorsi, pars ingenium, alii corpus exercebant ; etiam tum uita hominum sine cupiditate agitabatur, sua cuique satis placebant3..
3Il va de soi que Salluste n’innove point avec ces réflexions sur l’absence de cupidité à une époque reculée de l’humanité : l’existence d’un âge d’or mythique, pendant lequel les hommes vivaient en moralité parfaite et sans avoir besoin de contraintes, est un thème bien connu qui apparaît déjà chez Hésiode4. Posidonius, dont l’affinité des idées avec Salluste a été soulignée jusqu’à l’exagération par la critique5, reformule la même idée : pendant l’âge d’or, le pouvoir était confié aux plus sages qui sont devenus les rois des peuples6. L’étape suivante dans l’histoire des anciens empires est marquée par l’apparition de la lubido dominandi :
Postea uero quam in Asia Cyrus, in Graecia Lacedaemonii et Athenienses coepere urbis atque nationes subigere, lubidinem dominandi causam belli habere, maxumam gloriam in maxumo imperio putare, tum demum periculo atque negotiis compertum est in bello plurumum ingenium posse7.
4Il ne faut pas douter des connotations péjoratives de la lubido dominandi : à la fin du paragraphe (Cat., 2.5), la lubido est incluse parmi les passions qui ont envahi les anciens empires ; c’est aussi un terme toujours investi d’une valeur négative chez Salluste8. De plus, nous verrons que la dominatio fut l’une des passions des rois de Rome qui a mené à leur expulsion. Donc, une motivation négative fut à l’origine de la montée des anciens empires. Salluste porte ensuite son attention sur les causes et les étapes de la décadence de ces États :
3. Quod si regum atque imperatorum animi uirtus in pace ita ut in bello ualeret, aequabilius atque constantius sese res humanae haberent, neque aliud alio ferri neque mutari ac misceri omnia cerneres. 4. Nam imperium facile iis artibus retinetur, quibus initio partum est. 5. Verum ubi pro labore desidia, pro continentia et aequitate lubido atque superbia inuasere, fortuna simul cum moribus immutatur9.
5L’avènement de la paix a marqué le début de la décadence des anciens empires. La raison en était que les chefs étrangers n’ont pas fait preuve de la même uirtus animi dans la paix que dans la guerre. Ainsi les qualités grâce auxquelles l’imperium a été acquis furent remplacées par des vices. Cette dégradation des mores compromet l’existence même de l’imperium. Salluste précise que la suite logique de ce processus est l’effondrement de l’imperium qui finit par changer de mains : Ita imperium semper ad optumum quemquem a minus bono transfertur10. Par conséquent, le déclin des empires étrangers, en tant que puissances mondiales, est le résultat de la dégradation morale à l’intérieur de ces États11.
6Dans quelle mesure Salluste suit-il le même schéma lorsqu’il décrit la montée de Rome au pouvoir et sa décadence consécutive ? Autrement dit, les mêmes étapes se succèdent-elles dans l’histoire de Rome (âge d’or – cupidité des chefs – extension du pouvoir/ mise en valeur de la uirtus – avènement de la paix – dégradation morale – perte de l’imperium) ? L’Archéologie s’ouvre avec la déclaration suivante :
Res ipsa hortari uidetur, quoniam de moribus ciuitatis tempus admonuit, supra repetere ac paucis instituta maiorum domi militiaeque, quomodo rem publicam habuerint quantamque reliquerint, ut, paulatim immutata, ex pulcherruma <atque optuma> pessuma ac flagitiosissuma facta sit, disserere12.
7De cette façon, le sujet de la digression est annoncé ; c’est la description des étapes et des causes du progrès et de la décadence de la res publica. En effet, il s’agira de la version plus élaborée du récapitulatif historique du deuxième paragraphe de la préface avec la différence que Salluste se concentrera cette fois sur le paradigme de Rome.
8La période entre la fondation de la Ville et l’expulsion des rois est décrite comme un âge d’or, qui correspond à la première phase de l’histoire de Cyrus, d’Athènes et de Sparte. Des hommes d’origine hétérogène se sont réunis en un corps de nation et ont réussi à faire croître les citoyens et la prospérité de leur État (Cat., 6.1-3). Les Romains repoussaient les dangers par leur vertu (pericula uirtute propulerant) et assuraient des amitiés, en portant secours à leurs alliés et leurs amis (ibid., 6.1-5). Il n’est plus question comme dans le Cat., 2.1 d’un âge d’or de l’humanité, mais d’un âge d’or romain ; la moralité parfaite ne s’applique qu’aux Romains. Les premières guerres ne sont pas le résultat de la lubido dominandi des rois romains mais de celle des rois et des peuples voisins, qui ont envié la prospérité de Rome13. Salluste fait apparaître une image idéalisée des premiers rois de Rome : Imperium legitumum, nomen imperi regium habebant14. Les membres du Sénat (delecti) avaient un corps affaibli, mais leur ingenium était fortifié par la sagesse (sapientia ualidum erat), contrairement aux chefs étrangers dans la préface, qui n’ont cultivé l’ingenium, que pour satisfaire leur lubido dominandi. Or, de la même façon que les rois étrangers, les rois de Rome manifestent aussi leur désir de domination. Salluste décrit ainsi la deuxième étape de l’histoire romaine :
Post, ubi regium imperium, quod initio conseruandae libertatis atque augendae rei publicae fuerat, in superbiam dominationemque se conuortit, inmutato more annua imperia binosque imperatores sibi fecere ; eo modo minume posse putabant per licentiam insolescere animum humanum15.
9L’âge d’or romain est interrompu par une crise due à la superbia et la dominatio du pouvoir royal. Salluste fait sans doute allusion au pouvoir tyrannique de Tarquin le Superbe. Néanmoins, les conséquences de ce désir royal de domination ont été senties seulement à l’intérieur de la cité, contrairement à la lubido dominandi des rois étrangers. De plus, dans le cas de Rome, la tendance à la domination a été rapidement réprimée par l’instauration du consulat. Cet épisode de l’histoire romaine est analysé comme une crise facilement dépassée, qui a ouvert plus encore la voie au progrès de Rome :
1. Sed ea tempestate coepere se quisque extollere magisque ingenium in promptu habere. 2. Nam regibus boni quam mali suspectiores sunt, semperque eis aliena uirtus formidulosa erat16.
10L’extension du pouvoir et la mise en valeur de la uirtus, qui correspondent à la troisième étape de l’histoire des empires étrangers, ne se fondent pas sur une motivation méprisable, telle que la lubido dominandi des dirigeants étrangers, mais sur la cupido gloriae de tout le peuple : Sed ciuitas incredibile memoratu est adepta libertate quantum breui creuerit ; tanta cupido gloriae incesserat17. Dans les paragraphes qui suivent, l’historien présente la période après l’expulsion des rois et avant la destruction de Carthage comme un prolongement de l’âge d’or18. Selon Posidonius, ce fut le changement des royautés en tyrannies, qui a fait sentir le besoin des lois. En revanche, Salluste, comme pour s’opposer à Posidonius, déclare qu’après l’expulsion des rois, les Romains menaient encore une vie conforme à la nature, l’importance des lois n’étant pas encore découverte : Ius bonumque apud eos non legibus magis quam natura ualebat19. Cette image idéalisée se heurte à la réalité, car les luttes entre les plébéiens et les patriciens, souvent résolues avec l’introduction de nouvelles lois, sont passées sous silence20.
11Par conséquent, d’un côté, l’historien incorpore les trois premières étapes de l’histoire des empires étrangers dans son schéma de l’histoire de Rome, mais de l’autre, il prend soin d’introduire quelques nuances soulignant la supériorité morale de Rome par rapport aux peuples étrangers. La cupidité des chefs fut réprimée à temps et l’extension du pouvoir de Rome, ainsi que la mise en valeur de la uirtus n’étaient pas encouragées par la lubido dominandi des magistrats mais par la nature des Romains, encore plus enclins à la vertu après l’expulsion des rois. Néanmoins, malgré cette supériorité des Romains, l’avènement de la paix fut également funeste pour les empires étrangers et la res publica romaine. Salluste choisit précisément la destruction de Carthage comme la césure importante dans l’histoire romaine :
1. Sed ubi labore atque iustitia res publica creuit, reges magni bello domiti, nationes ferae et populi ingentes ui subacti, Carthago, aemula imperi Romani ab stirpe interiit, cuncta maria terraeque patebant, saeuire fortuna ac miscere omnia coepit. 2. Qui labores, pericula, dubias atque asperas res facile tolerauerant, eis otium diuitiae, optanda alias, oneri miseriaeque fuere. 3. Igitur primo pecuniae, deinde imperi cupido creuit ; ea quasi materies omnium malorum fuere21.
12Comme pour le cas des empires étrangers, l’établissement de la paix a marqué le début de la décadence de la res publica. Toutefois, le passage cité nous éclaire très peu sur la cause profonde de ce changement. Comme il sera expliqué plus loin, la référence à la fortuna est une concession ironique au lecteur de Salluste plutôt que la cause véritable de la dégradation de la république ; cette dernière repose sur l’absence dans les deux cas (empires étrangers et res publica romaine) d’une sorte de uirtus adaptée en temps de paix22.
Pourquoi 146 a.C. ? Le début de la décadence de Rome chez les historiens antérieurs
13Une autre question mérite encore d’attirer notre attention : pourquoi Salluste choisit-il cette limite ? Il a déjà été montré que la réflexion sur la décadence de la république parcourt la pensée romaine du iie et ier s. a.C. Comme dans le Catilina, cette évolution est souvent attribuée à l’acquisition de la domination, l’établissement de la paix et l’invasion consécutive du luxe. Certains historiens s’étaient aussi efforcés de préciser la date depuis laquelle la décadence a commencé23. Il convient d’exposer brièvement ces théories pour voir dans quelle mesure le choix de 146 est dû à l’influence des devanciers de Salluste.
Les théories diverses des auteurs romains sur le début de la décadence
14Dans le livre II, Polybe indique que les actions de C. Flaminius Nepos furent à l’origine de la corruption du peuple (ἀρχηγὸν µὲν γενέσθαι τῆς ἐπὶ τὸ χεῖρον τοῦ δήµου διαστροφῆς) : en tant que tribun de la plèbe en 232 a.C., Flaminius, sans avoir consulté le Sénat, avait réussi à faire voter une loi, selon laquelle l’ager Gallicus et le Picenum étaient distribués à la plèbe24. Selon K. Bringmann25, ces idées remontent à Fabius Pictor. Si son argumentation convaincante est acceptée, une tentative de datation du déclin apparaît déjà chez le premier historien romain26. Le fait que Polybe fixe clairement 168 comme le début de la dégradation morale à Rome corrobore l’hypothèse que ces réflexions remontent à une autre source.
15D’autres historiens posent d’autres limites : selon Calpurnius Pison Frugi, la pudeur fut détruite à partir de 154 a.C. : M. Messalae C. Cassii censorum lustro, a quo tempore pudicitiam subuersam Piso grauis auctor prodidit27. Les éditeurs de Pison ont avancé plusieurs hypothèses concernant le choix de 15428. Tous rapprochent la fin de la pudicitia de la décision des censeurs de construire un théâtre en pierre29. G. Forsythe30 soutient que la ruine de la pudicitia était associée par Calpurnius à l’ambassade des philosophes en 155 a.C. et l’empoisonnement de Postumius Albinus et Claudius Asellus par leurs femmes en 15431 : la mort du premier est liée à la décision d’exiler les philosophes épicuriens Philiscus et Alcaeus pendant son consulat32. Il est, toutefois, fort probable que l’année 154 représentait l’aggravation d’un processus dont les traces se décèlent sans doute déjà en 187. Selon Pison, Cn. Manlius introduisit alors pour la première fois à Rome quelques produits de luxe lors de son triomphe après son expédition en Asie33. Il semble donc que la corrélation entre l’obtention de l’empire et le début de la décadence ait été sous-jacente chez Pison. En tout état de cause, il ne choisit pas, comme Salluste, l’année 146 comme début de la décadence.
16Il en va de même pour Varron, même si le De uita populi Romani fut rédigée vers la même époque que les œuvres de Salluste34. Selon Servius, l’auteur a divisé la vie de l’homme en cinq phases, la dernière étant la vieillesse (senecta)35. Dans le livre II, il fait allusion au début de la maladie et du vieillissement de la cité : distractione ciuium elanguescit bonum proprium ciuitatis atque aegrotare incipit et consenescit36. A. La Penna37 a suggéré que ce fragment évoque la destruction de Carthage, étant donné que le fragment qui le suit semble reprendre l’idée du metus hostilis qui apparaît dans le Jugurtha : propter secundas sublato metu non in commune spectant, sed suum quisque diuersi commodum focilatur38. Ainsi, selon A. La Penna, Varron serait influencé par Salluste ou bien l’inverse. Or, il semble que c’est 123 plutôt que 146 qui correspond au tournant de l’histoire romaine selon Varron : l’auteur commence son quatrième et dernier livre en accusant Gaius Gracchus d’avoir remis les tribunaux à l’ordre équestre et d’avoir ainsi divisé la cité en deux factions (bicipitem ciuitatem fecit), ce qui constitua la source des discordes (discordiarum ciuilium fontem)39.
17En revanche, M. Salvadore souligne que le livre II contient le récit des événements entre l’expulsion des rois et la première Guerre punique. Par conséquent, les deux fragments, situés au début de ce livre, font allusion à l’époque où les Romains ont commencé à soumettre les nations voisines40. Serait-il pourtant possible que le début de la “sénescence” de Rome corresponde au début de l’histoire de la res publica ? En effet, les données disponibles ne permettent pas de préciser la date et les événements auxquels fait allusion Varron au début du livre II. Les fragments examinés témoignent seulement de l’intérêt de Varron de fixer le début de la décadence et affirment l’importance de la révolution des Gracques dans ce processus.
18Fabius Pictor, Calpurnius Pison et Varron semblent donc avoir tenté de fixer le début de la décadence, mais aucun d’entre eux ne semble avoir marqué comme Salluste l’année 146 comme tournant de l’histoire romaine. Ce sont deux auteurs grecs, à savoir Polybe et Posidonius, qui ont interprété la destruction de Carthage comme un événement-clef.
Le début de la décadence en 168 a.C. chez Polybe : la place intermédiaire de 146 a.C.
19En reconnaissant l’importance des événements de 146, Polybe a décidé de prolonger son récit jusqu’en 146/145 (ou en 144), alors qu’il avait l’intention de terminer son histoire à la bataille de Pydna en 168 a.C.41. Il rapporte que la destruction de Carthage a suscité des débats en Grèce, les uns estimant que cette décision fut justifiée du point de vue stratégique et les autres que Rome avait renoncé à ses principes de justice (Plb. 36.9). Dans un fragment du livre 38, la destruction de Carthage est reliée au sort de Rome : Scipion Émilien n’avait pas pu contenir ses larmes en regardant l’incendie qui dévorait Carthage, car il craignait que sa patrie subisse le même sort42. Ces considérations n’établissent point un lien entre la destruction de Carthage et la décadence de Rome : Scipion Émilien n’affirme pas que Rome aura le même sort que Carthage, car l’anéantissement de cette ville mènera Rome à son déclin43.
20Par ailleurs, Polybe indique clairement que le début de la dégradation morale est à situer en 168 a.C., lorsque les Romains se sont laissés aller au luxe et à la luxure. Les raisons de cette évolution ont été, d’une part, le fait qu’après la dissolution du royaume de Macédoine, les Romains estimaient que leur autorité (ἐξουσία) était incontestée et, d’autre part, l’abondance des biens transportés à Rome depuis la Macédoine44. Dans la conclusion du livre VI, Polybe avait prévenu qu’aussitôt que l’État romain parviendrait à une suprématie incontestable, la décadence morale et les dissensions seraient inévitables, ce qui va transformer la constitution mixte de Rome en un type d’ochlocratie. Comme premier symptôme de cette évolution, la vie devient plus luxueuse sous l’effet de la prospérité45. Le rapprochement avec la digression sur la détérioration morale après la bataille de Pydna montre que cette conclusion se fonde sur l’interprétation polybienne des réalités sociales. Polybe y constate que les premiers symptômes de la dégradation morale ont commencé après 168 a.C.
21Les réflexions de Polybe ne peuvent donc s’appliquer qu’à 168 et non pas à la destruction de Carthage, d’autant plus que le livre VI fut sans doute rédigé peu avant 150 a.C.46. L’historien n’a pas décidé de prolonger son récit jusqu’à 146, parce qu’il considérait cette année comme le début de la décadence, mais parce qu’il pensait qu’avec la victoire contre Carthage, les Romains consolidaient la domination absolue, qu’ils avaient acquise avec la défaite de Persée. Le but de l’histoire de Polybe est d’ailleurs d’expliquer comment et par quel mode de gouvernement presque tout le monde est passé sous l’autorité de Rome (Plb. 1.1.5). Le lien entre l’année 146 a.C. et la décadence n’est qu’implicite. En soulignant l’importance de la destruction de Carthage, mais aussi de Corinthe, l’historien grec donne un avertissement : conformément à sa théorie de l’ἀνακύκλωσις, les événements de 146 peuvent marquer encore un tournant dans l’évolution morale de Rome au même titre que la victoire à Pydna47. Salluste reprend son intuition pour affirmer qu’elle a été confirmée par l’histoire48.
L’année 146 a.C. chez Posidonius et le schéma de Salluste
22Comme le titre l’indique, Posidonius commence avec les événements qui suivent la destruction de Carthage, en continuant ainsi l’œuvre de l’historien grec. Ce choix s’impose-t-il uniquement par la décision de continuer et compléter le récit du grand historien grec ou faudrait-il penser que la sélection de 146 s’explique par l’intention qu’avait Posidonius de marquer cette année comme tournant de l’histoire romaine ? Dans leurs éditions de Posidonius, F. Jacoby et W. Theiler incluent un fragment extrait de Diodore de Sicile49 qui rapporte le débat entre Scipion Nasica et Caton l’Ancien sur la politique à suivre à l’égard de Carthage à la veille de la troisième Guerre punique50. Caton insistait sur la nécessité de détruire la ville, alors que Scipion s’y opposait. L’auteur rapporte et commente les arguments de Nasica et de ses partisans dans un passage où est clairement établie pour la première fois la corrélation entre la destruction de Carthage et la décadence de Rome :
5. Πρὸς δὲ τούτοις σωζοµένης µὲν τῆς Καρχηδόνος ὁ ἀπὸ ταύτης φόβος ἠνάγκαζεν ὁµονοεῖν τοὺς Ῥωµαίους καὶ τῶν ὑποτεταγµένων ἐπιεικῶς καὶ ἐνδόξως ἄρχειν· ὧν οὐδὲν κάλλιόν ἐστιν πρὸς ἡγεµονίας διαµονήν τε καὶ αὔξησιν· ἀπολοµένης δὲ τῆς ἀντιπάλου πόλεως πρόδηλος ἦν ἐν µὲν τοῖς πολίταις ἐµφύλιος πόλεµος ἐσόµενος, ἐκ δὲ τῶν συµµάχων ἁπάντων µῖσος εἰς τὴν ἡγεµονίαν διὰ τὴν εἰς αὐτοὺς ἐκ τῶν ἀρχόντων πλεονεξίαν τε καὶ παρανοµίαν. 6. Ἅπερ ἅπαντα συνέβη τῇ Ῥώµῃ µετὰ τὴν τῆς Καρχηδόνος κατασκαφήν· καὶ γὰρ ἐπικίνδυνοι δηµαγωγίαι καὶ χώρας ἀναδασµοὶ καὶ συµµάχων ἀποστάσεις µεγάλαι καὶ ἐµφύλιοι πόλεµοι πολυετεῖς καὶ φοβεροὶ καὶ τἄλλα τὰ προαγορευθέντα ὑπὸ τοῦ Σκιπίωνος ἠκολούθησεν51.
23Il n’y a pas lieu ici d’examiner dans quelle mesure ce lien entre la destruction de Carthage et la décadence de Rome remonte à Nasica lui-même52 ou s’il s’agit plutôt d’une conception créée rétrospectivement par Posidonius ou par un autre historien53. De toute façon, le débat autour de la destruction ou la conservation de Carthage et de ses conséquences sur la res publica a été utilisé comme un exemple de controverse dans un cadre délibératif, comme en témoigne la Rhétorique à Herennius et le De Inuentione de Cicéron : Kartago tollenda an relinquenda uideatur ?54 Ou bien : si Carthaginem reliquerimus incolumem, num quid sit incommodi ad rem publicam peruenturum55. La récurrence de la question dans les traités rhétoriques nous porte à croire qu’elle a été un sujet d’exercice rhétorique. Ainsi, à l’époque où Salluste écrivait le Catilina, la décision de détruire ou de conserver la rivale de Rome était sans doute envisagée comme une résolution qui aurait des répercussions sur la res publica.
24Néanmoins, à moins qu’il n’ait puisé sa théorie à une source perdue, Salluste semble adopter la date de 146 proposée par Posidonius, mais en innovant à trois niveaux. Tout d’abord, il introduit la date de 146 dans son schéma, mais sans y inclure comme Posidonius le mécanisme du metus hostilis56. Il évoque ce facteur dans le Jugurtha, pour des raisons qui seront examinés dans le chapitre consacré au metus hostilis. Ensuite, le fragment cité ne laisse pas penser que selon Posidonius, la destruction de Carthage fut le tout début du déclin57 ; elle est envisagée plutôt comme une décision qui a mené à l’augmentation des dissensions à Rome et en Italie et à la cupidité des magistrats romains à l’égard des peuples soumis. Le lien établi par Salluste entre la destruction de Carthage et la dégradation morale, marquée par l’invasion des vices à l’intérieur de la cité, est absent chez Posidonius, ce qui représente la troisième innovation de Salluste. Le tableau de la décadence que dresse l’historien dans sa digression dans le Cat., 10, ressemble plus aux prévisions de Polybe dans la conclusion du livre VI, qu’aux considérations de Posidonius : la propagation des vices, comme l’ambition, la cupidité et le goût du luxe au sein de la cité apparaît aussi dans ce passage de Polybe, ce qui montre que Salluste a eu sans doute recours à Polybe pour compléter la théorie de Posidonius58.
25L’année 146 ne coïncide pas nécessairement pour le philosophe avec le début de la dégradation morale. En réalité, rien ne permet d’affirmer que la période antérieure à cette date fut idéalisée par Posidonius. Dans un passage d’Athénée, inclus dans toutes les éditions, les anciens Romains sont présentés comme exemples de moralité et de retenue, étant admirés pour leur vie austère59. En revanche, dans deux autres fragments de W. Theiler, on lit que par effet d’une paix durable et de la prospérité, les jeunes Romains se sont au contraire laissés aller au luxe et à la luxure, ce qui fut la raison principale de la Guerre sociale60. Or, ce relâchement n’est pas une évolution récente : Posidonius/Diodore connaît et rapporte ensuite les plaintes de Caton l’Ancien sur le gout du luxe et de la luxure de ses contemporains, dans des termes qui rappellent les mêmes plaintes de Caton chez Polybe61.
26Tous ces éléments montrent que la destruction de Carthage représentait selon Posidonius un événement d’importance capitale, qui a accéléré la décadence de Rome : à cause de la disparition de la crainte des ennemis, les dissensions civiles ont augmenté et la politique étrangère de Rome s’est durcie. Néanmoins, la dégénérescence morale à l’intérieur de la cité n’a probablement pas commencé après 146 a.C., mais plus certainement durant la période immédiatement antérieure, c’est-à-dire pendant la période idéalisée par Salluste62.
27Pour récapituler, Salluste n’innove point lorsqu’il établit le lien entre la destruction de Carthage et la décadence de la res publica. Le même concept apparaît chez Posidonius et avait été probablement évoqué comme argument contre la destruction de Carthage inventé par des élèves des écoles rhétoriques. Il ne peut pas être exclu que la même idée se soit retrouvée également chez un historien romain perdu, mais aucun fragment conservé ne semble contenir les traces d’une telle théorie, ce qui rend fragile toute hypothèse à ce propos. En tout état de cause, Salluste fut le premier auteur conservé qui n’envisage pas l’année 146 uniquement comme encore une étape de la décadence de la cité, mais comme le tout début du déclin.
28En faisant ce choix, l’historien s’oppose à toute une tradition qui situe le début de la décadence à une période antérieure à 146 a.C. La sélection de cette date le différencie par rapport à Caton l’Ancien, dont l’influence stylistique et idéologique sur Salluste est souvent soulignée depuis l’Antiquité63. Le fait que Caton, contrairement à Scipion Nasica, plaide vivement pour la destruction de Carthage montre qu’il n’y voit aucun danger pour l’état moral de la cité64. Selon Caton, la dégradation morale avait déjà commencé bien avant 146 a.C. Selon P.‑M. Martin, en choisissant la destruction de Carthage comme début de la décadence, “Salluste se situe dans la lignée du cercle des Scipions, non dans celle de Caton” et nie que “cette décadence fût d’origine orientale”65. Bien qu’aucun témoignage conservé sur Caton ne laisse entrevoir une tentative de sa part de fixer précisément le début de la décadence, sa lutte contre l’invasion du luxe et de la luxure grecs à Rome est bien attestée.
29En tant que consul, Caton commence sa campagne contre la corruption étrangère avec son opposition à l’abrogation de la loi Oppia en 195 a.C66. Sa censure en 184 est restée célèbre pour les mesures prises contre le luxe67. Le peuple a approuvé la censure de Caton et lui a fait honneur, en lui élevant une statue dans le temple d’Hygie, sur laquelle il était inscrit : Ὅτι τὴν Ῥωµαίων πολιτείαν ἐγκεκλιµένην καὶ ῥέπουσαν ἐπὶ τὸ χεῖρον τιµητὴς γενόµενος χρησταῖς ἀγωγαῖς και σώφροσιν ἐθισµοῖς και διδασκαλίαις ἐς ὀρθὸν αὖθις ἀποκατέστησε68. Le vocabulaire de la chute, qu’on retrouve chez nos deux auteurs, est utilisé pour évoquer la décadence morale de la cité romaine. Plutarque traduit probablement le texte latin. Ainsi est-il clair que la corruption due à l’influence étrangère et aux victoires romaines préoccupait les esprits entre la deuxième et la troisième Guerre punique. C’est sans doute pour cette raison que les prédécesseurs de Salluste fixent le début de la décadence à cette période qui reste, toutefois, idéalisée jusqu’à la dernière œuvre de Salluste, les Histoires.
30Pourquoi Salluste choisit-il d’ignorer toute cette tradition et de s’opposer à Caton et la tradition antérieure ? Aucune hypothèse ne suffit par elle-même, pour expliquer le choix de 146. Selon P. McGushin et D. C. Earl69, contrairement à ses devanciers qui s’intéressent plutôt à la dégradation des mores, Salluste s’est concentré sur la concordia, mise en péril vers la fin du IIe siècle. Or, l’historien ne se concentre pas uniquement sur la discorde et l’ambition après cette date. Son tableau de la décadence inclut des éléments qui apparaissent chez ses prédécesseurs, tels que la cupidité et le goût du luxe. Donc, l’accent mis sur la concordia ne suffit pas pour justifier le choix de 146. Pour sa part, P.‑M. Martin70 l’attribue à sa tendance popularis, qui pousserait l’historien à disculper les Gracques, accusés comme les initiateurs des troubles par la tradition des optimates, en choisissant une autre date. Cependant, on verra que Salluste n’a pas ménagé les Gracques, dont la révolution est aussi envisagée comme une étape de la décadence dans le Jugurtha.
31En effet, des éléments biographiques ont peut-être joué un rôle dans le schéma de Salluste : exclu du Sénat pour motif d’immoralité par les censeurs Ap. Claudius Pulcher et L. Calpurnius Pison, provenant de la même gens que l’annaliste, il serait sans doute réticent à adopter la datation de ce dernier. En outre, Salluste a été nommé par César gouverneur de la province d’Africa noua71. Son expérience en Afrique l’aurait amené à donner plus d’importance aux luttes de Rome contre Carthage qu’aux expéditions en Grèce.
32Enfin, une raison plus importante aurait déterminé Salluste à ignorer la tradition : le rôle qu’il veut attribuer à Sylla. Le général est le responsable de l’introduction du luxe à Rome et la conjuration de Catilina apparaît comme le résultat ultime de ses actions. Si Salluste avait admis que le luxe avait été introduit à Rome avant 146 a.C., l’importance des actions de Sylla aurait été diminuée. Il aurait donc été plus difficile d’expliquer pourquoi la conjuration de Catilina, un crime que Salluste considérait comme mémorable pour sa nouveauté et qu’il en fait pour cela le sujet de sa monographie72, ne s’est produit que plus d’un siècle après le début de la décadence. C’est pourquoi il choisit comme début de la décadence un événement plus récent, dont l’importance est admise par ses sources, en ajoutant comme étape intermédiaire plus proche des faits de son récit, la domination de Sylla73.
De la destruction de Carthage à la dictature de Sylla et à la conjuration de Catilina
33Après avoir examiné toutes les raisons qui ont déterminé Salluste à choisir l’année 146 a.C. comme début de la dégradation morale, il convient d’analyser les étapes plus précises de la décadence après cette date. Comme il est affirmé clairement au début de l’Archéologie, il s’agit d’un processus lent (paulatim) qui commence après la destruction de Carthage et passe par étapes jusqu’à la corruption totale de la res publica : Res ipsa hortari uidetur […] quomodo rem publicam habuerint quantamque reliquerint, ut, paulatim immutata, ex pulcherruma <atque optuma> pessuma ac flagitiosissuma facta sit74.
34Durant la période postérieure à 146, deux passions règnent sur la vie politique : l’ambitio et l’auaritia. Auaritia est un dérivé de l’adjectif auarus, qui signifie “celui qui aime l’argent” d’où sont dérivés les sens de “cupide” et d’“avare”. Salluste retient le premier sens. Cicéron définit l’auaritia comme une sorte de cupiditas75. L’auaritia désigne donc l’avidité de profit, la rapacité76. Salluste utilise aussi comme variante la périphrase cupido pecuniae. La cupido imperi est employée comme variante de l’ambitio. Ce dernier nom dérive du verbe ambio, qui signifie “aller autour, faire le tour de”, mais qui est “spécialisé dans la langue politique en parlant de candidats qui briguent une magistrature et font leur cour aux électeurs”77. Dans le sens strict du terme, c’est la démarche de l’homme politique qui cherche à se procurer la gratia des électeurs ; par extension, l’ambitio désigne la recherche des honneurs et de la popularité78. Les deux passions représentent la source de tous les maux :
3. Igitur primo pecuniae, deinde imperi cupido creuit ; ea quasi materies omnium malorum fuere. 4. Namque auaritia fidem probitatem ceterasque artis bonas subuortit ; pro his superbiam, crudelitatem, deos neglegere, omnia uenalia habere edocuit. 5. Ambitio multos mortalis falsos fieri subegit, aliud clausum in pectore aliud in lingua promptum habere, amicitias inimicitiasque non ex re sed ex commodo aestumare, magisque uoltum quam ingenium bonum habere79.
35L’auteur n’innove pas en désignant la cupidité et l’ambition comme les symptômes principaux de la dégradation morale. Cette idée apparaît dans la digression sur la στάσις chez Thucydide : πάντων δ’ αὐτῶν αἴτιον ἀρχὴ ἡ διὰ πλεονεξίαν καὶ φιλοτιµίαν80. Dans ses Satires, Lucilius avait aussi déploré que l’or et l’ambition aient remplacé la vertu : aurum atque ambitio specimen uirtutis utrique est : / tantum habeas, tantum ipse sies tantique habearis81.
36Salluste énumère les vices engendrés à cause de l’apparition de l’auaritia et de l’ambitio. Les qualités détruites par l’auaritia sont indispensables pour la cohésion de la société. La fides, désignant la capacité à protéger, à défendre et à tenir ses engagements, était à la base des rapports entre les citoyens et entre les Romains et leurs alliés82. La probitas, identifiée avec une sorte d’honnêteté et de loyauté, est également une valeur qui apparaît comme la condition préalable de la fides dans les relations sociales83. La pietas envers les dieux, encore un fondement de la société romaine, fut remplacée par la négligence des dieux (deos neglegere). Le sentiment que tout était à vendre l’a emporté sur toute valeur sociale84.
37De même, les vices engendrés par l’auaritia évoquent les tensions sociales : la superbia et la crudelitas renvoient au comportement orgueilleux et cruel des nobiles à l’égard du peuple.
38Pour sa part, l’ambitio a encouragé l’hypocrisie dans les relations sociales. L’image de l’homme qui cache ses vraies pensées, en s’exprimant ouvertement d’une autre façon, a une longue histoire dans la littérature classique85. Le profit personnel (ex commodo) déterminait désormais l’établissement des amitiés et des inimitiés plus que des considérations d’ordre moral86. Les deux vices ont détruit progressivement les valeurs-fondements de la société.
39Ce tableau de la décadence prépare la métaphore médicale qui suit. L’auaritia et l’ambitio sont analysées comme les symptômes principaux de la maladie de la res publica, qui ont affaibli les valeurs vitales de la société, si bien que tout moyen de lutte contre les passions-symptômes de la maladie est devenu inefficace :
Haec primo paulatim crescere, interdum uindicari ; post ubi contagio quasi pestilentia inuasit, ciuitas immutata, imperium ex iustissumo atque optumo crudele intolerandumque factum87.
40Salluste souligne le caractère progressif de la dégradation, en utilisant encore une fois l’adverbe paulatim. Avec l’emploi de post, il précise qu’à la première phase de la décadence (primo), où l’on essayait encore d’arrêter le progrès des vices, succède une nouvelle phase, pendant laquelle la dégradation morale s’est accélérée, en prenant la forme d’une contagion. Une distinction est opérée entre les résultats intérieurs et extérieurs de la détérioration morale. D’un côté, la cité a changé d’aspect (ciuitas immutata) ; la ciuitas renvoie à la vie politique interne88. De l’autre côté, la politique étrangère s’est aussi détériorée. Le terme imperium évoque la domination romaine : si l’auteur avait voulu renvoyer aux commandements des magistrats, il aurait sans doute utilisé le terme au pluriel. De cette façon, Salluste montre que la dégradation à l’intérieur de la cité entraîne des conséquences sur la conduite romaine envers les peuples soumis et les alliés89. Le nom imperium rappelle le Cat., 2 : Salluste clôt aussi ce paragraphe avec une allusion à l’imperium qui passe aux mains des meilleurs, pour expliquer la chute des empires étrangers90. Ainsi, dans le Cat., 10, Salluste avertit des dangers que représente pour l’empire la dégradation morale à l’intérieur de la cité91.
41Est-il possible de repérer chronologiquement le tournant représenté par l’adverbe post ? Selon nous, le paragraphe suivant est consacré à l’examen de la période à laquelle se réfère ce post : il s’agit de la période à partir de la domination de Sylla. Cependant, avant d’évoquer Sylla et de mettre en exergue les caractéristiques de cette nouvelle phase de la décadence, l’historien prend soin d’évoquer la différence primordiale entre les deux périodes :
1. Sed primo magis ambitio quam auaritia animos hominum exercebat, quod tamen uitium propius uirtutem erat. 2. Nam gloriam, honorem, imperium bonus et ignauos aeque sibi exoptant ; sed ille uera uia nititur, huic, quia bonae artes desunt, dolis atque fallaciis contendit. 3. Auaritia pecuniae studium habet, quam nemo sapiens concupiuit : ea quasi uenenis malis imbuta corpus animumque uirilem effeminat ; semper infinita, insatiabilis est, neque copia neque inopia minuitur92.
42La formule sed primo avec laquelle Salluste introduit ce paragraphe peut être lue, à notre sens, comme l’opposé de l’adverbe post et comme reprenant primo, tous les deux utilisés à la fin du Cat., 10. De cette manière, Salluste précise qu’il se réfère ici à la période antérieure à post, autrement dit à la première phase de la décadence. Si primo est interprété comme renvoyant à toute la période entre la destruction de Carthage et les actions de Sylla, un autre problème qui a particulièrement préoccupé les commentateurs sera résolu. Il s’agit de la fameuse contradiction entre Cat., 10.3 (Igitur primo pecuniae, deinde imperi cupido creuit) et Cat., 11.1 (Sed primo magis ambitio quam auaritia animos hominum exercebat).
43Plusieurs solutions ont été proposées, mais aucune ne résout, à notre sens, le problème93. La remarque de D. C. Earl mérite d’attirer plus l’attention : dans le Cat., 11.1, l’historien emploie le verbe exercebat dans le sens de “tourmenter”94. Ainsi Salluste veut affirmer que, bien que l’auaritia ait fait son apparition (creuit) avant l’ambitio, au départ c’était ce dernier vice qui tourmentait plus les âmes des hommes, en raison de sa proximité avec la uirtus. L’interprétation de D. C. Earl explique à notre sens la contradiction95, mais laisse deux questions sans réponse : d’une part, à quelle période fait allusion l’adverbe primo96 et, d’autre part, pourquoi Salluste introduit-il cette précision dans ce paragraphe au lieu de le faire directement dans le Cat., 10 ? L’analyse de B. Latta97 répond à ces questions : le verbe creuit (Cat., 10.3) n’est pas employé simplement dans le sens de “croître”, ni dans le sens de “naître”, mais désigne la mise en évidence d’un vice qui n’existait qu’en germe98 de façon à se rendre compte de son existence pour la première fois. En revanche, lorsque Salluste déclare sed primo magis ambitio quam auaritia animos hominum exercebat, il précise qu’au départ l’ambitio tourmentait les hommes dans une plus grande mesure. Le § 10.6 se réfère sans distinction à la propagation des deux vices jusqu’au présent. Le sed vise à corriger l’impression laissée par le §10.6, en précisant que, quoique la priorité revienne à l’auaritia par rapport au déploiement, c’est l’ambitio qui fut d’abord plus répandue à cause de sa proximité avec la uirtus. En revanche, il faudrait un prétexte pour la propagation de l’auaritia. Ce prétexte fut donné par l’esprit de rapine que les proscriptions de Sylla ont engendré, ainsi que par l’introduction du luxe dans l’armée de Sylla pendant les expéditions contre Mithridate :
4. Sed, postquam L. Sulla, armis recepta re publica, bonis initiis malos euentus habuit, rapere omnes, trahere, domum alius, alius agros cupere, neque modum neque modestiam uictores habere, foeda crudeliaque in ciuis facinora facere. 5. Huc accedebat quod L. Sulla exercitum quem in Asia ductauerat, quo sibi fidum faceret, contra morem maiorum luxuriose nimisque liberaliter habuerat. Loca amoena, uoluptaria facile in otio ferocis militum animos molliuerant99.
44Dans le § 10, Salluste s’intéresse donc davantage à la période entre 146 a.C. et Sylla, alors que dans le § 11, il présente l’accentuation de la dégradation morale après Sylla. Dans ce but, il commence par préciser la différence la plus importante de cette nouvelle phase, qui fut la mise en valeur des richesses et de l’auaritia. Le passage qui vient d’être cité tend à expliquer pourquoi la cupidité s’est propagée après Sylla : la raison en fut que le dictateur, avant de conquérir le pouvoir (recepta re publica), avait accoutumé ses soldats au luxe et à une discipline trop lâche (luxuriose nimisque liberaliter). Cette conduite se concrétise par la suite : pour la première fois, l’armée romaine a appris à faire l’amour, à boire, à admirer des produits de luxe et à piller même les temples (Cat., 11.6). L’accoutumance au luxe et à la luxure, fit naître l’avidité des soldats et provoqua l’avilissement de la politique étrangère : Igitur ei milites, postquam uictoriam adepti sunt, nihil relicui uictis fecere100.
45Salluste construit sa théorie sur le rôle de Sylla, en se fondant sur les deux conceptions suivantes de Cicéron : d’une part, l’auaritia est le produit de la luxuria101 ; d’autre part, la domination de Sylla représente aussi chez Cicéron une étape d’accentuation de la décadence. La cruauté (crudelitas) et la licence (licentia), qui caractérisaient le régime de Sylla ont créé un précédent funeste dans la politique intérieure102, mais, en même temps, dans la politique étrangère : depuis qu’on a fait preuve d’une telle cruauté à l’égard des citoyens, on a aussi perdu tout principe de conduite juste envers les alliés103. L’Arpinate n’impute pas à Sylla l’introduction de la luxuria. Salluste corrige Cicéron sur ce point et inverse le schéma de son devancier : la cupidité et l’injustice romaine envers les autres peuples ont fait selon Salluste leur apparition déjà avant la domination de Sylla, au moment où son armée se trouvait en Asie. L’auteur renvoie sans doute au traitement cruel et aux lourdes charges imposées par l’armée de Sylla aux cités grecques d’Asie après ses victoires contre Mithridate et Fimbria104.
46Dans les deux derniers paragraphes de l’Archéologie (Cat., 12‑13), Salluste se focalise sur le reflet des mœurs corrompues de l’armée de Sylla à l’intérieur de la cité. Le tableau de décadence dressé dans les deux paragraphes peut être résumé dans les lignes suivantes :
1. Postquam diuitiae honori esse coepere et eas gloria, imperium, potentia sequebatur, hebescere uirtus […] coepit. 2. Igitur ex diuitiis iuuentutem luxuria atque auaritia cum superbia inuasere ; rapere, consumere, sua parui pendere, aliena cupere, pudorem, pudicitiam, diuina atque humana promiscua, nihil pensi neque moderati habere105.
47Les richesses des conquêtes ont agi sur les citoyens de la même façon qu’elles l’ont fait sur les soldats de Sylla : elles ont fait naître d’abord la luxuria et ensuite l’auaritia et la superbia. Ces vices ont favorisé l’esprit de rapine et détruit d’autres valeurs morales (pudor, pudicitia, pietas, moderatio). Salluste n’explique pas la raison qui a imposé cette succession particulière de vices, mais souligne la responsabilité du dictateur pour la mise en place de ce mécanisme. Bien que l’otium et les diuitiae aient également été les résultats de la destruction de Carthage, ils n’ont pas suffi pour introduire le luxe et rendre l’auaritia incontrôlable. C’est à cause de ses actions et notamment de la corruption de son armée que les richesses ont commencé à être en honneur et à s’accompagner de la gloire et de la puissance politique.
48Située juste après la digression sur Sylla, cette déclaration (postquam diuitiae honori esse…) semble faire allusion à des actes précis du dictateur, qui ont fait que l’usurpation de biens matériels de la part de Sylla et de ses amis mène au renforcement de leur influence politique. Salluste évoque cette réalité, lorsqu’il essaie d’expliquer le succès de la conjuration de Catilina auprès de la plèbe : Deinde multi memores Sullanae uictoriae, quod ex gregariis militibus alios senatores uidebant, alios ita diuites ut regio uictu atque cultu aetatem agerent…106. Il s’agit d’une allusion à l’augmentation du nombre des sénateurs par le recrutement de nouveaux membres dans l’ordre équestre107. De plus, les fortunes des proscrits furent confisquées et vendues aux amis du dictateur. Les descendants des proscrits ont perdu leurs droits politiques. Leurs esclaves furent affranchis, ont obtenu le droit de la cité et ont été installés dans les terres confisquées d’Italie avec les vétérans de Sylla. Tous ces hommes favorisés par Sylla constitueront une nouvelle clientèle au service du dictateur et de la nouvelle oligarchie sénatoriale. On comprend donc pourquoi, au jugement de Salluste, la richesse fut suivie par la gloire et la puissance politique durant la dictature de Sylla.
49La campagne de Sylla en Asie, ainsi que ses mesures pendant sa dictature ont donc marqué selon Salluste une nouvelle étape de la décadence. Pourquoi l’auteur insiste-t-il sur le rôle joué par le dictateur ? Nous avons vu que Salluste, en prétendant que le luxe fut introduit pour la première fois par Sylla, s’oppose à la tradition qui situe cette évolution au iie siècle a.C. Selon E. Dubois‑Pèlerin, la luxuria, introduite au iie siècle n’a pu toucher que “quelques principes romains”, tandis que “Salluste introduirait la nuance que cette même influence n’aurait porté sur des masses de citoyens romains, ici l’armée syllanienne tout entière, qu’à partir des campagnes orientales du dictateur”108. C. Sensal109 explique que Sylla apparaît comme une ombre tragique qui pèse sur tout le drame dans le Catilina. La conjuration apparaît comme un événement marquant sur le chemin vers la tyrannie et sert d’exemplum pour la situation contemporaine marquée par les proscriptions et le despotisme du triumvirat. P. Akar entrevoit des enjeux partisans : “L’intention de Salluste était donc de démontrer que les Gracques, et plus généralement les populares, ne devaient pas être considérés comme les responsables des discordes civiles qui sévissaient à la fin de la République”110.
50Sans vouloir remettre en question ces interprétations, nous considérons qu’une autre raison détermina d’emblée l’historien à insister sur le rôle de Sylla : son intention de présenter la conjuration de Catilina comme le résultat immédiat des mores et des injustices du dictateur, ces dernières étant relativement plus proches du complot que les jalons choisis par d’autres auteurs. Tout de suite après la fin de l’Archéologie, Salluste établit clairement le lien entre la conjuration et les mœurs corrompues de la république, décrites dans la digression :
In tanta tamque corrupta ciuitate Catilina, id quod factu facillumum erat, omnium flagitiorum atque facinorum circum se tamquam stipatorum cateruas habebat111.
51Dans le portrait de Catilina, l’historien affirme que c’est après (et sans doute à cause de) la domination de Sylla qu’il a été envahi par l’envie de s’emparer de la république112. En outre, les actes de Sylla ont créé un précédent déplorable pour la république. Tous ceux qui avaient ignominieusement dissipé leur fortune paternelle et qui étaient maintenant accablés de dettes espéraient que le succès éventuel de l’entreprise de Catilina les enrichirait, à l’instar des amis et des soldats de Sylla113. Parmi ces hommes, Salluste inclut les vétérans de Sylla, ainsi que quelques-uns venus de colonies de Sylla, qui, ruinés par leurs prodigalités et se souvenant de leurs rapines, favorisaient une guerre civile114. Ces espoirs furent également nourris par Catilina lui-même qui promettait à tous une restructuration des dettes (tabulae nouae)115, dont l’accumulation est analysée comme le résultat de la prodigalité enseignée par le dictateur116. Ce dernier avait également montré comment faire face à l’endettement : en s’enrichissant par la rapine. En outre, Salluste souligne le rapport entre la conjuration et les circonstances matérielles créées par Sylla. Les hommes favorisés par les mesures de Sylla n’étaient pas les seuls enclins à appuyer la conjuration, mais aussi ceux dont la victoire du dictateur avait proscrit les parents, ravi les fortunes et ôté les droits politiques (Cat., 28.4, 37.9).
52La conjuration de Catilina est donc analysée comme la dernière étape d’une décadence qui a commencé depuis 146 et s’est accélérée après la domination de Sylla117. J. Grethlein118 a expliqué que cette vision téléologique influe sur la construction de toute la narration. Même la première partie de l’Archéologie, dans laquelle l’historien décrit le progrès de Rome avant 146, contient des allusions à la décadence à venir. Quant à Catilina, le héros est mis en avant comme le produit de la détérioration morale après 146. Des échos verbaux entre le portrait de Catilina et les actions de Sylla révèlent le rapport étroit entre les deux119. En outre, la volonté de Salluste de voir Catilina à la lumière des bouleversements provoqués par Sylla l’a poussé à remanier la chronologie de quelques événements et à adopter des traditions discutables120.
53Un commentaire de Salluste confirme cette interprétation de la conjuration comme le point culminant de la décadence après 146. Après avoir fait référence, dans les lignes précédentes, à la décision du Sénat de fixer aux complices de Catilina et Manlius une date jusqu’à laquelle tous pourraient déposer les armes sans craindre des poursuites, l’auteur ouvre une nouvelle digression pour commenter le fait que cet appel du Sénat n’a pas eu de succès :
4. Ea tempestate mihi imperium populi Romani multo maxume miserabile uisum est. Cui cum ad occasum ab ortu solis omnia domita armis parerent, domi otium atque diuitiae, quae prima mortales putant, affluerent, fuere tamen ciues qui seque remque publicam obstinatis animis perditum irent. 5. Namque duobus senati decretis ex tanta multitudine neque praemio inductus coniurationem patefecerat, neque ex castris Catilinae quisquam omnium discesserat : tanta uis morbi atque uti tabes plerosque ciuium animos inuaserat121.
54La domination de Rome sur tout le monde n’est pas synonyme du progrès de l’imperium qui se trouvait, au contraire, dans l’état le plus pitoyable (multo maxume miserabile). La dégradation morale avait donc atteint son apogée, si bien que des citoyens travaillaient pour leur perte et pour celle de la cité. À la fin du passage, l’auteur utilise une métaphore médicale pour illustrer la violence et la diffusion de la maladie de la décadence, en reprenant le vocabulaire qu’il avait employé dans le Cat., 10, pour décrire l’accentuation de la chute morale à l’époque après Sylla122. Ainsi il associe la conjuration à la dégradation morale et politique après 146 et à son accélération après la dictature de Sylla, et incite le lecteur à envisager la conjuration comme le symptôme le plus récent et le plus grave de la décadence.
55Cependant, dans la suite de la digression, l’auteur prend soin de préciser que le lien entre la dictature de Sylla et la conjuration n’est pas direct. Il décrit les circonstances politiques intermédiaires qui ont préparé le terrain pour Catilina, une analyse qui n’a pas particulièrement attiré l’attention des commentateurs123, bien qu’elle ajoute un nouvel élément important pour la compréhension des causes de la conjuration. L’auteur attire l’attention des lecteurs sur un nouvel aspect de la “période de l’auaritia”, qui a suivi la domination de Sylla : la propagation de la discorde. Salluste explique qu’outre l’obstination de ses complices, l’un des facteurs importants du succès de Catilina fut le soutien de toute la foule : Neque solum illis aliena mens erat qui conscii coniurationis fuerant, sed omnino cuncta plebes nouarum rerum studio Catilinae incepta probabat124. Trois raisons sont données, afin d’expliquer l’appui de la plèbe aux projets de Catilina. La première repose sur sa nature :
2. Id adeo more suo uidebatur facere. 3. Nam semper in ciuitate quibus opes nullae sunt bonis inuident, malos extollunt : uetera odere, noua exoptant ; odio suarum rerum mutari omnia student ; turba atque seditionibus sine cura aluntur, quoniam egestas facile habetur sine damno125.
56La nature versatile de la foule, qui la pousse à appuyer les révolutions susceptibles d’améliorer sa situation, est citée comme la première raison du soutien de la multitude envers Catilina126. L’auteur se penche ensuite sur les circonstances sociales qui ont incité la plèbe à soutenir Catilina : Sed urbana plebs, ea uero praeceps erat de multis causis127. Dans les lignes qui suivent (Cat., 37.5-9), il analyse la façon dont l’esprit de cupidité, encouragé par Sylla, a rendu la plèbe encore plus encline à vouloir bouleverser la république. En même temps, Salluste évoque les hommes qui ne se sont pas trouvés dans le besoin par leur propre cupidité, mais par les injustices qu’ils ont subies à cause des mesures de Sylla. Ainsi l’accentuation de l’auaritia à l’époque de Sylla est analysée comme la deuxième raison du soutien envers Catilina. Salluste y ajoute une troisième raison qui éclaire un nouvel aspect de la période qui a suivi Sylla, à savoir les conflits entre la nobilitas et le parti populaire :
37.10. Ad hoc quicumque aliarum atque senatus partium erant, conturbari rem publicam quam minus ualere ipsi malebant. 11. Id <ad>eo malum multos post annos in ciuitatem reuorterat. 38.1. Nam, postquam Cn. Pompeio et M. Crasso consulibus tribunicia potestas restituta est, homines adulescentes summam potestatem nacti, quibus aetas animusque ferox erat, coepere senatum criminando plebem exagitare, dein largiundo atque pollicitando magis incendere, ita ipsi clari potentesque fieri. 2. Contra eos summa ope nitebatur pleraque nobilitas senatus specie pro sua magnitudine128.
57Salluste laisse entendre que ce mal (malum), à savoir l’accentuation de la discorde, qui a de nouveau envahi la république après beaucoup d’années (multos post annos), fut l’une des conséquences indirectes des actions de Sylla. L’historien parle de fait d’un intervalle de douze ans entre la dictature de Sylla en 82 a.C. et le rétablissement de la tribunicia potestas par Pompée et Crassus en 70. Pour apporter cette précision, Salluste commence la phrase suivante avec nam postquam… Il semble donc que la décision de Sylla de réduire le pouvoir des tribuns de la plèbe ait assuré la stabilité pendant quelques années. Il s’agit incontestablement d’une révision rapide de l’histoire romaine de la part de Salluste. L’historien la corrigera dans ses Histoires, lorsqu’il traitera les séditions des années 70, dont le tumulte de Lépidus constitue l’exemple le plus significatif.
58Il ne faudrait pas conclure que Salluste apporte son appui à la décision de diminuer la puissance tribunitienne. La mesure de Sylla n’a fait que semer les germes de l’accentuation des discordes, une fois que les pouvoirs des tribuns furent à nouveau rétablis, puisqu’elle a enflammé davantage l’ambition des partis opposés au Sénat. Par ailleurs, les largesses utilisées par les jeunes ambitieux comme stratégie de séduction du peuple ne seraient envisageables qu’après Sylla qui a instauré l’esprit de rapacité, même si l’historien ne manque pas d’évoquer la responsabilité de Pompée et de Crassus129.
59Ainsi une nouvelle caractéristique de “la période de l’auaritia” est mise en exergue : la montée de l’ambition, qui a conduit aux luttes entre la nobilitas et les partis opposés. L’ambition, provisoirement mise en veille pour quelques années, fut rallumée après le rétablissement des pouvoirs des tribuns. L’auteur n’utilise pas le terme ambitio, mais sa description ne laisse aucun doute sur le fait que les deux partis sont également atteints par cette passion. Salluste souligne l’hypocrisie des agitateurs de la république, un comportement analysé comme le résultat de l’ambitio dans l’Archéologie (Cat., 10.5) : tous ceux qui ont jeté le trouble à la cité le faisaient sous de bons prétextes (honestis nominibus), tels que la défense du peuple ou du Sénat, mais en réalité ils travaillaient pour leur propre puissance, en alléguant le bien public (simulantes bonum publicum pro sua quisque potentia certabant) (Cat., 38.3).
60L’esprit de discorde passe par plusieurs phases avant d’aboutir à la conjuration. Après le départ de Pompée pour la guerre contre les pirates et Mithridate, l’influence de la plèbe a baissé et le pouvoir de l’oligarchie s’est accru. Les pauci ont manifesté leur ambition en faisant passer toutes les magistratures et les honneurs entre leurs mains. En même temps, ils empêchaient leurs adversaires d’agiter la plèbe sous la menace de leurs tribunaux. Ainsi les plébéiens ont perçu la conjuration de Catilina comme un espoir de changement (Cat., 39.1-3).
61Les événements de 63 a.C. sont envisagés par Salluste non seulement comme le produit de l’auaritia et de la luxuria après Sylla, mais aussi de l’ambitio qui caractérisait l’époque postérieure au rétablissement de la tribunicia potestas. Tous ces éléments pris en compte, nous avons sous les yeux le schéma complet de la décadence de la res publica après 146. L’ambitio et l’auaritia ont été les symptômes principaux de toute la période postérieure à la destruction de Carthage. Ces deux passions sont à l’origine de la destruction de toute valeur sociale et de la propagation d’autres vices. La dégradation morale fut progressivement accélérée, en passant par des étapes précises. La phase située entre la destruction de Carthage et Sylla est la période pendant laquelle l’ambitio tourmentait les citoyens plus que l’auaritia. Les expéditions de Sylla en Asie coïncident avec l’introduction de la luxuria. Cette dernière évolution, ainsi que l’esprit de rapine qui caractérisait les mesures de Sylla ont propagé l’auaritia. Quant à l’ambitio, elle fut provisoirement contenue dans des limites pendant une période de douze ans à cause de la répression de la tribunicia potestas par Sylla. Toutefois, les mesures et le style de gouvernement du dictateur ont créé les conditions pour le déchaînement de l’ambitio et donc de la discorde juste après le rétablissement des pouvoirs des tribuns en 70 a.C. La conjuration de Catilina est analysée comme le produit de cette société décadente après Sylla et le récit de la première monographie de Salluste est construit de façon à interpréter les actions de Catilina comme le point culminant de la décadence après 146 a.C.130.
Jugurtha : de la destruction de Carthage jusqu’à la guerre civile entre Marius et Sylla
62Dans sa deuxième monographie, Salluste décide de traiter la guerre contre Jugurtha (112-105 a.C.), un événement qui a eu lieu dans la “période de l’ambitio”, si nous suivons le schéma du Catilina. Dans cette dernière œuvre, l’auteur s’est plus penché sur les étapes de la dégradation morale entre la domination de Sylla et la conjuration de Catilina, le choix de ce dernier sujet l’ayant forcé sans doute à se concentrer davantage sur cette période. Dans le Jugurtha, Salluste fait preuve du même intérêt à reconstituer le contexte de la guerre contre le roi numide : il analyse donc cet événement à la lumière de la décadence de la res publica, qui apparaît ainsi comme le véritable sujet de l’œuvre, comme dans le Catilina. D. S. Levene a expliqué que la façon dont la narration est construite dans le Jugurtha sert à mettre en valeur l’œuvre comme un “fragment”, détaché d’un contexte historique plus large131. Pour sa part, S. Papaioannou132 a démontré que la reprise dans le Jugurtha de thèmes et de motifs dont Salluste avait fait usage dans le Catilina suggère que l’évolution de l’histoire pendant et après le Jugurtha a préfiguré, voire influencé le cours des événements que l’auteur avait relatés dans le Catilina. De fait, selon nous, la guerre de Jugurtha offre à Salluste l’occasion de parler de la dégradation morale et politique entre la destruction de Carthage et la guerre civile opposant Marius et Sylla, en complétant ainsi le tableau du Catilina. L’historien souligne que la place importante de la guerre de Jugurtha à l’intérieur de cette période fut l’un des facteurs qui l’ont déterminé à choisir cet épisode comme sujet de sa monographie133 :
1. Bellum scripturus sum quod populus Romanus cum Iugurtha rege Numidarum gessit, primum quia magnum et atrox uariaque uictoria fuit, dehinc quia tunc primum superbiae nobilitatis obuiam itum est. 2. Quae contentio diuina et humana cuncta permiscuit, eoque uecordiae processit ut studiis ciuilibus bellum atque uastitas Italiae finem faceret134.
63La superbia nobilitatis s’est manifestée à Rome juste après 146 a.C., à cause de la disparition du metus hostilis, selon la digression sur le mos partium et factionum135. Les Gracques ont été les premiers à s’opposer à ce défaut de la nobilitas, mais leur entreprise ne fut pas couronnée de succès (Jug., 41.10 sq.). En revanche, pendant la guerre de Jugurtha, les populares ont remporté quelques victoires importantes contre l’aristocratie. À la grande consternation de la noblesse (perculsa omni nobilitate), le tribun de la plèbe Memmius réussit à ouvrir une enquête contre les malversations de Scaurus en Afrique (Jug., 32). Un autre tribun, C. Mamilius fit passer une loi tendant à mener une enquête contre les nobles qui avaient collaboré avec Jugurtha (Jug., 40). Enfin, à la consternation encore de la noblesse (perculsa nobilitate), Marius fut le premier nouus homo élu au consulat, une magistrature jusqu’alors réservée aux nobiles (Jug., 73.7 ; 63.7-8).
64Ainsi, à travers l’évocation du thème de la superbia nobilitatis, la guerre de Jugurtha se relie à la crise des Gracques, et est mise en avant comme une phase importante des luttes entre les deux classes après 146. En effet, il s’agit de l’étape intermédiaire des conflits civils qui ont mené à la guerre et à la dévastation de l’Italie (bellum atque uastitas Italiae). Le bellum Italiae ne peut faire allusion qu’à la Guerre sociale qui a éclaté à cause de l’assassinat du tribun M. Livius Drusus, après que ses propositions d’accorder la citoyenneté romaine aux alliés eurent été repoussées par le Sénat. La uastitas Italiae peut évoquer la dévastation de l’Italie, soit pendant la Guerre sociale136, soit pendant la guerre civile entre Marius et Sylla137. Selon nous, Salluste voit les deux guerres comme deux scènes du même acte, car les deux ont contribué à l’augmentation du prestige de Sylla et à la diminution de celui de Marius, en raison des victoires du premier dans les deux guerres. Ainsi une période de l’histoire romaine, qui commence avec l’opposition de Marius au Sénat pendant la guerre de Mithridate, se termine avec la défaite finale de Marius par Sylla en tête de la nobilitas.
65Il s’ensuit que le choix de la guerre de Jugurtha comme sujet oblige Salluste à se pencher sur la période située entre 146 et la domination de Sylla. Inversement, son intérêt pour cette époque, peu analysée dans sa première monographie, l’aurait incité, entre autres facteurs, à s’occuper de cette guerre. Pourquoi a-t-il choisi précisément la guerre de Jugurtha, alors qu’il est peu probable que ce conflit fût considéré à Rome comme ayant une importance majeure138 ? Le lien indirect entre les conflits civils pendant cette guerre et la domination de Sylla139, ainsi que son expérience personnelle en Afrique, dont il fut le gouverneur, l’ont probablement déterminé à préférer cet événement plutôt qu’un autre de la même période. Ainsi l’intérêt de Salluste pour les étapes historiques qui ont mené Rome à sa décadence influence l’historien dans le choix du sujet de sa deuxième monographie. Dans la première, il avait plutôt expliqué la période postérieure à Sylla. Dans le Jugurtha, il veut compléter son tableau, en se référant à la période située entre 146 et le dictateur.
66Il convient d’examiner en détail comment il atteint cet objectif et s’il apporte des modifications au schéma du Catilina. Salluste consacre sa fameuse digression sur le mos partium et factionum à la description de la décadence. La destruction de Carthage apparaît encore comme le point culminant de l’histoire romaine, marquant le début de la déchéance :
1. Ceterum mos partium et factionum ac deinde omnium malarum artium paucis ante annis Romae ortus est otio atque abundantia earum rerum, quae prima mortales ducunt. 2. Nam ante Carthaginem deletam populus et senatus Romanus placide modesteque inter se rem publicam tractabant, neque gloriae neque dominationis certamen inter ciuis erat : metus hostilis in bonis artibus ciuitatem retinebat140.
67L’otium et les richesses introduites à Rome après le sac de Carthage sont, comme dans le Catilina, les causes immédiates de la décadence141. L’historien ajoute la disparition du metus hostilis comme motif plus profond de cette évolution, un facteur auquel nous allons consacrer un chapitre. Le mos partium et factionum142 et les malae artes sont invoqués comme les deux traits dominants de l’époque après 146. Quel est le sens de partes et factiones dans ce contexte143 ? Salluste utilise le terme partes pour renvoyer à la division entre le Sénat et le peuple, ce qui correspond schématiquement à la division entre les optimates et les populares, comme le montre l’emploi du même terme dans la suite de la digression144. La factio se réfère de façon générale à une coalition de citoyens (plus souvent des nobiles) ayant de mauvaises intentions contre l’État145. Dans le contexte de la digression, elle désigne le groupe des aristocrates qui, après avoir fondé une sorte d’alliance entre eux, contrôlaient le Sénat depuis l’époque des Gracques146. L’emploi du terme au pluriel (factionum) au début de la digression laisse penser qu’il ne désigne pas uniquement la factio de la nobilitas, mais qu’il s’agit d’une allusion à la tendance générale à former des factions, au sein ou en dehors des partis147. Il n’en reste pas moins que cette tendance concerne surtout les factions de la nobilitas148. Le mos partium et factionum renvoie donc à la détérioration de la concordia, la volonté d’entente entre les citoyens149, qui est, selon Salluste, indispensable pour la formation et le maintien d’une cité150, alors que la discordia peut détruire même les plus grands États151.
68Les malae artes ont fait leur apparition à la suite (ac deinde) de l’esprit de partis et de factions : mos partium et factionum ac deinde omnium malarum artium. Le lien est temporel, mais aussi causal. Les malae artes se réfèrent aux mauvaises pratiques de gouvernement par opposition aux bonae artes du prologue152, et sont précisées dans la suite de la digression : chacun tirait à soi, pillait et volait (ducere, trahere, rapere) ; l’oligarchie voulait s’emparer de tous les honneurs et les richesses, en excluant le peuple (Jug., 41.5-8). L’auteur souligne que les discordes et les malae artes ne furent que le symptôme d’une dégradation morale :
3. Sed ubi illa formido mentibus decessit, scilicet ea, quae res secundae amant, lasciuia atque superbia incessere. 4. Ita quod in aduorsis rebus optauerant otium, postquam adepti sunt, asperius acerbiusque fuit. 5. Namque coepere nobilitas dignitatem, populus libertatem in lubidinem uortere, sibi quisque ducere trahere rapere153.
69Il est intéressant de remarquer que ce ne sont plus, comme dans le Catilina, l’auaritia et l’ambitio qui ont envahi la cité juste après la destruction de Carthage, mais la lasciuia et la superbia. Dans le Catilina, la superbia était le produit de l’auaritia, alors que dans ce passage, elle fait son apparition avant l’auaritia que l’auteur évoque avec la formule sibi quisque ducere trahere rapere comme le résultat (Ita quod… Namque coepere…) de la superbia et de la lasciuia. Sa concentration sur la discorde après 146 l’a mené probablement à cette modification, car la superbia est une notion liée aux luttes d’abord entre les patriciens et les plébéiens et ensuite entre les optimates et les populares. Elle désigne une haute estime de soi, la fierté, le dédain154. Selon J. Hellegouarc’h155, cette forme appartient aux vieux fonds de la langue156 et elle a été utilisée par les Romains non fortunés, afin de reprocher aux optimates leur conduite arrogante. Cette analyse est confirmée par l’appellation Superbus attribuée à Tarquin. Chez Tite-Live, la superbia est présentée par les plébéiens comme un comportement caractéristique des patriciens157. Salluste transpose la superbia dans le contexte des conflits entre les populares et les optimates : en la décrivant comme passion de Metellus, qui se trouve à l’origine de son conflit avec Marius, il affirme qu’elle est le “défaut commun de la noblesse”158. La superbia est donc un comportement par définition attribué à la nobilitas, qui suscite la réaction du peuple. La lasciuia peut aussi être liée aux conflits civils et désigne une sorte de comportement licencieux, le défaut de retenue, l’indiscipline159. La lasciuia est le vice du peuple qui n’est plus disposé à obéir aux autorités160. La noblesse veut donc dominer avec orgueil, alors que le peuple ne veut plus obéir.
70C’est l’introduction de ces deux passions qui allume la tension entre les deux classes, le mos partium et factionum et non pas l’inverse161. Cette tension est mise en évidence à travers les malae artes. Plus précisément, la manipulation du vocabulaire politique, telle qu’elle apparaît dans le Catilina, est aussi présente dans le Jugurtha, sans être analysée comme le produit de l’ambitio, mais de la superbia et de la lasciuia. Les deux classes ont mis au service de leur désir (in lubidinem uortere) des notions politiques importantes pour chacun : la dignitas, une sorte d’estime et de considération sociale indispensable pour un homme politique romain, notamment pour les nobiles162, et la libertas, désignant la souveraineté du peuple et son égalité civique par rapport aux nobles163, sont transformées en slogans164.
71De plus, l’esprit de rapacité (sibi quisque ducere trahere rapere) a été une autre conséquence de la superbia et de la lasciuia. Dans le Catilina, ce même esprit de rapacité fait son apparition après les expéditions de Sylla165. Chacun arrachait donc de la république tout ce qu’il pouvait au profit de son parti : Ita omnia in duas partis abstracta sunt ; res publica, quae media fuerat, dilacerata166. Dans une image forte et originale, Salluste compare la res publica à une proie déchiquetée par les partis à cause de leur cupidité167. De cette façon, il est clairement montré que la cité était tourmentée à la fois par l’ambitio et l’auaritia (cupido imperi et pecuniae) juste après 146 a.C., ce qui marque une distinction importante par rapport au Catilina. Ensuite, l’auteur prend soin de préciser que c’est plutôt la nobilitas, ayant à sa disposition plus de moyens que le peuple, qui a manifesté cette cupido pecuniae imperique :
6. Ceterum nobilitas factione magis pollebat ; plebis uis soluta atque dispersa in multitudine minus poterat. 7. Paucorum arbitrio belli domique agitabatur ; penes eosdem aerarium, prouinciae, magistratus, gloriae triumphique erant ; populus militia atque inopia urgebatur ; praedas bellicas imperatores cum paucis diripiebant. 8. Interea parentes aut parui liberi militum, ut quisque potentiori confinis erat, sedibus pellebantur168.
72Sans avoir l’intention d’identifier les faits historiques auxquels renvoie Salluste169, il convient d’insister sur les conséquences de cette représentation sur le schéma sallustéen de la décadence. Salluste expose les manifestations concrètes de la cupido imperi pecuniaeque de la nobilitas. À cause de cette cupidité, l’aristocratie disposait de tous les pouvoirs et de toute la richesse, ce qui a abouti à l’aggravation de l’auaritia :
Ita, cum potentia auaritia sine modo modestiaque inuadere, polluere et uastare omnia, nihil pensi neque sancti habere, quoad semet ipsa praecipitauit170.
73La potentia signifie la puissance, l’autorité et l’influence personnelles. Selon Cicéron, elle désigne la puissance procurée par la possession de ces moyens par lesquels quelqu’un peut conserver ses propres biens et amoindrir ceux d’autrui171. Le terme englobe tous les éléments matériels, tels que les diuitiae, qui constituent le pouvoir personnel d’un individu172. J. Hellegouarc’h ajoute que : “à côté de potestas, pouvoir légal, potentia prend parfois la valeur de ‘pouvoir personnel non légal’ et par conséquent ‘usurpé’”173. La potentia à laquelle renvoie Salluste correspond à cette influence personnelle, qui est détachée de toute fonction institutionnelle174 et dont les nobiles se sont servis pour abuser de leur pouvoir, en ayant recours à des pratiques non conformes au ius175, décrites dans les lignes précédentes. C’est pourquoi dans le paragraphe suivant Salluste qualifiera d’iniusta la potentia de l’aristocratie.
74Ayant à sa disposition cette influence politique abusive (cum potentia), la noblesse s’est laissé aller à l’auaritia. L’acquisition du pouvoir a donc été une condition suffisante pour l’accentuation de l’auaritia, alors que dans le Catilina, ce fut la luxuria introduite par Sylla qui constitua l’étape préliminaire nécessaire à la prolifération de l’auaritia. Il s’agit d’une différenciation à la fois qualitative et quantitative du schéma du Catilina : quantitative, parce que l’auaritia tourmentait la res publica déjà pendant une période antérieure aux Gracques, et qualitative, car la propagation de l’auaritia ne résulte plus d’une autre passion qui envahit de l’extérieur, mais de l’exercice du pouvoir. En se focalisant plutôt sur la période antérieure à la domination de Sylla, Salluste est forcé d’apporter des nuances à sa vision rigoureuse de la décadence. Ces nuances témoignent d’une tendance à voir la dégradation morale comme un phénomène dont l’intensité a déjà commencé à se faire sentir aux lendemains de la destruction de Carthage. Comme pour attirer l’attention sur cette modification, l’historien emploie pour illustrer la propagation de l’auaritia des images fortes, qu’il avait utilisées dans le Catilina pour décrire la même réalité, mais appliquées à une période postérieure à Sylla : l’auaritia envahit sans mesure, pollue tout, et n’a d’égard pour rien176. Cette propagation violente de l’auaritia continua jusqu’au moment où elle s’est elle‑même précipitée dans sa propre chute (quoad semet ipsa praecipitauit)177. À quel moment fait allusion Salluste et quel est le sens de cette métaphore ? La phrase suivante, commençant par un nam, vise à expliquer cette image :
Nam ubi primum ex nobilitate reperti sunt qui ueram gloriam iniustae potentiae anteponerent, moueri ciuitas, et dissensio ciuilis, quasi permixtio terrae, oriri coepit178.
75Le moment de “ruine” de l’auaritia coïncide avec les réformes des Gracques qui, bien qu’originaires de la noblesse, préféraient la vraie gloire à l’iniusta potentia. Ainsi ils ont pris des mesures contre l’oligarchie, en revendiquant pour la plèbe le droit à la libertas (Jug., 42.1). Salluste n’évoque pas les mesures proposées par les Gracques, mais le contexte montre qu’il s’agissait des mesures, non seulement contre l’iniusta potentia, mais aussi contre l’auaritia des nobles. C’est dans ce sens que l’on peut interpréter la ruine de l’auaritia (auaritia […] semet ipsa praecipitauit) : les nobles n’ont pas su contenir leur auaritia qui a donc fini par toucher les droits du peuple. La réaction était inévitable et a abouti à des mesures visant à éliminer cette auaritia, autrement dit à “la mener à sa propre chute”. Salluste applique l’image de l’homme précipité dans sa destruction par son argent et par ses mores179. Cette métaphore prépare l’image de la chute de la république à la fin de la digression.
76L’anéantissement de l’auaritia ne fut pas permanent. Les Gracques ont obtenu quelques succès provisoires, mais leur lutte n’a fait qu’aggraver le mos partium et factionum : selon Salluste, la cité fut secouée à ce point qu’on pourrait comparer la discorde entre les citoyens à un séisme180. Les manœuvres politiques des nobiles, qui ont mené à l’assassinat des deux frères, sont ensuite résumées (Jug., 42.1). La manière passionnée dont ils ont usé de leur triomphe a fait que cette victoire a marqué une nouvelle étape dans la décadence de la cité :
Igitur ea uictoria nobilitas ex lubidine sua usa multos mortalis ferro aut fuga extinxit, plusque in relicuom sibi timoris quam potentiae addidit. Quae res plerumque magnas ciuitates pessum dedit, dum alteri alteros uincere quouis modo et uictos acerbius ulcisci uolunt181.
77La sévérité avec laquelle les nobles ont écrasé leurs adversaires leur ajouta plus d’inquiétude que de potentia. Ainsi les réformes des Gracques, malgré leur échec, ont remis en question la potentia de l’aristocratie et furent le début de la ruine de son auaritia. Or, la victoire des nobles a été aussi le début de la chute de la res publica. Salluste revient à l’image de la chute qu’il avait employée à propos de l’auaritia (Jug., 41.9) : la passion de vengeance entre les citoyens est le facteur qui ruina (pessum dedit) les plus puissants États. Ce rappel de l’idée de la chute ajoute une signification à la métaphore de la chute de l’auaritia : lorsque ce vice envahit sans mesure une société, elle emportera la cité entière dans sa ruine182.
78L’auteur parle de façon générale des magnae ciuitates qui furent ruinées par le désir de vengeance entre les citoyens. Or, c’est exactement cette passion qui a caractérisé l’époque postérieure aux Gracques. Salluste tend à analyser la guerre de Jugurtha comme un épisode de cette rivalité entre les citoyens. C’est dans ce cadre qu’il convient de comprendre la place de la digression dans le plan général de l’œuvre. Salluste ajoute cette digression pour expliquer la violence avec laquelle la plèbe a mené la quaestio Mamiliana183 : Sed quaestio exercita aspere uiolenterque, ex rumore et lubidine plebis. Vti saepe nobilitatem, sic ea tempestate plebem ex secundis rebus insolentia ceperat184. Le peuple voit l’affaire comme une occasion de se venger de l’insolence avec laquelle il avait été traité par la noblesse à l’époque des Gracques. L’élection de Marius au consulat s’inscrit aussi dans le même cadre. Cependant, l’historien rappelle que ce désir de vengeance fut la cause de la chute des grands États, et prévoit ainsi la chute de la république, en proie à ses dissensions internes.
79Pour revenir à la question posée au début de ce chapitre, Salluste apporte deux modifications à son schéma de la décadence dans le Catilina. Tout d’abord, il ajoute l’insurrection des Gracques comme une étape importante de la dégradation de la res publica après 146 a.C. Le choix de son sujet l’a sans doute forcé à cette modification, dans le sens où Salluste voit la guerre de Jugurtha comme un épisode important du mos partium et factionum après les Gracques. L’auteur, malgré sa sympathie pour les Gracques, admet que leurs actions ont alimenté la discorde. La révolution des Gracques est aussi analysée comme la source des discordes et donc comme un point culminant de l’histoire romaine chez Varron185. De même, Cicéron voit dans la politique des Gracques l’origine de la division des citoyens en deux parties (in duas partis – Cic., Rep., 1.19.31). Cependant, contrairement à l’Arpinate (et peut-être contrairement aussi à Varron), selon l’historien, les actions des Gracques ne sont qu’une étape du mos partium et factionum, qui a commencé depuis 146 a.C. De plus, il n’est pas aussi sévère à l’égard des deux frères. Selon Cicéron, les Gracques ont mis en pièces la res publica186. Salluste laisse entendre que c’est plutôt la réaction violente des nobiles, qui a allumé le mos partium et factionum, en menant la république à sa chute187.
80La seconde modification est plus importante : elle consiste à apporter des nuances par rapport à son interprétation de la période située entre la destruction de Carthage et la domination de Sylla. Tout d’abord, il se penche sur le mos partium et factionum de la période immédiatement postérieure à 146, alors que dans le Catilina, il s’est intéressé uniquement à la discorde après 70 a.C. Ainsi avait-il donné l’impression que la gravité des dissensions civiles a commencé à se faire sentir après Sylla, même si l’ambitio tourmentait les âmes des citoyens pendant la période antérieure au dictateur. En effet, exposer la guerre de Jugurtha comme un épisode qui illustre la décadence de la cité, il a dû donner plus de précisions sur la période antérieure à cet événement, plutôt que de se contenter de l’idée vague que l’ambitio s’est propagée pendant cette période. Sa concentration sur le mos partium et factionum explique aussi pourquoi deux vices plus directement liés à la lutte entre les classes, à savoir la superbia et la lasciuia, sont nés avant l’auaritia et l’ambitio.
81Cette légère modification dans l’ordre d’apparition des passions morales n’est pas la seule. Dans le Catilina, la période située entre la destruction de Carthage et la dictature de Sylla était caractérisée par l’ambitio, alors que l’auaritia, quoique déjà présente à l’époque juste après 146, a commencé à tourmenter les citoyens après Sylla. En revanche, dans le Jugurtha, l’ambitio et l’auaritia jouent également un rôle très important aux lendemains de la troisième Guerre punique et conduisent aux luttes sanglantes des Gracques. C’est d’ailleurs à cause de l’auaritia des nobles romains corrompus par les largesses de Jugurtha que Rome ne déclare pas la guerre contre le roi Numide (Jug., 13.5, 29.1, 32.4). Salluste modifie son point de vue aussi en ce qui concerne la luxuria qui, selon le schéma du Catilina, fut introduite à Rome par Sylla. Bien qu’il n’évoque pas le goût du luxe et de la luxure dans Jug., 41-42, quelques passages dans le reste du récit montrent que le relâchement de la discipline militaire et la luxuria étaient déjà présents dans l’armée romaine à l’époque de la guerre de Jugurtha. Salluste indique clairement que l’armée fut gâtée par Aulus Albinus, en se laissant aller à la licence (licentia), la débauche (lasciuia), la paresse (ignauia) et le luxe (luxuria)188. De plus, dans son discours prononcé à la suite de son élection, Marius reproche aux nobles de se livrer à l’ignauia et à la luxuria (Jug., 85.43).
82Il s’ensuit que le tableau de la décadence dressé dans le Catilina est considérablement modifié dans le Jugurtha. Dans le Catilina, Sylla est responsable de l’introduction de la luxuria, de la propagation de l’auaritia et du mos partium et factionum. En revanche, dans le Jugurtha, ces aspects de la dégradation morale et politique sont déjà présents à l’époque antérieure à Sylla et même aux Gracques. Faudrait-il donc conclure que Sylla n’a plus aucun rôle à jouer dans l’accélération de la décadence ? On ne peut faire que des hypothèses sur cette question. Sylla participe en tant que questeur dans la guerre de Jugurtha et Salluste expose son rôle dans la guerre. De plus, il lui consacre un portrait, dans lequel il est décrit comme un mélange de vices et de vertus189. L’historien justifie sa décision de dépeindre le caractère de ce personnage, en insistant sur son importance190. À la fin de son portrait, Salluste mentionne avec regret les actions de Sylla après les guerres civiles : Nam postea quae fecerit, incertum habeo pudeat an pigeat magis disserere191. Ces éléments montrent que Sylla est encore considéré comme responsable d’une certaine accentuation de la décadence, mais il ne garde plus la place centrale qu’il tenait dans le Catilina.
83Une vision plus unifiée de l’histoire romaine se déploie sous nos yeux. La cupidité, l’ambition et la discorde sont également présentes durant toute la période depuis 146. La domination de Sylla perd ainsi sa fonction de tournant de l’histoire romaine192. Tous les événements après 146 a.C. mènent à l’accentuation de la décadence, qui aboutira un jour à ce que Salluste prévoit dans sa digression sur le mos partium et factionum : la ruine de la res publica en proie à ses discordes. Ce changement du schéma historique, imposé par le traitement d’un sujet et d’une période différents, annonce une modification plus profonde dans les Histoires et témoigne de l’accentuation progressive du pessimisme de l’historien.
Histoires : la modification du schéma de la décadence
84Bien que l’état fragmentaire de la dernière œuvre de Salluste invite à la prudence, les fragments conservés nous permettent de constater une évolution évidente de son schéma de la décadence. Dans la préface de son premier livre, l’auteur procède à une interprétation rétrospective et constate que l’auaritia, l’ambitio et la discordia ont été les caractéristiques de toute l’histoire romaine dès le début, à l’exception de deux périodes, pendant lesquelles le metus hostilis maintenait les hommes dans la concorde et la moralité. Il convient de citer tout le fragment pour voir comment Salluste justifie ce nouveau schéma, et dans quelle mesure ce dernier se différencie par rapport à ce qu’il avait présenté dans ses monographies :
Res Romana plurimum imperio ualuit Servio Sulpicio et Marco Marcello consulibus omni Gallia cis Rhenum atque inter mare nostrum et Oceanum, nisi qua paludibus inuia fuit, perdomita. Optimis autem moribus et maxima concordia egit inter secundum atque postremum bellum Carthaginiense causaque . . . .non amor iustitiae, sed stante Carthagine metus pacis infidae fuit. At discordia et auaritia atque ambitio et cetera secundis rebus oriri sueta mala post Carthaginis excidium maxime aucta sunt. Nam iniuriae ualidiorum et ob eas discessio plebis a patribus aliaeque dissensiones domi fuere iam inde a principio neque amplius quam regibus exactis, dum metus a Tarquinio et bellum graue cum Etruria positum est, aequo et modesto iure agitatum. Dein seruili imperio patres plebem exercere, de uita atque tergo regio more consulere, agro pellere et ceteris expertibus soli in imperio agere. Quibus saeuitiis et maxime fenore oppressa plebes, cum assiduis bellis tributum et militiam simul toleraret, armata montem sacrum atque Auentinum insedit tumque tribunos plebis et alia iura sibi parauit. Discordiarum et certaminis utrimque finis fuit secundum bellum Punicum193.
85Au début du fragment, l’acquisition de l’imperium est clairement mise en opposition avec l’état moral de la cité. Du point de vue de l’étendue de la domination (imperio), la cité est arrivée au plus haut point de sa force, sous le consulat de S. Sulpicius et de M. Marcellus (51 a.C.), lorsque la Gaule avait été soumise. Au contraire, le peuple romain géra ses affaires avec les meilleurs principes moraux (optimis moribus) et la concorde la plus parfaite entre la deuxième et la troisième Guerre punique. Donc la destruction de Carthage marque encore un tournant important de l’histoire romaine. La discordia, l’auaritia et l’ambitio se sont accrues au maximum (maxime aucta sunt) après cet événement. Les raisons furent les mêmes que celles que Salluste avait évoquées dans le Jugurtha : la disparition de la peur des ennemis et les secundae res, le bonheur qui suit l’avènement de la paix. Salluste fait allusion avec cette formule à l’otium et à la richesse, qui ont suivi la victoire contre Carthage.
86La formule maxime aucta sunt sert à mettre en opposition la période postérieure à la destruction de Carthage avec tout le reste de l’histoire romaine : l’auaritia, l’ambitio et la discordia existaient toujours, mais furent plus intenses après 146. Le fait que Salluste admet l’existence de ces maux, depuis les débuts de Rome (iam inde a principio) constitue une modification majeure de sa vision de l’histoire194. Ainsi, dans le texte, Salluste inclut la discorde et la soif d’argent et de pouvoir parmi les caractéristiques de toute l’histoire de Rome, même s’il ne les évoque pas explicitement.
87La discordia est facilement déduite du texte : Salluste parle des dissensions et des sécessions de la plèbe (discessio plebis a patribus aliaeque dissensiones) ; mention est faite des discordes entre les deux classes avant la Guerre d’Hannibal (Discordiarum et certaminis utrimque finis fuit secundum bellum Punicum). Comme dans le Jugurtha, la discorde est le résultat des défauts moraux. Salluste déclare que les dissensions ont été provoquées par les injustices des puissants (iniuriae ualidiorum et ob eas…), plutôt que d’évoquer clairement comme motifs l’auaritia et l’ambitio, qui furent à l’origine de ces injustices.
88Ensuite, la description que l’historien fait des luttes civiles après la victoire contre les Étrusques met en exergue les vices moraux des patriciens. Ces derniers traitaient les plébéiens comme s’ils étaient des esclaves (seruili imperio), ce qui renvoie à la superbia des patriciens. Leur auaritia a été mise en évidence à travers les expulsions de la plèbe de leurs terres (agro pellere) et par la pratique de l’usure (maxime fenore oppressa plebes). Les nobiles exerçaient aussi seuls toutes les magistratures, ayant exclu tous les autres (ceteris expertibus soli in imperio agere), ce qui illustre leur cupido imperii. Tous ces défauts (superbia, auaritia, ambitio) concernent uniquement les nobles, alors que la plèbe ne fait que réagir à leur oppression195. Quant à la luxuria, évoquée sans doute avec la formule cetera secundis rebus oriri sueta mala, qui concerne la période postérieure à 146, le fragment ne laisse pas penser qu’elle était déjà présente aux débuts de la République. Dans la mesure où l’état lacunaire des fragments nous permet de l’affirmer, il semble que ce vice apparaîtra après 146 a.C.
89Il en ressort donc que l’histoire romaine est caractérisée dès ses débuts par la discordia, l’auaritia et l’ambitio. Conformément à cette théorie, Salluste attribue les premières dissensions à un défaut de la nature humaine : Nobis primae dissensiones uitio humani ingenii euenere, quod inquies atque indomitum semper inter certamina libertatis aut gloriae aut dominationis agit196. La discorde est un trait de la nature humaine, ce qui explique son apparition dès les débuts de Rome. Salluste exclut seulement deux périodes, pendant lesquelles la res publica était à l’abri des dissensions et de la détérioration morale à cause de l’existence du metus hostilis : une brève période qui part de l’expulsion des rois jusqu’à la fin de la guerre contre les Étrusques qui ont essayé de rétablir Tarquin, et celle qui est située entre la deuxième et la troisième Guerre punique. Comme nous tenterons de le démontrer plus loin, cette modification du schéma de Salluste résulte de l’accentuation de son pessimisme197.
90Malgré l’évolution considérable de son schéma, Salluste persiste à considérer la destruction de Carthage comme un tournant et l’époque qui précède immédiatement cet événement comme la période de la plus haute moralité et de concorde. Il mérite d’être rappelé que c’est dans cette phase que d’autres historiens, comme Polybe, Calpurnius Pison et Caton, situent le début de la décadence. Pourquoi Salluste s’obstine‑t‑il à idéaliser cette période ?
91Est-ce parce qu’il se concentre plus que ses prédécesseurs sur l’aspect de la concordia ? Il est vrai que la période située entre la deuxième et la troisième Guerre punique n’est pas particulièrement marquée par des conflits entre les citoyens, mais ces derniers ne sont pas absents non plus, comme nous le verrons lors de l’examen des quinze derniers livres conservés de Tite-Live : le débat sur la lex Oppia, l’affaire des Bacchanales, les procès de Scipion, l’opposition au triomphe de Paul-Émile ont suscité des discordes parmi les citoyens. Certes, il ne s’agit pas de crises aussi graves que la révolution des Gracques et les guerres civiles du premier siècle. Néanmoins, Salluste n’exclut pas de son schéma de décadence la période postérieure au vote de la lex Hortensia et antérieure à la IIe Guerre punique, qui n’est pas non plus marquée par des crises civiles majeures.
92En outre, l’auteur indique qu’il distingue cette époque autant comme une période de concorde que comme une période d’optimi mores. La propagation de la luxuria et le relâchement moral dont parlent les devanciers de Salluste ne trouvent pas leur place chez l’historien. Il semble donc que, poussé par l’accentuation de son pessimisme et le mûrissement de sa pensée historique et répondant peut-être à des critiques contre son schéma simpliste198, Salluste a dû modifier sa vision de l’histoire. En même temps, il n’abandonne pas sa volonté de se distinguer par rapport à la tradition antérieure et n’est pas prêt à admettre le caractère arbitraire de son choix de 146. Ainsi il aboutit un compromis maladroit : il garde la limite de 146, tout en renonçant à sa validité exclusive.
93L’objection suivante pourrait être faite : si l’histoire romaine est une série de dissensions à l’exception de deux périodes courtes, comment peut‑on affirmer qu’il existe dans les Histoires une réflexion sur la décadence de la res publica ? Une telle réflexion présuppose la détérioration progressive par rapport à une conduite idéale ou du moins meilleure. En effet, une certaine accentuation progressive de la dégradation morale et politique peut être déduite des fragments. La discordia, l’auaritia et l’ambitio sont considérablement augmentées (maxime aucta sunt) après le sac de Carthage. L’emploi de l’adverbe maxime révèle l’aggravation considérable de ces troubles à partir de 146, ce qui se confirme, si l’on compare la façon dont il traite les “trois périodes de décadence”199. Les discordes et les autres défauts avant l’expulsion des rois sont à peine mentionnés200. Les dissensions et les vices moraux, qui se sont manifestés pendant les luttes entre les patriciens et la plèbe sont plus longuement analysés, mais Salluste laisse l’impression que les conflits se sont multipliés uniquement à cause de l’auaritia, l’ambitio et la superbia des nobiles. La grande masse du peuple fut plutôt la victime de ce comportement. En revanche, les fragments qui concernent la période postérieure à 146 nous permettent de déceler quelques innovations importantes. D’une part, la responsabilité dans les discordes civiles revient aux deux partis201. D’autre part, l’analyse de la période semble avoir été beaucoup plus détaillée. Il est fort probable que Salluste distingue plusieurs étapes intermédiaires qui ont mené à l’accélération de la décadence entre la destruction de Carthage et le début de son récit en 78 a.C. Dans le fr. 1.12 M, l’auteur décrit la discorde produite juste après la disparition du metus Punicus :
Postquam remoto metu Punico simultates exercere uacuum fuit, plurimae turbae, seditiones et ad postremum bella ciuilia orta sunt, dum pauci potentes, quorum in gratiam plerique concesserant, sub honesto patrum aut plebis nomine dominationes affectabant, bonique et mali ciues appellati non ob merita in rem publicam omnibus pariter corruptis, sed uti quisque locupletissimus et iniuria ualidior, quia praesentia defendebat, pro bono ducebatur202.
94L’importance que Salluste attribue au concept du metus hostilis, ainsi que le lien de l’expression uacuum fuit avec la représentation négative de la nature humaine seront étudiés ultérieurement203. Pour le moment, il convient de se focaliser sur les moyens par lesquels les dissensions après 146 se différencient par rapport à celles de l’époque avant la IIe Guerre punique. Les fauteurs de troubles sont toujours un petit nombre d’hommes puissants (pauci potentes). Les commentateurs ont tendance à considérer que les pauci potentes se réfèrent uniquement aux nobiles204. C’est à juste titre qu’E. Castorina applique aussi la formule pauci potentes aux plébéiens les plus riches, en prenant en considération le contexte du passage205. Salluste montre que les hommes influents des deux classes étaient également ardents et fourbes dans leur quête de la domination : les nobiles exploitaient le nom de patres, alors que les membres des familles plus modestes invoquaient la protection de la plebs, pour atteindre le même objectif. En outre, Salluste rejette aussi la responsabilité sur la masse des citoyens qui n’étaient pas séduits par ces hommes puissants à cause de leurs services à la cité, mais à cause de leur richesse qui les rendait plus capables de commettre l’injustice. Il est clair qu’après 146, la corruption a touché un plus grand nombre de citoyens que pendant les luttes du début de la République, lorsque la plèbe subissait de fait la cupidité des patriciens.
95Comme dans les monographies, l’ambitio et l’auaritia sont admises comme symptômes de la dégradation morale : le détournement du vocabulaire politique effectué par les pauci potentes est décrit dans le Catilina comme un produit de l’ambitio206. De plus, Salluste fait allusion à l’auaritia de ces hommes ambitieux, en évoquant leur richesse excessive (locupletissimus) et leur inclination commune à la corruption (omnibus pariter corruptis). La multitude qui les entourait est implicitement critiquée pour sa cupidité, car elle donnait son appui à des hommes qui pouvaient satisfaire sa convoitise, en commettant des injustices. Cette image de tous les partis comme également corrompus semble avoir été résumée et confirmée dans le fragment suivant : Omnium partium decus in mercedem corruptum erat207.
96Au-delà du fait que, selon Salluste, la corruption concerne tous les ordres après 146, l’historien se montre plus soucieux de fixer les étapes précises du processus de la décadence. Ainsi, au début du fr. 1.12 M, l’idée d’une aggravation progressive de la discorde entre les citoyens apparaît en filigrane : les désordres (turbae) ont mené à des séditions (seditiones) et finalement aux guerres civiles (ad postremum bella ciuilia). Il semble que l’auteur ait analysé étape par étape l’accentuation de la décadence morale et politique dans la suite.
97La sédition des Gracques, et plus précisément l’assassinat de Tiberius, continue à être décrite comme l’origine de discordes importantes au sein de la cité, comme le laisse entendre le texte suivant de saint Augustin : Eo quippe tempore disputatur, quo iam unus Gracchorum occisus fuit, a quo scribit seditiones graues coepisse Sallustius208. L’historien ouvre ensuite une digression pour se référer à la guerre sociale209 et aux conflits civils entre 88 et 79 a.C.210. Comme l’a noté P. McGushin211, cette digression ressemble à la Pentécontaétie de Thucydide, dans le sens où elle vise à expliquer l’ambiance politique, civile et militaire, qui a précédé et influencé les événements du récit. Comme dans le Jugurtha, Salluste a sans doute analysé ensemble deux épisodes distincts (du moins à première vue) : la guerre sociale et les discordes, qui ont mené à la domination de Sylla. Pourquoi l’historien analyse-t-il en bloc ces deux conflits ? Tout d’abord, les succès de Sylla pendant la guerre des alliés ont augmenté son prestige, ce qui a facilité son élection au consulat en 88 a.C.212. Cette dernière fut le début des événements qui ont mené d’abord à son expédition contre Mithridate, la guerre civile contre Marius et ses partisans et enfin, à sa domination. Tous ces faits furent décrits par Salluste dans cette digression. En outre, un autre fragment peut nous éclairer sur la raison qui a poussé l’historien à examiner ensemble la guerre sociale et les conflits civils qui suivirent. Salluste renvoie à l’accélération de la décadence à partir d’une époque qui n’est pas précisée :
Ex quo tempore maiorum mores non paulatim ut antea, sed torrentis modo praecipitati; adeo iuuentus luxu atque auaritia corrupta, ut merito dicatur genitos esse, qui neque ipsi habere possent res familiaris neque alios pati213.
98Le vocabulaire utilisé sert à décrire une phase d’aggravation de la décadence. Une distinction nette est établie entre deux périodes : la période d’auparavant (antea), pendant laquelle la dégradation des mores fut lente (paulatim) et l’époque qui commence à partir d’un point temporel précis (ex quo tempore), pendant laquelle les mores se sont précipités à la manière d’un torrent (torrentis modo praecipitati). La métaphore du torrent et l’adjectif praeceps, composé par la préposition prae- et le nom caput (= tête) et signifiant celui “qui va ou tombe la tête en avant (sens propre ou figuré)”214, renforcent l’image de la chute rapide.
99À quoi se réfèrent alors antea et ex quo tempore ? La plupart des commmentateurs215 considèrent que ce fragment complète le tableau dressé dans le fr. 1.12 M (Postquam remoto metu Punico…), en insistant davantage sur l’auaritia et la luxuria, alors que dans le fr. 1.12 M, il est question de l’ambitio. Ainsi l’adverbe antea se réfère à la période avant 146 a.C. Leur argument principal se fonde sur deux passages tirés de Velleius Paterculus et de saint Augustin. Ce dernier cite notre fragment juste après avoir évoqué la période postérieure à 146 a.C. : Ecce ante Christi aduentum, post deletam Carthaginem ‘maiorum mores non paulatim, ut antea, sed torrentis modo praecipitati…’216. Velleius Paterculus, dans une image inspirée de Salluste, met sur le même plan la disparition du metus Punicus et la métaphore de la chute des mores : quippe remoto Carthaginis metu sublataque imperii aemula non gradu sed praecipiti cursu a uirtute descitum, ad uitia transcursum217. C’est pourquoi tous les éditeurs des fragments des Histoires, sauf R. Dietsch, placent ce fragment après le fr. 1.12 M (Postquam remoto metu Punico…) et avant le fr. 1.17 M, qui se réfère aux Gracques.
100Les parallèles avec saint Augustin et Velleius n’ont pas convaincu B. Latta218 sur le fait que le fr. 1.16 M se réfère à la période immédiatement postérieure au sac de Carthage. Le passage de Velleius regroupe des images des trois passages sallustéens (Cat., 10.1 : Carthago aemula imperi ; Hist., fr. 1.12 M : remoto metu Punico ; 1.16 M : non paulatim ut antea sed torrentis modo praecipitati). Étant donné que Velleius emprunte l’une des images à la première œuvre de Salluste, rien ne nous force à considérer qu’il a puisé les deux autres images de passages très proches et se référant à la même période. La métaphore de la chute accélérée des mores pourrait influencer Velleius, sans que ce dernier soit contraint de l’appliquer à la même période que Salluste. En outre, la formule post deletam Carthaginem, utilisée par saint Augustin, ne fait pas nécessairement allusion à la période située juste après le sac de Carthage, mais à toute l’époque postérieure à 146. Par ailleurs, Augustin avait cité le fragment dans le paragraphe précédent, en donnant plus de précisions sur son contexte :
…post Carthaginis […] excidium ? Quae tempora ipse Sallustius quem ad modum breuiter recolat et describat, in eius historia legi potest ; quantis malis morum, quae secundis rebus exorta sunt, usque ad bella ciuilia demonstret esse peruentum. “Ex quo tempore, ut ait, maiorum mores […]” Dicit deinde plura Sallustius de Sullae uitiis ceteraque foeditate rei publicae…219
101Saint Augustin indique clairement qu’il y avait deux parties narratives, l’une, plus brève, précédant, et l’autre suivant le fragment en question. Salluste décrit brièvement (breuiter) la période après la destruction de Carthage (quae tempora). Le fr. 1.12 M (Postquam remoto metu Punico…) et le fr. 1.17 M se référant à la révolution des Gracques faisaient sans doute partie de cette brève description qui arrive jusqu’aux guerres civiles (usque ad bella ciuilia). Il est plus logique de considérer que la formule ex quo tempore se rapporte au repère chronologique qui lui est plus proche (bella ciuilia), plutôt que de le lier à la destruction de Carthage (post Carthaginis excidium). Si la phrase ex quo tempore s’applique à 146, la citation du fragment semble superflue, puisqu’elle n’ajoute rien au résumé augustinien de la période immédiatement postérieure à cette année. En revanche, si le fragment se réfère à la période postérieure aux guerres civiles, le fragment cité sert à resumer l’époque postérieure au début des guerres civiles. Le philosophe nous informe que Salluste dit ensuite bien des choses (dicit deinde plura) à propos de Sylla et d’autres choses (ceteraque) sur l’aspect hideux de la res publica. Les plura et les cetera renvoient à la digression de Salluste sur la montée de Sylla et à la guerre sociale. D’une part, cette description est plus longue (plura) par rapport à celle qui était consacrée à la période antérieure aux guerres civiles, ce qui est confirmé par le nombre plus grand des fragments attribués à cette digression. D’autre part, elle se situe juste après (deinde) le fragment cité.
102Le fr. 1.16 M jouait donc plus probablement le rôle d’introduction à la digression sur la guerre sociale et les conflits domestiques qui suivirent. La formule bella ciuilia utilisée par Augustin renvoie à ces deux réalités, la guerre sociale étant analysée comme une guerre civile220. Ainsi, le fragment en question doit être placé après les fr. 1.12 M (Postquam remoto metu Punico…) et 1.17 M (A Ti. Graccho seditiones graues coepere)221 et juste avant la grande digression de Salluste. À travers le fr. 1.16 M, l’auteur a voulu justifier sa longue digression sur la période qui commence avec la guerre sociale et finit avec la domination de Sylla : c’est à partir de cette époque (ex quo tempore) que la décadence s’est accélérée. Il explique aussi pourquoi il choisit d’étudier les deux conflits (italien et domestique) ensemble : l’esprit de rapine, décrit dans le fragment, a commencé à préoccuper la cité de façon plus manifeste depuis la guerre sociale. Ces tendances ont sans doute été amplifiées par la suite et surtout avec l’établissement de la dictature de Sylla222. L’auaritia et la luxuria existaient donc auparavant (antea), mais durant l’époque décrite dans la digression leur propagation a été si élevée que les mores se sont précipités comme un torrent. C’est pourquoi Salluste consacre une digression examinant à la fois la guerre sociale et la discorde domestique des années 80.
103Les fragments de la digression montrent que Salluste a insisté sur la rapacité qui a caractérisé cette période. La guerre sociale est décrite comme une guerre de pillage et de massacre : Quippe uasta Italia rapinis, fuga, caedibus223. Les fragments suivants témoignent de l’ardeur avec laquelle Salluste a dû dénoncer la rapacité de Sylla après qu’il s’est proclamé dictateur : Igitur uenditis proscriptorum bonis aut dilarsritis / Nihil ob tantam mercedem sibi abnuituros / Quo patefactum est rem publicam praedae, non libertati repetitam224. Sylla a annexé les biens des proscrits pour les donner à ses amis qui, de cette façon, lui sont devenus fidèles. Donc, selon Salluste, l’objectif du régime de Sylla n’était pas le rétablissement de la liberté, comme le prétendait le dictateur, mais l’acquisition du butin. L’auaritia évoquée dans le fr. 1.16 M se reflète dans la digression, ce qui ajoute encore un argument en faveur de l’interprétation du fragment comme une introduction à la digression. De plus, la description de cette génération qui “n’est capable ni de posséder un patrimoine ni de souffrir que les autres en possèdent un” semble refléter les réalités créées par les proscriptions de Sylla, telles qu’elles sont décrites dans le Catilina225. Les clients du dictateur ont acquis les propriétés des proscrits, mais leur vie prodigieuse a fait qu’ils ont perdu rapidement ce patrimoine.
104Or, contrairement à l’auaritia, la luxuria évoquée dans le fr. 1.16 M n’est pas présente dans les fragments de la digression, alors que dans le Catilina, l’historien insiste sur le rôle de Sylla dans l’introduction du luxe à Rome après ses expéditions en Asie. Salluste a sans doute fait allusion dans cette digression à l’expédition contre Mithridate en Asie juste après la guerre sociale, ce qui permet de supposer que, plus probablement, il y aurait eu une analyse sur la propagation de la luxuria liée aux campagnes de Sylla226.
105En somme, le schéma sallustéen de la décadence semble avoir été modifié dans les Histoires. L’auaritia, l’ambitio et la discorde étaient présentes dans l’histoire romaine dès le début, à l’exception des deux périodes relativement courtes. Ce changement témoigne de l’accentuation du pessimisme de l’historien et sera plus clairement expliqué avec l’analyse du rôle du metus hostilis et de la nature humaine dans la dernière œuvre de Salluste. Or, malgré cette modification de sa vision de l’histoire, l’auteur s’obstine à idéaliser la période immédiatement antérieure à la destruction de Carthage et à se pencher davantage sur l’analyse de la décadence à partir de 146. En effet, selon lui, c’est depuis cette date que les vices se sont multipliés au maximum et ont commencé à corrompre non seulement les représentants de l’oligarchie comme auparavant, mais aussi tous les acteurs politiques. De plus, il semble que, comme dans ses monographies, il continue à analyser l’époque après 146, comme une période d’accélération progressive de la décadence, en la faisant passer par des étapes chronologiques distinctes. S’agit-il des mêmes phases qu’il avait exposées dans ses deux monographies ?
106Dans la mesure où les fragments conservés nous permettent de l’affirmer, la crise des Gracques et l’époque de Sylla restent les deux principaux moments intermédiaires qui marquent l’aggravation de la décadence. Quant au degré de propagation de la discorde et des vices comme l’auaritia, l’ambitio et la luxuria dans chaque sous-période après 146, Salluste s’efforce de concilier ses points de vue dans les deux monographies. Dans le Catilina, l’ambitio et l’auaritia ont fait leur apparition après la destruction de Carthage, mais durant la période antérieure à Sylla, c’était l’ambitio qui tourmentait plus les esprits. L’introduction de la luxuria par Sylla a contribué à la propagation de l’auaritia. La discordia a commencé à se faire sentir notamment après le rétablissement de la tribunicia potestas en 70 a.C. Dans le Jugurtha, l’auaritia et l’ambitio se retrouvent également à l’époque immédiatement postérieure à 146. Salluste ajoute la sédition des Gracques comme un événement qui a augmenté la discorde entre les citoyens. Les actions de Sylla sont à peine évoquées et le rôle du dictateur dans l’accélération de la décadence n’est pas clair.
107Dans les Histoires, il construit un schéma plus complet qui concilie et qui prend en considération tous les éléments inclus dans les monographies. Le résultat en est le suivant : l’auaritia et l’ambitio tourmentent au même degré la res publica aux lendemains de la troisième Guerre punique, ce qui mena à la discorde entre les citoyens. Les actions des Gracques ont aggravé les dissensions jusqu’à la période qui a commencé avec la guerre sociale et a abouti à la domination de Sylla. À partir de cette phase dominée par la personnalité de Sylla, l’auaritia et la luxuria se sont multipliées de façon plus rapide que durant la période antérieure. En effet, Salluste garde le schéma du Jugurtha, en expliquant plus en détail le rôle de Sylla dans le processus de la décadence.
108En même temps, il apporte une correction importante au schéma du Catilina. Dans cette dernière œuvre, la période entre la domination de Sylla et la restitution de la puissance tribunitienne en 70 a.C. est décrite comme une cessation provisoire des conflits entre les citoyens. Cette conception des choses change dans les Histoires. Il suffit de rappeler que Salluste commence son récit avec la révolte de Marcus Lepidus227 et le poursuit du moins jusqu’à 67 a.C.228. Les discours conservés sont construits de façon à mettre en évidence les oppositions très violentes entre le peuple et le Sénat et ne laissent aucun doute sur le fait que les années 70 étaient une période particulièrement tourmentée selon l’historien229.
109En effet, la compréhension de cette époque troublée de l’histoire romaine aurait mené Salluste à donner plus de détails sur le rôle de Sylla et de son époque quant à l’accélération de la décadence avec l’ajout d’une digression consacrée à ce sujet. De la même façon que dans les monographies, le choix du sujet est celui qui a déterminé le changement de quelques aspects de la vision sallustéenne de la décadence. La différence de perspective entre les Histoires et les monographies a été sans doute un facteur qui a favorisé l’élaboration d’un schéma de la décadence plus complet : Salluste ne se concentre pas seulement, comme dans les monographies, sur une crise représentative de la décadence de la res publica, mais sur une période plus large. En étudiant donc avec plus d’attention cette phase relativement longue de l’histoire récente de Rome, il est amené à repenser toute l’histoire romaine et à formuler un schéma plus complet et plus complexe, sans renoncer encore à quelques schématismes.
110La tonalité plus pessimiste n’est sans doute pas sans rapport avec le contexte historique dans lequel la dernière œuvre de Salluste a été rédigée, à savoir entre 39 et 35 a.C.230. Après les proscriptions de 43 a.C. et la défaite des républicains en 42 a.C., les triumvirs ont bel et bien imposé leur pouvoir et tout changement politique paraît inenvisageable. Salluste qui, dans les préfaces de ses monographies, ne manque pas d’exprimer implicitement ses critiques contre le nouvel ordre politique, se sent sans doute définitivement écarté de la vie politique231. Le traité de Brindes conclu entre les triumvirs en 40 a.C. pourrait donner l’impression qu’une certaine stabilité a été atteinte. Il ne s’agit pourtant que d’un équilibre qui se révélera fragile et dont Salluste ne fait aucune mention au moins dans les fragments conservés. L’angoisse de l’historien face aux nouvelles réalités politiques du triumvirat et des guerres civiles se traduit probablement dans une vision plus pessimiste de toute l’histoire.
Les œuvres de Salluste : une histoire du déclin en constante évolution
111Il ressort de notre étude que le schéma sallustéen de la décadence est beaucoup plus complexe que l’on a tendance à le croire. L’historien ne se contente pas de fixer une limite à partir de laquelle la dégradation morale et politique a commencé et s’est perpétuée de façon quasi-automatique, en ajoutant quelques événements qui ont contribué à son accélération. Même si le choix de la limite de 146 sur laquelle insiste l’auteur dans toutes ses trois œuvres peut être critiqué comme simpliste, sa pensée se révèle plus subtile dans la façon dont il décrit la poursuite de la détérioration de la res publica jusqu’à ses derniers temps. Il ne parle pas seulement d’une aggravation progressive de la décadence, mais s’efforce aussi d’expliquer l’interdépendance complexe des événements et des passions, qui ont fini par réduire la res publica à un tel état de corruption que sa ruine totale semble imminente. De cette façon, son récit historique même dans ses monographies apparaît – pour la première fois dans la littérature antique – comme l’histoire du déclin de la res publica.
112Les modifications qu’il apporte à ce schéma de la décadence au cours de ses trois œuvres montrent à quel point cette problématique lui tient à cœur : le changement de sujet, qui impose l’étude plus attentive de certaines périodes historiques, le mûrissement de sa pensée historique, à cause de son expérience acquise et une certaine accentuation de son pessimisme qui tient aussi au moment historique de la rédaction de l’œuvre le poussent à apporter des nuances à son schéma de la décadence. La vision historique de Salluste n’est pas le résultat d’une reprise irréfléchie des théories de ses prédécesseurs, mais celui d’une réflexion philosophique personnelle qui l’amène à modifier progressivement sa conception de l’histoire. Or, malgré la version plus complexe qu’il expose dans les Histoires, son obstination à idéaliser la période immédiatement antérieure à 146 a.C. pèse sur sa vision de l’histoire. Tite‑Live s’efforcera de corriger ce dernier et d’autres aspects du schéma sallustéen.
Addendum : une histoire du progrès et du déclin chez Asinius Pollion ?
113Avant de nous concentrer sur Tite-Live, il convient de dire un mot sur Asinius Pollion, l’auteur d’une histoire des guerres civiles à partir de 60 a.C. (ex Metello consule), date de la formation du premier triumvirat. L’Ode, 2.1 d’Horace est notre source principale pour le contenu de l’œuvre d’Asinius Pollion232. L’historien écrit pendant les premières années du principat d’Auguste, c’est-à-dire vers la période où Tite-Live a commencé à rédiger les premiers livres de l’AVC. Il convient d’examiner dans quelle mesure cet auteur fragmentaire continue la tradition initiée par Salluste, en faisant de son récit l’histoire de la décadence de la res publica, dont il expose les étapes et les causes.
114Quelques témoignages indiquent qu’il était proche de Salluste. Selon Suétone, L. Ateius Philologus, un historien par ailleurs inconnu, était un ami de Salluste, auquel il a procuré un résumé de l’histoire romaine. Après la mort de Salluste (eo defuncto), il devint ami d’Asinius Pollion auquel il fournissait des règles sur le style (Suet., Gram., 10.6). Cela suggère que l’historien entreprit son œuvre après la mort de Salluste. De plus, l’allusion à Jugurtha dans l’Ode 2.1 (Hor., Carm., 2.1.25-28), ainsi que les digressions dont les traces sont conservées dans les fragments d’Asinius furent évoquées comme indices que l’historien voulut se présenter comme le continuateur des Histoires de Salluste233. Par ailleurs, les vers d’Horace semblent traduire l’intérêt d’Asinius Pollion pour des questions relatives à la causalité historique : les causes de la guerre et les jeux de la fortuna, un concept récurrent chez Salluste, intéressèrent l’auteur (Hor., Carm., 2.1.2-3), ce qui peut témoigner de son affinité avec la pensée de son devancier.
115En outre, l’hypothèse selon laquelle Asinius est le successeur du style historiographique inauguré par Salluste pourrait être corroborée, si on en accepte une autre, lancée par certains chercheurs. Ces derniers ont prétendu qu’Asinius, à l’instar de Salluste, a inclus au début de son œuvre une longue préface ou digression, dans laquelle il aurait fait un résumé de l’histoire politique antérieure à 60 a.C. Ce résumé viserait à expliquer les causes qui ont mené à l’éclatement des guerres civiles entre César et Pompée. Cette hypothèse se fonde sur l’identification contestable d’Asinius Pollion comme source du livre I des Guerres civiles d’Appien, ainsi que sur le fait que le premier fragment du livre III se réfère peut-être aux événements de 61/60234, date qui est censée être le début de la narration d’Asinius235. Si cette thèse était acceptée, on pourrait avoir encore un indice qu’Asinius s’inscrit dans la tradition sallustéenne et analyse les événements principaux de son récit comme l’aboutissement d’un processus de déclin. Il ne s’agirait pour autant que d’un indice fragile : à supposer que le récit du livre I d’Appien remonte à Asinius, ce dernier semble avoir expliqué les causes des guerres civiles sur une base strictement politique et sociale, en se distinguant par rapport à la vision moraliste de Salluste236. En outre, il a été démontré combien était fragile l’hypothèse qui veut qu’Asinius ait composé une longue introduction237.
116Ces réserves peuvent être levées si l’interprétation que propose A. J. Woodman238 des informations contenues dans l’Ode, 2.1 d’Horace est acceptée. Le critique suggère qu’Asinius ne retracerait pas dans son œuvre les causes des guerres civiles à partir de 60, mais à partir de 109 a.C. Le Metellus à qui fait allusion Horace (ex Metello consule) pourrait être Metellus Numidicus, consul en 109 et protagoniste du Jugurtha. Le chercheur suppose même que l’allusion d’Horace à Carthage (Hor., Carm., 2.1.25-28) pourrait refléter une référence que Pollion aurait faite à la destruction de Carthage comme un événement important. L’hypothèse est certes intéressante, mais loin de pouvoir être prouvée.
117Il est donc impossible de savoir si l’historien a continué la tradition de Salluste, en élaborant son œuvre comme une histoire de la décadence de la res publica. Cette conclusion s’impose encore plus si l’opposition d’Asinius au style archaïque et obscur de Salluste est prise en considération239. Il n’en va pas de même pour Tite-Live qui, malgré son opposition au style sallustéen, continue la tradition de son devancier et expose une histoire du progrès et de la décadence de Rome, en apportant des modifications aux théories de Salluste.
Tite-Live
L’état de la recherche sur la question et les problèmes de méthode
118Le chercheur qui se donne pour objectif d’examiner le schéma de la décadence chez Tite-Live est confronté inévitablement à des problèmes méthodologiques propres à l’étude de l’Ab Vrbe Condita. Tout d’abord, la plupart des livres sont aujourd’hui perdus et ne nous sont connus que par des fragments et des abrégés. Les signes de décadence de la res publica ont commencé à se faire sentir dans les derniers livres conservés, mais c’est dans les livres perdus que le Padouan parlait des haec tempora, “où la corruption et les remèdes nous sont également intolérables”240. Ainsi l’image de l’évolution de la dégradation morale est mutilée. En outre, la longueur du récit de Tite-Live, qui s’étend sur 142 livres rédigés en plus de 40 ans, soulève la question du bien-fondé d’une telle entreprise. Serait-il raisonnable de penser que le schéma de la décadence est resté le même pendant toute cette période qui coïncide grosso modo avec la domination d’Auguste ? L’actualité politique et le mûrissement de sa pensée historique n’auraient-ils pas amené Tite-Live à modifier sa vision de l’histoire ?
119Toutes ces difficultés ont sans doute découragé les chercheurs de se pencher sur l’étude des étapes de la décadence chez Tite-Live. T. J. Luce et E. Burck se sont concentrés uniquement sur les livres 34-45, dans lesquels, à leur jugement, l’auteur met en exergue la dégénérescence graduelle de Rome241, sans prendre en considération les livres antérieurs, les Periochae et les fragments des livres perdus. Pour leur part, sans entreprendre une étude détaillée du récit, P. G. Walsh et T. P. Crosby242 s’efforcent d’expliquer comment chacune des étapes de la décadence décrites dans la préface (praef., 9) correspond à des décades précises dans l’œuvre. Il nous paraît peu probable que Tite-Live était conscient d’une telle division au moment où il écrivait son prologue. Dans la préface du livre 31, il s’étonne du fait que les événements de 63 années (entre la Ire et la fin de la IIe Guerre punique) ont rempli autant de livres que les 488 années entre la fondation de Rome et le consulat d’Appius Claudius (Liv. 31.1.2-4). Cela montre que l’historien ne pouvait pas avoir conçu par avance un plan avec un nombre précis de livres pour chaque période.
120Pour sa part, B. Mineo243, dans la première étude complète et détaillée sur la question, attribue à Tite-Live une vision cyclique : l’histoire romaine dans l’AVC serait composée de deux cycles de 360 ans, chacun comportant une phase ascendante et une phase descendante. La première phase ascendante commence avec la fondation de la Ville et va jusqu’à Servius Tullius, pour être suivie d’une phase descendante, de Servius Tullius jusqu’à Camille. Ce dernier initie un nouveau cycle dont la phase ascendante se termine avec la bataille de Métaure et la disparition du metus hostilis en 207244. La nouvelle phase descendante arrive jusqu’à Auguste qui est invité à ouvrir un nouveau cycle. Tout au long de notre analyse, nous expliquerons pourquoi nous ne pouvons pas accepter le schéma proposé par B. Mineo.
121Cet aperçu rapide montre le besoin d’une étude complète sur les étapes de la décadence de la res publica chez Tite-Live, qui doit prendre en considération l’ensemble des informations sur l’œuvre : livres conservés, Periochae, fragments. Certes, les conclusions devront être beaucoup plus nuancées pour la partie non conservée, à cause des divergences que le texte des Periochae peut présenter par rapport à la version originale perdue245 et à cause de leur caractère récapitulatif. Malgré ces réserves, l’examen des Abrégés s’impose, car il faut tenir compte de toutes les informations disponibles pour la présentation livienne des guerres civiles, qui correspond selon la préface, à l’accentuation de la décadence. De plus, pour comparer le schéma de Tite-Live à celui de Salluste, il est impossible de ne pas examiner l’interprétation livienne des événements capitaux pour la vision sallustéenne de la décadence, comme la destruction de Carthage, la crise des Gracques, la guerre de Jugurtha, la domination de Sylla et la conjuration de Catilina, tous contenus dans les Periochae.
122Tite-Live ne nous éclaire pas sur sa position par rapport aux faits qu’il relate et par rapport à l’ensemble de l’histoire romaine à travers des digressions, comme Salluste, mais à travers quelques brefs commentaires246, les discours qu’il prête à ses protagonistes247 et surtout ses déclarations préliminaires dans le prologue général. Les préfaces intermédiaires, comme celle du livre II et du livre VI, s’inscrivent parfois dans le même dessein. C’est à travers tous ces outils que l’œuvre livienne est construite comme le récit du progrès et de la décadence de la res publica. En se focalisant sur les déclarations du prologue, on pourra aussi surmonter la difficulté de méthode évoquée plus haut, à savoir le changement éventuel des opinions de l’auteur. En examinant l’ensemble de ce qui reste de l’œuvre, il sera possible de savoir si malgré le temps qui sépare la rédaction de la préface et des derniers livres248, la vision globale de l’histoire, telle qu’elle est formulée dans la préface, reste inchangée. Pour le moment, il convient de citer le paragraphe, dans lequel l’auteur déclare de fait qu’il se fixe comme objectif d’élaborer l’histoire du progrès et de la décadence de la res publica :
ad illa mihi pro se quisque acriter intendat animum, quae uita, qui mores fuerint, per quos uiros quibusque artibus domi militiaeque et partum et auctum imperium sit ; labente deinde paulatim disciplina uelut desidentis primo mores sequatur animo, deinde ut magis magisque lapsi sint, tum ire coeperint praecipites, donec ad haec tempora, quibus nec uitia nostra nec remedia pati possumus, peruentum est249.
123Ces lignes furent publiées avec les cinq premiers livres aux lendemains de la bataille navale d’Actium, au plus tard en 25 a.C. Quelle qu’en soit la date exacte de publication250, les haec tempora ne peuvent renvoyer qu’à l’époque des guerres civiles. Tite-Live divise l’histoire de Rome en deux grandes périodes : une phase de progrès dû aux mores, aux artes et aux uiri, et une phase de décadence progressive, qui dure jusqu’à l’époque des guerres civiles. Il s’agit d’une opposition nette entre l’époque de l’auteur et les temps anciens, déjà énoncée plus haut : selon Tite-Live, l’étude des débuts de Rome (prisca illa tota) lui permet de détourner son esprit des spectacles funestes de son époque (Liv., praef., 4-5).
124Le caractère progressif de la dégradation des mores est souligné à travers le vocabulaire employé qui construit l’image d’une chute de plus en plus rapide. La disciplina a commencé à glisser (labente) insensiblement (paulatim), ce qui a provoqué au départ un affaissement des mœurs (desidentis primo mores)251. Ensuite (deinde), la chute des mores devient de plus en plus grande (magis magisque lapsi sint), si bien que par la suite (tum) les mores ont commencé à s’effondrer (ire coeperint praecipites). Cet effondrement des mores se poursuit jusqu’à l’époque de rédaction de la préface (donec ad haec tempora). Ainsi la phase de la décadence est divisée en sous-périodes qui marquent son accentuation. Cela ne veut pas dire que chacune de ces phases est délimitée par des repères chronologiques précis. L’analyse du récit montrera que quelques événements ont contribué à l’accélération de la décadence, mais cela ne prouve pas que l’auteur cherche dans la préface à diviser la décadence en des phases distinctes très précises252.
125Est-il possible de penser que Tite-Live ait abandonné cette vision globale de l’histoire romaine au fur et à mesure de la rédaction de l’œuvre ? Le but de cette enquête sera de montrer si et comment cette déclaration préliminaire se reflète et s’explicite dans le corps du récit. Comme l’analyse de la première décade l’indiquera, Tite-Live continue à considérer les premiers temps de Rome, comme une époque de progrès. Par ailleurs, la publication de la deuxième pentade n’a pas tardé : elle fut probablement jointe à la deuxième édition de la première pentade avant 25 ou au plus tard vers 23 a.C., peut‑être avec les livres XI-XV253. Quant à la phase qui correspond à la décadence des mores, nous verrons que la conception du prologue se voit élaborée dans le récit. Les premiers signes du “relâchement insensible de la discipline” commencent à faire leur apparition dans la Troisième Décade. La dégradation des mores se poursuit dans les autres livres conservés et ensuite dans les Periochae.
La préface de Tite-Live et la vision sallustéenne de la décadence
126Avant de s’engager dans l’étude du récit livien, une question nous paraît importante à soulever : la préface porte-t-elle déjà les traces d’une opposition ou d’une adhésion à la vision sallustéenne de l’histoire ? L’orientation différente adoptée dès le départ semble rendre plus probable une prise de distance du Padouan par rapport aux théories de son devancier. La forme monographique paraît inappropriée pour analyser aussi finement que Tite-Live un phénomène qui relève de la longue durée et dont il serait illusoire d’affirmer, à l’instar de Salluste, qu’il a commencé à la suite de tel événement précis. En entreprenant une histoire continue, dans la ligne de l’annalistique, Tite-Live a la possibilité de porter un regard plus attentif et global sur le processus de progrès et de décadence de Rome.
127L’analyse du prologue corrobore l’idée d’une opposition consciente à la forme et au contenu de l’histoire sallustéenne de la décadence. Il a été souvent affirmé que Tite-Live avait sous les yeux les œuvres de Salluste et surtout la préface des Histoires, récemment publiée, à laquelle il s’oppose plus ou moins vigoureusement254. De fait, quelques références suggèrent que l’opposition à Salluste est en arrière-plan dans la préface dès les premières lignes :
1. Facturusne operae pretium sim si a primordio Vrbis res populi Romani perscripserim nec satis scio nec, si sciam, dicere ausim, 2. quippe qui cum ueterem tum uolgatam esse rem uideam, dum noui semper scriptores aut in rebus certius aliquid allaturos se aut scribendi arte rudem uetustatem superaturos credunt255.
128Selon M. Mazza, les noui scriptores qui prétendaient apporter une documentation plus sûre seraient Atticus, Cornelius Nepos et Varron ; ceux qui se flattaient de surpasser par leur style les auteurs anciens, selon M. Mazza et A. D. Leeman, seraient Asinius Pollion et Salluste256, étant donné que quelques témoignages laissent entendre que Tite‑Live s’opposait à l’obscuritas et à la breuitas du style de Salluste257. Un autre passage du prologue peut être compris comme une opposition au choix du sujet proposé par Salluste. Tite-Live se distingue par rapport aux goûts des lecteurs qui s’intéressent davantage à l’histoire plus récente :
…et legentium plerisque haud dubito quin primae origines proximaque originibus minus praebitura uoluptatis sint, festinantibus ad haec noua quibus iam pridem praeualentis populi uires se ipsae conficiunt258.
129L’expression haec noua renvoie à l’époque des guerres civiles. Tite-Live reprend le thème de Rome accablée par ses propres forces, qui est exprimée plus clairement dans les Épodes d’Horace : Altera iam teritur bellis ciuilibus aetas, / suis et ipsa Roma uiribus ruit259. C’est exactement cette période des guerres civiles que s’attachent à relater Salluste et Asinius Pollion. Ainsi, H. Oppermann260 soutient que le passage cité est une allusion aux Histoires de Salluste, publiées une dizaine d’années avant les premiers livres de Tite-Live et traitant de la période tourmentée après la mort de Sylla. Une telle interprétation ne peut ni être exclue261 ni être prouvée : les critiques de Tite-Live semblent s’adresser plutôt à ses lecteurs, mais un reproche implicite aux auteurs qui se conforment aux goûts des lecteurs ne serait pas déplacé dans le contexte du prologue. Le Padouan s’était déjà opposé au style et aux méthodes d’autres historiens, Salluste sans doute inclus. Il est donc probable que Salluste fait aussi partie de ceux qui ont hâte d’arriver à ces derniers temps, car dans ses œuvres, il choisit, pour sujets, des événements qui appartiennent à la période décadente de l’histoire romaine.
130Mis à part ces indices d’une opposition à Salluste, d’autres éléments semblent aller dans le même sens dans les parties de la préface, dans lesquelles Tite-Live expose sa vision de la décadence (§ 9-12). Même si, pris séparément, les rapprochements lexicaux établis entre le prologue livien et Salluste ne suffisent pas pour prouver le dialogue sous-jacent entre les deux auteurs, l’omniprésence, dans ces lignes, des termes également utilisés par Salluste pour décrire la décadence, témoigne de son influence. Cette réappropriation du vocabulaire peut nous aider à dégager le jugement de Tite-Live sur le schéma sallustéen de la décadence. Il convient de commencer avec la praef., 9, déjà citée plus haut. M. Paschalis a montré que les images du passage sont construites sur le modèle de Salluste262. Le vocabulaire commun aux deux historiens révèle qu’ils s’accordent dans la division générale de l’histoire romaine en deux phases : le progrès et la décadence. Les artes sont également à l’origine de la création (partum) de l’imperium chez Salluste263. De plus, la formule domi militiaeque est utilisée avec prédilection par Salluste qui l’emploie pour évoquer les exploits des ancêtres, qui ont mené au progrès de Rome264. Comme chez Tite-Live, les uiri sont aussi chez Salluste un facteur important de la montée de Rome, puisque tous ses succès sont attribués à la uirtus éminente de quelques citoyens (paucorum ciuium egregiam uirtutem – Cat., 53.4). Les boni mores, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de Rome, sont aussi la caractéristique de l’époque du progrès265.
131En revanche, la décadence de la res publica se traduit comme chez Tite-Live par la chute des mores : Ex quo tempore maiorum mores non paulatim ut antea, sed torrentis modo praecipitati266. À l’instar de Salluste, Tite-Live emploie l’adjectif paulatim pour souligner le caractère progressif de la décadence. On retrouve le même terme dans d’autres passages, dans lesquels Salluste indique que la dégradation morale était, au départ, lente267. En même temps, Tite‑Live reprend l’image de la chute des mores dans des termes clairement sallustéens, en utilisant l’adjectif praeceps (mores praecipites). Néanmoins, le Padouan enrichit la métaphore sallustéenne. Tout d’abord, il ajoute comme facteur principal de la décadence le relâchement de la disciplina268 : cette addition implique des conséquences importantes pour la conception livienne des causes de la décadence269. De plus, Tite-Live retravaille l’image sallustéenne de la chute des mores, en ajoutant des étapes intermédiaires qui renforcent l’impression d’une dégradation plus progressive de la res publica. En raison de cette modification, la lecture du texte livien laisse sentir que le processus de la décadence fut à la fois plus lent et plus long.
132L’utilisation des images de Salluste par Tite-Live n’implique donc pas nécessairement que le Padouan adopte tel quel le schéma sallustéen. On peut supposer à bon droit que l’époque où les mores ont commencé à s’effondrer (tum ire coeperint praecipites) correspond à peu près au début des guerres civiles comme chez Salluste, étant donné que les haec tempora renvoient à la fin des guerres civiles, au moment où Tite-Live a entrepris son œuvre. En revanche, il est impossible de fixer une date à partir de laquelle on a commencé à observer “un fléchissement des mores” (uelut desidentis primo mores) et ensuite leur “chute accélérée” (deinde ut magis magisque lapsi sint), en se fondant uniquement sur la préface. Il est d’autant plus difficile d’affirmer que ces étapes de la décadence coïncident avec celles de Salluste : Tite-Live laisse l’impression d’un processus de déclin plus lent270. Un examen approfondi de l’ensemble de l’œuvre s’impose donc pour voir si les phases distinguées dans le § 9 correspondent à des repères précis de l’histoire et si c’est le cas, quels sont ces repères.
133Le texte de la préface nous permet seulement d’affirmer que Tite-Live adopte les grandes lignes du schéma sallustéen dans les monographies, en divisant l’histoire romaine en une phase de progrès et une phase de décadence. Cependant, rien dans le prologue ne montre que Tite-Live accepte telle quelle la représentation des étapes de la décadence chez Salluste. La dégradation de la res publica passe aussi par des étapes, mais le Padouan ne cherche pas à fixer des limites temporelles précises pour chaque phase.
134En outre, avec la séparation de l’histoire romaine en deux grandes phases, il se rapproche de la vision des monographies, mais se distingue de celle des Histoires, dans lesquelles Salluste ne divise plus l’histoire romaine en une époque de progrès et une époque de décadence. Les dissensions et les vices moraux existaient toujours à l’exception de deux périodes ; ils se sont juste accentués après 146. S’agit-il d’une opposition consciente à ce schéma de Salluste ? La suite semble corroborer une telle interprétation. Après avoir souligné que son but est d’offrir à ses lecteurs des exempla à suivre et à éviter (praef., 10), l’auteur explique les conditions qui ont permis à Rome d’élever autant d’hommes dignes d’imitation :
11. Ceterum aut me amor negotii suscepti fallit, aut nulla unquam res publica nec maior nec sanctior nec bonis exemplis ditior fuit, nec in quam ciuitatem tam serae auaritia luxuriaque immigrauerint, nec ubi tantus ac tam diu paupertati ac parsimoniae honos fuerit : adeo quanto rerum minus, tanto minus cupiditatis erat : 12. nuper diuitiae auaritiam et abundantes uoluptates desiderium per luxum atque libidinem pereundi perdendique omnia inuexere271.
135Les thèmes et le vocabulaire utilisés dans le passage ressemblent à ceux de Salluste272 : l’auaritia et la luxuria sont évoquées ensemble273 ; l’image de la destruction de Rome par l’abondance matérielle (§ 12) est peut-être aussi inspirée de Salluste : dans le Jug., 41.9, l’auaritia envahit (auaritia inuadere), pollue et détruit tout (polluere et uastare omnia). Tite-Live reprend-il les termes de Salluste, pour montrer son adhésion ou sa réfutation du schéma sallustéen ? La réponse peut être donnée si l’on comprend la fonction des mots utilisés (tam serae, nuper) pour souligner que l’introduction de l’auaritia et de la luxuria ne fut qu’une évolution récente, alors que la paupertas et la parsimonia furent à l’honneur pour très longtemps (tam diu). Il s’agit de fait d’un lieu commun : plusieurs textes qui évoquent que l’amollissement des Romains est un symptôme de la dégradation morale ont déjà été examinés274. De plus, Tite-Live répète dans les §11-12 une conviction cicéronienne : l’auaritia a envahi la cité récemment275. Polybe affirme aussi que les Romains n’étaient pas enclins aux largesses et à la cupidité avant d’entreprendre leurs expéditions d’outre-mer (Plb. 18.34.7 sq.).
136Il serait erroné de supposer que Tite-Live ait pu adopter ici la datation de Salluste : il ne peut être question ni de 146, ni de l’époque de Sylla276. Comme nous le verrons, les premières traces de la luxuria et de l’auaritia ont déjà commencé à faire leur apparition à l’époque de la IIe Guerre punique. Rien ne pourrait expliquer un changement aussi radical dans la vision livienne de l’histoire, lorsqu’il a entrepris la rédaction de la Troisième Décade. Ainsi force est de conclure que le schéma proposé par Tite-Live dans ces lignes ne coïncide pas avec celui de Salluste. Une question reste sans réponse : puisque l’invasion du luxe et de la cupidité a été moins récente que chez Salluste, pourquoi Tite-Live utilise les termes nuper et tam serae ?
137La première interprétation relève de l’évidence : selon M. Seita277, les expressions nuper et tam serae ont une valeur relative par rapport à l’ensemble de l’histoire romaine. Cette explication laisse, toutefois, deux questions sans réponse : pourquoi insiste-t-il autant sur le caractère récent de la corruption ? Pourquoi reprend-il les termes de Salluste ? Ces deux questions trouvent leur réponse, si la représentation de Tite‑Live est comparée avec celle de Salluste dans les Histoires. Celui-là répond à la formule iam inde a principio du fr. 1.11 M avec tam serae, nuper et tam diu. Pour rendre claire l’idée que son schéma constitue une réponse critique à Salluste, il multiplie les termes sallustéens.
138Ce que Tite-Live veut remettre en question dans la conception des Histoires c’est l’idée que l’auaritia existait déjà depuis les débuts de Rome. Cela explique pourquoi il esquisse le lien entre l’auaritia et les richesses (diuitiae) introduites à Rome après les conquêtes. Selon Tite-Live, l’auaritia est une passion qui s’est introduite (immigrauerint, inuexere) à Rome en même temps que la luxuria, en raison des richesses (diuitiae) et de l’affluence des plaisirs (abundantes uoluptates). En insistant sur l’origine étrangère de l’auaritia et de la luxuria, il montre qu’il n’est pas possible d’affirmer, comme Salluste, que l’auaritia existait depuis toujours ; l’introduction de ces deux vices est survenue beaucoup plus tardivement.
139Or, le tableau sallustéen de la décadence dans les Histoires ne comporte pas seulement la luxuria et l’auaritia. L’ambitio et la discordia en font aussi partie intégrante depuis les débuts de Rome. Il paraît donc étonnant que Tite-Live n’évoque pas ces deux maux, d’autant plus que dans son récit, il affirme clairement que l’esprit de parti (factio)278 et les considérations personnelles sont des ennemis constants du bien public : factione respectuque rerum priuatarum, quae semper offecere officientque publicis consiliis279. L’ambitio est associée aux discordes civiles à travers l’évocation des considérations personnelles. Plus loin dans le livre II, les Étrusques espèrent voir Rome se détruire par ses discordes : Principesque in omnium Etruriae populorum conciliis fremebant aeternas opes esse Romanas, nisi inter semet ipsi seditionibus saeuiant. Id unum uenenum, eam labem ciuitatibus opulentis repertam, ut magna imperia mortalia essent280. Le lien entre la discordia et l’ambitio est plus clairement esquissé plus loin. Les dissensions à Véies sont attribuées à l’ambitio qui se réfère précisément ici à la sollicitation des suffrages lors des campagnes électorales : Veientes contra taedio annuae ambitionis, quae interdum discordiarum causa erat, regem creauere281.
140Tous ces passages montrent que la discordia et l’ambitio sont aussi considérées par Tite-Live comme des comportements qui peuvent mener un État à sa ruine. Nous ne pouvons donc pas accepter l’interprétation de J. Korpanty282 qui prétend que Tite-Live préfère ne pas rejeter l’ambitio, en tant que défaut propius uirtutem, parce qu’un tel refus aurait rendu son effort de trouver des hommes capables de participer à la vie politique et d’arrêter ainsi la décadence encore plus difficile. L’analyse de R. M. Ogilvie ne résout pas non plus le problème : selon le chercheur, Tite-Live ne mentionne pas l’ambitio, pour reprocher à Salluste d’avoir présenté ce vice dans ses monographies comme un défaut qui a fait son apparition pour la première fois après 146 a.C., alors que le récit de la première décade souligne sa présence au début de la République283. Faut-il donc supposer que Tite-Live ignorait que Salluste avait corrigé cette opinion dans les Histoires ?
141La lecture des § 11-12 comme une réponse au schéma sallustéen des Histoires peut expliquer cette omission. Au lieu de voir une opposition à Salluste, il faudrait voir plutôt un accord tacite de Tite-Live avec cet aspect. L’historien ne se sent pas obligé de faire allusion à la discordia et à l’ambitio, parce que, comme notre analyse de la première décade le montrera, il est d’accord avec Salluste sur l’idée que les deux vices existaient dès les débuts de Rome.
142Cependant, sa volonté de marquer son opposition générale au schéma sallustéen des Histoires ne laisse pas Tite-Live affirmer clairement son accord avec cet aspect particulier de la théorie de son devancier. En outre, le fait que le Padouan reconnaît l’existence de ces deux maux au début de la République n’implique pas nécessairement qu’il les analyse de la même façon que Salluste qui croit que la seule solution à la discorde et à l’ambition est le metus hostilis. Comme on le verra, dans l’AVC, la discorde et l’ambition sont à l’origine des crises au début de la République, mais ces crises sont courtes et dépassées grâce à la modération du peuple et des dirigeants. Ainsi la seule présence de ces comportements ne conduit pas inévitablement à l’accentuation de la décadence. C’est à cause de la propagation de la luxuria et de l’auaritia que la discordia et l’ambitio mettront en péril l’existence même de la république, les guerres civiles étant le point culminant de cette dégradation (praef., 4, 9).
143En conclusion, la préface de Tite-Live est construite de façon à inviter à la comparaison avec le schéma de la décadence dans les œuvres de Salluste et notamment dans les Histoires. Le Padouan accepte la division générale de l’histoire romaine en phase de progrès et de déclin, en se rapprochant de cette façon de la vision de Salluste dans les monographies et en prenant en même temps ses distances par rapport aux Histoires. L’auaritia n’existait pas dès le début de la res publica, comme le prétend Salluste dans sa dernière œuvre, mais fut introduite à une période beaucoup plus récente. À ce propos, Tite-Live suit les grandes lignes de la théorie des monographies, tout en y apportant des modifications importantes. D’une part, la discordia et l’ambitio, notions cardinales de l’analyse de la décadence chez Salluste, ne sont pas incluses dans la préface. Cette omission reflète plus probablement un accord tacite avec la vision des Histoires où les deux comportements étaient manifestes depuis les débuts de Rome. D’autre part, l’image qui ressort de l’analyse du vocabulaire de la préface laisse entrevoir que la décadence a été plus lente et plus progressive que ne l’a affirmé Salluste.
144Il va de soi que cette modification relève de la nature différente des récits : Tite-Live expose l’histoire de Rome ab urbe condita, ce qui lui permet de suivre l’évolution historique sur le long terme avec plus de patience et moins de schématisme que Salluste qui écrit des récits plus courts, des monographies. Dans ces dernières, l’historien s’efforce de reconstituer brièvement la place de l’épisode choisi comme sujet de la narration dans le processus de la décadence. La personnalité différente des deux auteurs a sans doute exercé aussi son influence sur le regard plus distancié de Tite-Live : le lettré que fut Tite-Live, éloigné de toute participation à la vie politique ne pouvait évidemment pas avoir le même point de vue que l’homme politique engagé que fut Salluste. Nous avons vu comment la position politique de l’historien a eu son impact sur l’interprétation de certains repères historiques, tels que la révolution des Gracques et la domination de Sylla. Tite-Live est moins susceptible d’avoir été influencé par des considérations purement politiques dans la création de son schéma.
145Il convient, désormais, d’examiner si ces conclusions préalables sont confirmées à travers l’analyse des livres conservés, des Periochae et des fragments de l’AVC. Le découpage traditionnel en décades ne sera suivi que dans la mesure où il correspond aux tendances narratives et morales qui se laissent décéler dans le récit livien et qui sont directement liés à la question de la décadence. L’analyse du texte livien montrera que le thème de la décadence n’est pas seulement attaché à la philosophie de l’histoire, mais sert aussi à l’auteur de fil conducteur pour fabriquer une architecture de son œuvre monumentale.
La première décade : les crises résolues
Une période de crises ou de décadence ?
146Il semble paradoxal de chercher les symptômes de la décadence dans la première décade qui couvre une période assez longue des origines de Rome jusqu’à l’année 293 a.C. La publication simultanée ou légèrement décalée de ces livres par rapport à la préface permet de supposer que Tite‑Live analyse cette période comme celle du progrès de Rome, pendant laquelle l’imperium fut créé et agrandi. Le lecteur s’attend à trouver dans cette décade une succession d’hommes dignes d’être imités, pour reprendre les termes du prologue. Or, la lecture de ces livres laisse l’impression qu’à côté des exempla à imiter, l’histoire ancienne est aussi riche en exemples à éviter. La discordia et l’ambitio sont les défauts les plus dominants de l’époque ; l’auaritia et d’autres vices sont cependant bien présents.
147Puisque la discordia, l’ambitio et l’auaritia, signes incontestables de la dégradation politique, existaient déjà pendant les premiers siècles, peut-on affirmer que Tite-Live analyse cette époque comme décadente, quoi qu’il en dise dans sa préface ? Il s’agit d’un problème de définition du terme “décadence”. Dans l’introduction, il a été précisé que le caractère graduel de la décadence la distingue de la notion de crise, qui lui est étroitement liée. La décadence se caractérise par la multiplication des crises. La non-résolution de crises, surtout s’il s’agit de crises morales et politiques, peut accélérer un processus de décadence ou en être à l’origine. Ce principe de distinction entre la crise et la décadence doit être appliqué dans la première décade, pour comprendre qu’il n’y est pas question de la décadence de la res publica, mais des crises parfois graves, qui finissent cependant par être dépassées.
148Selon Polybe, les Romains ont profité de ces épreuves en modifiant à chaque fois leur constitution, si bien qu’ils parvinrent à l’organisation politique la plus parfaite (Plb. 6.10.13-14). L’idée que certaines séditions furent utiles à l’État, car elles menèrent à des réformes constitutionnelles importantes, apparaît aussi dans le De oratore de Cicéron (Cic., de Orat., 2.28.124, 48.199). Enfin, Machiavel, dans le chapitre IV des Discours sur la première décade de Tite-Live, analyse les discordes comme causes de la grandeur de Rome284. Tite-Live ne va peut-être pas jusqu’à admettre la nécessité de ces crises, mais de nombreuses études ont montré que dans ses premiers livres, l’historien décrit comment, à travers des crises et des discordes, le peuple romain a appris des qualités, telles que la libertas, la moderatio, la modestia et la disciplina, qui l’élevèrent à sa grandeur285. Il n’est pas utile pour l’investigation présente de reprendre la même analyse, en vue de démontrer que les premiers livres de l’AVC sont les livres du progrès de Rome. Il convient de se concentrer sur la façon dont les discordes et les vices apparus pendant les premiers siècles de Rome ne sont pas présentés par Tite-Live comme des symptômes de décadence, mais comme des épisodes de crise.
Livre I : la cupido regni, un défaut héréditaire
149Le livre I est le plus problématique pour un tel type de recherche, car Tite-Live y relate les événements de la période antérieure à la formation de ce que l’historien lui-même appelle libera res populi Romani au début du livre II (Liv. 2.1.1). Selon P.-M. Martin, dans le livre I, Tite‑Live ne peut pas user d’un temps véritablement historique, vu le caractère mythique des événements qu’il relate, renforcé d’ailleurs par la tradition historiographique. Toutefois, l’historien réussit à transformer cette matière mythique en matière idéologique, pour affirmer l’identité fondamentale de la Roma aeterna depuis ses origines et pour mettre en évidence l’intérêt que présente cette histoire des temps éloignés pour le lecteur contemporain286. Ainsi, malgré sa place particulière, le récit du premier livre avec les crises qui y sont exposées mérite d’être étudié au même titre que les autres.
150Sans vouloir examiner la contribution de chaque roi, la seule lecture du livre I montre que Tite-Live présente cette longue période comme la phase de la formation de la Ville tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Cependant, l’ambitio et la discordia apparaissent souvent comme des facteurs de la vie politique embryonnaire de l’époque287. Ainsi Tite-Live montre qu’elles sont des caractéristiques innées dans la vie politique romaine. Même la fondation de la Ville est marquée par la discorde entre Romulus et Rémus pour le nom et l’emplacement de la cité :
Interuenit deinde his cogitationibus auitum malum, regni cupido, atque inde foedum certamen, coortum a satis miti principio. Quoniam, cum gemini essent, nec aetatis uerecundia discrimen facere posset, ut di quorum tutelae ea loca essent auguriis legerent qui nomen nouae urbi daret, qui conditam imperio regeret, Palatium Romulus, Remus Auentinum ad inaugurandum templa capiunt288.
151La prise des augures ne résout pas le problème, ce qui aboutit au fratricide (Liv. 1.7). En caractérisant la cupido regni comme auitum malum, un défaut héréditaire, Tite-Live montre que la vie politique romaine a toujours été agitée par les forces de l’ambition et de la discorde, qui sont en réalité un mal héréditaire qu’on ne peut pas déraciner complètement289. L’auteur reprend une idée déjà exprimée par Horace : Sic est : acerba fata Romanos agunt / scelusque fraternae necis, / ut inmerentis fluxit in terram Remi / sacer nepotibus cruor290. Horace qui écrit ces vers à l’époque des guerres civiles entre Octave et Antoine, interprète le fratricide comme une sorte de malédiction qui condamne tous les Romains à de nouveaux fratricides291. Le jugement d’Horace se rapproche de celui de Cicéron qui critique les actes de Romulus dans des termes de culpa : Peccauit igitur, pace uel Quirini uel Romuli dixerim292. En revanche, l’expression auitum malum chez Tite-Live tend à souligner le caractère héréditaire de la discorde, sans lui donner, comme Horace et Cicéron, de caractère quasi-religieux. Contrairement à ses devanciers qui voient une malédiction, un “péché originel” qui doit inévitablement affliger les Romains, Tite‑Live laisse entendre que la tendance à la discorde est, certes, innée, mais que les Romains pourraient, voire devraient apprendre à la gérer.
152Dans ce but, dans le livre I, il décrit des discordes qui furent suscitées à cause de la cupido regni, mais en insistant aussi sur leur résolution. Le premier exemple est lié à la mort de Romulus. Tite-Live expose plus longuement la version selon laquelle le roi fut enveloppé d’un nuage qui l’a fait disparaître de l’assemblée. Néanmoins, en même temps, il rapporte une autre version concernant la disparition de Romulus : Fuisse credo tum quoque aliquos qui discerptum regem patrum manibus taciti arguerent : manauit enim haec quoque perobscura fama ; illam alteram admiratio uiri et pauor praesens nobilitauit293. Conformément à la méthode annoncée dans la préface, où Tite‑Live indique qu’il n’a l’intention ni de garantir ni de démentir les traditions associées à la fondation de Rome294, l’historien ne choisit pas entre les deux options295. Sans exclure cette version, il la cite sans la développer comme Plutarque et Denys d’Halicarnasse296. Quoi qu’il en soit, l’historien présente un récit explicite quant à la cupido regni des Pères, qui se met en évidence dans leur rivalité passionnée pour le trône :
Patrum interim animos certamen regni ac cupido uersabat ; necdum a singulis, quia nemo magnopere eminebat in nouo populo, petitum erat : factionibus inter ordines certabatur297.
153Après des discussions sans résultat, les Pères ont proposé à la plèbe un compromis : le roi serait désigné par le peuple, mais il serait proclamé avec l’agrément des Pères. Le peuple accepta avec enthousiasme cette générosité : Adeo id gratum plebi fuit ut, ne uicti beneficio uiderentur, id modo sciscerent iuberentque ut senatus decerneret qui Romae regnaret298. Numa fut alors choisi. Tite-Live clôt l’affaire avec une image de concorde et de satisfaction mutuelle des deux ordres. La comparaison avec Denys d’Halicarnasse299, révèle l’intention de Tite-Live de donner à la discorde une fin heureuse. L’historien grec ne rapporte rien qui montre la bienveillance du peuple vis-à-vis des Pères. Le peuple se contente de déclarer qu’il serait satisfait de n’importe quelle forme du gouvernement qu’approuveraient les sénateurs. Chez Denys d’Halicarnasse, les querelles entre les sénateurs traînaient aussi en longueur même après l’approbation du peuple.
154L’ambition et la discorde deviennent encore plus manifestes à partir de Tarquin l’Ancien. Tite-Live souligne la cupido honoris de Lucumon, le futur Tarquin l’Ancien, qui l’a poussé à s’établir à Rome : Anco regnante Lucumo, uir impiger ac diuitiis potens, Romam commigrauit cupidine maxime ac spe magni honoris, cuius adspicendi Tarquiniis – nam ibi quoque peregrina stirpe oriundus erat – facultas non fuerat300. Après la mort d’Ancus, l’ambition de Tarquin est mise en évidence à travers la façon dont il écarta les fils de celui‑ci, qui avaient atteint l’âge adulte. Tarquin hâta les comices pour l’élection d’un roi et éloigna les enfants par une partie de chasse (Liv. 1.35.1-2). En même temps, Tite-Live insiste aussi sur le fait qu’il fut le premier à avoir mené une campagne électorale : Isque primus et petisse ambitiose regnum et orationem dicitur habuisse ad conciliandos plebis animos compositam301.
155C’est la première fois que l’ambitio en tant que facteur de la vie politique romaine est clairement évoquée à travers l’adverbe ambitiose302. Néanmoins, il ne faudrait pas penser que l’ambition ait fait pour la première fois son apparition avec Tarquin l’Ancien303 ; la cupido regni était bien présente avant. En effet, Tite-Live, sans porter un jugement positif ou négatif sur les procédés de Tarquin, utilise le terme dans son sens originel des démarches électorales du candidat qui cherche à se procurer la gratia des électeurs. Comme le nota J. Hellegouarc’h, “l’ambitio est pour le Romain une activité normale dont Cicéron défend la légitimité ; il emploie d’ailleurs fréquemment le mot sans aucune valeur péjorative”304. Ainsi le comportement de Tarquin, quoique inédit, est à peine critiquable305. La seule chose qu’on pourrait lui reprocher, c’est d’avoir écarté les fils du roi, mais Tite-Live ne porte aucun jugement sur cet acte. Il n’en va pas de même pour l’ambitio dont le roi fit preuve après son élection, et qui est présentée par Tite-Live comme son seul défaut : Ergo uirum cetera egregium secuta, quam in petendo habuerat, etiam regnantem ambitio est306. Tarquin nomma cent nouveaux Pères qui furent ses partisans inébranlables ; la nomination de nouveaux membres du Sénat servit non seulement à augmenter la res publica, mais aussi à affermir son pouvoir personnel (nec minus regni sui firmandi quam augendae rei publicae).
156Ainsi la cupidité du pouvoir prend pour la première fois la forme de la recherche du soutien politique (ambitio), en reflétant de fait la cupidité du pouvoir déjà présente à Rome, mais sans provoquer la discordia. Les premières dissensions s’élèvent au sujet du successeur de Tarquin, assassiné par les parents d’Ancus pour empêcher que Servius Tullius, un esclave élevé par Tarquin, ne s’empare du pouvoir (Liv. 1.38-41). Cette crise est résolue par la ruse de Tanaquil qui cache au peuple la mort de Tarquin et présente Servius comme le suppléant provisoire du roi. Ainsi Servius eut le temps d’affermir son autorité, sans devoir faire face à ses rivaux. Toutefois, l’ambitio, comme recherche du soutien politique, introduite à Rome par Tarquin l’Ancien n’a pas tardé à se manifester à nouveau. Tarquin le Superbe, pour s’opposer au pouvoir de Servius, s’efforce de se rendre populaire par des largesses et par des harangues violentes (Liv. 1.46.1-2, 47.7-11). Ces méthodes anticipent les moyens appliqués par des démagogues de la fin de la République307. À la suite d’une sédition, Servius est assassiné et Tarquin est proclamé roi (Liv. 1.48.1 sq.). Tite-Live décrit ensuite sa conduite superbe et cruelle, en se référant à des actes précis qui lui valurent le surnom de Superbus308, jusqu’à ce que le peuple, soulevé par Brutus, l’expulse de Rome avec sa famille309.
Livres II-V : la modération contre l’ambition et la cupidité aux débuts de la libera res publica jusqu’à la grande crise gauloise
157Dans la préface du livre II, Tite-Live déclare qu’il considère l’expulsion des rois comme un acte de liberté particulièrement appréciable après la tyrannie de Tarquin (Liv. 2.1.2). Ainsi la crise provoquée par l’ambition et l’orgueil de Tarquin fut résolue par Brutus. L’avènement de la libertas représente une césure fondamentale : Liberi iam hinc populi Romani res pace belloque gestas annuos magistratus imperiaque legum potentiora quam hominum peragam310. L’historien affirme aussi que l’acquisition de la libertas est survenue au moment opportun :
3. neque ambigitur quin Brutus idem, qui tantum gloriae superbo exacto rege meruit pessimo publico id facturus fuerit, si libertatis immaturae cupidine priorum regum alicui regnum extorsisset. 4. Quid enim futurum fuit, si illa pastorum conuenarumque plebs, transfuga ex suis populis, sub tutela inuiolati templi aut libertatem aut certe impunitatem adepta, soluta regio metu, agitari coepta esset tribuniciis procellis 5. et in aliena urbe cum patribus serere certamina, priusquam pignera coniugum ac liberorum caritasque ipsius soli, cui longo tempore adsuescitur, animos eorum consociasset ? 6. Dissipatae res nondum adultae discordia forent, quas fouit tranquilla moderatio imperii eoque nutriendo perduxit ut bonam frugem libertatis maturis iam uiribus ferre possent311.
158Ces réflexions révèlent deux réalités : d’un côté, que la discorde et l’ambition de la période royale n’avaient pas de caractère généralisé puisqu’elles concernaient plutôt l’élite dirigeante, le peuple ne participant pas à la vie politique ; de l’autre, que la discorde et l’ambition après l’avènement de la libertas n’anéantirent pas l’État, comme elles l’auraient fait si le peuple avait acquis sa liberté prématurément. Cette préface intermédiaire rappelle la thématique du progrès et du déclin qui confère à l’AVC sa cohésion et s’inscrit dans l’effort de l’auteur pour fabriquer une architecture de l’œuvre. Tite-Live prépare les lecteurs à la tension qui va dominer la scène politique au début de la République, mais leur signale en même temps que ces dissensions ne doivent pas être analysées comme des symptômes de dégradation politique, dans la mesure où elles ne menèrent pas l’État à sa ruine. Il s’agissait de crises parfois très graves, mais rapidement résolues, sans laisser des traces à long terme sur la res publica. La seule différence avec les crises de la période royale est que désormais, il est question des luttes entre les patriciens et les plébéiens, qui regardent donc tout le peuple312.
159Tite-Live emploie le terme discrimen lors de la description de certains épisodes de crise, pour souligner le caractère critique des circonstances313. Ce nom qui dérive du verbe discernere, renvoie à une situation critique, décisive et parfois dangereuse314. Il s’agit donc d’un terme apte à traduire la notion de “crise”, telle qu’elle a été définie dans l’introduction.
160L’évocation rapide des tensions majeures dans ces livres que le lecteur peut trouver dans l’Annexe prouve que l’historien analyse les premiers siècles de la res publica comme une période de discordia et d’ambitio315. Même la période immédiatement postérieure à l’expulsion des rois, qui représentait pour Salluste une phase de stabilité politique, est marquée chez Tite-Live par des dissensions internes316.
161Cependant, l’historien insiste en même temps sur le fait que toutes ces agitations ne conduisirent pas Rome à sa ruine, puisqu’elles furent finalement résolues. Tite-Live conclut le récit de chaque crise avec une scène de réconciliation des classes, pour montrer au lecteur la fin de la discorde. Plusieurs facteurs ont poussé chaque fois à la concorde : l’intervention des personnages plus modérés qui, à travers leurs discours, réussissent à apaiser les esprits irrités ; la mise à l’écart de personnalités (ex. Appius Claudius, les tribuns de la plèbe) naturellement plus ardentes dans la lutte entre les classes ; l’introduction de lois modérées qui tendent à consolider les droits du peuple et scellent la réconciliation entre les ordres ; la révolte contre des tyrans comme les décemvirs et inversement le châtiment sévère contre des aspirants au trône comme Spurius Cassius ; et enfin, la présence d’une menace extérieure, qui ne pousse que provisoirement à la concorde, comme on le verra dans le chapitre sur le metus hostilis.
162Ainsi l’ambition qui mène à la discorde est un trait caractéristique de la période entre l’expulsion des rois et la dictature de Camille, mais toutes les crises soulevées ont été dépassées grâce à la moderatio des Pères et la modestia de la plèbe. Tite-Live reconnaît qu’il est difficile de tenir une conduite modérée317, mais en même temps, il rend claire l’idée que, contrairement à ses contemporains318, les Romains de cette époque firent preuve de modestia et d’aequitas. Malgré la décision des patriciens d’accepter la création des tribuns militaires à pouvoir consulaire en 444 a.C., le peuple, satisfait de la modération du Sénat, n’élut que des patriciens : Hanc modestiam aequitatemque et altitudinem animi ubi nunc in uno inueneris, quae tum populi uniuersi fuit ?319
163Tite-Live place donc les notions de moderatio, de modestia et d’aequitas au centre de sa réflexion sur les facteurs qui permirent le dépassement des tensions durant les premiers temps de la libera res publica. Selon J. Hellegouarc’h, l’aequitas est définie comme “l’attitude modérée, équitable à l’égard de quelqu’un”, “l’impartialité” ou même “l’attitude favorable”320. Cicéron analyse l’aequitas comme une qualité politique qui consiste à donner à chacun ce qui lui revient dans la cité321. C’est exactement cette prise de conscience de la part du peuple qui l’amène à reconnaître la primauté de la classe dirigeante dans la cité. La moderatio et la modestia apparaissent comme les conditions préalables pour réaliser l’aequitas. La modestia exprime “une forme de maîtrise de soi” et dans un contexte politique, elle “apparaît comme l’attitude de l’homme politique qui sait voir au-delà du résultat immédiat et de la gloire personnelle, l’intérêt véritable de sa patrie”322. De façon générale, elle est une vertu passive, attribuée aux dirigés qui doivent se soumettre aux lois et aux magistrats de la cité, alors que la moderatio est plutôt associée aux dirigeants ; il s’agit de la vertu du dirigeant qui exerce le pouvoir avec mesure et sagesse, et qui sait mettre au second plan ses propres intérêts, afin d’assurer la concordia et l’intérêt commun323. La moderatio des chefs, ainsi que la modestia du peuple contiennent dans des limites les ambitions personnelles et deviennent la base de l’aequitas qui maintient l’équilibre au sein de la cité.
164Outre l’ambition, la cupidité est aussi présente durant cette période, mais de façon beaucoup moins intense. Une seule crise d’auaritia se déclencha à cause de la cupidité du peuple qui décide de s’adjuger illégalement le territoire disputé par les Ardéates et les Aricins. Cette passion est attribuée uniquement à la plèbe, alors que les Pères ont finalement réparé cette injustice324. De même, une seule crise religieuse s’est produite et celle‑ci a été résolue rapidement325. À une autre occasion, l’auteur affirme que le manque de respect de la religion et des dieux ne caractérisait pas cette époque, contrairement à la période contemporaine (Sed nondum haec quae nunc tenet saeculum neglegentia deum uenerat – Liv. 3.20.5).
165Pour résumer, la période postérieure à l’expulsion des rois est caractérisée par une succession de crises de discorde. Cet enchaînement se poursuit jusqu’à la veille de la prise de Véies. L’élection de P. Licinius Calvus en tant que tribun militaire pour la deuxième fois inaugure une phase de concorde entre les ordres326. La nomination de M. Furius Camillus comme dictateur renforce cette ambiance optimiste : Omnia repente mutauerat imperator mutatus : alia spes, alius animus hominum, fortuna quoque alia Vrbis uideri327. Aucun conflit ne se déclencha pendant la dictature de Camille, qui mena à la prise de Véies. Des tensions longues et intenses éclatent à propos du butin après la conquête de la ville, qui ne prendront fin qu’après l’invasion gauloise. Il convient d’examiner de plus près cette phase critique, parce que c’est la première fois que Tite-Live expose une crise complexe, marquée non seulement par la discordia et l’ambitio, mais aussi par l’auaritia et une sorte d’aliénation à l’égard des dieux. En effet, l’idée énoncée dans la préface que la richesse des conquêtes entraîne la propagation de l’auaritia et de la luxuria se voit confirmée dans l’affaire de Véies.
166La question du butin commença à préoccuper Camille avant la prise de Véies (Liv. 5.20), car il savait qu’il y trouverait plus de butin que dans toutes les autres guerres réunies. Le Sénat décide de permettre à tous ceux qui voudraient participer au pillage de se rendre à la ville. Une foule immense se rend donc au camp. Camille, s’inquiétant face à la cupidité de la foule, s’adresse aux dieux : il voue à Apollon le dixième du butin (Liv. 5.21.1-2). De même, après la prise de Véies, à la vue du butin qu’on lui rapporte, il adresse une prière aux dieux :
14…dicitur manus ad caelum tollens precatus esse 15. ut ‘si cui deorum hominumque nimia sua fortuna populique Romani uideretur, ut eam inuidiam lenire quam minime suo priuato incommodo publicoque populi Romani liceret’. 16. Conuertentem se inter hanc uenerationem traditur memoriae prolapsum cecidisse ; idque omen pertinuisse postea euentu rem coniectantibus uisum ad damnationem ipsius Camilli, captae deinde urbis Romanae, quod post paucos accidit annos, cladem328.
167Cette association explicite entre le butin de Véies et les malheurs futurs de Rome, qui n’existe chez aucun autre auteur329, aide le lecteur à faire le lien avec la préface : la richesse est une source de malheur pour la cité330. La suite confirme cette idée.
168Camille, comme s’il était conscient du fait que le butin peut allumer la cupidité de la foule, consulte les auspices et fait vœu de consacrer à Apollon Pythien un dixième du butin (Liv. 5.21.1-2). Ayant jugé qu’il n’était pas facile de contraindre le peuple à rendre son butin, on se contenta de solliciter à ce que chacun fasse lui-même l’estimation du dixième de son propre butin. Malgré cette décision souple, la contribution n’a pas moins aliéné les esprits de la plèbe à Camille à l’instigation des tribuns (Liv. 5.23.8-11). Le chef utilise l’appel au metus deorum, pour pousser le peuple à honorer le vœu, en répétant au peuple que les discordes sont dues au fait que la cité n’a pas accompli ses engagements envers Apollon : le territoire conquis devrait aussi être inclus dans la dîme. Le recours à la pietas se révèle efficace. Après avoir estimé la valeur de Véies en or, un cratère d’or fut envoyé à Delphes (Liv. 5.25.4-10).
169Grâce à son charisme, le général a donc réussi à mettre un frein à la cupidité de la foule et à apaiser la discorde, en persuadant le peuple d’honorer ses vœux religieux. Les tribuns de la plèbe s’efforcent aussi de réveiller la cupidité du peuple, en lui soumettant le projet d’abandonner Rome pour Véies, une ville beaucoup plus riche (Liv. 5.24.4 sq.). À travers ses appels aux dieux penates qui seraient trahis, si les projets des tribuns étaient retenus, Camille réussit de nouveau à convaincre le peuple et le projet fut finalement repoussé (Liv. 5.30).
170Avec ses interventions, Camille contribue à la résolution des crises, en apaisant l’avidité de la foule et en protégeant en même temps la pietas. Toutefois, l’animosité des tribuns contre lui persiste. L. Apuleius l’assigna en justice à propos du butin de Véies. Ses clients n’étant pas prêts à l’absoudre, il décida de s’exiler, en adressant cette prière aux dieux : si innoxio sibi ea iniuria fieret, primo quoque tempore desiderium sui ciuitati ingratae facerent331. L’accomplissement de cette prière à travers l’invasion gauloise confirme, d’un côté, l’ingratitude de la foule et, de l’autre, la piété et la modération de Camille qui préfère aller en exil, avant que l’amende lui soit infligée et malgré l’intention de ses clients de lui rembourser la somme. Camille préfère se retirer de la politique, plutôt que de susciter plus de discordes.
171À partir de ce moment, les Romains ne se conforment plus au code moral imposé par les dieux, ce qui entraîne la prise de Rome par les Gaulois. Le soutien divin revient à partir du moment où ils rappelèrent Camille d’exil, en le désignant comme dictateur en son absence332. Son respect des lois à cette occasion illustre la moderatio de Camille : il ne quitta Ardée qu’après avoir appris le vote de la loi, sachant qu’il n’avait le droit ni de quitter sa résidence sans l’ordre du peuple, ni de prendre les auspices avant sa nomination (Liv. 5.46.11). Sa conduite est incluse parmi les exempla de moderatione chez Valère Maxime (V. Max. 4.1.2).
172Grâce à l’arrivée providentielle de ce dernier, la Ville ne s’est pas rendue aux Gaulois. Le récit qui suit la libération de Rome tend à présenter Camille non seulement comme celui qui aide Rome à se rétablir d’une longue crise, mais également comme le deuxième fondateur (conditor) de Rome après Romulus. Lors de son triomphe, les soldats lui attribuent ce titre, ainsi que celui de parens patriae, éloge que Tite-Live considère comme mérité (haud uanis laudibus)333. Tite-Live note que Camille, après avoir sauvé la Ville dans la guerre, la sauve aussi pendant la paix, en faisant obstacle aux projets plus vifs que jamais des tribuns d’émigrer à Véies (Liv. 5.49.8-9). Ayant rempli ses devoirs envers les dieux, il prononça un long discours qui abonde en thèmes religieux334. Dans ce discours, Camille signale aux Romains l’importance de leurs devoirs de piété335 ; il leur rappelle aussi que les dieux ont choisi cet emplacement pour fonder Rome336. L’effet de ces arguments sur les esprits de la foule est souligné par Tite-Live : Mouisse eos Camillus cum alia oratione, tum ea quae ad religiones pertinebat maxime dicitur337. Le présage suivant élimina toute hésitation : un centurion traversant le forum avec un détachement pendant la réunion du Sénat cria : “Signifer, statue signum ; hic manebimus optime”338. De fait, ce présage n’a fait que renforcer l’effet déjà important de l’appel de Camille à la pietas339.
173Il s’ensuit que l’impact du discours de Camille sur la foule illustre l’autorité dont jouissait le chef auprès du peuple. Dans ce cas, comme dans celui des discussions sur le butin de Véies, le metus deorum est utilisé comme instrument pour contenir la cupidité de la foule. Tite‑Live insiste sur l’efficacité des réflexions de Camille de façon à le mettre en avant comme un exemplum de chef qui sait contenir la foule. Les projets des tribuns furent rejetés et la réconciliation du peuple est scellée par la scène de la reconstruction rapide de la Ville340. Cette crise complexe fut donc résolue, surtout grâce au charisme et à la moderatio de Camille, ainsi qu’à la modestia du peuple qui se soumit à l’autorité du chef.
174L’image du chef comme deuxième fondateur est implicitement renforcée à travers les références du dictateur à l’âge de Rome : “Argumento est ipsa magnitudo tam nouae urbis. Trecentensimus sexagensimus quintus annus Vrbis, Quirites, agitur”341. Cette datation qui n’est, par ailleurs, pas exacte selon le décompte livien342, est très probablement influencée de la théorie du magnus annus qui dure selon une conception d’origine étrusque 360 ou 365 ans, autant que les jours d’une année343. Ainsi la refondation de Rome par Camille correspond à la fin d’un cycle historique et au début d’un nouveau, d’autant plus qu’elle est située à la fin de la première pentade, ce qui corrobore l’idée d’un point culminant344. Pourquoi Tite-Live fait-il allusion à ces croyances ?
175À notre sens, ce qui est souligné à travers cette référence est surtout le rôle de Camille en tant que conditor ; l’idée que même la circonstance chronologique témoigne d’une nouvelle fondation de Rome par Camille est aussi mise en valeur. Toutefois, Tite-Live ne tire pas nécessairement toutes les conséquences de cette allusion de Camille au magnus annus. Le dictateur n’est pas le seul conditor dans l’AVC : tous les rois, sauf Tarquin le Superbe, sont considérés comme conditores de Rome345. Comme l’a indiqué G. Miles346, Camille apparaît comme un fondateur au même titre que les autres et réaffirme les principes établis par ses prédécesseurs. Par conséquent, avec l’allusion à la Grande Année, Tite-Live donne la leçon suivante : il s’est trouvé que Camille refonda la Ville à la fin d’un magnus annus. Il ne s’ensuit pas qu’il n’aurait pas pu jouer le même rôle à n’importe quel autre moment, comme les rois de Rome ; il ne faudrait pas non plus en conclure que cette refondation de la Ville était imposée par un destin, parce qu’on avait atteint la fin d’une Grande Année. Camille a juste exploité la circonstance chronologique, en refondant la cité après une longue crise. Il est possible qu’il s’agisse d’une exhortation indirecte à Auguste à saisir aussi l’occasion et à refonder Rome après les guerres civiles, environ 365 ans après Camille347.
176Une autre raison nous incline à ne pas attribuer à l’historien un schéma déterministe, selon lequel la fin d’un magnus annus correspondrait nécessairement à un nouveau début. Dans un autre passage, Tite-Live n’est pas aussi soucieux de fixer le sac de Rome précisément à l’année 365 après la fondation de Rome : lors de l’invasion gauloise, les vieux Romains exhortent la jeunesse à lutter contre l’ennemi, en leur rappelant que cette cité avait été victorieuse pendant 360 ans348. Il est tout à fait probable, comme l’a évoqué B. Mineo349, que Tite-Live se fonde sur deux traditions différentes, celle de 365 ans étant plus populaire et celle de 360 plus “ésotérique”. Il n’en reste pas moins que l’acceptation des deux chronologies révèle une certaine flexibilité de la part de l’historien350.
177Tite-Live emprunte donc les réflexions mises dans la bouche de Camille à la théorie du magnus annus, mais cela ne prouve pas qu’il ait une conception cyclique de l’histoire351. Il n’est donc pas possible d’analyser la période postérieure à Servius Tullius et antérieure à Camille, comme la phase descendante d’un cycle historique. Certes, la discordia et l’ambitio furent les caractéristiques du premier siècle de la République, mais plusieurs éléments montrent qu’il ne peut pas vraiment être question de décadence à propos de cette période. Tout d’abord, dans la préface, la discordia et l’ambitio ne sont pas incluses parmi les symptômes de la décadence. Ainsi, en insistant sur la résolution de toutes les discordes dans la première pentade, Tite-Live montre que seule l’existence de ces deux vices ne suffit pas pour caractériser une époque comme décadente. De plus, l’auaritia et la luxuria, les symptômes par excellence de la dégradation morale dans la préface, sont quasi-absentes dans cette période. La cupidité a mis à l’épreuve l’état moral de Rome à deux reprises : lorsque le peuple s’est adjugé le territoire des Ardéates et des Aricins et, de façon plus grave, après la prise de Véies et l’accumulation de la richesse. Or, les deux crises furent résolues rapidement. Quant à la luxuria, Tite-Live n’en fait aucune mention dans la première pentade. Le butin de Véies réveille l’avidité du peuple, mais le goût du luxe n’est pas évoqué dans l’épisode. Pour pouvoir parler de décadence, il faudrait pouvoir déceler la pénétration progressive et cumulative à long terme de ces passions, conformément à l’image présentée dans la préface.
178La construction du récit de la première pentade tend plutôt à montrer que la cupidité du pouvoir et des richesses est innée chez l’homme et notamment chez la foule. La crise après le sac de Véies est particulièrement apte à révéler cette réalité ; la richesse de la ville a réveillé autant l’avidité de la foule, que Rome a failli être conquise par les Gaulois. Or, la différence fondamentale entre le début et la fin de la res publica est que durant la période relatée dans la première pentade, cette cupidité était à chaque fois réprimée.
Livres VI-X (389-293 a.C.) : la modération contre l’ambition, la cupidité et le luxe ; une époque de mores exemplaires
179L’étude de la deuxième pentade mène aux mêmes conclusions. Selon B. Mineo, le récit correspondait à la première partie de la phase ascendante d’un nouveau cycle historique. En revanche, l’analyse présente tendra à montrer que les mêmes passions qui caractérisaient la première pentade apparaissent aussi dans la deuxième pentade. De plus, outre la discorde, l’ambition et la cupidité, le luxe met pour la première fois à l’épreuve la moralité romaine.
180Dans la préface du livre VI, l’historien confirme que la deuxième fondation de Rome par Camille est un point culminant dans son récit. La destruction dans l’incendie de la Ville de la plupart des documents qui concernaient la période avant 390 a.C. rendait sa tâche plus difficile. En outre, Tite-Live indique que la période après la refondation de Rome est une phase de progrès encore plus rapide que la période précédente, tant pour l’évolution de la Ville que pour le récit de l’historien : Clariora deinceps certioraque ab secunda origine uelut ab stirpibus laetius feraciusque renatae Vrbis gesta domi militiaeque exponentur352. En ajoutant cette préface intermédiaire, l’auteur rappelle à nouveau le thème du progrès, qui avec celui du déclin confère à son œuvre monumentale sa cohésion. Le développement de Rome est assimilé à l’accroissement d’une plante. Tite-Live utilise ici un lexique emprunté au domaine de l’agriculture (stirpibus, laetius, feracius, renatae)353, pour faire passer l’image suivante : Rome est comme une plante grandissante qui a failli mourir à cause de l’invasion gauloise. Cependant, grâce aux actions de Camille, elle a obtenu sa renaissance, si bien qu’elle devint plus féconde (laetius feraciusque). Camille continue à soutenir la Ville, en lui offrant la même aide qui lui avait initialement permis de se relever (Liv. 6.1.4).
181Les années 390-385 a.C. sont décrites comme une période de stabilité interne et d’accroissement de la Ville (Liv. 6.1-10). L’état de la cité pendant cette phase se résume dans la joie des sénateurs face à l’entente entre les classes avant la guerre contre les Étrusques :
nec dictatore umquam opus fore rei publicae, si tales uiros in magistratu habeat, tam concordibus iunctos animis, parere atque imperare iuxta paratos laudemque conferentes potius in medium quam ex communi ad se trahentes354.
182Cette phase de concorde parfaite semble attendue après une crise si grave, d’autant plus que, comme le souligne Tite-Live, les menaces extérieures incessantes ne laissent pas aux Romains le loisir de s’occuper des moyens de relever la cité (Liv. 6.2.1). Les premières discordes, dues comme dans la première pentade à l’ambition, n’ont pas tardé à faire leur apparition. Toutes ces crises furent résolues grâce à la modération des ordres, l’introduction de nouvelles lois et le châtiment des aspirants à la tyrannie, comme Manlius Capitolinus. Le lecteur peut trouver dans l’Annexe une présentation plus détaillée de chaque crise355.
183Pour l’analyse présente, il convient de s’arrêter seulement sur la sédition de la garnison romaine à Capoue, car c’est la seule affaire dans laquelle l’auaritia et, pour la première fois, la luxuria jouent un rôle important. Les Campaniens sont présentés comme un peuple qui, amolli par la luxuria, n’est plus capable de défendre sa patrie et implore l’aide de Rome356. La corruption des Campaniens préfigure en quelque sorte celle des Romains. La moralité de ces derniers a déjà été mise à l’épreuve pendant la guerre contre les Samnites, à cause du séjour de l’armée romaine à Capoue. Les plaisirs (uoluptates) de la ville ont réveillé la cupidité des soldats romains, mécontents de la vie dure qu’ils menaient à Rome :
5. Iam tum minime salubris militari disciplinae Capua instrumento omnium uoluptatium delenitos militum animos auertit a memoria patriae, inibanturque consilia in hibernis eodem scelere adimendae Campanis Capuae, per quod illi eam antiquis cultoribus ademissent : ‘6. neque immerito suum ipsorum exemplum in eos uersurum ; cur autem potius Campani agrum Italiae uberrimum, dignam agro urbem, qui nec se nec sua tutari possent, quam uictor exercitus haberet qui suo sudore ac sanguine inde Samnites depulisset ? 7. An aequum esse, dediticios suos illa fertilitate atque amoenitate perfrui, se militando fessos in pestilenti atque arido circa Vrbem solo luctari aut in Vrbe insidentem labem crescentis in dies faenoris pati ?357
184Au début de ce passage, Tite-Live insiste sur l’effet des plaisirs de Capoue sur les âmes des citoyens. Une vie luxueuse loin de Rome fait naître l’avidité et cette dernière la discorde. Pour la première et la seule fois dans la première décade, ce n’est pas l’ambition, mais la luxuria et l’auaritia, qui sont à l’origine de la tension. Le consul C. Marcius Rutulus s’efforce d’empêcher le déclenchement de la crise, sans se diriger ouvertement contre les projets de révolte (Liv. 7.38.8-39.6). Cependant, la modération du consul n’a pas réussi à apaiser le tumulte. Des révoltés marchent sur Rome et forcent T. Quinctius qui s’était retiré de la vie politique, à devenir leur chef (Liv. 7.39.7-17). Pour les combattre, l’État a nommé comme dictateur M. Valerius Corvus et comme maître de cavalerie L. Aemilius Mamercinus. Tout est prêt pour une guerre civile, mais la rencontre des deux armées a déjoué cette évolution :
1. Vbi primum in conspectum uentum est et arma signaque agnouere, extemplo omnibus memoria patriae iras permulsit. 2. Nondum erant tam fortes ad sanguinem ciuilem nec praeter externa nouerant bella, ultimaque rabies secessio ab suis habebatur : itaque iam duces, iam milites utrimque congressus quaerere ac conloquia. 3. Quinctius, quem armorum etiam pro patria satietas teneret nedum aduersus patriam, Coruinus omnes caritate ciues, praecipue milites, et ante alios suum exercitum complexus. <Is> ad conloquium processit. 4. Cognito ei extemplo haud minore ab aduersariis uerecundia quam ab suis silentium datum358.
185Tite-Live explique la retenue dont firent finalement preuve les soldats avec un aphorisme : ils n’avaient pas encore le courage de verser le sang de leurs concitoyens, ce qui aurait été le cas pour les Romains de la fin de la République. Ce commentaire confirme la théorie du prologue, selon laquelle la décadence a commencé récemment. L’auaritia et la luxuria furent à l’origine d’une crise grave, mais ne réussirent pas à faire éclater une guerre civile, car les Romains n’avaient pas encore été corrompus par ces vices. Les manifestations d’affection entre les forces opposées montrent que la discorde fut évitée avant qu’elle n’éclate. La réconciliation est consolidée par les discours des chefs des deux partis (Liv. 7.40.5 sq.), dans lesquels ils reprochent aux soldats l’absurdité de leur décision de se dresser contre leur patrie. Les citoyens se sont soumis alors à l’autorité du dictateur. Pour sceller la concorde, des mesures législatives en faveur des soldats furent votées (Liv. 7.41.1 sq.).
186Il est saisissant de remarquer que, comme dans les livres IV-VI, Tite-Live choisit la fin du livre VII, pour présenter une scène de réconciliation après une crise grave359. Ainsi le message qu’il veut donner devient plus clair, en s’inscrivant dans l’architecture de l’œuvre : les dissensions étaient bien une caractéristique des premiers siècles de la République, mais la concorde l’emportait enfin sur la discorde. Dans le dernier paragraphe, après avoir discuté sur les incertitudes de la tradition historique sur la sédition, il conclut sa discussion avec un constat : Adeo nihil praeterquam seditionem fuisse eamque compositam inter antiquos rerum auctores constat360. Malgré les divergences sur les détails de l’affaire, ce qui est certain c’est que la crise, déclenchée à cause de l’influence corruptrice de la luxuria et de l’auaritia fut finalement résolue. La cupidité et le luxe étaient incapables de provoquer une guerre civile.
187Dans les livres VIII-X, les guerres extérieures prédominent. Les discordes intérieures sont moins nombreuses, plus courtes et dues plus souvent à la rivalité entre deux magistrats qu’à la lutte entre les classes. L’ambition et la discorde restent pourtant les caractéristiques principales des crises de la période, et la modération et les mesures législatives, les moyens pour les apaiser361. Il y a une seule crise de pietas, qui se résout une fois que les Romains ont conformé leur conduite à la volonté divine : les Fourches Caudines362. L’affaire des empoisonneuses qui pourrait témoigner d’un certain fléchissement des mores est présentée par Tite‑Live comme encore un épisode de discorde363.
188Dans la deuxième pentade, la cité est donc confrontée à des crises parfois graves dues souvent à l’ambitio, et plus rarement à l’auaritia et au manque de pietas. Le nom discrimen est parfois employé pour renforcer l’aspect critique de quelques tensions364. Outre l’accent mis par Tite‑Live sur la résolution de toutes ces crises, qui tend à présenter cette période comme une époque à imiter, plusieurs commentaires soulignent l’exemplarité des mores de l’époque, en les opposant à ceux de l’époque contemporaine365. On vient de citer l’affirmation de Tite-Live, selon laquelle les Romains n’avaient pas encore de force pour verser le sang de leurs concitoyens. Dans cet esprit, une levée massive de troupes pour une guerre contre les Gaulois donne l’occasion à Tite-Live de réfléchir sur la dégradation morale de son époque :
quem nunc nouum exercitum, si qua externa uis ingruat, hae uires populi Romani, quas uix terrarum capit orbis, contractae in unum haud facile efficiant ; adeo in quae laboramus sola creuimus, diuitias luxuriamque366.
189Les richesses et le luxe sont les caractéristiques de l’histoire récente de Rome, alors que la période racontée se distingue par le dévouement à la patrie. Dans un autre commentaire, Tite-Live déclare qu’à cette époque, le sentiment de l’honneur (pudor) était une contrainte suffisante pour respecter les lois, ce qui n’est plus le cas à l’époque de l’auteur367. Dans deux autres passages, le Padouan déplore le mépris de la religion des ancêtres au nom des rites étrangers : Haec, etsi omnis diuini humanique moris memoria aboleuit, noua peregrinaque omnia priscis ac patriis praeferendo, haud ab re duxi uerbis quoque ipsis, ut tradita nuncupataque sunt, referre368. Plus loin, Tite-Live commente la décision du jeune Papirius de rapporter à son oncle, alors consul, qu’il y avait un doute par rapport aux auspices pris avant la bataille : iuuenis ante doctrinam deos spernentem natus rem inquisitam, ne quid inconpertum deferret, ad consulem detulit369. L’auteur ne précise pas à quelle doctrine il fait allusion, mais l’épicurisme serait la théorie la plus susceptible d’être ainsi attaquée370.
L’interprétation livienne des premiers temps de Rome, la préface de l’AVC et Salluste
190Toutes ces affirmations371 indiquent que la discorde acharnée, l’auaritia, la luxuria, l’absence de pietas envers les dieux sont des symptômes de l’histoire plus récente de Rome, et ne s’appliquent pas à ses débuts. Ce type de généralisations constitue la première méthode pour montrer que les premiers siècles de la res publica, relatés dans la première décade, ne peuvent pas être considérés comme une période de décadence. La deuxième méthode se dégage de la macrostructure de l’œuvre. Elle consiste à décrire en détail un grand nombre de crises toutes résolues, plus souvent grâce à la modération des chefs et du peuple. Tite-Live insiste sur le dépassement de chaque discorde, en rapportant plusieurs scènes de réconciliation du peuple romain, souvent à la fin des livres372. En choisissant cette place, il attache la fin heureuse des crises au thème central de l’œuvre, à savoir le progrès et le déclin de Rome. L’enseignement final qu’en tire le lecteur contemporain de Tite‑Live est celui de la résolution de la crise et du rétablissement de la concorde, une fois que la modération l’a emporté sur l’esprit de discorde373. Enfin, la place limitée attribuée à la cupidité et au luxe, les symptômes par excellence de la décadence selon la préface, témoigne aussi de l’état moral de la cité.
191Ainsi le récit de la première décade aide à mieux saisir le schéma de la préface, qui se voit confirmé dans la narration. On comprend mieux pourquoi l’ambition et la discorde ne sont pas incluses dans la théorie de la décadence livienne. Ces défauts sont innés dans la vie politique et ne sont donc pas les symptômes d’une dégradation morale. Le récit de la première décade montre que ce qui est important est de pouvoir réprimer ces maux, en faisant preuve de modération. Quant à l’auaritia et la luxuria, la narration confirme les conclusions de la préface, tout en y apportant une nuance. D’une part, il est clair que l’auaritia et la luxuria sont quasi-absentes de la période. D’autre part, il est précisé que le fait que ces passions n’avaient pas encore pénétré (immigrauerint) dans la cité ne veut pas dire qu’elles étaient complètement inconnues aux Romains. De cette façon l’auaritia du peuple explique pourquoi les Romains se sont adjugé le territoire des Ardéates et des Aricins. De même, le luxe de Capoue et la cupidité des soldats furent à l’origine d’une révolte de l’armée. Toutefois, ces crises ont été résolues : on ne permit pas encore à l’auaritia et à la luxuria de corrompre la vie politique.
192À travers ces éléments, le récit de la première décade nous éclaire davantage sur la position de Tite-Live par rapport au schéma de Salluste. L’idéalisation des monographies est rejetée, puisque les premiers siècles de Rome ne sont pas analysés comme une période de moralité et de concorde parfaites. Cependant, Tite-Live ne cède pas non plus au pessimisme des Histoires. La discorde, l’ambition et la cupidité existaient, certes, depuis toujours, mais cela ne détermine pas Tite-Live à examiner l’histoire ancienne de Rome comme une période de décadence. Il insiste sur les principes de gouvernement, qui ont réprimé ces passions pendant toute cette période. Tite-Live apporte encore deux modifications dans les détails du schéma des Histoires : d’une part, il n’adopte pas la présentation unilatérale de Salluste qui tend à considérer les nobles comme les seuls responsables des discordes entre les ordres. Tite-Live ne manque pas de souligner l’intransigeance des tribuns et la cupidité du peuple, qui furent à l’origine de plusieurs séditions. D’autre part, le Padouan n’accepte pas non plus que la période après l’expulsion des rois fût une période de concorde : il ne passe pas sous silence que des complots visant au rétablissement de la royauté furent organisés à l’intérieur de la Ville même pendant la guerre avec les Étrusques374.
La deuxième décade : la poursuite des tendances de la première décade
193Nous n’avons conservé que quelques fragments et les abrégés des livres 11-20 consacrés aux événements de 293 à 219 a.C. Pendant cette période, Rome conduit avec succès des guerres importantes, comme la campagne contre Tarente et Pyrrhus et la Ire Guerre punique. Les abrégés de cette décade laissent apparaître que les conflits extérieurs de Rome ont une place plus importante que les affaires intérieures. Toutefois, les tendances observées dans la première décade semblent se poursuivre dans la deuxième. Le récit contenait sans doute une série de crises qui furent toutes résolues. Le caractère succinct de nos sources nous empêche de tirer des conclusions. Il apparaît toutefois que la modération, l’introduction de mesures législatives et parfois le châtiment restent les instruments du retour à l’ordre.
194Le livre XI semble avoir été le plus dominé par les discordes intérieures. Au début de la Periocha (Liv., Per., 11.1-2), il est rapporté qu’à la suite des échecs du consul Fabius Gurgès, le Sénat cherche à l’écarter de l’armée. Cependant, par ses prières et surtout par sa promesse de partir comme légat de son fils, il émut le Sénat (maxime senatum mouit). Cette dernière formule laisse supposer que cette réaction du Sénat ferait partie d’une scène de réconciliation.
195Plus loin dans le même livre, un ancien consul, L. Postumius est condamné, car il utilisa la main d’œuvre de ses soldats sur ses propres terres375. Un nouveau fragment découvert sur un morceau de parchemin du ve siècle et attribué à Tite-Live laisse supposer que dans le livre XI, il était aussi question d’un autre épisode qui illustrait le mépris de Postumius face au Sénat : alors que Fabius Gurges était chargé en tant que proconsul de continuer la guerre dans le Samnium, le consul Postumius fait fi du décret du Sénat, oblige Fabius à quitter sa province et prend sa place376. La Periocha renvoie au châtiment de ce comportement377, qui est attesté par Denys d’Halicarnasse : le Sénat a confié à quelqu’un d’autre la fondation d’une nouvelle colonie à Venouse ; Postumius n’a pas non plus obtenu le triomphe ; enfin, il fut accusé par deux tribuns de la plèbe et condamné à une amende (D.H. 17.5.2-4). Il est donc possible que Tite-Live ait construit son récit comme celui du châtiment d’une conduite tyrannique.
196Ensuite, le livre XI contenait la sécession de la plèbe sur le Janicule “d’où le dictateur Q. Hortensius la fit descendre”378. Cet épisode rappelle la sécession de 494 a.C., et il est fort probable que Q. Hortensius a joué un rôle comparable à celui de Menenius Agrippa. De la même façon qu’après la première sécession, le vote d’une loi ramène la concorde. Même si rien n’est mentionné à ce propos dans la Periocha, il est bien connu que la réconciliation du peuple fut scellée par le vote de la lex Hortensia qui donne aux plébiscites force de loi contraignant tout le peuple. Tite‑Live aurait sans doute fait allusion à cette loi.
197Les Periochae des livres XII-XVIII, consacrés aux guerres avec Tarente et à la Ire Guerre punique, ne contiennent pas de traces de discordes ou d’autres affaires relatives à la décadence. Une crise de caractère religieux fut incluse dans le livre XIX selon sa Periocha (Per., 19.2-3) : le consul Claudius Pulcher engagea la bataille navale malgré les auspices défavorables et subit une défaite. Cicéron et Polybe379 rapportent que la conduite du consul a suscité le mécontentement du peuple. Ainsi, poursuivi en justice, il a encouru une forte amende et de graves condamnations. L’abrégé du livre XIX laisse supposer qu’il y a eu une longue discorde entre le consul et les Pères. La crise semble avoir été enfin résolue avec la nomination d’Atilius Collatinus, mais aucune précision n’est donnée concernant la façon dont la faute religieuse de Pulcher fut réparée.
198Ainsi la discordia et l’ambitio troublaient la vie politique, même peut-être à un degré moins élevé que dans la première décade, si l’on prend en compte l’absence de discordes dans la plupart des résumés380. Une crise de pietas semble avoir été résolue avec l’éloignement du consul Claudius Pulcher381. L’auaritia et la luxuria sont absentes dans le texte382.
La troisième décade : la IIe Guerre punique, comme le début du “relâchement insensible de la disciplina”
199La troisième décade est plus complexe. D’une part, quelques éléments montrent que la IIe Guerre punique reste selon Tite-Live une période caractérisée par des mores exemplaires. D’autre part, certains passages révèlent que c’est pendant ce conflit majeur entre Rome et Carthage que les premières tendances annonçant la décadence à venir font leur apparition. L’analyse doit se porter à la fois sur ces deux aspects du récit livien dans cette décade.
Les crises résolues
200Quant au premier aspect, l’historien utilise les mêmes méthodes que dans la première décade, pour montrer que la IIe Guerre punique est une époque avec des mores exemplaires. Tout au long de la décade, il expose une série de crises politiques résolues grâce à la modération des impliqués, qui ne sont plus nécessairement les patriciens et les plébéiens, mais plus simplement les dirigeants et les dirigés383. Ces tensions sont provoquées à cause de l’ambition et de la cupidité de quelques personnalités, et entraînent souvent des conséquences sur le champ de bataille. Dans quelques cas, Tite-Live clôt ces affaires avec une scène de réconciliation ou un commentaire qui exalte les mores exemplaires de l’époque. Sans vouloir entrer dans les détails, il convient de donner quelques exemples de ces crises résolues.
201À l’origine des premiers troubles intérieurs après l’invasion d’Hannibal, se trouve la temeritas de certains généraux qui ont engagé imprudemment le combat avec l’ennemi, espérant ainsi gagner le soutien politique populaire. À la témérité de ces généraux s’oppose à chaque fois la prudence d’autres. T. Sempronius Longus est le premier exemple de chef démagogue. Tite-Live insiste sur l’imprudence et les motivations individualistes du consul, qui l’ont poussé à chercher le combat avec l’ennemi, en s’appuyant sur le soutien de la foule brûlant aussi de combattre malgré les conseils de l’autre consul P. Cornelius Scipion :
Haec adsidens aegro collegae, haec in praetorio prope contionabundus agere. Stimulabat et tempus propinquum comitiorum, ne in nouos consules bellum differretur, et occasio in se unum uertendae gloriae, dum aeger collega erat384.
202L’ardeur irréfléchie du consul mène les Romains à la défaite près de la Trébie. Le nouveau consul C. Flaminius, dont l’impiété et la temeritas sont également soulignées par Tite-Live385, conduit les Romains au désastre du lac Trasimène. On a utilisé comme “remède” à cette situation, la nomination de Q. Fabius Maximus à la fonction de dictateur386. Sa stratégie de temporisation ne tarda pas à susciter l’opposition du maître de cavalerie, Minucius Rufus qui, ayant le soutien du peuple (Liv. 22.14, 23-27), engagea imprudemment le combat. Fabius laisse de côté ses différends avec Minucius et intervient pour aider l’armée (Liv. 22.28-29). Minucius reconnaît sa faute et se soumet à l’autorité de Fabius. Tite‑Live clôt l’affaire avec une scène de joie et d’union nationale autour de Fabius (Liv. 22.30).
203Or, cette concorde ne fut que provisoire, à cause de l’élection au consulat du démagogue plébéien Terentius Varron (Liv. 22.34), dont l’imprévoyance et l’ambition sont affirmées par Tite‑Live387, mais aussi par Q. Fabius dans son discours adressé à l’autre consul, le patricien Paul-Émile (Liv. 22.39). La temeritas de Varron mena au désastre de Cannes, où Paul-Émile perdit la vie (Liv. 22.43-50). Malgré l’état critique de la situation, Tite-Live insiste sur la résolution de la crise, grâce à l’attitude ferme de Scipion, le futur Africain, et de Fabius, qui prirent des mesures visant à supprimer l’agitation et l’effroi du peuple (Liv. 22.53, 55 sq.). Le mécontentement envers Varron fut aussi apaisé et il fut accueilli à Rome, comme il l’aurait été, s’il avait été vainqueur. L’auteur clôt le livre XXII avec cette scène, pour montrer que les discordes suscitées par la temeritas de certains généraux sont définitivement résolues. Dans ce but, il glorifie la concorde nationale et la grandeur d’âme de la cité dans ces circonstances :
quo in tempore ipso adeo magno animo ciuitas fuit, ut consuli ex tanta clade, cuius ipse causa maxima fuisset, redeunti et obuiam itum frequenter ab omnibus ordinibus sit et gratiae actae, quod de re publica non desperasset388.
204Après cet établissement définitif de la concorde, dû au fait que la stratégie des généraux prudents l’a enfin emporté sur celle des chefs téméraires et démagogues389, la guerre tourne en faveur des Romains. Un oracle de Delphes prévoit que la victoire restera au peuple romain (Liv. 23.11.1-3). Les Romains subissent une seule défaite importante dans le livre XXIII, l’anéantissement de l’armée du consul Postumius390, mais la consternation provoquée par cette déroute est rapidement dépassée grâce à l’activité du consul T. Sempronius Gracchus. L’amour de la patrie (caritas patriae) domine à travers tous les ordres (Liv. 23.49.3-4).
205Dans le livre XXIV, les élections pour l’année 214 ont provoqué une nouvelle tension, rapidement apaisée. La première centurie, invitée à voter, proclame comme consuls T. Otacilius et M. Aemilius Régillus. Q. Fabius remet alors en question la capacité d’Otacilius à diriger l’État. T. Otacilius réagit violemment, mais l’émeute fut évitée, toutes les centuries à l’unanimité ayant nommé comme consuls Q. Fabius et M. Marcellus (Liv. 24.7.12-9.3). Durant la même année, les censeurs ont mis tous leurs soins à régler les mores et à châtier les vices nés de la guerre (Liv. 24.18). Tite-Live conclut sur l’activité des censeurs, en soulignant la générosité du peuple romain entier qui vient au secours du trésor épuisé (Liv. 24.18.13-15). Ainsi une affaire qui pourrait être analysée comme l’indice d’une certaine dégradation des mores sert l’objectif inverse : les vices nés de la guerre ont été complètement guéris par les censeurs, en renforçant encore plus les mores de la cité.
206Une crise religieuse de caractère original est décrite au début du livre XXV (213 a.C.)391. À cause de la longueur de la guerre et du fait que les succès et les revers faisaient varier le moral des hommes, Rome fut envahie par un grand nombre de superstitions qui ont changé son aspect392. Tite-Live insiste sur l’origine étrangère des superstitions (et ea magna ex parta externa), qui mènent progressivement à l’abandon des cultes romains. Malgré les réactions des initiés, le Sénat charge enfin le préteur M. Aemilius de délivrer le peuple de ces superstitions et interdit tout rite nouveau. Cette crise superstitieuse fut donc été réprimée par des mesures sévères du Sénat en faveur de la religion traditionnelle393.
207La fraude de Postumius Pyrgensis et de Pomponius Véientanus fut à l’origine d’une nouvelle tension (Liv. 25.3.8-4.11). Ces publicains, chargés d’apporter des fournitures aux armées, avaient déclaré de faux naufrages, profitant de la garantie de l’État. Tite-Live souligne leur cupidité et leur malhonnêteté (fraude auaritiaque – Liv. 25.3.9). Le jour du procès, un groupe de publicains provoqua une émeute grave et la procédure fut interrompue. Avec l’assentiment du Sénat, les tribuns assignèrent Postumius et les autres instigateurs des troubles pour crime capital. Ces derniers s’exilèrent et leurs biens furent mis aux enchères. L’auaritia des publicains fut ainsi punie, mais Tite‑Live insiste sur le caractère inédit de cette crise dans les paroles qu’il met dans la bouche des sénateurs : c’était la première fois qu’un procès était interrompu en raison de la violence des accusés (Liv. 25.4.2-6).
208Le livre XXVI ne contient que des discordes d’importance mineure. L. Marcius Postumius, un jeune chevalier dont Tite-Live loue d’ailleurs les qualités (Liv. 25.37.2 sq.), adresse une lettre au Sénat, en se nommant propraetor en Espagne. Les sénateurs s’indignent du mauvais précédent (mali exempli) que constituait le choix d’un général en chef par son armée, et fixent avec les tribuns de la plèbe au plus vite les comices pour l’élection d’un commandant avec l’imperium pour prendre en charge l’Espagne394.
209Deux autres affaires dans le même livre, commencent par faire naître la tension, mais finissent par des actes qui illustrent l’exemplarité des mores de l’époque. Lors des élections de 210, les premiers électeurs donnèrent leurs voix à Manlius Torquatus (Liv. 26.22). Ce dernier, en alléguant comme excuse la faiblesse de sa vue, n’accepta pas le résultat et demanda au consul de renvoyer aux voix les jeunes gens de la centurie. Face à leur persistance, Torquatus n’hésita pas à les réprimander et les jeunes, après avoir consulté les vieillards de la centurie, élurent M. Claudius Marcellus et M. Valerius. Par conséquent, une tension mineure entre Torquatus et la foule est résolue grâce à la modestia de la foule qui se soumet à l’autorité du vieillard. Tite‑Live clôt l’affaire avec ce commentaire exaltant les mores de l’époque :
Eludant nunc antiqua mirantes : non equidem, si qua sit sapientium ciuitas quam docti fingunt magis quam norunt, aut principes grauiores temperantioresque a cupidine imperii aut multitudinem melius moratam censeam fieri posse395.
210Dans la deuxième affaire, des mesures impopulaires ordonnées par les consuls suscitent une telle indignation qu’une révolte paraissait imminente : le trésor public étant épuisé, il a été décidé que les particuliers fourniraient et paieraient eux-mêmes des rameurs (Liv. 26.35). La discorde fut apaisée après l’intervention modérée du consul Laevinus devant le Sénat. Il exhorta les sénateurs à contribuer les premiers au trésor public. Son avis fut adopté à l’unanimité : la générosité des sénateurs fut imitée par les chevaliers et le peuple (Liv. 26.36).
211Dans le livre XXVII, Marcellus réussit à apaiser des tensions au sein de l’armée et de la cité. Après la défaite en Campanie (209 a.C.), Marcellus adresse de violents reproches à son armée. Les soldats reconnaissent leur faute et l’armée remporte une victoire contre Hannibal (Liv. 27.12-14). De même, Marcellus écrasa de telle façon les accusations du tribun C. Publicius Bibulus que non seulement son commandement fut maintenu, mais que toutes les centuries le nommèrent en outre consul pour l’année 208 (Liv. 27.20.10-21.4).
212Dans le même livre, Tite-Live rapporte la réconciliation de Marcus Livius d’abord avec le peuple et ensuite avec Claudius Néron. M. Livius, ayant été condamné par un jugement du peuple, refusa le consulat, mais fut finalement contraint de l’accepter sous la pression du Sénat et du peuple (Liv. 27.34). Les deux consuls laissèrent aussi de côté leur rivalité personnelle (Liv. 27.35.5-9) et conduisirent les expéditions dans une entente parfaite396. Leur rivalité personnelle, ainsi que celle de Livius avec le peuple reprennent dans le livre XXIX, lorsque les deux hommes exercent ensemble la censure (Liv. 29.37), mais Tite-Live tend à sous-estimer l’importance de cette discorde : tout en critiquant l’échange des notae censoriae, il justifie le blâme de l’inconstance du peuple par Livius, en le considérant comme digne de la grauitas de l’époque397. Enfin, lorsque le tribun de la plèbe Cn. Baebius voulut citer les censeurs devant le peuple, le Sénat put écarter cette affaire (Liv. 29.37.17). Ainsi Tite‑Live conclut sur la rivalité entre les deux censeurs et entre Livius et le peuple avec le déjouement des plans séditieux du tribun, accompagné d’un commentaire exaltant les mores de l’époque.
213Le livre XXVIII est dominé par la personnalité de Scipion, le futur Africain. Ce dernier a réussi à résoudre deux crises grâce à son charisme de chef et à sa modération. En 206 a.C., l’armée profite d’une maladie grave de Scipion pour se rebeller, sous prétexte que le salaire n’était pas encore attribué aux soldats. Selon Tite-Live, Scipion, ne voulant pas dépasser la mesure (modum excederet) lors de la répression, décide d’agir avec douceur (leniter) : il envoie dans les cités stipendiaires des personnes pour collecter la solde, afin de faire espérer un versement rapide (Liv. 28.25.8-9). Sa moderatio se reflète aussi dans son choix d’infliger un châtiment seulement aux instigateurs de la sédition et de faire une réprimande aux masses (Liv. 28.26.3). Scipion s’efforce ensuite de rétablir l’ordre, en prononçant un discours sévère, dans lequel la décision des soldats de se révolter est qualifiée de folie398. Tite-Live insiste plus que les autres auteurs sur l’efficacité du châtiment infligé par Scipion. À l’exemple de Polybe, il passe aussi sous silence les réactions suscitées par le supplice des condamnés : adeo torpentibus qui aderant ut non modo ferocior uox aduersus atrocitatem poenae sed ne gemitus quidem exaudiretur399. En revanche, Appien et Zonaras parlent de réactions réprimées de façon dure400. Ainsi apparaît le général chez Tite-Live, comme un chef qui réussit à exercer son autorité, sans avoir besoin de mesures extrêmes. Le charisme et la modération de Scipion sont les instruments du retour à l’ordre.
214Vers la fin du même livre, quelques sénateurs s’opposent à l’intention de Scipion, élu consul en 205 a.C., de transporter la guerre en Afrique. Un vif débat s’élève au Sénat entre les sénateurs, s’opposant à cette décision, et Scipion. Enfin, Fabius Cunctator tient un discours contre les plans de Scipion401. Les rumeurs selon lesquelles il allait demander au peuple de lui donner l’Afrique pèsent sur sa crédibilité de Scipion. Le sénateur Q. Fulvius l’accuse de sonder plutôt que de consulter le Sénat, et demande aux tribuns de lui apporter leur aide, s’il ne donne pas son avis. Le consul réagit, pour rappeler qu’une telle intervention des tribuns n’est pas équitable (non aequum esse)402 :
Inde altercatio orta cum consul negaret aequum esse tribunos intercedere quo minus suo quisque loco senator rogatus sententiam diceret403.
215Scipion renverse de fait les accusations de ses ennemis. En réalité, ce n’est pas lui qui ne respecte pas l’ordre républicain, mais Fulvius qui ignore que les sénateurs étaient obligés de dire leur opinion à la demande du consul404. Enfin, Scipion a laissé le Sénat libre de décider de la répartition des provinces. Tite‑Live ne précise pas les raisons de cette décision405, mais montre que Scipion se soumet enfin à l’autorité du Sénat qui lui attribue la Sicile et seulement trente vaisseaux de guerre avec la permission de passer en Afrique, s’il le jugeait dans l’intérêt de l’État. Il ne lui donne pas l’autorisation de faire une levée, mais lui permet d’emmener des volontaires (Liv. 28.45.8 sq.). C’était donc un compromis qui ne satisfaisait pas entièrement le général. Il est possible que Tite-Live fasse ici une allusion critique à la pratique des ambitieux, tels Marius, Pompée et César, à la fin de la République. Contrairement à Scipion, ces derniers ont utilisé les contiones, afin de manipuler l’opinion publique et d’obtenir ainsi des commandements au mépris de l’autorité du Sénat406. Tite-Live présente cet épisode comme une crise apaisée grâce à la modération du Sénat et de Scipion407.
216Dans le livre XXX, l’ambition de quelques chefs qui veulent rivaliser avec la gloire de Scipion fait resurgir les tensions. L’initiative du consul Servilius Caepio de se mettre à la poursuite d’Hannibal vers l’Afrique alarme le Sénat. P. Sulpicius Galba est alors créé dictateur et oblige Caepio à se soumettre au Sénat (Liv. 30.24.1-4). En 201, le consul Cornélius Lentulus voulait obtenir l’Afrique, car il espérait voir finir la guerre sous son consulat ; les tribuns et le Sénat mirent un frein à ses ambitions (Liv. 30.40.6-16). Donc, l’ambition des consuls s’est finalement pliée à l’autorité du Sénat, mais influença la gestion de la guerre. En 202, à la nouvelle de la rupture de la trêve avec Carthage, Tibérius Claudius fut très lent dans ses préparatifs de départ, parce que le Sénat avait laissé Scipion, plutôt que lui-même, arbitre des conditions de la paix (Liv. 30.38.5-7). Après la victoire de Zama, le consul Lentulus qui avait le commandement de la flotte, s’opposa au sénatus-consulte qui ordonnait la conclusion de la paix (Liv. 30.43.1), parce que la gloire d’avoir terminé la guerre reviendrait à Scipion. C’est pourquoi Scipion répétait souvent que l’ambition de Claudius et de Lentulus l’avait empêché de terminer la guerre par la ruine de Carthage (Liv. 30.44.3).
La mise en évidence de nouvelles tendances décadentes
Les mauvais précédents dans les crises résolues
217Le schéma des crises résolues parcourt donc aussi la troisième décade. Cependant, dans certains des exemples examinés, les tendances qui vont s’affirmer plus tard sont décelables pour la première fois. La crise superstitieuse de 213 présente des caractéristiques qui la rapprochent autant de celle de 428408 que de l’affaire des Bacchanales : l’invasion de cultes étrangers menace dans les trois cas la stabilité de la société et ses rapports avec les dieux. Les superstitions de 213, autant que celles de 428, furent éradiquées, mais quelques éléments nous indiquent qu’elles préfigurent un certain relâchement de la religiosité409. D’un côté, le récit de 428 est plus court, et de l’autre, l’impression laissée après la lecture des deux épisodes est que la répression de la première fut beaucoup plus facile que celle de 213. Dans le premier cas, l’intervention des édiles fut efficace, alors que dans le deuxième, il fallut avoir recours à un préteur pour faire respecter la religion ancestrale.
218En outre, nous avons vu que dans la description du procès de Postumius Pyrgensis, Tite‑Live insiste sur le caractère inédit de l’affaire : c’est la première fois qu’un procès fut interrompu par la violence des accusés. Une telle interruption rappelle d’autres procès à la fin de la République, comme celui de Clodius contre Milon en 56 a.C. La procédure fut entravée par les rixes entre les clans des deux hommes (Cic., Q. fr., 2.3). L’affaire de Postumius donne aussi les premiers signes de l’influence et de la cupidité des publicains par la suite410.
219Les initiatives prises par les généraux romains loin de Rome et non ratifiées par le Sénat et le peuple romain sont un autre élément qui préfigure les évolutions à venir. Le fâcheux précédent de M. Postumius se répète dans les manœuvres ambitieuses des consuls dans le livre XXX. Ces derniers essaient de s’opposer aux décisions du Sénat. La conduite de ces chefs annonce déjà le comportement à venir d’autres commandants qui ne demanderont plus l’avis du Sénat ni celui du peuple pour mener des expéditions lointaines. La guerre de Cn. Manlius contre les Gallo-grecs sans l’autorisation du Sénat et du peuple en est un exemple411.
Le relâchement de la disciplina
220On voit aussi apparaître dans cette décade d’autres évolutions plus directement liées à ce qui est décrit comme une manifestation de décadence dans la préface. Le premier élément est le relâchement de la discipline militaire dans l’armée de Cn. Fulvius Flaccus en Apulie. Les ambassadeurs apuliens annoncent à Hannibal qu’à cause de l’abondance du butin, l’armée du préteur se laissa aller à la licence et qu’il n’y avait chez eux aucune discipline412. À ces nouvelles, Hannibal se dresse contre Fulvius qui, entraîné par l’impétuosité de ses soldats, accepte le combat. Lorsqu’il comprit que la victoire était aux ennemis, il prend la fuite, suivi de quelques soldats (Liv. 25.21). Ce comportement fut l’objet d’un procès intenté par le tribun C. Sempronius Blaesus (Liv. 26.2.6-3.12). Dans les paroles qu’il met dans la bouche de Sempronius, Tite‑Live fait souligner le caractère inédit de la conduite de Fulvius :
neminem praeter Cn. Fuluium ante corrupisse omnibus uitiis legiones suas quam proderet. Itaque uere dici posse prius eos perisse quam uiderent hostem, nec ab Hannibale, sed ab imperatore suo uictos esse413.
221Cette affirmation est confirmée par le récit, au cours duquel plusieurs exemples de temeritas de certains chefs et d’indiscipline dans l’armée sont présentés. Dans l’un de ces exemples, celui de la sédition de l’armée à Capoue dans le livre VII, l’indiscipline est due à la richesse et à la volupté de Capoue, de la même façon que l’abondance du butin en Apulie est à l’origine du relâchement de la discipline militaire. Or, il est vrai que c’est la première fois dans le récit livien qu’un chef corrompt lui-même son armée, au lieu d’essayer de la contenir. Les excuses présentées par Fulvius n’ont pas convaincu Sempronius qui déclare son intention de présenter une accusation de haute trahison contre celui-ci (Liv. 26.3). Fulvius partit en exil avant le jour des comices et un plébiscite ratifia son exil. Or, malgré le châtiment de Fulvius, le relâchement inédit de la disciplina par un chef préfigure le comportement de Manlius qui, comme on le verra, marque une étape importante de la décadence.
La prise de Syracuse : un point culminant
222Les suites de la prise de Syracuse sont l’évolution la plus importante, préfigurant les tendances de décadence, qui vont se concrétiser plus tard. Tite-Live attire l’attention sur l’importance de la victoire, en s’arrêtant sur la réaction de Marcellus après le sac de la ville :
Marcellus ut moenia ingressus ex superioribus locis urbem omnium ferme illa tempestate pulcherrimam subiectam oculis uidit, illacrimasse dicitur partim gaudio tantae perpetratae rei, partim uetusta gloria urbis414.
223Le général passe ensuite en revue l’histoire glorieuse de la ville et regrette sa destruction imminente (Liv. 25.24.12-15). Tite-Live est la première source rapportant l’épisode415. Le récit fragmentaire et sommaire de la prise de Syracuse chez Polybe ne nous permet pas de déterminer si Tite-Live a trouvé cet incident chez l’historien grec416, chez un annaliste romain ou s’il a inventé lui-même l’histoire. Les chercheurs ont signalé que Tite-Live reprend ici un topos de la littérature grecque, celui du vainqueur qui pleure sur l’instabilité de la fortune417. Le parallèle le plus proche vient de Polybe : lors du sac de Carthage, Scipion Émilien pleure sur la ville ennemie, car il craint que sa propre patrie n’ait le même sort (Plb. 38.21-22). Selon A. Rossi418, à travers ce topos hellénistique, Marcellus devient le premier Romain à perdre son identité romaine et à être assimilé sur le plan symbolique au vaincu. De même, en achevant une pentade avec ce topos, Tite-Live signale que la prise de Syracuse marque une nouvelle étape dans l’histoire de Rome. Cette dernière s’est territorialement accrue, mais les premiers signes de corruption ont déjà fait leur apparition. J. Marincola419 signale que l’élément nouveau chez Tite-Live est la représentation de Marcellus dans la posture même de l’historien qui reprend l’histoire de la ville à la façon d’un chroniqueur et d’un moraliste. L’objectif de cette mise en scène est donc de susciter une réflexion critique sur l’importance de la prise de Syracuse non seulement dans la consolidation de l’imperium, mais aussi à cause du fait que le butin rapporté à Rome de Syracuse met la république sur la voie de la luxuria.
224Il convient d’ajouter que les réflexions de Marcellus précèdent la prise de Syracuse et le pillage consécutif de la ville, rapportés dans les paragraphes suivants. De fait, Tite-Live prête ces pensées à Marcellus comme une sorte d’avertissement implicite : il faudrait éviter tout ce qui peut compromettre l’état moral de Rome. Malgré ces inquiétudes, dans le paragraphe suivant, les soldats s’abstiennent de violences, mais se livrent au pillage de Tycha et de Néapolis, quartiers de Syracuse, même après la reddition de ses députés (Liv. 25.25.6 sq.). Tite-Live ne condamne pas comme tel le pillage d’une ville après sa prise, pourvu qu’il soit conforme au droit de la guerre (ius belli), selon lequel les armes romaines doivent se dresser seulement contre des hommes en armes (Liv. 5.27.6-7). La punition sévère d’une ville est donc permise, seulement si elle a opposé une résistance. Il en va de même pour le pillage : on ne devait piller que les villes prises d’assaut et non celles qui se soumettaient volontairement (Liv. 37.32.13). Ainsi les Romains transgressent une règle morale, en pillant Tycha et Néapolis. L’auteur souligne aussi le manque de retenue des soldats : rapinis nullus ante modus fuit quam omnia diuturna felicitate cumulata bona egesserunt420.
225Le pillage de l’Achradine, un autre quartier de Syracuse, est plus complexe du point de vue du ius belli. Les habitants, sans avoir manifesté de résistance, envoyèrent à Marcellus des députés pour demander qu’on les épargne. Le général, en jugeant tardive la reddition de la ville, la donna à piller aux soldats (Liv. 25.31). Tite-Live ne se prononce pas sur cette décision421. Plus loin, il note que ces dépouilles de l’ennemi étaient acquises par le droit de la guerre (Liv. 25.40.2). Toutefois, il critique les actions qui eurent lieu pendant le sac de la ville, comme, entre autres, le meurtre d’Archimède, et déplore ces actes comme des exemples honteux de colère et d’avidité422. L’auteur insiste aussi sur la grande quantité du butin : c’est à peine si Carthage avait pu en fournir autant (Liv. 25.31.11). Les Syracusains avaient donc raison de craindre l’avidité et la cruauté des Romains (Liv. 24.32.1). Marcellus prend des décisions qui vont semer les germes de la corruption de Rome. Le lien entre le pillage de Syracuse et la décadence de la res publica devient clair vers la fin du livre :
1…Marcellus, captis Syracusis, […] ornamenta urbis, signa tabulasque, quibus abundabant Syracusae, Romam deuexit : 2. hostium quidem illa spolia et parta belli iure ; ceterum inde primum initium mirandi Graecarum artium opera licentiaque hinc sacra profanaque omnia uolgo spoliandi factum est, quae postremo in Romanos deos, templum id ipsum primum quod a Marcello eximie ornatum est, uertit. 3. Visebantur enim ab externis ad portam Capenam dedicata a M. Marcello templa propter excellentia eius generis ornamenta…423
226Il est clair que l’initiative de Marcellus de transporter à Rome les œuvres d’art grecques, prépare le terrain, d’un côté, pour l’introduction du luxe à Rome et, de l’autre, pour un certain relâchement du sentiment religieux. À travers la formule inde primum initium, il est précisé que cet acte de Marcellus marqua une césure dans l’histoire morale de Rome424.
227Le mot luxuria n’est pas évoqué425, mais le vocabulaire sallustéen, qui abonde dans le passage, rend le rapprochement évident. Tite-Live décrit l’admiration des ornements grecs dans les termes que Salluste avait utilisés pour renvoyer à la corruption de l’armée romaine par Sylla dans le Catilina. À l’instar de Marcellus chez Tite-Live, Sylla chez Salluste a aussi habitué l’armée romaine, entre autres, à admirer les œuvres d’art ; de plus, plusieurs termes qui apparaissent dans le passage cité avaient déjà été utilisés à l’identique par Salluste en lien avec les actions de Sylla426. À travers la réappropriation du vocabulaire de Salluste, Tite-Live montre que, comme dans le Catilina, il est bien question dans le passage de l’introduction à Rome des premières préfigurations du luxe. En même temps, il laisse entendre que la datation que Salluste propose de cette évolution est fausse : ce ne sont pas les actions de Sylla, mais celles de Marcellus, qui annoncent la propagation du luxe à Rome. Le rapprochement semble d’autant plus pertinent que l’armée de Marcellus fait preuve de la même rapacité et cruauté envers Syracuse que l’armée de Sylla envers les villes grecques en Asie (Cat., 11.6-7).
228Le deuxième aspect de la critique contre Marcellus est plus clairement formulé. Le transport des œuvres d’art grec a augmenté l’admiration pour ces objets et a mené au pillage de tous les édifices sacrés et profanes sans distinction. Cette réalité est confirmée dans le discours contre l’abrogation de la lex Oppia prononcé par Caton dans le livre XXXIV : “Infesta, mihi credite, signa ab Syracusis illata sunt huic urbi. Iam nimis multos audio Corinthi et Athenarum ornamenta laudantes mirantesque, et antefixa fictilia deorum Romanorum ridentes”427. Ainsi l’initiative de Marcellus a encouragé la dégradation de la religion romaine sous l’influence de l’hellénisme, un sujet qui avait été évoqué dans le récit de la crise superstitieuse de 213, et qui sera plus élaboré dans l’affaire des Bacchanales.
229Tite-Live attend jusqu’à la fin du livre XXV, pour établir clairement ce lien entre le pillage de Syracuse et la décadence de Rome, lorsqu’il se réfère au transport des ornements de Syracuse à Rome. L’auteur préfère rapporter cette dernière initiative de Marcellus après avoir fait une digression sur les événements en Espagne. Ce n’est pas le respect de l’ordre chronologique des faits qui lui imposa ce choix : Tite-Live précise que les expéditions en Espagne se déroulaient en même temps que l’introduction des œuvres d’art à Rome (Liv. 25.40.1). L’auteur choisit de déplacer vers la fin du livre ces considérations qui révèlent que le pillage de Syracuse prépara le chemin pour l’introduction du luxe à Rome. De cette façon, le livre XXV qui commence avec la crise superstitieuse de 213, inclut l’affaire de Postumius Pyrgensis, et se clôt avec l’introduction des œuvres d’art grec, devient le livre des précédents dangereux. C’est à partir de ce moment que les premières tendances qui annoncent la décadence de Rome ont commencé à se manifester. Le thème de la décadence détermine à nouveau l’architecture de l’œuvre, en lui donnant sa cohésion.
230Tite-Live revient à l’affaire du butin de Syracuse dans les livres XXVI et XXVII, pour signaler de nouveau que les actes de Marcellus constituèrent un mauvais précédent. Dans son récit de l’ovation du général, il est la seule des sources conservées à mentionner et à insister sur l’abondance du butin428. C’est la première fois que Tite-Live énumère les produits de luxe qui défilent dans un triomphe. À cet égard, l’ovation de Marcellus annonce les triomphes à partir de la décade suivante. Dans le livre XXVII, un commentaire met en opposition la conduite de Marcellus et le désintéressement de Fabius qui, ayant acquis autant d’œuvres d’art qu’à Syracuse, préféra ne pas toucher à ce genre de butin (Liv. 27.16.7-8). Ainsi le comportement de Marcellus a été un mauvais exemple que des chefs plus circonspects ne suivirent pas429. Cela ne veut pas dire que Tite‑Live approuve en bloc la conduite de Fabius et de son armée à Tarente : il laisse aussi entendre que les Romains tuent beaucoup de Bruttiens, afin de dissimuler que la ville de Tarente leur fut livrée par la trahison du commandant des Bruttiens (Liv. 27.16.6). En effet, les actes commis pendant la prise d’Henna, de Syracuse et de Tarente laissent apparaître une souplesse critiquable dans l’interprétation du ius belli430.
Le traitement cruel des Locriens : une affaire inédite
231L’épisode qui témoigne de la façon la plus manifeste de la mise en œuvre des nouvelles tendances initiées par Marcellus est le traitement cruel envers les Locriens de la part de Q. Pléminius431. Τous les vices interprétés comme des signes annonciateurs de la dégradation morale font leur apparition dans cette affaire : la cruauté et la cupidité à l’égard des peuples soumis, le manque de piété envers les dieux et le relâchement de la discipline militaire.
232Il convient de rappeler brièvement les événements. Avant de passer en Afrique, Scipion reprit la ville de Locres, qui avait fait défection, et assura à ses habitants que leur situation serait meilleure sous les Romains (Liv. 29.6.1 sq.). Le futur Africain laissa sur place le lieutenant Pléminius et passa à Messine. Or, le légat et son armée dépassèrent les Carthaginois par leurs crimes et leur cupidité (scelere atque auaritia) contre les Locriens. Leur cupidité ne les empêcha pas de piller même des objets sacrés et de violer le temple de Proserpine (Liv. 29.6.7 sq.). Cet argent sacré frappa de folie (furorem obiecit) les soldats, si bien qu’une sédition violente se déclencha au sein de l’armée. Tite-Live tend à montrer que la déesse punit l’impiété des soldats, ce qui sera clairement indiqué par les Locriens dans leurs discours. Les rixes aboutirent à la mutilation de Pléminius. Ce dernier, estimant la mise aux fers infligée par Scipion aux tribuns coupables comme un châtiment trop clément, tortura et mit à mort les tribuns, et usa de la même cruauté (crudelitas) à l’égard des notables locriens. À cause de sa colère (ira), il multiplia les exemples des ignominies que lui avaient fait commettre contre les alliés la débauche et la cupidité (per libidinem atque auaritia) (Liv. 29.9).
233Les Locriens envoyèrent des délégués à Rome pour se plaindre devant le Sénat. Dans le discours qu’ils prononcent, ils dénoncent Pléminius et ses soldats, et indiquent que les outrages des Carthaginois avaient été beaucoup moins importants (Liv. 29.17-18). Pléminius est comparé à un fléau et à une bête féroce (pestis ac belua immanis) ; l’accent est mis sur ses crimes, ses débauches, sa cupidité et sa cruauté caractéristiques d’un tyran432. Ils s’étonnent aussi de l’impiété des Romains qui osèrent profaner le temple de Proserpine, et interprètent les séditions au sein de l’armée comme une punition de la déesse (Liv. 29.18.10-18).
234Les témoignages des Locriens ont rallumé les discordes entre les sénateurs (Liv. 29.19.3-13). L’ambiance politique à Rome était défavorable à Scipion, même avant le discours des Locriens, car, selon Tite-Live, “ce fut moins la scélératesse de Pléminius que la complaisance intéressée (ambitio) ou l’indifférence de Scipion à son égard qui provoqua la colère des gens”433. Fabius Maximus fut à la tête des opposants à Scipion : il l’accusa de corrompre la discipline militaire (Liv. 29.19.3). Il fallait donc selon lui non seulement exécuter en prison et confisquer les biens de Pléminius, mais rappeler aussi Scipion. Les goûts raffinés du général firent aussi l’objet des discussions. Selon ces accusations, Scipion et son armée furent corrompus par les charmes de Syracuse (Liv. 29.19.10-13).
235Les outrages infligés aux Locriens furent réparés par les mesures du Sénat (Liv. 29.19.6-9). En même temps, une commission d’enquête fut envoyée à Locres et en Sicile. Pléminius et ses coaccusés furent incarcérés et poursuivis en justice. Scipion réussit à convaincre de son innocence, en exposant aux commissaires la combativité de son armée (Liv. 29.20-22). Tite-Live souligne que “Scipion prépara une défense concrète et non verbale”434. Comme l’a montré E. Burck, Tite-Live, tout en laissant apparaître les opinions hostiles à Scipion, finit par les rejeter et par accentuer l’habileté unique du héros435. Donc, tout montre que cette crise fut résolue, de la même façon que plusieurs autres affaires. Or, si l’épisode est examiné dans la perspective plus large de la troisième décade, l’affaire des Locriens est la première qui comporte, outre la discordia et l’ambitio, toutes les tendances inédites, manifestées à partir du livre XXV : crudelitas et auaritia envers les alliés, relâchement de la discipline militaire, impiété envers les dieux, soupçons de luxe.
236Les seules crises comparables par leur complexité sont celle de la prise de Rome par les Gaulois dans le livre V et celle de la sédition à Capoue dans le livre VII. La comparaison avec ces derniers épisodes montre que Rome est passée dans une nouvelle phase. Tout d’abord, la crudelitas envers les alliés y était absente436. En outre, l’auaritia existe comme motivation, mais les deux crises ne furent pas suscitées par la cupidité dont les Romains firent preuve, comme dans le cas de Pléminius, mais par celle dont ils voulaient faire preuve : ils voulaient déménager à Véies, s’approprier le butin voué par Camille à Apollon, et enlever Capoue aux Campaniens, mais ne le firent pas finalement. De plus, avec ses choix narratifs, Tite-Live met l’accent sur la résolution finale des deux crises ; au contraire, une scène de réconciliation est absente à la fin de l’affaire des Locriens. Tite-Live se contente de montrer que la question de Locres a été réglée. L’auteur est plus soucieux de mettre en scène la gravité de la crise, à travers la longueur de l’épisode et surtout en attribuant aux Locriens un long discours, le premier de ce genre, dans lequel ils dénoncent les excès des Romains. Les autres sources, toutes postérieures à Tite-Live, sont beaucoup plus succinctes que notre auteur qui est le seul à mentionner l’ambassade des Locriens437. Cependant, la perte des sources antérieures438 empêche d’aboutir à des conclusions solides sur l’importance relativement plus grande que Tite-Live accorde peut-être à l’épisode par rapport à ses devanciers.
La guerre d’Hannibal chez Tite‑Live : la préparation de la décadence à venir et le schéma de Salluste
237L’étude de la troisième décade confirme l’intuition de D. S. Levene. Le commentateur signale la tendance de Tite-Live à enrichir son récit de la Guerre d’Hannibal avec une série d’épisodes et d’allusions à l’avenir439, qui construisent une lecture téléologique de l’histoire romaine et carthaginoise. Ainsi cette guerre n’est pas présentée seulement comme une étape dans l’acquisition de la domination politique extérieure et dans la décadence morale de Rome, mais renvoie aussi à la fin de l’histoire de Rome et de Carthage : “the collapse of Rome into civil war had apparently not yet begun at the point when she defeated Carthage, but Livy sees the seeds already there, and alludes to the collapse as something that is now at hand”440. La deuxième Guerre punique peut être envisagée comme une crise longue et grave, qui fut dépassée finalement avec la bataille de Zama, tout en laissant des traces dans l’évolution morale de la société romaine à long terme.
238Le double aspect du récit livien révèle cette réalité. D’une part, les procédés narratifs, à travers lesquels la période relatée dans la première décade avait été mise en évidence comme une époque exemplaire, continuent à être employés dans la troisième décade : la succession de crises résolues détermine encore le rythme, et quelques commentaires (moins nombreux que dans la première décade) exaltent les mores de l’époque. D’autre part, quelques crises, de par leur caractère inédit, en préfigurent d’autres à venir. De plus, Tite-Live souligne l’originalité de quelques évolutions, telles que le relâchement de la discipline militaire par Fulvius et la conduite de Marcellus, qui sèment les germes de la décadence441. La complexité et la gravité de la crise de Locres illustrent le changement graduellement opéré dans les mores. Les choix narratifs de Tite-Live dans le traitement de cette affaire soulignent cette réalité, surtout si l’on les compare avec des crises pareillement complexes dans la première décade.
239En effet, sans pouvoir l’affirmer avec certitude, il semble que la circonstance de la guerre a favorisé ce laisser-aller, selon quelques commentaires de l’auteur : les censeurs de l’année 214 a.C. mirent tous leurs soins à régler les mores et à corriger les vices, quae, uelut diutinis morbis aegra corpora ex sese gignunt, eo enata bello erant442. De même, la propagation des superstitions à Rome en 213 est attribuée à la guerre qui traînait en longueur et faisait varier le moral des hommes (Liv. 25.1.6). Ainsi Tite-Live semble s’accorder avec la vision de Thucydide qui affirme que, contrairement à la paix, la guerre, en créant des nécessités contraignantes et en retranchant les facilités quotidiennes, devient un maître aux façons violentes (βίαιος διδάσκαλος) et met en danger la moralité de la société (Thuc. 3.82.2).
240Cette interprétation de la guerre s’oppose à celle de Salluste qui envisage la guerre comme un facteur qui favorise l’union de la société443, et détermine Tite‑Live à accorder une place différente à la Guerre d’Hannibal par rapport à celle de son devancier. Contrairement à Salluste qui, dans les Histoires, analyse la Guerre d’Hannibal comme le début d’une phase de moralité et de concorde parfaites, Tite-Live y voit le tout début des tendances décadentes. En même temps, le Padouan s’oppose à la théorie du Catilina, dans le sens où il montre que le terrain pour l’introduction du luxe fut préparé beaucoup plus tôt que ne le prétend Salluste dans sa première monographie. Comme il a été déjà expliqué un peu plus haut, Tite‑Live utilise dans § 25.40.1-2, le vocabulaire sallustéen, pour montrer que son prédécesseur reproche à tort à Sylla d’avoir introduit le luxe et d’avoir fait preuve de cruauté envers les cités vaincues, car les germes de ces évolutions furent déjà semées par Marcellus. Ainsi la vision de Salluste dans le Catilina et dans les Histoires se prouvent également erronées.
241Or, malgré les tendances qui la préfigurent, la Guerre d’Hannibal n’est pas encore une période de décadence. Ainsi l’époque de la IIe Guerre punique correspond sans doute aux toutes premières manifestations de ce que Tite-Live avait décrit dans la préface comme relâchement insensible de la disciplina (labente deinde paulatim disciplina – Liv., praef., 9), qui se poursuivra, de façon de plus en plus marquée dans la décade suivante.
De la bataille de Zama jusqu’à l’expédition de Manlius : la poursuite du “relâchement insensible de la disciplina”
La fin de la guerre : le début d’une nouvelle phase
242Après la bataille de Zama, Rome ne conduira plus de guerres pour protéger son existence, mais pour établir sa domination et pour soutenir ses alliés. Tite-Live affirme clairement dans la préface du livre XXXI que les guerres avec la Macédoine, qui dominent le reste des livres conservés, n’ont rien de comparable avec la Guerre d’Hannibal ; ni le danger, ni les talents du général, ni la valeur des soldats (Liv. 31.1.6). La voie est donc plus ouverte pour les discordes internes et pour tout ce qui accéléra la décadence. Cette réalité est implicitement évoquée par Tite-Live à la fin de la troisième décade : Hannibal explique les raisons qui motivèrent les Romains à interdire à Carthage d’entreprendre une guerre sans le consentement de Rome. Même si les réflexions d’Hannibal concernent clairement Carthage, le lecteur peut se demander si elles ne s’appliquent pas aussi à Rome :
Nulla magna ciuitas diu quiescere potest ; si foris hostem non habet, domi inuenit, ut praeualida corpora ab externis causis tuta uidentur, suis ipsa uiribus onerantur444.
243En ajoutant donc ces considérations à la fin du livre XXX, ainsi que la préface intermédiaire du livre XXXI, le Padouan utilise à nouveau le thème du progrès et de la décadence, afin de fabriquer l’architecture de son œuvre.
244Un autre passage dans la troisième décade semble mettre en garde les Romains contre la dégradation morale qui risque de se produire après la fin de la guerre. Il s’agit de l’oracle donné à Q. Fabius Pictor, envoyé à Delphes après Cannes, pour consulter la Pythie sur la poursuite de la guerre. Parmi les obligations religieuses imposées par Apollon, le dieu prévient aussi les Romains de se garder de la lasciuia, une fois que la guerre aura fini : “re publica uestra bene gesta seruataque […] lasciuiam a uobis prohibetote”445. Selon J. Gagé, cette référence à la lasciuia traduit probablement le terme grec ὕβρις et fonctionne comme un avertissement contre “le ‘dérèglement’ des esprits, l’abandon complaisant aux émotions trop vives”, à cause des superstitions qui commencèrent à traverser l’Italie446. Or, le conseil s’applique clairement à la période après la guerre. Le contexte est religieux, mais rien ne nous contraint à considérer la lasciuia seulement comme une allusion au dérèglement religieux : il est possible qu’Apollon ait mis en garde les Romains contre la lasciuia, la licence et la gaieté irréfléchie, qui peut suivre l’achèvement d’une guerre aussi importante. Les Romains ont-ils suivi les conseils de l’oracle ? Pour répondre à cette question, il faudra d’abord examiner si le schéma des crises résolues continue à être présent et, ensuite, si les tendances de dégradation morale observées au cours de la guerre d’Hannibal s’affirment dans la période suivante.
Les crises résolues
245La première tension concerne la décision de déclarer la guerre au roi de Macédoine Philippe. Mis à part l’épuisement causé par la dernière guerre, le peuple fut poussé à rejeter la loi par l’attitude séditieuse du tribun Quintus Baebius qui reprochait aux sénateurs de vouloir empêcher la plèbe de jouir de la paix. Le Sénat exhorta le consul Sulpicius Galba à convoquer de nouveau les comices, pour fustiger la mollesse du peuple (Liv. 31.6.3-6). Après ce discours, la guerre fut votée. La tension fut donc apaisée, mais Tite‑Live n’insiste pas sur la réconciliation du peuple avec les Pères (Liv. 31.8.1 sq.).
246Une mutinerie éclata après l’arrivée du consul P. Villius en Macédoine (Liv. 32.3). Les deux mille soldats passés d’Afrique en Sicile et ensuite en Macédoine, un an après la défaite d’Hannibal, fatigués par les expéditions continues, demandaient à rentrer en Italie. Le consul indique qu’ils pourraient formuler une demande, mais à condition qu’ils rentrent dans les rangs, et il leur recommande d’agir avec modération (modestia) et sans opiniâtreté (pertinacia) (Liv. 32.3.6-7). La sédition fut donc réprimée à cause de l’intervention modérée du consul, mais Tite-Live ne dit rien ni sur la réaction des soldats ni sur la suite de l’affaire.
247Les élections pour les consuls de 198 rallumèrent aussi la discorde (Liv. 32.7.8-12). Les tribuns empêchent la tenue des comices, ne pouvant pas souffrir que T. Quinctius Flamininus brigue le consulat, sans avoir exercé l’édilité et la préture. Après de vifs débats, les tribuns se rangent à l’auctoritas du Sénat et Flamininus est élu consul avec Sex. Aelius Paetus. Il s’agit d’une crise courte et facilement dépassée, dont Tite-Live ne décrit ni le développement ni la résolution. Il en va de même pour d’autres épisodes dans les livres XXXIV-XXXVII447.
248Il existe un seul épisode, dans lequel se décèle l’intention de l’auteur de développer la narration étendue d’une crise, en insistant aussi sur son dépassement. Il s’agit des procès des Scipions (Liv. 38.50.4-60.10). Tite-Live rapporte deux versions sur cette affaire. Selon la première version, les frères Petilii, tribuns de la plèbe, assignèrent en justice l’Africain, entre autres, pour vénalité (Liv. 38.50.4 sq.). Tite-Live montre l’infondé de ces accusations ; les tribuns avaient plutôt des soupçons que des preuves448, et étaient motivés par la jalousie449. Le récit du procès montre aussi que Scipion aurait pu regagner la faveur populaire. Une grande partie de la foule lui reste encore fidèle, et un cortège nombreux l’accompagne le jour de sa comparution (Liv. 38.50.10). Scipion invite la foule à monter avec lui sur le Capitole, pour rendre grâce aux dieux de Rome, qui l’aidèrent à rendre des services à l’État, et pour prier les dieux de leur donner des dirigeants comme lui (Liv. 38.51.7-10). Le peuple laisse les tribuns seuls, pour suivre Scipion. L’auteur souligne que le héros regagna la faveur populaire :
Celebratior is prope dies fauore hominum et aestimatione uerae magnitudinis eius fuit, quam quo triumphans de Syphace rege et Carthaginiensibus Vrbem est inuectus450.
249Enfin, bien que l’Africain eût réussi à s’attirer la faveur de la foule, il préféra se retirer à Literne et ne pas comparaître au procès, sachant que sa présence n’allait provoquer que des discordes451. Face à l’obstination des tribuns qui n’acceptaient pas l’exil de Scipion, le tribun Tiberius Gracchus, bien qu’ennemi de Scipion, prononce un discours pour dénoncer leur ingratitude envers le vainqueur d’Hannibal (Liv. 38.50.10-53.5). Après ce discours, la façon dont Tite-Live clôt cette première version de l’épisode laisse au lecteur un goût doux-amer :
6. Senatus deinde, concilio plebis dimisso, haberi est coeptus ; ibi gratiae ingentes ab uniuerso ordine, praecipue a consularibus senioribusque, Ti. Graccho actae sunt, quod rem publicam priuatis simultatibus potiorem habuisset, 7. et Petilii uexati sunt probris, quod splendere aliena inuidia uoluissent et spolia ex Africani triumpho peterent. Silentium deinde de Africano fuit ; 8. uitam Literni egit sine desiderio Vrbis ; morientem ruri eo ipso loco sepeliri se iussisse ferunt monumentumque ibi aedificari, ne funus sibi in ingrata patria fieret452.
250D’une part, une scène de joie et de réconciliation ; mais de l’autre, la concorde entre les ordres et la mise à l’écart des tribuns n’aboutit pas au rappel de Scipion, comme c’était par exemple le cas pour Camille. L’Africain mourut en exil, toujours ulcéré de l’ingratitude de sa patrie. Grâce à sa modération, des séditions furent évitées, mais les Romains, malgré leur réconciliation et la reconnaissance de leur faute, ne réparèrent pas le tort infligé à Scipion.
251Tite-Live présente en parenthèse une deuxième version des événements, lorsqu’il décrit le procès intenté contre le frère de P. Scipion. Selon la première version, les Petilii poursuivirent l’Asiatique en justice et le condamnèrent après la mort de son frère. Selon la deuxième variante, rapportée par Tite-Live dans une digression, le procès fut intenté contre l’Asiatique du vivant de son frère, alors en mission en Étrurie453. L’Africain accourut alors à Rome et lorsqu’on lui annonça que son frère allait en prison, “il écarta de celui-ci un appariteur, et, obéissant plus aux devoirs du frère qu’à ceux du citoyen (magis pie quam ciuiliter), fit violence aux tribuns qui tentaient de le retenir”. (Liv. 38.56.9). Après la fin de cette digression, Tite-Live revient à la première version avec laquelle il clôt le livre XXXVIII.
252Il convient de souligner que selon les deux variantes, l’Asiatique ne fut pas finalement amené en prison à cause de l’intervention de Tiberius Gracchus qui, tout en déplorant le comportement de Scipion, souligne que ce délit a été le seul (unam) qu’ait jamais commis l’Africain et cite des exemples qui illustrent la moderatio du chef (Liv. 38.56.11 sq.). De cette façon, l’auteur tend à diminuer l’importance des actes antirépublicains de son héros. Une scène de réconciliation est rapportée en conclusion de chacune des deux versions. Selon la deuxième variante, l’Africain, poussé par les exhortations des sénateurs, promit la main de sa fille à Tiberius après que ce dernier eut déclaré qu’il n’allait pas permettre qu’on amène Lucius en prison (Liv. 38.57). Dans la version principale racontée à la fin du livre, ces mêmes protestations de Tiberius reçurent l’approbation de tous. De plus, les accusations contre Lucius se montrèrent fausses, car on ne put trouver le moindre indice des largesses du roi. La haine qui avait poursuivi les deux frères retomba enfin sur les accusateurs (Liv. 38.60.4-10).
253Il est difficile de savoir quelle est la version préférée de l’historien. En commentant les divergences à propos des procès, il déclare qu’il ne sait pas qui croire (Liv. 38.56.1). Toutefois, il est plus logique de penser que Tite-Live favorise la version qui rapporte le plus en détail, dans le corps du récit et avec laquelle il conclut le livre XXXVIII454. Une autre raison l’aurait poussé à donner sa préférence à la première version : cette dernière s’accorde plus avec l’image du chef qui respecte les valeurs républicaines455. La crise est également résolue selon cette version à cause de la modération de Tiberius et des frères Scipions. Or, cette variante comporte des aspects plus pessimistes que celle en digression : Scipion mourut en exil, toujours blessé de l’ingratitude de sa patrie. De plus, dans la version en parenthèse, il n’est pas précisé si l’Asiatique dut finalement payer l’amende qu’on lui avait infligée, ce qui est clairement le cas dans la version principale (Liv. 38.60.8-10). En développant davantage cette variante, Tite-Live montre que la crise fut résolue, mais, bien que le peuple se fût repenti de son ingratitude, il ne sut pas la réparer. On verra que les choix narratifs de Tite‑Live au début du livre XXXIX confirment cette analyse, dans le sens où ils tendent à montrer que la mise à l’écart des Scipions laissa la voie ouverte pour l’introduction du luxe.
254Par conséquent, cet aperçu des tensions apaisées dans les livres XXXI-XXXVIII révèle que les priorités narratives de Tite-Live changèrent. L’historien construit seulement une fois le récit d’une crise résolue, dans sa narration des procès contre les Scipions. Or, même dans cet épisode, le tort infligé aux chefs ne fut pas réparé. L’historien se concentre davantage sur des affaires qui laissent transparaître un certain relâchement des mores. Les tendances observées pendant la IIe Guerre punique s’affirment de façon plus manifeste.
Le renforcement des tendances décadentes
L’ambitio des chefs romains
255Il fut souligné que les initiatives des chefs ambitieux, dans le livre XXX, compromirent même la poursuite de la guerre. L’ambitio devient plus manifeste dans cette décade, puisqu’il est de plus en plus difficile pour le Sénat de contrôler les actions des généraux dans les guerres éloignées en Grèce et en Asie Mineure. La question se pose dans ces termes, lorsque les consuls de 187 s’indignent du fait que le Sénat leur ordonne d’aller combattre en Ligurie, alors que M. Fulvius et Cn. Manlius conduisent encore les expéditions en Grèce et en Asie depuis deux ans (Liv. 38.42). Enfin, le Sénat s’obstine dans sa décision d’envoyer les consuls en Ligurie, mais rappelle Fulvius et Manlius de l’Orient.
256Dans le même cadre, l’attribution ou non du triomphe aux généraux victorieux est une question de plus en plus débattue. Malgré les objections du Sénat ou des tribuns, dues au statut ou au comportement des généraux, on finit plus souvent par attribuer le triomphe ou l’ovation. On décide de donner l’ovation et non le triomphe à Lentulus, à cause de son statut de proconsul (Liv. 31.20). Le préteur L. Furius quitte sa province, l’Étrurie, pour aller à Rome et solliciter le triomphe. Les vieux sénateurs, considérant cette initiative comme sans précédent456, s’opposent au triomphe, mais l’éclat de ses victoires lui gagna le soutien de la majorité du Sénat (Liv. 31.47.6 sq.). L’attribution du triomphe à des généraux victorieux soulève un débat dans d’autres cas qu’il n’est pas utile d’étudier en détail457.
257Les exploits de Scipion l’Asiatique contre Antiochus sont un cas particulier : certains trouvaient excessif que le général soit appelé Asiaticus, car c’était plutôt la rumeur que sa difficulté réelle qui donnait à cette guerre son renom. Tite-Live s’accorde sur l’opinion de ceux qui reconnaissent sa grandeur, en rappelant que le chef a remporté la victoire contre une armée rassemblée de toute l’Asie. Enfin, on lui attribua le triomphe (Liv. 37.58.6-59.1).
258Le débat sur le triomphe de Manlius après son retour de l’expédition avec Antiochus est celui qui suscite de la façon la plus explicite une réflexion sur les limites du pouvoir des généraux romains. La majorité des commissaires qui lui avaient été joints et notamment L. Furius Purpurio et L. Aemilius Paulus, le fameux Paul-Émile, s’opposent vivement à ce qu’on attribue le triomphe à Manlius. Tite-Live expose longuement leurs arguments. Manlius est accusé, entre autres, d’avoir entrepris une guerre contre les Gallogrecs sans l’auctoritas du Sénat ou le vote de l’assemblée du peuple et sans aucun respect des formalités religieuses avant la déclaration d’une guerre458. Les deux commissaires insistent sur l’originalité de cette initiative : ‘Quod quem umquam de sua sententia facere ausum ?’459 Ils accusent aussi le général d’avoir été motivé par sa cupidité : comme un mercennarius, il parcourut l’Asie Mineure, en collectant le tribut des tyrans et des commandants de la région. La guerre qu’il entreprit n’était conforme à aucun droit de la guerre (nullo gentium iure – Liv. 38.45.11). Les commissaires soulignent aussi la temeritas du général (Liv. 38.46.1 sq.).
259Ce dernier répond avec un long discours (Liv. 38.47-49). L’opinion des vieux sénateurs qui voulaient permettre le triomphe au général a finalement prévalu. Ils alléguaient qu’il n’y eut dans la mémoire aucun précédent (exemplum) de commandant qui, après avoir remporté la victoire finale contre un ennemi, entrât dans la Ville en homme privé (priuatus) et sans honneurs (Liv. 38.50.1-3). Tite-Live clôt cette affaire avec un commentaire montrant son approbation de la décision finale, qu’il croit fondée sur un sentiment de respect et de retenue (pudor) : Hic pudor malignitatem uicit, triumphumque frequentes decreuerunt460. Toutefois, il est difficile de déterminer si l’argumentation de Manlius a convaincu Tite‑Live ou les sénateurs qui, de fait, n’accordèrent pas le triomphe au général sans réserve, mais plutôt pour ne pas créer un mauvais précédent. Les arguments des commissaires, si longuement exposés par Tite-Live, comportent une partie de vérité, d’autant plus que B. Pagnon a montré à quel point l’argumentation de Manlius était faible461.
260Toutes ces tensions relatives aux initiatives ambitieuses des généraux et aux débats sur leurs triomphes furent rapidement apaisées. Toutefois, le grand nombre de ces affaires témoigne de nouvelles tendances : dans le récit des livres XXXI-XXXVIII, qui correspond à une phase de treize ans (200-187 a.C.), il y en a beaucoup plus que dans la première et la troisième décade, qui rapportent les événements d’une période considérablement plus longue. En incluant toutes ces affaires – parfois assez longues – dans son récit, Tite-Live met en exergue les nouvelles tendances d’une période, pendant laquelle l’ambition et la cupidité des magistrats romains qui remportent des succès militaires et échappent à la surveillance absolue du Sénat et du peuple, font de plus en plus surface.
261Les discordes qui s’élevèrent lors des élections des consuls et des censeurs en 189 a.C. s’inscrivent dans ce cadre. La candidature de M. Aemilius Lepidus aux comices consulaires a soulevé de vifs débats, car le candidat avait abandonné sa province de Sicile sans la permission du Sénat, ce qui lui a valu finalement son échec (Liv. 37.47.6-8). Lors des élections des censeurs, M. Acilius Glabrion, vainqueur aux Thermopyles, déposa aussi sa candidature. En raison de son statut d’homme nouveau, les nobles le firent accuser par les tribuns, de n’avoir pas versé dans le trésor public, une partie du butin d’Antiochus. Caton témoigna aussi contre l’accusé, mais le fait qu’il était lui-même candidat discrédita sa parole. Enfin, Glabrion renonça à sa candidature pour faire retomber tout l’odieux sur Caton. Après sa condamnation, le peuple ne sanctionna pas son amende et les tribuns abandonnèrent la poursuite (Liv. 37.57.9-58.2). Cette crise ne fut donc pas résolue grâce à la modération des opposés : les accusateurs furent juste contraints de ne pas donner suite à leurs accusations.
La cupidité et la cruauté dans la politique étrangère romaine
262L’ambition et la cupidité des généraux romains ne sont pas les seuls signes des nouvelles tendances. En général, dans ces livres, Tite-Live insiste sur les bonnes intentions qui poussèrent les Romains à entreprendre leurs expéditions : ils ne traversèrent pas la mer pour faire passer la domination des mains de Philippe en leurs propres mains, mais pour libérer la Grèce. Plusieurs déclarations, attribuées à des Romains ou à des Grecs véhiculent ce message462, ainsi que l’idée que le comportement des Romains envers les peuples soumis reste toujours modéré, désintéressé et clément463. Tous ces passages montrent que la politique étrangère de Rome est encore fondée sur des principes moraux. La remise en question de la sincérité des Romains de la part des quelques représentants grecs est en règle générale contestée immédiatement par l’argumentation d’un orateur romain464.
263Cependant, quelques affaires révèlent que le comportement de Pléminius créa un mauvais précédent. Tite-Live établit clairement le lien entre les excès de Pléminius et les nouveaux sacrilèges à Locres. Dans une lettre, le préteur Minucius informait le Sénat qu’à Locres on avait soustrait de l’argent des trésors de Proserpine. Le Sénat, indigné du fait que la punition de Pléminius n’eût pas dissuadé ces comportements, fit une enquête sévère et répara le tort avec les biens des coupables465. On prorogea aussi le commandement de Minucius pour achever les poursuites (Liv. 32.1.7-8). Cette affaire, quoique finalement résolue, montre que la conduite de Pléminius laissa des traces sur les mores. Comme pour montrer que Pléminius continue à hanter les esprits, Tite-Live rapporte dans cette décade la version de Clodius Licinus concernant sa mort (Liv. 34.44.6-8). Selon cette variante, que l’auteur avait mentionnée en relatant l’affaire de Locres (Liv. 29.22.10), le général espérait s’enfuir de la prison à l’aide de quelques complices. Le complot découvert, Pléminius fut mis à mort.
264La dégradation de la politique étrangère est problématisée à d’autres occasions dans les livres XXXVI-XXXVIII. Avant la bataille des Thermopyles, le consul Acilius Glabrion exhorte les soldats, en leur signalant qu’ils ne battent pas seulement pour la liberté de la Grèce, mais aussi pour les trésors d’Antiochus et pour l’extension de la domination466. En outre, après la prise de Phocée, le préteur Aemilius Régillus essaie vainement de contenir l’avidité des soldats, en leur indiquant qu’on ne devait piller que les villes prises d’assaut et non celles qui se soumettaient volontairement. Cependant, voyant que la fureur et la cupidité (ira et auaritia) étaient plus fortes que son autorité (imperio), il prit soin de protéger les habitants contre la violence (Liv. 37.32.12-14).
265Les accusations des Ambraciotes sont une affaire plus complexe (Liv. 38.43.1-44.6). Le consul Aemilius Lepidus, pour jeter de l’odieux sur Fulvius Nobilior (ad inuidiam ei faciendam), introduisit les Ambraciotes au Sénat. Meurtres, incendies, ruine, pillage et dépouillement de leurs temples sont parmi les malversations qu’ils attribuent à Fulvius après la prise de leur ville. Tite-Live reste sans doute assez sceptique envers ces accusations. Tout d’abord, les Ambraciotes font un tableau très exagéré si on le compare à ce que Tite-Live a rapporté concernant la capitulation d’Ambracie : on enleva et emporta toutes les statues d’airain ou de marbre et les chefs-d’œuvre de peinture, mais pour le reste, on ne toucha à rien, et aucune violence ne fut exercée467. De plus, les méthodes employées par Lepidus et sa malveillance envers Fulvius ne sont pas approuvées par l’historien468. Enfin, il fait prononcer au collègue de Fulvius, C. Flaminius, un discours, dans lequel il souligne que le traitement de l’Ambracie, ainsi que de l’Étolie, fut conforme au ius belli469. Ainsi le fait que le Sénat donne satisfaction aux Ambraciotes n’a pas nécessairement été interprété par Tite-Live comme un aveu de culpabilité, mais plutôt comme une décision reflétant l’équilibre du pouvoir entre les divers groupes politiques470. Cependant, même si les accusations contre Fulvius ne reflètent pas selon Tite-Live la réalité, cette affaire, tellement élaborée par l’auteur, permet de déceler l’affirmation d’une nouvelle tendance de la période : le traitement avide et cruel des peuples soumis préoccupe de plus en plus la politique intérieure.
Le progrès du luxe : la loi Oppia et la richesse des triomphes
266L’élément qui montre de la manière la plus manifeste que Rome entre dans une nouvelle phase, pendant laquelle les mores se dégradent progressivement, est le progrès du luxe. Cette nouvelle réalité se fait sentir dans le débat sur la loi Oppia. Tite‑Live se focalise sur cette affaire que lui-même reconnaît comme minime : Inter bellorum magnorum aut uixdum finitorum aut imminentium curas intercessit res parua dictu, sed quae studiis in magnum certamen excesserit471. Or, il choisit non seulement de relater cette histoire insignifiante (res parua dictu) au tout début du livre XXXIV, mais aussi d’exposer en longueur ses détails et d’inclure deux longs discours, l’un en faveur et l’autre contre l’abrogation de cette loi. Cela montre que cette affaire est importante pour Tite-Live, car elle témoigne du fait que la luxuria fait pour la première fois l’objet d’un débat à Rome. Il convient de rappeler le contexte pour voir comment cet épisode est mis en valeur comme une illustration du progrès du luxe.
267Les tribuns M. Fundanius et L. Valerius proposent l’abrogation de la loi Oppia, portée par le tribun C. Oppius en 215 a.C., au milieu de la deuxième Guerre punique. La loi interdisait aux femmes d’avoir plus d’une demi-once d’or, de porter des vêtements de diverses couleurs et d’utiliser des voitures sauf lors des sacrifices publics. Les tribuns sont divisés au sujet de l’abrogation. Une foule considérable de femmes assiège le forum et conjure les hommes de soutenir l’abrogation de la loi (Liv. 34.1). Le consul M. Porcius Caton prononce un long discours contre l’abrogation dans lequel il s’indigne du tumulte suscité par les femmes qui devraient traditionnellement rester dans la sphère domestique, et avertit son auditoire des dangers du luxe472. Le discours de Caton s’insère dans sa politique générale contre la propagation du luxe473. Dans ce cadre, il se porte à la défense des lois qui visent à mettre un frein à ce fléau : outre le discours livien contre l’abrogation de la loi Oppia, on a aussi conservé des fragments de ses discours en faveur des dispositions de la lex Orchia destinée à limiter le luxe des banquets474. Le tribun Valerius répond à cette harangue, en s’efforçant de dénoncer les exagérations dans l’argumentation du consul (Liv. 34.5-7).
268Tite-Live n’a pas mentionné la loi dans la troisième décade, peut-être parce que la référence à l’adoption de cette loi s’opposerait à la vision livienne de la période. Comme nous l’avons vu, le luxe venait juste de commencer à faire son apparition à Rome en 212 a.C. avec Marcellus, trois ans après l’adoption de la loi. La présentation sèche de son contenu n’aide pas à déterminer l’opinion de l’auteur concernant la visée de la lex Oppia : s’agissait-il d’une loi somptuaire ou d’une loi de caractère financier, visant à limiter les dépenses au milieu de la guerre475 ? Tite-Live ne nous en dit pas plus ; il préfère mettre dans la bouche des deux orateurs les deux opinions, dont chacune se fonde sur une interprétation différente du rapport entre le présent et le passé de Rome : Caton analyse ce rapport dans des termes de décadence, alors que Valerius insiste sur la continuité des mores des femmes : selon lui, la seule différence entre le passé et le présent est la fin de la guerre, qui a rendu la loi inutile476.
269Caton analyse clairement la lex Oppia comme une loi somptuaire : les femmes protestent, selon le consul, car ils ne veulent plus qu’on mette de bornes aux dépenses, et au luxe477. Toute la deuxième moitié de son discours est une mise en garde contre la force de la luxuria et de l’auaritia, analysées comme des vices contraires (diuersisque duobus uitiis) qui menacent la cité (ciuitatem laborare) et comme des fléaux qui détruisirent tous les grands empires478. La désignation de la luxuria et de l’auaritia comme “des vices contraires” est sans doute une réminiscence de Salluste479 : Catilina était encouragé dans ses desseins par les mores corrompus de la cité, qui furent tourmentés par ces deux passions, contraires entre eux, mais également très funestes (pessuma ac diuorsa inter se mala)480. La reprise de ce topos sallustéen dans le discours de Caton sert à indiquer que, selon l’orateur, la cité était déjà menacée par les deux passions à une époque que Salluste considère comme idéale. C’est la première fois dans l’AVC qu’on avertit du développement du luxe à Rome, en utilisant en plus le terme luxuria. Le fait que les Romains pénétrèrent dans la Grèce et dans l’Asie inquiète Caton qui voit déjà la manifestation des premières conséquences de la transportation à Rome des œuvres d’art grecques par Marcellus et après les guerres en Grèce :
Infesta, mihi credite, signa ab Syracusis illata sunt huic urbi. Iam nimis multos audio Corinthi et Athenarum ornamenta laudantes mirantesque et antefixa fictilia deorum Romanorum ridentes481.
270L’exemple de Cinéas, envoyé par Pyrrhus à Rome afin de séduire les Romains par des présents, est utilisé pour illustrer la nécessité de la loi à l’époque de son adoption : à cette époque, le luxe n’étant pas encore connu, tous repoussèrent ces offres, malgré l’absence d’une loi sur le luxe (Liv. 34.4.6-7). En revanche, Caton reconnaît implicitement que le luxe était déjà présent à Rome avant le vote de la loi Oppia et c’est pourquoi la nécessité d’une nouvelle mesure législative se fit sentir : “sicut ante morbos necesse est cognitos esse quam remedia eorum, sic cupiditates prius natae sunt quam leges, quae iis modum facerent”482. Des exemples d’autres lois sont évoqués pour démontrer cette idée483. C’est pourquoi à l’époque de Cinéas, on n’avait besoin ni de la loi Oppia, ni d’une autre, pour limiter les dépenses des femmes. En revanche, à l’époque actuelle, le luxe étant plus répandu, Cinéas trouverait des femmes disposées à recevoir ses cadeaux. Caton prévient donc qu’après l’abrogation de la loi, les femmes rivaliseront de luxe entre elles (Liv. 34.4.10 sq.). Une telle décision aboutira à l’enchaînement du luxe qui ne sera plus contrôlable. Caton utilise l’image forte de la bête féroce libérée de ses chaînes pour décrire ce présage qui se révélera prophétique :
19. Nolite eodem loco existimare futuram rem quo fuit antequam lex de hoc ferretur. 20. Et hominem improbum non accusari tutius est quam absolui, et luxuria non mota tolerabilior esset quam erit nunc, ipsis uinculis sicut ferae bestiae imritata, deinde emissa484.
271Valerius rejette l’argumentation de Caton comme exagérée, en l’attribuant au fait que le consul est un orateur sévère (Liv. 34.5.1-6). Il montre aussi que Caton ne devrait pas s’indigner de la mobilisation des femmes, en évoquant des exemples qui montrent que l’intervention des femmes sauva la cité485. En même temps, il souligne que objectif de la loi n’était pas de mettre un frein aux dérèglements du luxe des femmes, comme le laisse entendre Caton, mais de faire face à la pénurie du trésor pendant la guerre486. En outre, Valerius semble sous-estimer les dangers découlant de l’abrogation de la loi, et prétend que son maintien portera tort aux femmes romaines qui seront privées de ce qui constitue la seule distinction des femmes, la parure et l’élégance (Liv. 34.7). Le tribun clôt son discours en dénonçant à nouveau la sévérité et les exagérations de Caton et en faisant appel à la modération :
14. Inuidiosis nominibus utebatur modo consul, seditionem muliebrem et secessionem appellando. Id enim periculum est ne Sacrum montem, sicut quondam irata plebs, aut Auentinum capiant ! 15. Patiendum huic infirmitati est, quodcumque uos censueritis. Quo plus potestis, eo moderatius imperio uti debetis487.
272Quelle était la position de l’historien face à l’argumentation de deux orateurs ? Dans un article récent488, nous avons essayé de montrer que la façon dont Tite-Live construit les deux discours489 trahit sa propre opinion sur le débat. En comparant les arguments que Tite‑Live choisit de mettre dans la bouche de chaque orateur, avec le récit livien, nous avons abouti à la conclusion que l’historien juxtapose les deux discours comme deux exemples de stratégies de persuasion mises en échec. Cet échec ouvrit plus la voie à la propagation de la luxuria. Loin d’accepter tel quel le point de vue de Caton ou de Valerius, Tite-Live s’accorde avec la vision que présente Valerius du passé, mais montre en même temps que les avertissements de Caton concernant la propagation du luxe à l’avenir devaient être pris en considération.
273D’une part, l’analyse que fait Valerius des circonstances qui ont dicté l’adoption de la loi est conforme à la vision livienne de la période. Le tribun souligne qu’il serait absurde de penser qu’une loi contre le luxe serait nécessaire à une époque où les Romains ont manifesté leur désintéressement, en offrant leur fortune pour subvenir aux besoins de la patrie. De fait, Valerius tire ses exemples de générosité du récit de la troisième décade490. Puisque les premières manifestations de luxe datent de la période des expéditions de Marcellus, c’est-à-dire après le vote de la loi Oppia, Tite-Live adopterait plutôt l’argumentation de Valerius que celle de Caton : il s’agissait d’une mesure d’austérité, plutôt que d’une loi somptuaire491.
274D’autre part, les prévisions de Caton se révèlent exactes dans la suite de l’œuvre. En mettant dans la bouche de Caton les considérations de la préface concernant la diffusion du luxe, Tite-Live laisse entendre que le scepticisme de Caton concernant l’abrogation de la loi Oppia était justifié : la luxuria et l’auaritia sont reliées par Caton et par Tite-Live à l’expansion du pouvoir romain492. La référence de Caton aux statues transportées à Rome par Marcellus montre que comme Tite-Live, le consul admet aussi l’importance de cet événement pour l’évolution morale de Rome. Ainsi l’abrogation de la loi Oppia est envisagée comme une étape intermédiaire dans le long processus de la pénétration du luxe à Rome. Dans ce cadre, la fonction du discours de Caton et du débat semble être mieux comprise : sans exclure d’autres interprétations493, Tite‑Live construit le discours de Caton comme une prophétie annonçant la propagation de la luxuria et de l’auaritia, qui mettront en péril la moralité de Rome494. Caton avait raison de prévenir que la république était menacée déjà à cette époque du luxe étranger, ce qui remet aussi en question le schéma de Salluste à qui Tite‑Live répond en reprenant des thèmes utilisés auparavant par son prédécesseur dans le discours de Caton.
275On est donc devant deux points de vue à la fois corrects et erronés. Caton saisit mieux que Valerius la conjoncture historique présente de Rome et le danger que représentait pour la moralité de la cité, l’abrogation de la loi Oppia. Or, sa sévérité excessive et son interprétation exagérée et erronée de la visée initiale de la loi et du contexte historique dans lequel elle avait été votée, finissent par saper son argumentation. En revanche, Valerius, bien qu’il interprète plus correctement que Caton le passé de Rome, ne comprit pas qu’après la guerre d’Hannibal et les expéditions en Orient, Rome entra dans une nouvelle phase historique, et qu’il faudrait protéger la cité de l’invasion du luxe étranger. De cette façon l’abrogation d’une loi qui, quoique à l’origine de nature financière, pourrait contenir le luxe, était donc une erreur495.
276Cette mise en tension de deux positions également inefficaces explique pourquoi la crise ne fut pas finalement résolue de la même manière que de nombreuses discordes de la première et la troisième décade. Les dissensions furent terminées, mais non à la suite d’un compromis entre les deux partis, par lequel on prendrait éventuellement des dispositions contre le luxe. La scène finale de l’épisode ne laisse pas douter de cette réalité :
1. Haec cum contra legem proque lege dicta essent, aliquanto maior frequentia mulierum postero die sese in publicum effudit, 2. unoque agmine omnes Brutorum ianuas obsederunt, qui collegarum rogationi intercedebant, nec ante abstiterunt quam remissa intercessio ab tribunis est. 3. Nulla deinde dubitatio fuit quin omnes tribus legem abrogarent. Viginti annis post abrogata est quam lata496.
277À la place d’une scène de réconciliation, Tite-Live clôt l’affaire avec une scène de violence. Le retrait unanime de la loi ne fut pas le produit du rétablissement de la concorde, mais de l’obstination des femmes. Cette tension ne fut pas apaisée par la modération des personnages impliqués, mais par la nécessité, ce qui est un mauvais présage.
278Au-delà du débat sur la loi Oppia, l’accent mis par Tite-Live sur l’abondance des produits de luxe transportés à Rome à l’occasion des triomphes dans les livres XXXIV-XXXVIII suggère aussi que le luxe menace de plus en plus la moralité de la cité. Nous avons vu que lors de l’ovation de Marcellus, Tite-Live énumère pour la première fois les produits de luxe, qui défilent dans un triomphe. L’historien expose en détail le butin, lors du triomphe de T. Quinctius Flamininus après ses victoires en Grèce497. De même, il prend soin d’énumérer les richesses exposées lors du triomphe de Scipion Nasica sur les Boïens et de M. Acilius sur les Étoliens498. Le souci d’insister sur le caractère inédit des triomphes de la période est le plus manifeste dans la description de celui de L. Scipion. Bien que l’historien reconnaisse l’importance des exploits de Scipion et justifie la décision de lui attribuer le surnom Asiaticus, il ne manque pas d’exprimer ses réserves quant à la richesse excessive de son triomphe :
Qui triumphus spectaculo oculorum maior quam Africani fratris eius fuit ; recordatione rerum et aestimatione periculi certaminisque, non magis comparandus quam si imperatorem imperatori aut Antiochum ducem Hannibali conferres499.
279Les objets exposés lors du triomphe sont ensuite énumérés (Liv. 37.59.3). Tite-Live est la première source à rapporter tous ces détails concernant le triomphe de l’Asiatique sur Antiochus. Polybe fait seulement mention de son entrée triomphale à Rome (Plb. 21.24.17). Valère Maxime souligne l’aspect brillant du triomphe, en le qualifiant de speciosissimus, sans pour autant désapprouver sa richesse500. Le seul auteur qui critique le triomphe de l’Asiatique est Pline l’Ancien, en prétendant en plus qu’il a marqué le début de l’introduction du luxe :
Asia primum deuicta luxuriam misit in Italiam, siquidem L. Scipio in triumpho transtulit argenti caelati pondo MCCCC et uasorum aureorum pondo MD anno conditae urbis DLXV501.
280Tite-Live se situe à l’intermédiaire de ces deux positions extrêmes. D’une part, il admet la richesse excessive du triomphe, évoquée sans doute dans ses sources, et insiste plus que toute autre source conservée sur la quantité exacte des objets de luxe transportés par Scipion. De plus, il met ce triomphe en opposition avec celui de son frère, qui, quoique remporté sur un ennemi plus important, fut plus modeste. Enfin, comme pour accentuer la somptuosité du triomphe, dans le paragraphe précédent, il avait souligné la quantité modeste de l’argent rapporté dans le triomphe d’Aemilius Regillus, commandant de la flotte contre Antiochus502.
281D’autre part, l’historien ne va pas aussi loin que Pline l’Ancien qui a tiré peut‑être ces considérations des sources également disponibles à Tite‑Live, pour affirmer que le triomphe de Lucius coïncide avec l’introduction du luxe à Rome. Le jugement qu’il porte sur l’Asiatique est favorable : les accusations contre la cupidité du général se montrèrent fausses, et Tite-Live reconnaît la gloire de ses exploits. L’auteur n’a donc pas l’intention de désigner Scipion comme le responsable de l’introduction du luxe. Cette position médiane de Tite-Live révèle la place qu’il veut attribuer au triomphe de l’Asiatique : il témoigne de façon plus claire que les triomphes de Marcellus, Flamininus, Scipion Nasica et Acilius, du fait que le luxe menace Rome, à cause des richesses acquises après les conquêtes. Tous ces triomphes préparent le terrain pour que les germes du luxe soient ensuite semés par Manlius.
282Quelques passages dans le livre XXXVIII préparent le lecteur pour cette étape importante de la décadence. Comme l’a montré B. Pagnon503, à travers le long récit de l’expédition de Manlius contre les Gallogrecs en Asie Mineure, Tite-Live tente d’unir le livre XXXVIII, qui contient le début de la guerre contre Antiochus en Asie, et le livre XXXIX, qui marque le début de la corruption de Rome. Le livre XXXVIII est un livre de transition : le passage en Asie fut le début d’une nouvelle époque pour Rome, celle de sa dégradation. Le discours de Manlius à ses soldats avant la bataille, plus probablement une composition libre de Tite-Live n’apparaissant pas chez Polybe504, est parcouru par ce concept du passage corrupteur en Asie. Manlius exhorte ses soldats à ne pas craindre les Gallogrecs, car ils sont des Gaulois pervertis après leur arrivée en Asie505. Manlius met aussi en garde ses soldats contre les délices d’Asie, qui menacent de les corrompre de la même façon que les Gaulois :
Vobis mehercule, Martis uiris, cauenda ac fugienda quam primum amoenitas est Asiae : tantum hae peregrinae uoluptates ad extinguendum uigorem animorum possunt, quantum contagio disciplinae morisque accolarum ualet506.
283Cette déclaration qui reprend les avertissements de Caton concernant l’expansion à l’Orient, préfigure l’avenir507. Non seulement les soldats de Manlius ne seront pas protégés des voluptés d’Asie, mais c’est leur général lui-même qui sera accusé du relâchement de la discipline militaire. L’idée que le contact (contagio) avec des civilisations étrangères est désastreux pour les mores romains trouvera sa réalisation dans l’affaire des Bacchanales au livre suivant508. Le passage en Asie comme facteur de corruption est un concept répété dans le discours des commissaires s’opposant à l’attribution du triomphe à Manlius. Les commissaires reprochent au général d’avoir voulu traverser le mont Taurus, une entreprise qui mènerait au désastre selon les prédictions de la Sibylle (Liv. 38.45.3). J. Briscoe509 doute autant de l’exactitude de ces reproches que de l’existence d’un tel présage de la Sibylle. Néanmoins, le fait que Tite-Live les inclut dans ce discours n’en rappelle pas moins le danger que représente pour Rome l’expansion en Orient. De plus, le thème du contact pernicieux avec l’Asie est évoqué à travers la reprise, dans le discours des commissaires et dans la réponse de Manlius, de la description des Gallogrecs comme une nation altérée510. Ainsi les activités de Manlius dans le livre XXXVIII préparent la grande césure qui surviendra au début du livre suivant : l’introduction du luxe à Rome lors du triomphe du général.
De l’époque idéale chez Salluste à l’approfondissement des tendances décadentes chez Tite-Live
284La période relatée dans les livres XXXI-XXVIII est une phase pendant laquelle le relâchement de la disciplina, dont parle Tite-Live dans sa préface et qui a déjà été observé durant la IIe Guerre punique, s’impose de façon plus nette. Toutefois, on ne peut pas encore considérer ces années comme une époque de décadence. Il s’agit encore d’une période de préparation du terrain pour le début de la décadence à partir de la phase suivante.
285La façon complexe dont Tite-Live structure son récit dans ces livres, comme un mélange des tendances positives et négatives, plaide en faveur de cette conclusion. En effet, Tite-Live continue à exposer des crises résolues, mais sans vraiment les mettre en valeur comme telles. Les épisodes de discorde apaisée sont beaucoup moins nombreux que dans les autres décades, et Tite-Live passe très vite sur leurs détails. C’est seulement dans la narration des procès contre les Scipions qu’il met l’accent sur la réconciliation finale. Cependant, même dans cet épisode, certains éléments laissent l’impression que cette crise ne fut pas résolue à la façon de celles des premières décades : l’ingratitude du peuple n’a pas été réparée et le lecteur se demande si la mise à l’écart des Scipions n’entraînera pas de conséquences dans la suite.
286L’intérêt de l’auteur est tourné sur des affaires qui témoignent du changement des mores. Ainsi se multiplient les épisodes se référant à l’ambitio et à l’auaritia des magistrats et à leur manque de respect à l’égard du Sénat. Le comportement avide envers les peuples vaincus prend de plus en plus de place, même si l’historien souligne que, de façon générale, la politique étrangère reste encore conforme aux principes moraux qui doivent la régir. Enfin, la menace qui pèse sur Rome à cause de l’expansion à l’Orient, devient plus manifeste : le débat sur la loi Oppia, la richesse des triomphes, l’activité de Manlius et la mise à l’écart des Scipions dans le livre XXXVIII présagent l’introduction du luxe dans le livre suivant511.
287La période postérieure à la bataille de Zama et antérieure au triomphe de Manlius reflète, de façon plus marquée que la Guerre d’Hannibal, le relâchement insensible de la disciplina (labente deinde paulatim disciplina), qui mènera à la dégradation progressive des mores. Il s’agit d’une vision de l’histoire qui ne coïncide guère avec celle de Salluste. La période immédiatement postérieure à la IIe Guerre punique est loin de représenter chez Tite-Live une époque idéale pour les mores comme chez Salluste. Au contraire, le Padouan montre que cette période a été une étape intermédiaire cruciale avant le début effectif de la décadence. Pour marquer son opposition à son prédécesseur, l’auteur réutilise son vocabulaire dans le discours de Caton : les diuorsa uitia, l’auaritia et la luxuria menacent la république à une époque bien antérieure à la destruction de Carthage et à la domination de Sylla. Il convient d’examiner maintenant le reste des livres conservés, pour voir comment l’historien analyse les débuts de la décadence de la res publica, une fois que le terrain avait été préparé.
Du triomphe de Manlius jusqu’au triomphe de Paul-Émile (livres XXXIX‑XLV) : le début d’“une sorte de fléchissement des mores”
Le triomphe de Manlius comme le début effectif de la décadence
288Certains choix narratifs de Tite-Live révèlent son intention de présenter les faits relatés dans la première partie du livre XXXIX comme un point culminant dans l’histoire de Rome, qui correspond au début de sa décadence. Tout d’abord, l’auteur reporte au début de ce livre le récit sur la corruption de l’armée et ensuite de la cité par les campagnes de Manlius. Ainsi cette affaire se met plus clairement en évidence comme un nouveau commencement dans l’histoire, mais aussi dans la narration. Le thème de la décadence est encore une fois utilisé comme un outil de cohésion de l’AVC. La phrase qui ouvre le livre est révélatrice à ce titre. Alors qu’il est question des expéditions en Ligurie, l’auteur revient sur les expéditions en Asie, pour faire un reproche contre Manlius qui n’avait pas été mentionné plus haut :
1. Dum haec, si modo hoc anno acta sunt, Romae aguntur, consules ambo in Liguribus gerebant bellum. 2. Is hostis uelut natus ad continendam per magnorum interualla bellorum Romanis militarem disciplinam erat, nec alia prouincia militem magis ad uirtutem acuebat. 3. Nam Asia et amoenitate urbium et copia terrestrium maritimarumque rerum et mollitia hostium regiisque opibus ditiores quam fortiores exercitus faciebat. 4. Praecipue sub imperio Cn. Manlii solute ac neglegenter habiti sunt…512
289Manlius est accusé d’avoir corrompu la discipline militaire, en permettant à ses soldats de se laisser aller à la richesse d’Asie. Il a été déjà signalé que dans le livre XXXVIII, plusieurs éléments annoncent la corruption par les délices d’Asie. Or, Tite-Live choisit de l’évoquer explicitement au tout début du livre XXXIX, alors qu’une telle référence trouverait mieux sa place dans les accusations des commissaires contre Manlius. De plus, Tite-Live passe à d’autres affaires après la décision d’attribuer finalement le triomphe au général. Alors que le lecteur s’attendrait à la présentation immédiate du triomphe, conformément à la pratique de l’historien, ce dernier préfère le rapporter à la suite du procès de Scipion.
290Ce remaniement du récit par l’auteur peut s’expliquer comme un moyen de faire apparaître sa vision de l’histoire et la nouvelle orientation de sa narration. La mise à l’écart de Scipion coïncide avec la fin d’une époque et il est donc plus opportun de rapporter cette affaire à la fin d’un livre. De la lecture des derniers paragraphes du livre XXXVIII, le lecteur tire l’impression qu’il ne sera plus question de l’Africain, même si Tite-Live ouvre une digression vers la fin du livre XXXIX, pour discuter seulement sur les diverses versions concernant la date de sa mort513. En revanche, le relâchement de la discipline militaire par Manlius et l’introduction du luxe lors de son triomphe correspond à l’ouverture d’une nouvelle phase à Rome, celle de la décadence. En relatant ces événements à la première partie d’un nouveau livre, l’ouverture d’une nouvelle phase devient plus nette pour le lecteur, et un lien implicite est établi entre l’éloignement des Scipions et le début de la décadence.
291Les premiers paragraphes du livre XXXIX préparent l’introduction du luxe par Manlius dans les § 6-7. Le récit est construit de façon à ce que le triomphe de Manlius soit mis en avant comme le point culminant de la narration. La référence faite aux activités du général en Asie au tout début du livre (§ 1), qui sont mises en opposition avec les expéditions en Ligurie, relatées dans le § 2, s’inscrit dans ce dessein. Après une brève référence à quelques affaires qui concernaient d’autres peuples italiens (§ 3), Tite-Live tourne son attention (§ 4-5) vers le débat sur le triomphe et le triomphe de Fulvius Nobilior à son retour d’Étolie, en revenant ainsi au sujet de la corruption de Rome par l’influence orientale qu’il avait évoquée dans le § 1. Fulvius défend son droit au triomphe contre les protestations du tribun M. Aburius. Le triomphe fut octroyé finalement au général après l’intervention du tribun Tiberius Gracchus (Liv. 39.4). Le dernier argument de Fulvius doit retenir l’attention : “Nisi Syracusarum ceterarumque captarum ciuitatium ornamentis urbem exornari fas fuerit, in Ambracia una capta non ualuerit belli ius”514. Comme il fut permis à Marcellus de parer Rome des ornements de Syracuse, il fallait de même permettre à Fulvius de transporter ses dépouilles de guerre. L’allusion aux ornements de Marcellus met en rapport les triomphes, d’un côté, celui de Marcellus et de l’autre, ceux de Fulvius et de Manlius, comme des étapes importantes dans l’introduction du luxe. Cette visée est confirmée par la description du triomphe, dans laquelle Tite-Live insiste sur la quantité de l’argent et des objets précieux (Liv. 39.5.14 sq.).
292Manlius célébra son triomphe après Fulvius, à la fin de l’année et après l’élection des magistrats pour 186. Ainsi le triomphe de Fulvius est envisagé comme l’étape quasi-ultime avant l’introduction du luxe par Manlius. L’étape ultime, le triomphe de Manlius, survient tout de suite après (Liv. 39.6-7) : avant de passer à la description du riche triomphe de Manlius, l’historien signale que les premières manifestations du luxe furent introduites à Rome par les soldats de Manlius, qui apportèrent avec eux non seulement des produits de luxe, mais aussi des habitudes peu conformes à la frugalité romaine (Liv. 39.6.7-9).
293La structure du récit à la fin du livre XXXVIII et au début du livre XXXIX met donc en évidence les activités de Manlius comme un nouveau chapitre. Le contenu autant que la place des réflexions de l’historien sur Manlius renforcent aussi l’impression que la conduite du général et ses conséquences représentent le début de la décadence. Le chef est critiqué encore plus nettement que dans le premier paragraphe (Liv. 39.1) d’avoir négligé la discipline militaire, lorsque Tite-Live explique pourquoi il différa son triomphe :
4. Serius ei triumphandi causa fuit ne Q. Terentio Culleone praetore causam lege Petillia diceret et incendio alieni iudicii, quo L. Scipio damnatus erat, conflagraret, 5. eo infensioribus in se quam in illum iudicibus quod disciplinam militarem seuere ab eo conseruatam successorem ipsum omni genere licentiae corrupisse fama attulerat515.
294La mise en opposition de la conduite de Manlius avec celle de son prédécesseur souligne le caractère inédit du comportement du premier. Contrairement à Manlius, l’Asiatique a résisté aux agréments d’Asie, en maintenant la discipline militaire. Manlius est le premier général qui non seulement ne fut pas puni pour avoir relâché la discipline militaire, mais bien au contraire célébra un triomphe. Dans la troisième décade, Fulvius Flaccus avait été poursuivi pour la même raison, alors que les accusations contre Scipion l’Africain se sont révélées fausses. De plus, comme il a été déjà expliqué, bien qu’une grande quantité de richesses ait été transportée à Rome par L. Scipion, le général n’est pas critiqué pour avoir introduit le luxe à Rome. Il s’agit du deuxième forfait imputé à l’armée de Manlius :
7. Luxuriae enim peregrinae origo ab exercitu Asiatico inuecta in Vrbem est. Ii primum lectos aeratos, uestem stragulam pretiosam, plagulas et alia textilia et quae tum magnificae supellectilis habebantur, monopodia et abacos, Romam aduexerunt. 8. Tunc psaltriae sambucistriaeque et conuiualia alia ludorum oblectamenta addita epulis ; epulae quoque ipsae et cura et sumptu maiore adparari coeptae. 9. Tum coquus, uilissimum antiquis mancipium, et aestimatione et usu, in pretio esse, et quod ministerium fuerat ars haberi coepta. Vix tamen illa, quae tum conspiciebantur semina erant futurae luxuriae516.
295Marcellus, Scipion l’Asiatique, Fulvius Nobilior et d’autres généraux préfigurèrent cette évolution avec l’introduction à Rome des richesses de leurs conquêtes. Or, Manlius est le premier à avoir introduit la luxuria dans la cité. L’auteur devient clair à cet égard à travers l’utilisation de plusieurs mots appartenant au champ lexical de l’origine (origo, primum) et du temps (tunc, tum)517. Le caractère inouï des habitudes de l’armée, qui tendent à corrompre la cité entière, est ainsi incontestable. Tous ces termes désignant l’idée du début semblent répondre aux mots employés dans la préface, afin de signaler que l’auaritia et la luxuria ont pénétré à Rome relativement tardivement (tam serae, nuper)518. L’accumulation d’adverbes temporels sert à indiquer au lecteur qu’il trouve dans ce passage la réponse à la question suivante, qu’il s’est posée à la lecture de la préface : à quoi fait allusion Tite-Live avec les termes tam serae et nuper ? Le moment relativement récent de l’introduction du luxe fut le retour de l’armée de Manlius. Quant à l’auaritia, elle fit déjà des progrès pendant la période précédente ; l’introduction du luxe lui donna, comme on le verra, un nouvel élan. L’allusion à la préface est confirmée par la référence à la disciplina dans les lignes précédentes (Liv. 39.6.5) : dans le prologue, il est aussi question du relâchement de la disciplina (non seulement, mais également militaire), qui mena à la dégradation des mores romains519. La jonction de la disciplina et de la luxuria dans ce paragraphe (Liv. 39.6) montre que dans le comportement de Manlius se voit confirmée l’idée directrice de la préface : le relâchement de la discipline (en l’occurrence précisément militaire) conduisit à l’introduction de la luxuria. Ainsi le renvoi à ces considérations du prologue laisse entendre que la conduite de Manlius marque le début de la décadence. Enfin, la déclaration faite à la fin du passage que ces innovations n’étaient que les germes du luxe à venir (semina futurae luxuriae) sont conformes au schéma lent et progressif de la décadence proposée dans la préface.
296Pour résumer, en mettant l’accent sur le caractère inédit du comportement de Manlius et de son armée, et en faisant des allusions au vocabulaire et aux idées du prologue dans les passages cités, Tite-Live tend à présenter l’affaire comme le début de la décadence de la res publica. La description du triomphe de Manlius conclut les réflexions de l’historien à propos de l’introduction du luxe à Rome. Bien que Tite-Live insiste sur la richesse du triomphe, en mentionnant la quantité exacte des couronnes d’or et d’argent transportées, aucune référence n’est faite à des objets de luxe (Liv. 39.7.1 sq.). Cette présentation donne l’impression que les objets de luxe avaient déjà été dispersés dans la ville avant que Manlius ne célèbre son triomphe qui ne fut que le couronnement d’une évolution déjà accomplie. Cela ne dispense aucunement Manlius de ses responsabilités, d’autant plus que même la cérémonie du triomphe est marquée par l’ambition du général et par son rapport trop indulgent envers ses soldats :
Multi omnium ordinum donati militaribus donis currum secuti sunt carminaque a militibus ea in imperatorem dicta ut facile appareret in ducem indulgentem ambitiosumque ea dici, triumphum esse militari magis fauore quam populari celebrem520.
297Le relâchement de la discipline est de nouveau reproché à Manlius. C’est la première fois qu’une victoire contre un ennemi n’offre pas l’occasion d’une fête nationale, mais se transforme en une ostentation de la faveur des soldats envers leur général. En réalité, il s’agit d’une célébration plutôt individuelle que nationale, qui illustre la façon dont le pouvoir individuel des généraux l’emportera désormais sur l’intérêt collectif. Les amis de Manlius réussirent finalement à lui concilier aussi la faveur du peuple, mais par le moyen d’une mesure également démagogique : les largesses521. Ainsi le récit du triomphe de Manlius, ainsi que les paragraphes qui le précèdent, est aussi construit pour souligner les innovations qu’ont introduites, sur le plan moral, les expéditions du général.
298Pourquoi Tite-Live choisit-il précisément les campagnes de Manlius comme un point culminant dans l’histoire morale de Rome522 ? Comme on l’a déjà vu, plusieurs auteurs ont formulé chacun sa propre théorie concernant la date qui a marqué le début de la décadence523. L’annaliste L. Calpurnius Pison Frugi semble avoir fixé l’année 154 a.C. comme le début de la décadence, mais plus probablement cette date ne revêt pas la fonction d’une limite exclusive, puisqu’elle semble avoir été précédée par d’autres dates marquant la dégradation progressive. Le triomphe de Manlius représenta sans doute une telle césure chez Pison :
Nam triclinia aerata abacosque et monopodia Cn. Manlium Asia deuicta primum inuexisse triumpho suo, quem duxit anno urbis dlxvii, L. Piso auctor est…524
299L’exposé de Tite-Live se rapproche donc de celui de Pison, d’autant plus que les deux auteurs semblent également percevoir la décadence comme un processus qui passe par plusieurs étapes. Cependant, bien que le triomphe de Manlius ait sans doute été envisagé comme un événement important dans la dégradation morale, rien ne permet d’affirmer qu’il eut la même fonction que chez Tite-Live525. Il ne peut pas être exclu que d’autres événements dans la première moitié du iie siècle ont été analysés comme des étapes de la décadence au même titre que ce triomphe. G. Zecchini et N. Berti ont suggéré que les expéditions de L. Scipion en Asie ont été probablement rapprochées de celles de Manlius chez Pison. Les campagnes en Asie seraient donc associées en bloc à l’introduction du luxe526. Cette hypothèse est renforcée par l’affinité entre Pison et Caton : selon N. Berti, les deux hommes partagent la même méfiance à l’égard de la luxuria peregrina et du philhellénisme des Scipions. Ainsi est-il possible que l’Asiatique ait été selon Pison aussi coupable que Manlius quant à l’introduction du luxe, une théorie s’opposant à celle de Tite-Live qui cherche à atténuer la responsabilité de L. Scipion527. Ces hypothèses sont difficiles à prouver, mais n’en révèlent pas moins combien il est délicat d’aboutir à des conclusions sur le schéma de Pison.
300Un autre élément qui n’a pas été encore signalé, nous rend encore plus sceptiques quant à l’importance que Calpurnius attribuait au triomphe de Manlius. Contrairement à Tite-Live, Pison n’affirme pas que le retour de Manlius ait marqué le début de l’introduction du luxe. La seule chose que permet d’affirmer le fragment cité est que trois objets précis de luxe ont été introduits à Rome par Manlius : les lits de table, les buffets et les monopodes en airain. Il se peut donc que d’autres objets raffinés aient été importés lors d’autres triomphes et qu’ainsi le triomphe de Manlius n’ait pas été analysé par Pison comme l’origine de la luxuria. Par ailleurs, Tite-Live laisse entendre que l’armée de Manlius n’a pas été seulement responsable de l’importation de certains objets de luxe, mais aussi de la licence des mœurs. Ce reproche contre Manlius est absent de celui-là et du reste des fragments de Pison.
301Ces données nous amènent à ne pas être aussi catégorique que T. J. Luce dans l’affirmation d’une influence directe de Calpurnius sur le Padouan concernant le rôle de Manlius528. Cependant, le critique a raison de constater que Tite-Live s’insère avec Caton, Pison et Polybe dans une tradition commune qui met l’accent sur le lien entre la dégradation morale et le contact pernicieux avec des civilisations étrangères529. Selon A. W. Lintott530, il s’agissait sans doute d’un courant de pensée marqué par Scipion Émilien, qui avait émergé en réaction à ceux du milieu romain qui, après la révolution des Gracques, donnaient a posteriori raison à Scipion Nasica d’avoir déconseillé la destruction de Carthage. Le tort devait être imputé à un facteur autre que la disparition du metus hostilis ; le contact pernicieux avec la civilisation grecque depuis le début du IIe siècle était une alternative idéale531.
302L’existence d’une telle interprétation de l’histoire a sans doute déterminé Tite-Live à fixer le début de la décadence au début du iie siècle. Le fragment de Pison montre que du moins cet auteur a reconnu que Manlius a joué un certain rôle dans le processus de la corruption de Rome par l’Orient. Il est toutefois possible que le choix de 187 a.C. comme point culminant ait été un choix de Tite‑Live qui préfère rejeter le tort sur Manlius, plutôt que sur L. Scipion ou Paul-Émile. L’attitude favorable de l’historien envers la famille des Scipions corrobore cette hypothèse. Manlius, sans doute adversaire politique des Scipions532, était le personnage le mieux placé pour lui imputer la responsabilité de l’introduction du luxe. En revanche, les Pisons ne semblent pas avoir été en bons termes avec les Scipions533. Ainsi Pison n’aurait pas hésité à admettre aussi la responsabilité de L. Scipion dans ce processus.
303En outre, à côté des lectures et des positions politiques de Tite-Live, un autre élément l’aurait encouragé à adopter cette datation : ses réflexions sur le schéma sallustéen dans les monographies et dans les Histoires. Bien qu’on ne puisse pas affirmer avec certitude qu’une volonté consciente de s’opposer à Salluste a déterminé cette conception, force est de constater que le choix de Manlius paraît approprié pour renverser le schéma sallustéen dans le Catilina. Le rôle de Vulso rappelle celui de Sylla dans le Catilina : les deux généraux, en tête des expéditions en Asie, sont également accusés d’avoir corrompu la discipline militaire et d’avoir introduit le luxe d’abord au sein de leur armée et ensuite dans la cité. À travers le choix de Manlius, il est implicitement signalé que ces évolutions sont beaucoup moins récentes et plus graduelles que ne le prétend Salluste dans le Catilina534. En même temps, la conception modifiée des Histoires est également remise en question, puisque Tite-Live situe le début de la décadence dans une période qui est idéalisée par Salluste.
L’affaire des Bacchanales
304Il convient maintenant de passer à l’étude d’un autre épisode qui fait également ressortir l’idée que Rome est entrée désormais dans une nouvelle phase de son histoire. Il s’agit de l’affaire des Bacchanales, rapportée à la suite presque immédiate du triomphe de Manlius. Les lettres des commandants d’Espagne informant le Sénat de la situation préoccupante dans la province, ainsi qu’une courte liste de prodiges sont brièvement intercalées entre les deux récits (Liv. 39.7.6-10). Les prodiges observés lors des Jeux romains, tenus en septembre, sont rapportés à la fin de l’année, comme le fait Tite-Live à d’autres occasions535. Cette place sert aussi des objectifs narratifs : des phénomènes religieux qui augmentent le scrupule trouvent bien leur place entre deux épisodes qui marquent le début de la dégradation morale de Rome.
305Il convient de résumer la narration (Liv. 39.8-19) : un nouveau culte de Bacchus fut introduit à Rome à travers l’Étrurie. De plus en plus de Romains ont été initiés aux mystères, caractérisés par le mélange des sexes et des âges, le manque de pudeur, la ruse et la violence. La mère et le beau-père de P. Aebutius, un jeune chevalier, voulaient l’initier aux mystères. Sa maîtresse, une courtisane affranchie qui s’appelait Hipsala et qui avait été initiée au culte, conjura le jeune homme de rompre son engagement. À l’annonce de cette décision, la mère et le beau-père d’Aebutius le chassèrent de chez eux. Le jeune chevalier trouva refuge auprès de sa tante Aebutia qui lui conseilla de dénoncer l’affaire. À l’invitation du consul Postumius, Hipsala révéla les détails du culte. Le consul prononça un discours devant le peuple, pour l’informer du sérieux de l’affaire. Enfin, le Sénat décida de mener une enquête, pour réprimer les Bacchanales. Les mesures prises contre ce culte sont relatées à la fin du récit.
306La bibliographie sur les Bacchanales est importante536. La monographie de J.‑M. Pailler537 reste l’étude la plus complète sur l’affaire. Le récit soulève plusieurs questions qui ne sont pas directement liées au thème livien de la décadence : quelles furent les sources de Tite-Live pour cet épisode538 ? Dans quelle mesure l’historien reflète la réalité du culte bachique à Rome ? Quels intérêts ont déterminé la répression du culte539 ? Faut-il comprendre cette décision comme une étape dans l’imposition de la domination religieuse de Rome sur le reste de l’Italie540 ? L’exposé livien reste-t-il fidèle à la réalité historique541 ?
307La réponse à cette dernière question est importante pour évaluer dans quelle mesure l’historien adapte sa narration au thème de la décadence. Il y a presqu’un consensus sur le fait que nous pouvons faire confiance au récit livien. La comparaison avec le Senatus consultum de Bacchanalibus, une inscription de 186 a.C. découverte à Tiriolo en 1640 et rapportant les interdictions imposées par le Sénat concernant le culte de Bacchus en Italie542, révèle que malgré les différences de détail, les décisions relatées par l’auteur s’accordent avec le texte de l’inscription543. Tite-Live fait aussi mention de ce sénatus-consulte (Liv. 39.18.8-9). Il ne fait pourtant aucun doute qu’il y a une part de réélaboration relative aux objectifs narratifs de l’auteur. Plusieurs chercheurs ont signalé que la narration livienne est fondée sur le modèle d’un roman ou d’un drame ayant comme protagonistes Aebutius et Hipsala544. Pour l’analyse présente, il convient d’insister sur un autre élément qui montre également la réélaboration du récit de la part de l’auteur : l’affaire des Bacchanales est présentée comme un symptôme de la dégradation morale à cette époque. Plusieurs indices nous portent à analyser l’épisode comme une manifestation de la décadence de la res publica.
308Tout d’abord, Tite-Live insiste sur le caractère criminel et licencieux du culte, en exposant les pratiques des initiés qui se livraient à toute sorte de débauches, de fraudes et de violence (Liv. 39.8.5-8). Cette image est confirmée par Hipsala qui affirme que la licence était la règle dans les réunions et que rien n’était perçu comme un crime : “Nihil nefas ducere, hanc summam inter eos religionem esse”545. Dans son discours, Postumius fait aussi le lien entre la licence et le manque de piété : contrairement aux dieux romains, les dieux étrangers des initiés les poussent à toute sorte de crimes et de dépravations546. L’absence de pudeur (pudicitia), la licence (libido), la perfidie (fraus) et le crime (facinus, scelus) sont énumérés parmi les vices des participants (Liv. 39.15.9-16.5). Le consul souligne aussi que cette religion dépravée (praua religio) porte atteinte à la piété envers les dieux romains (Liv. 39.16.6 sq.). Ainsi l’introduction de ce culte est analysée comme une menace tant contre le pudor et contre la pudicitia, que contre la pietas. Tite-Live analyse l’adoption des divinités étrangères dans des termes de déclin, en regrettant l’abandon des vieilles croyances.
309En outre, la longueur exceptionnelle de l’épisode, par rapport aux autres sources qui le rapportent547, montre l’importance que veut lui attribuer l’historien, d’autant plus qu’il choisit de placer cet épisode tout de suite après l’introduction du luxe à Rome548. J. Briscoe signale que le choix de Tite-Live de s’occuper d’une telle affaire au début de son récit sur l’année 186 a.C. est atypique : la pratique habituelle consiste à indiquer le début d’une nouvelle année consulaire par la mention de l’entrée en fonction des consuls et l’assignation des provinces avant de se pencher sur des affaires non militaires549. Cette construction originale du récit révèle le souci de l’historien d’établir un lien causal entre la conduite de Manlius et de son armée, et la crise des Bacchanales550.
310L’association faite entre les deux affaires se reflète dans une caractéristique commune entre les deux épisodes. L’auteur insiste sur l’origine étrangère du culte, comme il l’avait fait au début du livre XXXIX, en rapportant l’introduction à Rome du luxe étranger (luxuria peregrina)551. Cette dernière réalité se décèle dans le discours de Postumius552, mais surtout dans la narration des faits. Le rite fut d’abord introduit à Rome par un Grec de naissance obscure (Graecus ignobilis) qui arriva en Étrurie (Liv. 39.8.3). Rome fut contaminée selon Tite-Live par un fléau d’origine étrangère : Huius mali labes ex Etruria Romam uelut contagione morbi penetrauit553. On verra que l’image de l’invasion d’une contagion morale se rapproche de la métaphore que Salluste utilise, afin de décrire la dégradation morale après la destruction de Carthage554. En faisant écho au vocabulaire sallustéen, Tite-Live signale la place importante de l’affaire dans son propre schéma de la décadence, qui se distingue nettement par rapport à celui de Salluste : chez le Padouan les premiers signes de contagion se sont déjà manifestés à l’époque idéalisée par son devancier. En outre, Tite‑Live insiste beaucoup plus que Salluste sur l’origine étrangère de la contagion.
311L’insistance de l’auteur sur ce dernier élément n’est pas sans rappeler ses considérations du prologue sur la pénétration à Rome (immigrauerint, inuexere) des vices moraux555. De cette façon, la crise des Bacchanales, ainsi que l’introduction du luxe par l’armée d’Asie, peuvent être interprétées ensemble comme la réalisation des considérations du prologue : l’affluence des plaisirs étrangers a amené le désir de perdre tout et de se perdre soi-même à travers le luxe et la licence556. L’affaire des Bacchanales est la première manifestation de cette nouvelle réalité et apparaît ainsi comme le premier signe de la décadence.
312La mise en évidence du caractère inédit des Bacchanales s’inscit dans le même cadre. Dans son exordium, le consul Postumius déplore la façon inédite dont les dieux romains furent mis à l’écart. Selon le consul, jamais, dans aucune autre assemblée du peuple (nulli umquam contioni), on n’a eu besoin d’une prière collective pour rappeler que les vrais dieux sont ceux qui ont été toujours honorés par les ancêtres et non pas des divinités étrangères qui poussent à l’égarement et à toute sorte de crime (Liv. 39.15.2-3). À travers cette référence, le relâchement inédit de la piété religieuse est souligné. Plus loin, Postumius présente le culte comme le plus grand fléau qui n’ait jamais atteint la cité et comme une conjuration impie (coniuratio impia), dont l’objectif final est le renversement de la res publica :
2. Nunquam tantum malum in re publica fuit nec ad plures nec ad plura pertinens. Quicquid his annis libidine, quicquid fraude, quicquid scelere peccatum est ex illo uno sacrario scitote ortum esse. 3. Necdum omnia in quae coniurarunt edita facinora habent. Adhuc priuatis noxiis quia nondum ad rem publicam opprimendam satis uirium est coniuratio sese impia tenet557.
313J. Briscoe a montré que cette dernière référence à la conjuration n’est pas isolée ; le vocabulaire de la conjuration, qui parcourt le récit de l’affaire, est clairement modelé sur celui de Salluste dans le Catilina558. Selon nous, il est fort probable que dans la reprise du lexique sallustéen se décèle l’intention du Padouan de remettre en question la vision historique de son prédécesseur : la conjuration de Catilina n’est pas un crime aussi inédit que le prétend Salluste dans son ouvrage (Cat., 4.4). Une conjuration présentant des caractéristiques comparables à celle de Catilina s’est déjà produite en 186, durant la période idéalisée par Salluste.
314La comparaison du récit des Bacchanales avec les crises religieuses de 428 et de 213 montre également la gravité plus grande de l’affaire de 186 a.C.559. J.-M. Pailler560 compare la rapidité avec laquelle les autorités réagirent à chacune des trois crises : l’épisode de 428 vise à donner un exemplum de réaction ferme du Sénat face à une superstition étrangère pendant cette époque exemplaire. En revanche, la lenteur des autorités en 213 témoigne du fléchissement des mores évoqué dans la préface. Enfin, les événements de 186 représentent une étape particulièrement grave de cette accélération de la décadence. À notre sens, trois autres données tendent aussi à accentuer le caractère inédit et plus alarmant de la crise de 186.
315Tout d’abord, le récit des Bacchanales est beaucoup plus long que les narrations des deux autres crises religieuses. Ensuite, celles-ci avaient un caractère purement religieux, alors que les Bacchanales sont une affaire plus complexe, qui menace la stabilité morale et politique de la res publica à plusieurs niveaux. Il ne s’agit pas seulement d’une crise de pietas erga deos, mais aussi d’une crise de pietas erga patriam, de pudor, de pudicitia et de fides.
316Enfin, la comparaison de la résolution des trois crises révèle aussi la gravité plus élevée de la superstition des Bacchanales. Tite-Live consacre trois paragraphes pour décrire les mesures diverses prises contre cette secte à Rome et en Italie (Liv. 39.17-19). La nécessité d’avoir recours à des mesures aussi nombreuses et diverses, ce qui n’a pas été le cas pour la crise de 213 et encore moins pour celle de 428, montre que la résolution de la crise de 186 a été beaucoup plus difficile. Les mesures et les châtiments décidés par le Sénat ne mènent pas non plus à la réconciliation du peuple. Ce qui règne dans la cité est la terreur : Contione dimissa terror magnus Vrbe tota fuit561. La raison de cette frayeur a sans doute été la sévérité des punitions, la peine capitale n’étant pas exclue. Les récompenses attribuées à Aebutius et à Hipsala sont les seuls éléments positifs (Liv. 39.19.4-5). Il s’agit sans doute de la fin heureuse conforme aux stéréotypes du roman que Tite-Live a construit autour des deux héros. Or, au niveau de la cité, aucun élément ne permet d’affirmer qu’une fin heureuse clôt l’affaire. Les Bacchanales furent réprimées, mais la complexité, le caractère inédit et la difficulté de faire face à cette superstition montrent que Rome entra dans une nouvelle phase.
317Par conséquent, la première moitié du livre XXXIX, comportant le récit de la conduite de Manlius et de l’affaire des Bacchanales, est construite de façon à mettre en valeur ces derniers événements comme le début de la décadence. Pendant toute la période entre la Guerre d’Hannibal et l’année 187, le terrain est préparé pour “l’insémination” des germes de la décadence à partir du livre XXXIX. Vers la fin du même livre, une déclaration d’Hannibal peu avant sa mort corrobore la conviction que Rome est entrée dans la phase de sa décadence. Le roi de Bithynie Prusias livra son hôte aux Romains. Hannibal, entouré de toutes parts par l’armée romaine, prononça les mots suivants avant de se faire donner le poison :
9. Liberemus, inquit, diuturna cura populum Romanum, quando mortem senis expectare longum censent. 10. Nec magnam nec memorabilem ex inermi proditoque Flamininus uictoriam feret. Mores quidem populi Romani quantum mutauerint uel hic dies argumento erit. 11. Horum patres Pyrrho regi, hosti armato exercitum in Italia habenti, ut a ueneno caueret praedixerunt ; hi legatum consularem qui auctor esset Prusiae per scelus occidendi hospitis, miserunt562.
318Il est difficile de savoir si ces affirmations ont été une invention de Tite-Live ou s’il les a déduites d’une autre source563. Force est pour autant de constater qu’elles s’accordent bien avec sa vision historique. Malgré ses vices, Hannibal est peut-être le personnage le mieux placé pour affirmer la dégradation morale de Rome. Il s’affronta aux Romains, lorsque les vertus ne leur faisaient encore aucun défaut. Dix-huit ans après la guerre, le changement opéré dans leurs mores devint manifeste. L’allusion à la mutation des mores reprend la problématique du prologue, dans lequel la décadence se reflète dans le changement des mores.
Les prolongements des deux affaires dans les livres XXXIX-XLV : l’affirmation plus manifeste des tendances décadentes
319Le récit dans les livres XXXIX-XLV confirme que la dégradation morale et politique de la res publica s’est accélérée. Les tendances observées durant la période précédente et qui caractérisent en partie les épisodes inaugurant la décadence semblent s’affirmer de façon encore plus nette dans les derniers livres conservés de l’AVC. Tite-Live accorde une place importante à des épisodes qui illustrent le progrès de l’auaritia et de la luxuria, du relâchement de la discipline militaire, de l’ambition et du comportement cruel et cupide envers les alliés et les peuples soumis. Or, l’examen de ces épisodes montre que malgré la réalité de la décadence morale, Rome continue à respecter quelques principes moraux.
L’auaritia, la luxuria et l’ambitio
320Plusieurs passages montrent que le luxe et la cupidité se sont propagés progressivement. La magnificence et la variété des jeux du cirque donnés à cette époque sont rapportés comme un signe du progrès du luxe564, même s’ils étaient encore moins grandioses que les jeux qu’on donnerait plus tard565. L’activité des censeurs de 184-179, Valerius Flaccus et Porcius Caton, contre le luxe des particuliers témoigne aussi de sa propagation (Liv. 39.44.1-4). Néanmoins, Rome n’est pas encore complètement corrompue par le luxe. Les sarcasmes des jeunes Macédoniens contre le style sobre de Rome qui n’avait ni monuments ni maisons assez remarquables pour la décorer (Liv. 40.6.7), reflètent cette réalité. Le luxe s’introduisit au sein de la Ville, mais Rome est encore loin de ressembler à une cité enivrée de son abondance. L’expansion du luxe sera progressive, conformément à la théorie du prologue.
321La corruption engendrée par la richesse se décèle également dans les triomphes. Comme dans les livres précédents, les débats autour de l’attribution ou non des triomphes montrent aussi que les ambitions individualistes font de plus en plus jour. Ce double aspect des triomphes apparaît, comme il a été déjà noté, au début du livre XXXIX, concernant les triomphes de Fulvius et de Manlius. De même, à son retour d’Espagne, le proconsul L. Manlius demande le triomphe au Sénat, mais on décide de lui décerner l’ovation, lors de laquelle il fait porter devant lui de grandes quantités d’or et d’argent (Liv. 39.29.4-6). Cependant, les débats de ce type sont relativement diminués dans ces livres. Tite-Live s’intéresse plutôt à la richesse rapportée à Rome lors des autres triomphes sur l’Espagne566, sans faire apparaître dans ces triomphes des objets de luxe, comme dans les triomphes de Fulvius et de Manlius. Le fait qu’il s’agissait des triomphes sur l’Espagne et non sur la Grèce ou l’Orient, régions renommées pour leur luxe, peut expliquer cette absence.
Paul-Émile, une résistance à ces tendances : le débat sur son triomphe, une crise résolue ?
322À cause de sa complexité, le triomphe de Paul-Émile sur la Macédoine doit être examiné à part. La question de l’attribution de triomphe au général fait également l’objet d’un débat. Les premiers problèmes dans les relations entre Paul-Émile et son armée commencent à apparaître à propos du butin du roi Persée. Comme on le verra dans la section suivante, Paul-Émile mène le pillage des villes d’Épire conformément au ius belli. Ses soldats, malgré le riche butin qu’ils enlevèrent, s’indignaient de ne pas avoir pris part aux dépouilles du roi. Tite-Live rejette clairement la faute sur la cupidité des soldats : Paulus ad mare Oricum descendit nequaquam, ut ratus erat, expletis militum animis, qui, tamquam nullum in Macedonia gessissent bellum, expertis regiae praedae esse indignabantur567. Ainsi apparaît Paul-Émile, comme un chef qui suscite le mécontentement de la foule à cause de sa volonté de réprimer sa cupidité, en ne permettant pas un autre pillage.
323Au retour de l’armée à Rome, Sulpicius Galba, tribun d’une légion, harangue les soldats et s’oppose au triomphe, en évoquant la sévérité du général et le fait qu’il n’avait pas distribué suffisamment de butin aux soldats (Liv. 45.35.8-9). L’opinion de Tite-Live est claire : les accusateurs étaient motivés par la jalousie (inuidia) ; Paul-Émile avait rétabli la discipline militaire à l’antique et mis un frein à l’avidité des soldats pour pouvoir rapporter des richesses au trésor public (Liv. 45.35.5-6). Les premières tribus votent contre le triomphe. Face à ce résultat, les principaux citoyens reprochent aux délateurs de s’être livrés à la licence et à la cupidité (licentiae auaritiaeque) des soldats à cause de leur ambitio (Liv. 45.36.8). M. Servilius prononce un discours en faveur de Paul-Émile, dans lequel il reprend ces arguments568 ; il fait aussi l’éloge de la seueritas imperii du chef, grâce à laquelle il réussit à rétablir la discipline militaire et à éviter toute sédition au sein de son armée (Liv. 45.37.1-2). L’orateur réussit à convaincre les Romains, et le triomphe est décerné au vainqueur de Pydna. Le débat sur ce triomphe inverse le stéréotype de ce type de controverses : l’ambition et la cupidité ne concernent plus le général vainqueur, mais les accusateurs.
324Or, il ne s’agit peut-être pas de la seule originalité de l’affaire. Lors du départ de Paul‑Émile de la Grèce, Tite-Live expose le butin fait sur la Macédoine, ce qui suscita l’admiration de la foule (Liv. 45.33.5-7). M. Servilius, dans son plaidoyer évoque aussi les nombreux objets de luxe rapportés par le général (Liv. 45.39.5). Ces éléments prédisposent le lecteur pour la richesse du triomphe. Or, alors que Tite‑Live ouvre le récit sur le triomphe, en s’interrogeant sur la quantité exacte d’or et d’argent rapportée et ne doutant pas qu’il s’agissait d’une somme énorme, il ne mentionne pas un seul objet de luxe et n’insiste que sur la gloire et la majesté de Paul-Émile (Liv. 45.40.1-4). La disparition d’un feuillet contenant sans doute la fin du discours de Servilius, le vote du triomphe et une partie du triomphe empêche de tirer des conclusions solides. Il est fort probable que Tite-Live a énuméré dans cette partie perdue du récit des objets raffinés, qui apparaissent dans d’autres sources569.
325Ainsi il est possible que le triomphe de Paul-Émile ait été présenté comme une manifestation du progrès du luxe à Rome. Cependant, contrairement à Manlius qui permit à ses soldats de contaminer la cité avec des habitudes et des objets raffinés, Paul-Émile essaya de contenir la cupidité de ses soldats. Quant à l’ambition, elle concerne les adversaires du chef et fut finalement réprimée grâce aux qualités de Paul-Émile. C’est l’appel à la vertu du général dans le discours de Servilius qui convainquit les Romains de lui décerner le triomphe. Donc, l’enseignement que le lecteur tire de l’examen de l’épisode est que la cupidité et l’ambition étaient une réalité incontestable, mais le charisme du chef les a réprimées. De cette façon, la crise suscitée par ces passions fut résolue à cause de la vertu de Paul-Émile, mais aussi du peuple qui ne prêta pas l’oreille aux démagogues.
326L’état lacunaire du récit ne nous permet pas d’affirmer si la résolution de la crise se reflète dans la structure de l’épisode. Il est possible que Tite-Live ait ajouté une scène de réconciliation entre la fin du discours de Servilius et le triomphe. Plutarque, lorsqu’il rapporte les réactions provoquées par le discours, semble résumer un récit de ce type : Οὕτω φασὶν ὑπὸ τῶν λόγων τούτων ἀνακοπῆναι καὶ µεταβαλεῖν τὸ στρατιωτικόν, ὥστε πάσαις ταῖς φυλαῖς ἐπικυρωθῆναι τῷ Αἰµιλίῳ τὸν θρίαµβον570. Le biographe se réfère ensuite aux préparations – religieuses et autres – du peuple pour le triomphe (Plut., Aem., 32.2-3). On ne peut pas savoir dans quelle mesure Plutarque tire son récit de Tite-Live, mais l’épisode présente les mêmes caractéristiques qu’une scène de réconciliation chez le Padouan : un discours modéré change les opinions du peuple et ramène la concorde. En faveur de l’existence d’une telle scène semble plaider la réaction du peuple au discours de Paul-Émile après son triomphe : Haec tanto dicta animo magis confudere audentium animos, quam si miserabiliter orbitatem suam deflendo locutus esset571. L’autorité du chef auprès de la foule semble incontestable.
327Le luxe fut donc introduit à Rome par Manlius, mais son progrès pendant la période relatée dans les livres XXXIX-XLV est lent, car Paul-Émile s’efforça de le réfréner. Deux triomphes suivirent celui de Paul-Émile : celui de Cn. Octavius et celui de L. Anicius. Le triomphe naval d’Octavius n’était pas riche (Liv. 45.42.2-3). Celui d’Anicius sur les Illyriens, malgré la richesse du butin pris (Liv. 45.34.5 sq.), est un cas particulier. En effet, Tite-Live souligne qu’il ne peut pas être comparé avec celui de Paul-Émile à plusieurs égards : prestige des généraux, prérogatives du pouvoir, dépouilles, richesses et récompenses (Liv. 45.43). Les deux triomphes ne s’inscrivent donc pas de la même façon dans la propagation du luxe.
Le relâchement de la discipline militaire et civique et les chefs ambitieux
328Le relâchement de la discipline militaire est une autre question relative aux expéditions en Orient, qui témoigne des nouvelles tendances décadentes. Le comportement de Manlius devient banal dans les livres XXXIX-XLV. En 182, dans la province d’Espagne, en raison d’une maladie du préteur, les soldats se laissent aller au repos et à la mollesse et tous les liens de la discipline sont relâchés (Liv. 40.1.4). Dans une autre affaire, M. Fulvius Nobilior, tribun militaire en Ligurie, licencia sa légion. A. Postumius, ayant appris la nouvelle, courut sur les traces des soldats licenciés, châtia ceux qu’il put arrêter et les ramena à Pise572.
329La désobéissance des soldats envers le consul C. Claudius est un cas différent : c’est le chef, plutôt que les subordonnés, qui a transgressé les règles devant régir les rapports entre le commandant et son armée. Après avoir appris la fuite de l’armée de M. Junius et d’A. Manlius en Histrie, Claudius se rendit dans sa province, sans avoir prononcé les vœux et sans en prévenir les autorités. Les soldats refusèrent alors d’obéir à ses ordres et le forcèrent à rentrer à Rome pour accomplir ses devoirs religieux, avant de revenir (Liv. 41.10).
330En outre, les commissaires chargés de mener une enquête sur la conduite de l’armée en Macédoine rapportent que les rangs d’Aulus Hostilius étaient dégarnis par suite de congés accordés pour gagner la faveur des soldats (Liv. 43.11.10). Il est donc clair que le relâchement de la discipline est lié aux ambitions des commandants. Cela est confirmé par la difficulté des consuls de 169 à enrôler des soldats pour la Macédoine. Les préteurs soulignent que la raison en était l’ambitio des consuls qui n’osent obliger personne à s’enrôler. On réussit à compléter les forces de l’armée après un appel des préteurs (Liv. 43.14).
331Dans le même cadre, le Sénat a du mal à contrôler des chefs ambitieux qui prennent des initiatives sans en prévenir les autorités. Outre le cas de C. Claudius, le consul C. Cassius quitte la Gaule pour passer en Macédoine ; le Sénat nomme une commission pour rejoindre le consul et lui interdire d’entreprendre une autre guerre que celle que le Sénat lui avait confiée (Liv. 43.1.4-12). La répartition des troupes, l’attribution des provinces aux magistrats élus et la conduite générale de ces derniers pendant leur mandat soulèvent de vifs débats573. De plus, la brigue est une réalité dans la vie politique. Le récit contient plusieurs exemples d’hommes qui s’efforcent d’obtenir le pouvoir ou d’en priver un adversaire en ayant recours à des manœuvres ambitieuses parfois violentes574. L’assassinat du consul Calpurnius Pison par sa femme Quarta Hostilia, pour faire nommer consul à sa place son fils Fulvius Flaccus, illustre la violence de la vie politique (Liv. 40.37.5-7). La promulgation des lois contre la brigue montre la nécessité de mettre un frein à ces méthodes (Liv. 40.19.10, 44.1).
332Les initiatives inédites du préteur Juventius Thala témoignent aussi du développement de l’ambition. Le préteur essaie d’exciter le peuple, pour déclarer la guerre contre les Rhodiens, en espérant qu’on lui confierait le commandement de la flotte. Juventius introduisit aussi un précédent nouveau et dangereux (nouo maloque exemplo), en demandant au peuple s’il ordonnait qu’on déclarât la guerre, sans consulter le Sénat et les consuls (Liv. 45.21). C’est à ces initiatives que font allusion dans leur discours les Rhodiens, lorsqu’ils évoquent des hommes ambitieux qui cherchent à séparer le peuple du Sénat, afin de flatter le peuple et de servir leurs buts (Liv. 45.23.9).
333Ainsi l’ambition est un vice particulièrement manifeste pendant cette période, à cause duquel plusieurs discordes ont éclaté. Bien que dans la plupart des cas un arrangement qui a mis fin à ces crises, ait été trouvé, Tite-Live n’insiste pas sur la résolution de ces tensions, comme dans les premières décades. Le relâchement de la discipline militaire apparaît comme un symptôme de la domination des ambitions individualistes dans la vie politique de Rome.
334De l’autre côté, dans quelques cas, la discipline militaire fut rétablie. L’historien indique que contrairement à l’Asie, la dureté de la Ligurie a maintenu la discipline de l’armée romaine (Liv. 39.1). Dans le récit de la guerre contre les Histriens, le laisser-aller des barbares est mis en opposition avec la belle conduite de l’armée romaine (Liv. 41.2.12 sq.). Pour sa part, le consul Aulus Hostilius, dont on a évoqué le comportement licencieux, a su du moins substituer à une licence effrénée, toute la sévérité de la discipline militaire575.
335Or, c’est grâce à Paul-Émile que la discipline s’est de nouveau imposée au sein de l’armée en Macédoine. Après avoir annoncé une série de réformes visant à rétablir la discipline militaire (Liv. 44.33), Paul-Émile prononce un discours devant ses soldats, dans lequel il énonce les principes qui doivent régir les rapports entre le chef et les soldats :
2. unum imperatorem in exercitu prouidere et consulere, quid agendum sit, debere, nunc per se, nunc cum iis, quos aduocauerit in consilium ; qui non sint aduocati, eos nec palam nec secreto iactare consilia sua. 3. Militem haec tria curare debere, corpus ut quam ualidissimum et pernicissimum habeat, arma apta, cibum paratum ad subita imperia ; 4. cetera scire de se dis immortalibus et imperatori suo curae esse. In quo exercitu milites consultent, imperator rumoribus uulgi circumagatur, ibi nihil salutare esse576.
336Tite‑Live se focalise sur les réactions aux avis sévères du général, de façon à attribuer une valeur d’exemple à la capacité de Paul-Émile à imposer son autorité : les vieux soldats avouent que c’était la première fois qu’ils ont appris leurs devoirs ; les soldats manifestent leur assentiment aux avis du consul : personne ne reste oisif, mais tous se préparent pour la bataille (Liv. 44.34.6-8). Selon Tite-Live, on pouvait facilement comprendre que ces soldats allaient soit remporter une victoire glorieuse, soit avoir une mort glorieuse (Liv. 44.34.9). La victoire de Pydna confirme la validité du discours de Paul-Émile qui apparaît ainsi comme un exemple de commandant, un restaurateur de la discipline détériorée par ses prédécesseurs577.
337En même temps, les déclarations de Paul-Émile révèlent nettement sa moderatio : loin de marquer son intention d’exercer un pouvoir absolu, le héros ne manque pas de préciser qu’il sera aidé par d’autres qui seront convoqués à son conseil. Avant son départ pour la Grèce, il avait d’ailleurs souligné devant le peuple qu’il tiendrait seulement compte des conseils des hommes qui connaissaient l’art militaire (Liv. 44.22.11-12). Ces principes de gouvernement seront mis à l’épreuve un peu plus tard, lorsqu’un de ses lieutenants, Scipion Nasica, ose s’opposer à la décision du général de ne pas attaquer l’ennemi à l’improviste. La réponse de Paul-Émile tend à réaffirmer la nécessité que les soldats se soumettent à l’autorité du chef et illustre aussi la moderatio du chef :
12…‘et ego’ inquit ‘animum istum habui, Nasica, quem tu nunc habes, et, quem ego nunc habeo, tu habebis. 13. Multis belli casibus didici, quando pugnandum, quando abstinendum pugna sit. Non operae est stanti nunc in acie docere, quibus de causis hodie quiesse melius sit. Rationes alias reposcito ; nunc auctoritate ueteris imperatoris contentus eris’578.
338La réaction de Nasica illustre le charisme de Paul-Émile : Conticuit adulescens : ‘haud dubie uidere aliqua impedimenta pugnae consulem, quae sibi non apparerent’579. La stratégie du général qui consistait à différer la bataille, continue à susciter le mécontentement des soldats. Paul-Émile réussit à apaiser ces réactions, en expliquant sa stratégie dans un discours (Liv. 44.37.10-39.9). Une partie des soldats est convaincue par ces arguments, alors que les autres ne voulaient pas blesser le général (Liv. 44.40.1). Ces réactions confirment l’autorité incontestable du chef. Il s’ensuit, en somme, que le général, grâce à son charisme et sa moderatio, parvient à contenir dans certaines limites le relâchement de la discipline militaire.
La cupidité, la cruauté et le manque de fides dans la politique étrangère romaine
339Le dernier élément qui illustre la détérioration des mores est le comportement cruel et avide envers les alliés et les peuples soumis. Le premier exemple en est la cruauté du consul L. Quinctius Flamininus en Gaule. Tite-Live rapporte deux versions de l’affaire, qui selon l’auteur impliquent également la débauche et la cruauté580. Le consul a exécuté un Gaulois, pour prouver par ce spectacle sa complaisance soit, selon Caton, à son amant, soit, selon Valerius Antias, à une courtisane. Tite-Live a recours à la définition de la crudelitas, comme le plaisir de voir le sang couler581 pour expliquer le caractère inouï des actes de Flamininus :
4. Facinus, siue eo modo, quo censor obiecit, siue, ut Valerius tradit, commissum est, saeuum atque atrox, inter pocula atque epulas, ubi libare diis dapes, ubi bene precari mos esset, ad spectaculum scorti procacis, in sinu consulis recubantis, 5. mactatam humanam uictimam esse et cruore mensam respersam…582
340Le censeur M. Porcius Caton exclut Flamininus du Sénat, mais, malgré la punition de ce comportement, Tite-Live n’en souligne pas moins le caractère inédit. La conduite des magistrats envers les alliés devient aussi de plus en plus cruelle et avide dans les livres XLII‑XLIII583. Le consul L. Postumius, envoyé en mission en Campanie, présenta une série d’exigences inédites pour son séjour à Préneste, alors que ses prédécesseurs n’imposaient ni charge ni dépense aux alliés. Tite-Live conclut l’affaire en indiquant que le silence qu’ont gardèrent les Prénestins donna le droit aux magistrats de renouveler de façon de plus en plus dure ce type d’exigences (Liv. 42.1.6-12). Dans une autre affaire, le censeur Fulvius Flaccus emporta le toit du temple de Junon Lacinia à Bruttium afin d’embellir le temple de Fortune équestre qu’il bâtissait en exécution d’un vœu. Ce sacrilège suscita l’indignation du Sénat qui ordonna le replacement des tuiles, ainsi que des sacrifices expiatoires à Junon584.
341La sévérité excessive du consul C. Popilius Laenas vis-à-vis des Statellates, un peuple ligure qui s’était rendu à la fides des Romains, scandalise le Sénat qui demande la réparation des torts faits à ce peuple. Le consul refuse d’y obéir et demande l’annulation de la décision et l’attribution des honneurs, mais sans convaincre le Sénat (Liv. 42.8-9). La tension entre d’un côté, le consul et de l’autre, le Sénat et les tribuns de la plèbe se poursuit (Liv. 42.10.9-12) à cause d’une nouvelle guerre déclarée par le consul contre ce peuple. Une loi est votée qui ordonne la reconnaissance de la liberté des Statellates. Popilius est contraint de comparaître devant le Sénat, mais réussit à échapper au jugement par un subterfuge (arte fallaci)585.
342Le relâchement de la fides se manifeste aussi dans une autre affaire. Q. Marcius et A. Atilius, à leur retour de la Grèce, où ils avaient été envoyés comme délégués, exposent au Sénat les résultats de leur mission (Liv. 42.47) : ils trompèrent le roi par une trêve et par l’espoir de la paix, ce qui donnait aux Romains le temps de préparer la guerre. Cette conduite, approuvée par une partie du Sénat, fut rejetée par les plus anciens qui gardaient encore le souvenir du mos antique (ueteres et moris antiqui memores)586. Tite‑Live rapporte en détail les arguments de ces derniers qui reprochaient aux délégués d’avoir délaissé la fides et la uirtus romaines, pour suivre ces pratiques rusées, caractéristiques des Carthaginois et des Grecs. Ces contestations ne convainquirent pas l’assemblée de redéfinir sa politique. L’explication qu’en donne Tite-Live, révèle la dégradation de la politique étrangère qui n’était plus régie par le sentiment d’honneur : uicit tamen ea pars senatus, cui potior utilis quam honesti cura erat587.
343Au début du livre XLIII, plusieurs délégations de peuples étrangers se plaignent devant le Sénat du traitement cruel et avide des magistrats romains. Dans chaque cas, le Sénat ouvre une enquête et prend des mesures pour réparer le tort infligé aux populations588.
344Il s’ensuit que dans les livres XLII-XLIII, le Sénat et le peuple romain réussissent le plus souvent à punir les excès des magistrats et à dédommager les peuples de l’injustice infligée589. Néanmoins, les exceptions à cette règle, la multiplication de ce type d’affaires, ainsi que l’abandon progressif de la fides comme principe de gouvernement590 ne laisse pas douter de la détérioration de la politique étrangère. Cette dernière n’apparaît pourtant pas encore comme un impérialisme sans freins. À maintes reprises, des orateurs étrangers font l’éloge de la politique juste, clémente et courageuse de Rome591. Dans plusieurs cas, Tite-Live indique que les Romains respectent encore ces principes592.
345Dans les livres XLIV-XLV, les éléments qui révèlent la dégradation de l’impérialisme romain tendent à disparaître. Quelques indices permettent de lier cette évolution à la présence de Paul-Émile qui réussit à réfréner la cupidité et la cruauté contre les peuples vaincus. On a vu plus haut que Paul-Émile a réprimé l’avidité de ses soldats. Cette attitude ferme du consul de 168 se reflète aussi dans sa conduite clémente envers les Grecs. En parcourant la Grèce, il ne fit aucune enquête sur les sentiments que chacun avait manifestés à l’égard des Romains pendant la guerre, pour ne pas susciter la peur aux alliés (Liv. 45.28.6). De plus, il punit les excès des magistrats romains contre les populations grecques. Lorsqu’il apprit l’exécution en Étolie de 550 citoyens avec la collaboration de l’armée romaine, l’exil d’autres et la confiscation de leurs biens, Paul-Émile décida d’acquitter les coupables Étoliens et de condamner seulement le chef de la garnison romaine, A. Baebius (Liv. 45.28.7-8, 31.2). En outre, il blâma fortement C. Sulpicius d’avoir permis à ses soldats d’enlever les tuiles des murs à Amphipolis pour en couvrir les quartiers d’hiver, et ordonna de reporter les tuiles et de rétablir les parties non couvertes dans leur état antérieur (Liv. 45.28.9-10).
346Le pillage de l’Épire est une affaire plus complexe. L’auteur n’émet pas de jugement positif ou négatif par rapport à ces actions593. Paul-Émile envoya d’abord P. Nasica et Q. Maximus piller les Illyriens qui avaient apporté de l’aide à Persée (Liv. 45.33.8). Il écrivit ensuite à Anicius, en lui signalant que le Sénat avait donné comme butin à son armée les cités d’Épire qui avaient fait défection à Persée (Liv. 45.34.1). En répétant à deux reprises que les villes soumises à ce droit avaient appuyé Persée, l’historien laisse entendre que leur ravage fut conforme au ius belli. Rien ne permet d’affirmer que Paul-Émile n’était pas d’accord avec cette décision du Sénat594. La grande quantité du butin, ainsi que l’asservissement de 150 mille captifs sont mentionnés, mais sans aucun jugement (Liv. 45.34.5-6). Ce silence constitue sans doute une approbation tacite de ces actions, vu que, comme il a été signalé à plusieurs occasions, l’auteur ne manque pas de marquer sa distance par rapport à des actes de magistrats ou de l’armée. De même, l’historien ne fait mention d’aucun acte de cruauté lors de l’attaque, et donne l’impression que le pillage fut exécuté de façon paisible595.
347Contrairement au récit de Plutarque, rien dans la narration livienne ne permet d’affirmer ni que Paul-Émile agit contrairement à son caractère clément et vertueux596, ni que le pillage de ces villes nuisit au renom de Rome597. En effet, le général se soumet à la volonté du Sénat, qui est conforme au ius belli : ces villes devraient être punies pour avoir fait défection en faveur de Persée. Ce n’est pas Paul-Émile qui fait preuve de cupidité, mais les soldats qui, même après le pillage, ne sont pas satisfaits du butin (Liv. 45.34.7) ; le général ne cède pas à ces plaintes et passe en Italie, sans avoir distribué plus de butin ni ordonné le pillage d’autres villes. L’idée qui ressort donc est que Paul-Émile a contenu la cupidité des soldats, au lieu de compromettre les relations avec les peuples vaincus.
348Il s’ensuit que dans le livre XLV, Paul-Émile réussit à réfréner la dégradation de la politique étrangère de Rome598. Ses efforts s’inscrivent dans la même direction que l’activité – pas toujours efficace – du Sénat et du peuple romain dans les livres XLII-XLIII. La détérioration des relations de Rome avec les autres peuples à cause de la cupidité, de la cruauté et de l’abandon de la fides, est donc un symptôme qui témoigne de la dégradation morale de la res publica, mais plusieurs forces réussissent souvent à réprimer cette tendance.
Les crises résolues et les commentaires sur les mores exemplaires
349Il a été montré que, malgré la présence intense de nouvelles tendances, la résistance à chacun de ces aspects de la dégradation morale et politique est aussi forte, le rôle de Paul‑Émile étant central à ce propos. D’autres éléments semblent aussi plaider en faveur de l’idée que la décadence durant cette période, quoique incontestable, n’est pas encore totale.
350Tout d’abord, le schéma des crises résolues persiste, même de façon beaucoup moins constante. Comme nous l’avons vu, la perte d’une partie du livre XLV nous a probablement privés d’une scène de réconciliation entre Paul-Émile et le peuple après le débat sur le triomphe du chef. Ce type de construction apparaît dans deux autres épisodes. Le premier est la discorde entre les censeurs Aemilius Lepidus et Fulvius Nobilior (Liv. 40.45.6-46.16). Après leur élection, on craint que leur haine implacable599 devienne un obstacle à l’exercice de leur pouvoir. Q. Caecilius Metellus demande aux censeurs de se réconcilier pour le bien commun. Les deux hommes sont finalement convaincus, malgré leur hésitation initiale. La réconciliation est scellée par une scène de joie : les censeurs s’engagent à laisser de côté leur haine et sont conduits au Capitole au milieu d’applaudissements. Le Sénat comble d’éloges les principaux citoyens pour leur médiation et les censeurs pour leur déférence (Liv. 40.46.14-15). Les deux hommes montrèrent la sincérité de leur réconciliation dans l’exercice harmonieux de leur charge (Liv. 40.51.1 sq.).
351Dans le livre XLII, lors de l’enrôlement pour la guerre contre Persée, un différend s’est produit entre les anciens primipiles et les tribuns militaires. La discorde est apaisée grâce à l’intervention modérée de l’un des primipiles, Sp. Ligustinus, qui se soumet à l’autorité des tribuns. L’épisode se clôt avec une scène de réconciliation : le consul et le Sénat font l’éloge de Ligustinus ; les tribuns lui assignent le rang de primipile et les autres centurions se soumettent avec docilité au recrutement (Liv. 42.32.6-35.2).
352En outre, quelques passages tendent à nuancer l’éloignement par rapport à la religion, comme ce dernier a été mis en évidence dans l’affaire des Bacchanales. L’épisode des livres dits de Numa est révélateur à ce titre600. En 181, en creusant au pied du Janicule, on trouva deux coffres : le premier, qui selon l’inscription était censé contenir le cadavre de Numa, était vide, le corps ayant sans doute été anéanti par le temps ; le deuxième contenait quatorze volumes bien conservés, les sept en latin traitant du droit des pontifes et les sept en grec, ayant pour objet la philosophie. Les livres acquirent une certaine diffusion, mais, quand on s’aperçut que les doctrines professées encourageaient le relâchement de la religion (pleraque dissoluendarum religionum esse), on décida de les brûler. Cette décision montre l’attachement encore fort à la religion ancienne, d’autant plus que Tite-Live est le premier à associer cette mesure au souci de protéger la religion. Cassius Hemina avait donné une explication différente : le préteur Q. Petillius avait brûlé les livres à cause de leur contenu philosophique601. Valère Maxime se range à l’interprétation de Tite-Live, en reprenant son vocabulaire : les livres furent détruits parce qu’ils relâchaient la religion602. L’impression qui ressort de la lecture de l’épisode chez Tite-Live est que les autorités prirent la décision de détruire ces livres d’origine douteuse pour protéger la religion des ancêtres.
353Un autre commentaire confirme aussi l’attachement encore fort des Romains à la religion ancienne. L’historien s’efforce de justifier sa pratique d’inclure dans son récit des listes des prodiges, ce qui le distingue par rapport à l’incrédulité qui caractérise son époque :
1. Non sum nescius ab eadem neclegentia, qua nihil deos portendere uulgo nunc credant, neque nuntiari admodum ulla prodigia in publicum neque in annales referri. 2. Ceterum et mihi uetustas res scribenti nescio quo pacto antiquus fit animus, et quaedam religio tenet, quae illi prudentissimi uiri publice suscipienda censuerint, ea pro indignis habere, quae in meos annales referam603.
354La référence à ces hommes très sages (illi prudentissimi uiri), qui avaient l’habitude de publier des prodiges et de les rapporter dans les Annales, est faite par opposition à la négligence de la religion qui règne aux jours de Tite-Live. En écrivant son histoire, l’historien se détache de l’esprit incrédule de son époque, et se transforme en homme antique (antiquus fit animus)604 et donc pieux et respectueux de la religion antique605. À travers ces réflexions, il est clairement indiqué que l’époque dont il est question dans ces livres était encore caractérisée par le respect envers la religion et les dieux. Selon D. S. Levene, la longue liste de prodiges, qui suit, suggère que la moralité de Rome est à son plus bas depuis le début de la IIIe Guerre de Macédoine. Tite-Live choisit ce point du récit, pour déplorer la négligence des dieux à son époque, afin d’établir un lien entre la décadence en deux périodes : la dégradation morale pendant la Guerre de Persée n’est qu’une phase du déclin qui s’accentuera jusqu’à l’époque contemporaine. L’amélioration qui s’observera dans la suite du récit est temporaire606. Ces réflexions se mettent donc au service du schéma livien de la décadence. Cette dernière a déjà commencé pendant la période rapportée dans ces livres, mais n’est pas encore totale, et est incomparable à la corruption de la Rome contemporaine607.
355Enfin, un commentaire de l’historien tend aussi à montrer que, bien que la décadence ait déjà commencé, la moralité des Romains était encore admirable. Il est question des discussions à Rome concernant les propositions de paix de Persée, que les Romains décident de repousser, malgré les défaites qu’ils avaient subies au début de la guerre :
Summotis his cum consultarent, Romana constantia uicit in consilio. Ita tum mos erat, in aduersis <rebus> uoltum secundae fortunae gerere, moderari animo[s] in secundis608.
Une décadence encore contenue dans des limites chez Tite-Live, une époque idéalisée chez Salluste
356Après l’examen de tous les éléments constitutifs de la décadence, ainsi que des aspects qui montrent que la dégradation morale n’est pas encore totale, il convient de nous interroger sur la place attribuée à la période rapportée dans les livres XXXIX-XLV dans le schéma de la praef., 9. La période située entre la guerre d’Hannibal et le triomphe de Manlius est une époque de préparation du terrain, qui correspond au relâchement insensible de la disciplina (labente deinde paulatim disciplina). Ce laisser-aller est la caractéristique principale de la période qui suit le triomphe de Manlius. Cela se manifeste, comme dans les périodes précédentes, à travers la propagation du luxe et de la cupidité, le relâchement de la discipline militaire lié aux ambitions individuelles, l’impiété et la dégradation de la politique étrangère. Or, outre le fait que ces tendances sont encore plus intenses dans les livres XXXIX-XLV, la construction de la narration au début du livre XXXIX ne laisse aucun doute sur le fait que Rome entre dans une nouvelle phase, celle de sa décadence. Ces données nous permettent de penser que la période postérieure à 187 ne représente plus seulement le relâchement insensible de la disciplina, mais correspond à une nouvelle étape et plus précisément à ce que Tite-Live décrit dans sa préface comme “une sorte de fléchissement des mores” (uelut desidentis mores), qui s’accélérera dans la suite. Plusieurs éléments qui tendent à nuancer la dégradation morale pendant ces années et à souligner la résistance encore opposée aux nouvelles tendances, confirment ce caractère progressif de la décadence. La figure de Paul‑Émile est emblématique à ce titre, puisqu’il réussit à arrêter la poursuite du déclin.
357Ce schéma s’oppose au schéma sallustéen de la décadence : alors que, chez Salluste, l’époque en question correspond à la phase idéale de l’histoire romaine, Tite‑Live y situe le début de la dégradation des mores. Les éléments suivants nous portent à croire que cette opposition à la théorie de Salluste a été intentionnelle : d’une part, Manlius Vulso tient la même place que Sylla chez Salluste, puisque c’est celui qui introduit le luxe, relâche la discipline militaire et fait preuve de rapacité envers les alliés. Le choix de ce personnage pour jouer ce rôle semble avoir été dicté à Tite-Live par la tendance à corriger le schéma de son devancier. Manlius avait d’ailleurs conduit comme Sylla des expéditions en Asie. D’autre part, les analogies esquissées entre les récits de l’affaire des Bacchanales chez Tite-Live et de la conjuration de Catilina chez Salluste semblent s’inscrire dans le même dessein de contester l’idéalisation de cette époque. L’étude des Periochae nous éclairera plus au sujet de la position du Padouan par rapport à la théorie de Salluste sur les étapes de la décadence.
Les Periochae : la position de Tite-Live par rapport aux jalons de Salluste
Méthode de travail
358L’inclusion des Periochae et des fragments des livres perdus dans l’enquête présente comporte un double objectif : d’une part, on examinera, dans la mesure où ces textes fragmentaires et récapitulatifs le permettent, si les tendances observées dans les derniers livres conservés s’accentuent dans les livres perdus. Des comparaisons ponctuelles avec le récit d’auteurs relevant de la tradition livienne seront établies pour éclaircir certaines énigmes posées par les Periochae. On pourra ainsi savoir si le schéma de la décadence graduelle de la préface, est confirmé. D’autre part, il sera utile d’insister sur la façon dont l’épitomateur se positionne par rapport aux repères chronologiques qui correspondent chez Salluste à des étapes de la décadence. De cette façon, il sera possible de voir si la même prise de distance du Padouan par rapport au schéma de Salluste se décèle dans les Abrégés.
359Pour pouvoir répondre à cette dernière question, les événements-clefs de l’histoire chez Salluste devront nous servir de points de repère pour diviser en parties la période rapportée dans les livres perdus. Le découpage en décades sera respecté seulement s’il correspond aux tendances qui se dégagent du récit livien et qui sont liées à la question de la décadence609. Le but sera d’étudier comment le thème central de la décadence aide Tite-Live à organiser sa narration. L’examen de chacune de ces parties nous montrera si le découpage “sallustéen” est pertinent chez Tite-Live. Il convient de commencer avec les Periochae XLVI-L qui couvrent la période des lendemains de la bataille de Pydna jusqu’au début de la IIIe Guerre punique qui a mené à la ruine de Carthage, le point culminant de la décadence chez Salluste.
Les livres XLVI-L : de la victoire à Pydna à la IIIe Guerre Punique : la poursuite du “fléchissement des mores”
360Dans la Periocha XLVI, on ne trouve aucune trace des tendances décadentes des livres précédents. Il semble que Tite-Live se soit plutôt occupé de la consolidation de l’imperium en Orient. Le livre contenait la censure de Paul‑Émile et sa mort qui donna l’occasion à l’auteur de faire l’éloge du désintéressement du grand homme : bien qu’il ait rapporté d’immenses richesses d’Espagne et de Macédoine, sa fortune fut si modeste qu’elle a à peine suffi pour la dot de sa femme610. Ainsi, comme dans les livres XLIV-XLV, les qualités du héros semblent avoir réfréné la dégradation morale aussi dans le livre XLVI (167-160 a.C.).
361Les tendances constitutives de la décadence font à nouveau leur apparition à partir du livre XLVII (159-153 a.C.). Selon le résumé, le livre s’ouvrait avec la discorde, sans doute développée, entre le préteur Cn. Trémellius et le grand pontife M. Aemilius Lépidus. Une amende fut infligée au premier pour s’être opposé de façon contraire au droit (iniuriose) à un grand pontife. La nécessité de faire voter une nouvelle loi sur la brigue (lex de ambitu) illustre le progrès des ambitions individualistes. À la fin de la Periocha, plusieurs préteurs, accusés de cupidité (auaritiae) par les provinciaux, furent condamnés. Donc, la dégradation de la politique étrangère se poursuit, ainsi que les efforts pour punir les excès des magistrats.
362Les Abrégés des livres XLVIII-L (153-148 a.C.), relatant les événements contemporains aux discussions autour de la déclaration de la guerre et aux premières expéditions à Carthage, font ressortir la même image que les livres précédents : la décadence est une réalité incontestable, mais quelques hommes résistent encore contre la détérioration des mores.
363De façon générale, il semble que Rome respecte encore les règles qui doivent régir sa politique étrangère. On peut dégager de la Periocha XLVIII la tendance de l’historien à rejeter sur les Carthaginois le tort pour la reprise des hostilités. L’épitomateur insiste sur certains actes provocateurs commis par les Puniques611 et affirme qu’ils méritaient de se voir déclarer la guerre (Per., 48.26). En revanche, les Romains se montrèrent soucieux de remplir toutes les conditions pour que la guerre soit juste ; c’est seulement lorsqu’on fut convaincu que les Carthaginois ont violé le traité que l’avis de Caton l’Ancien l’emporta sur celui de Scipion Nasica qui déconseillait la guerre (Per., 48.24, 49.3). De même, la déclaration de la guerre contre Andriscus a été probablement analysée comme justifiée : l’épitomateur souligne que ses prétentions au trône de Macédoine se fondaient sur un mensonge (Per., 49.21 sq.).
364En revanche, le jugement porté sur la politique étrangère de Rome semble avoir été moins favorable dans un autre cas. Le tribun de la plèbe L. Scribonius proposa une loi, pour rendre la liberté aux Lusitaniens qui, bien que remis à la fides du peuple romain, avaient été vendus comme esclaves par Servius Galba. Malgré l’appui de Caton à la loi, Galba, soutenu par Q. Fulvius Nobilior, réussit à faire rejeter la loi, en suscitant la pitié à travers des gestes émouvants. Selon le résumé, dans un discours, Galba avoua avoir massacré des Lusitaniens, car il tenait pour certain qu’ils allaient attaquer son armée (Per., 49.17-20). Il est peu probable que Tite-Live ait approuvé la conduite de Galba, qui n’était sans doute pas à la hauteur de la fides romaine612. Il n’est pas non plus certain qu’il ait approuvé son acquittement que Valère Maxime considère comme inspiré par la compassion plutôt que par la justice613.
365Quant aux progrès du luxe, le récit des Periochae permet aussi de dégager la même image : le luxe continue sa propagation, mais on réussit encore à le maintenir dans des limites. Les épisodes suivants ont peut-être illustré cette réalité : Caton fit pour son fils les obsèques les moins coûteuses qu’il pût (Per., 48.6). Avant sa mort, M. Aemilius Lepidus prescrivit à ses fils de lui offrir des obsèques coûteuses et luxueuses (Per., 48.11-12). L’épitomateur conclut l’épisode avec ces mots : imaginum specie, non sumptibus nobilitari magnorum uirorum funera solere614. Si ce commentaire ne résume pas des arguments d’Aemilius, il peut être copié du texte livien ; il rappelle les aphorismes énoncés par Tite-Live, afin d’opposer les mores anciens aux contemporains. Il s’agirait donc d’une opposition entre le luxe manifesté lors des cérémonies funéraires à l’époque de Tite-Live et d’Aemilius. Le luxe donc, tout en étant déjà propagé, rencontre encore la résistance des hommes comme Aemilius et Caton.
366La démolition d’un théâtre à la suite d’un sénatus-consulte à l’instigation de Scipion Nasica, sous prétexte qu’il nuisait à la moralité publique, confirme cette conception615. Il s’agit sans doute du théâtre construit par les censeurs de 154/3 a.C., laquelle initiative Calpurnius Pison avait peut-être reliée avec la fin de la pudicitia616. Sa démolition pourrait donc être analysée par Tite-Live comme un effort pour rétablir les mores antiques617.
367Dans la Periocha Oxyrhynchi L, référence est faite à un certain M. Scantius que l’auteur associe avec quelqu’un qui fut pris en flagrant délit de débauche (Per. Oxy., 50.115-116). L’état extrêmement fragmentaire du texte ne nous permet pas de faire plus d’hypothèses, mais il est possible qu’il ait été question d’un épisode illustrant le relâchement des mœurs sexuelles à cette époque, qu’on chercha peut-être à réprimer avec la promulgation d’une loi618. Pour sa part, l’affaire des empoisonneuses dans la Periocha XLVIII révèle peut-être un certain fléchissement de la pietas familiale, qu’on s’efforce de réprimer. Publilia et Licinia, accusées d’avoir tué leurs maris, d’anciens consuls, furent condamnées à mort (Per., 48.12-13).
368Enfin, Tite-Live s’est sans doute intéressé au relâchement de la discipline militaire dans ces livres. À cause des problèmes dans la guerre, personne ne voulait partir en Espagne. Les tribuns jetèrent en prison les consuls de 151 a.C., parce qu’ils avaient effectué la levée pour la guerre en Espagne avec sévérité et n’avaient pas exempté leurs amis. Le désintéressement de Scipion Émilien a résolu ces problèmes : il proclama qu’il accepterait tout service qu’on lui ordonnerait ; son exemple inspira à tous le goût du service militaire (Per., 48.16-18). Tite‑Live construisit peut-être ici le récit d’une crise résolue par la modération d’un chef.
369La référence aux exploits de Scipion Émilien au début de la IIIe Guerre punique rappelle le récit du début de la IIe Guerre punique dans la troisième décade. À l’instar de Fabius Maximus, Scipion Émilien joue le rôle du chef prudent qui essaie de contenir la témérité des autres généraux, en sauvant souvent l’armée (Per., 49.11-15). Ses succès lui font obtenir la faveur non seulement de Caton l’Ancien, malgré sa haine contre les Scipions, mais aussi de la foule (Per., 49.16). Dans la Periocha L, on lit que le jeune âge de Scipion souleva de vifs débats entre le peuple et les sénateurs, mais à cause de la pression de la foule on l’exempta des lois et on le proclama consul. Le parallèle avec l’élection du jeune Scipion l’Africain, envoyé comme proconsul en Espagne, est clair619. Ainsi il semble que Scipion Émilien ait été présenté comme un chef qui, d’un côté, rétablit la situation dans l’armée romaine, en menant la cité à sa victoire et qui, de l’autre, mit un frein aux discordes suscitées par les ambitions personnelles, en assurant l’unité autour de sa personnalité charismatique.
370Par conséquent, l’analyse des derniers livres conservés peut sans doute s’appliquer également pour les livres XLVIII-L : les tendances constitutives de la décadence continuent à se manifester, mais l’exemple et les exploits de quelques hommes contiennent encore la dégradation morale et politique dans des limites. La personnalité de Scipion Émilien semble jouer un rôle comparable à celui de Scipion l’Africain et de Paul‑Émile, dans le sens où son charisme et ses qualités rétablissent la situation militaire et politique de Rome. Il convient d’examiner si cette conception est confirmée dans les livres suivants.
Les livres LI-LXI : de la destruction de Carthage à la révolution des Gracques. Le point culminant du “fléchissement des mores”
371La sixième décade couvre les événements allant de la destruction de Carthage jusqu’à la révolution des Gracques, qui représente dans le Jugurtha une étape importante dans le processus de déchéance. Tite-Live a choisi de consacrer tout le premier livre de sa sixième décade au sac de Carthage, ce qui montre qu’il a envisagé cette évolution comme un point culminant. Cependant, rien dans le texte des Periochae ne permet d’affirmer que la victoire contre Carthage était analysée comme un moment aussi important que chez Salluste pour ce qui est de la poursuite de la décadence. L’idée que la ruine de Carthage ferait disparaître la crainte des ennemis et amènerait donc la dégradation morale et politique, qui fut énoncée par Scipion Nasica selon Posidonius620, ne figure pas dans le débat entre ce dernier et Caton dans la Periocha XLIX (Per., 49.3). Il est possible que cette omission relève de la négligence de l’épitomateur621, mais en tout cas, il serait infondé d’affirmer qu’un lien entre le sac de Carthage et le déclin ait été établi par Tite-Live. À supposer même qu’une telle corrélation ait existé, elle ne serait sans doute pas directe comme chez Salluste, pour qui cet événement représente le point culminant du déclin, à cause de la disparition du metus hostilis622.
372Dans les livres suivants, consacrés aux guerres en Afrique, en Grèce et en Espagne, les tendances décadentes des décades précédentes se réaffirment, en aboutissant à la révolte des Gracques et à la mort de Scipion Émilien, qui sont analysées comme une étape importante de la décadence. Les informations disponibles ne permettent pas de dégager un lien causal et direct entre la destruction de Carthage et le déclin de Rome, mais seulement un lien temporel et indirect. Il est nécessaire d’examiner dans quelle mesure chacune de ces tendances s’est développée, de façon à aboutir à la révolution des Gracques.
373En ce qui concerne la dégradation de la politique étrangère, de façon générale, les Romains semblent disposer du sens de la justice, contrairement à leurs adversaires623. Néanmoins, dans d’autres épisodes, les Romains ont transgressé les règles qui doivent régir leurs rapports avec les autres peuples. Dans la Periocha Oxyrynchi LII, il est fait mention de la déloyauté des Romains (Romanorum periuria) dans la guerre avec les Lusitaniens (Per. Oxy., 52.146-148). Dans la Periocha LIV, le chef lusitanien Viriathe est tué par des traîtres à l’instigation de S. Caepio624. Tite‑Live n’approuverait sans doute pas les actions de Caepio qui, comme le notera Velleius Paterculus, tua Viriathe plutôt par la ruse que par le courage625. Cet épisode illustrait donc probablement la dégradation de la fides. Dans la même Periocha, les Macédoniens vinrent se plaindre contre le préteur D. Junius Silanus, qui avait pillé la province. Le Sénat confia une enquête à son père T. Manlius Torquatus qui condamna et ensuite renia son fils et n’assista même pas à ses obsèques. Cette affaire indiquait sans doute que malgré la dégradation de la politique étrangère, la résistance à cette réalité fut encore forte626. Dans ce cadre, Scipion Émilien figure comme une exception par rapport à l’auaritia des généraux : alors qu’on avait l’habitude de dissimuler les présents des rois, lui, il ordonna à son questeur d’enregistrer tous les cadeaux qu’il avait reçus d’Antiochus (Per., 57.8).
374En outre, il semble que la destruction de la ville opulente de Corinthe ait joué un rôle dans la propagation du luxe. Bien que Mummius se soit montré d’un total désintéressement, en ne faisant entrer dans sa maison aucun ornement de Corinthe (Per., 52.6), il ne sut pas protéger la cité du luxe corinthien. Selon les Periochae, des statues en bronze et en marbre, ainsi que des tableaux défilèrent lors de son triomphe (Per., 52.14). Mummius répartit en Italie des images des dieux, des statues et des tableaux et en décora aussi Rome627. Ainsi, contrairement aux dépouilles de Carthage, distribuées aux Siciliens, les richesses de Corinthe ont peut-être mis en péril la moralité romaine. La ruine de Corinthe apparaissait donc probablement comme une étape plus importante que le sac de Carthage dans la poursuite de la décadence, ce qui s’oppose au schéma de Salluste qui ne se réfère pas au pillage de Corinthe.
375Le goût de la débauche fit aussi ses progrès : Scipion Émilien dût chasser deux mille prostituées du camp à Numance (Per., 57.2). Le discours que le censeur Metellus Macedonicus prononce, afin de convaincre les hommes de se marier pour avoir des enfants s’inscrit dans ce cadre (Per., 59.8-9). Son initiative fut probablement présentée comme un épisode illustrant dans quelle mesure le goût du plaisir – non seulement sexuel – l’emporta sur la pietas envers la famille et la patrie. Un fragment du discours conservé chez Aulu-Gelle donne un indice que cette affaire serait apte à déplorer cet aspect de la décadence des mores :
Si sine uxore esse possemus, Quirites, omnes ea molestia careremus ; sed quoniam ita natura tradidit, ut nec cum illis satis commode, nec sine illis ullo modo uiui possit, saluti perpetuae potius quam breui uoluptati consulendum est628.
376Metellus reproche à ses compatriotes de se soucier plus de leur plaisir que de l’avenir de Rome. Il est possible qu’une telle critique ait aussi existé dans l’AVC. Un autre élément montre que Tite-Live a associé cette affaire à la dégradation morale : selon la Periocha, Auguste lut ce même discours devant le Sénat, alors qu’il traitait du mariage des ordres, comme s’il avait été écrit pour cette époque629. À supposer que l’épitomateur n’innove pas considérablement par rapport au texte livien, on aurait un aveu intéressant de la part de l’historien : la détérioration des mores a progressé à tel point qu’un discours prononcé à cette époque pouvait être utilisé encore par Auguste qui, à travers sa législation matrimoniale, s’efforçait aussi de porter des remedia qu’on ne pouvait pas supporter630. On ne sait pas si la proposition de Metellus a été approuvée, étant donnée l’opposition forte du tribun Atinius Labeo631. L’allusion aux tentatives d’Auguste tend à montrer qu’à cause de cet échec du censeur, on en est arrivé à l’époque d’Auguste, où l’approbation d’une telle loi devient plus difficile. Plus on avance dans le temps, plus le rétablissement des mores devient difficile.
377Le relâchement de la discipline militaire fut aussi présent pendant la même période. Les cavaliers tentèrent de brûler vif le consul Servilius Caepio (Per. Oxy., 54.195), pour se venger, selon Cassius Dion (D.C. 22.78), de son commandement cruel et des outrages qu’il leur infligea en Espagne. Les punitions sévères imposées aux déserteurs d’Espagne révèlent aussi l’effort pour faire face au manque de discipline632. La conduite des commandants de la guerre de Numance fut l’exemple le plus parlant du développement de cette tendance. Selon la Periocha LVI, la guerre se prolongeait à cause des défauts des généraux (uitio ducum) et on décida donc d’envoyer Scipion Émilien en Afrique (Per., 56.8). Le sens de la formule uitio ducum est éclairé au début de la Periocha LVII : Scipio Africanus Numantiam obsedit et corruptum licentia luxuriaque exercitum ad seuerissimam militiae disciplinam reuocauit633. La première moitié de la Periocha est consacrée aux mesures au moyen desquelles Scipion rétablit la discipline militaire et réprima la licence et le luxe au sein de l’armée. Ainsi Scipion Émilien apparaît comme l’exemple du chef qui réussit à mettre un frein à ces tendances.
378Le relâchement de la discipline est encore associé à l’ambitio de quelques magistrats. Dans le livre LV, pendant que les consuls Cornelius Nasica et Junius Brutus procédaient au recrutement des troupes pour l’Espagne, les tribuns ordonnent de conduire les consuls en prison, parce qu’ils n’ont pas exempté tous les soldats qu’ils voulaient (Per., 55.3). Les prières du peuple ont fait remettre leur punition (Per. Oxy., 55.202-204). L’auteur résume probablement une scène de réconciliation, peut-être unique dans cette décade.
379Plusieurs autres épisodes illustrent le développement de l’ambition et de la violence. Le tribun Claudius Asellus essayait d’empêcher le départ du consul Caepio pour l’Espagne, qui tira son épée et fit reculer le licteur effrayé (Per. Oxy., 54.182-184). Le procès que Scipion Émilien intenta contre L. Cotta resta sans issue, malgré la culpabilité évidente de l’accusé, parce qu’on ne voulut pas céder à l’influence de l’Africain634. En même temps, il semble qu’il devient de plus en plus difficile de contrôler les initiatives des magistrats romains dans les provinces. Ainsi le Sénat juge sans valeur les traités de paix conclus avec les Numantins par Q. Pompée et M. Popilius à leur propre initiative (Per., 54.2, 55.5). Le Sénat ne ratifia pas non plus la paix honteuse du consul C. Hostilius Mancinus qui n’avait pas tenu compte de présages funestes avant son départ et avait donc essuyé une défaite lourde635.
380Le récit des Periochae LVI-LVII laisse supposer une interruption des discordes au sein de la res publica. La présence de Scipion Émilien semble consolider la concorde nationale : le Sénat et le peuple romain lui déférèrent spontanément (ultro) le consulat, malgré la loi qui interdisait à quelqu’un d’être consul une seconde fois (Per., 56.8).
381Les séditions reprennent dans le livre LVIII à cause des lois agraires proposées par Tiberius Gracchus. Cette affaire occupait sans doute la plus grande partie du livre, étant donné que sept chapitres sur les huit de la Periocha lui sont consacrés. Ce choix montre l’importance que Tite-Live attribue à cet épisode. Il est évident que l’historien n’approuvait pas les initiatives de Tiberius qui était poussé, selon l’épitomateur, par le furor (Per., 58.2). Plusieurs éléments indiquent que le tribunat de T. Gracchus a été envisagé comme une crise non résolue, qui a renforcé les tendances décadentes. Tiberius promet la distribution de l’argent du roi Attale à ceux qui ne purent pas recevoir des terres, car il voyait qu’il y avait moins de terres que ce qui pouvait être réparti sans risquer de heurter la plèbe (Per., 58.3). Ainsi on voit apparaître dans un seul épisode plusieurs tendances de la dégradation morale : ambition et complaisance intéressée du chef, excitation de la cupidité du peuple, indifférence et cupidité contre les alliés. Étant donné aussi le traitement long de l’affaire, le tribunat de Tiberius apparaît comme le point culminant de la décadence de la période précédente636. L’allusion dans la Periocha à l’assassinat violent du tribun637 confirme cette conception : la crise n’est pas conclue par une scène de réconciliation, mais par une scène de violence, ce qui montre qu’en réalité, non seulement elle ne fut pas apaisée, mais elle laissera des traces dans la suite.
382Le récit des livres LIX-LX en est un indice. Les séditions violentes se multiplient pour aboutir à la mort suspecte de Scipion Émilien qui s’était vivement opposé aux projets des tribuns (Per., 59.10 sq.). Des émeutes furent aussi provoquées par les triumvirs chargés de la répartition des terres (Per., 59.15-19). La Periocha laisse entendre que l’opposition de Scipion aux triumvirs lui coûta la vie. Sans affirmer cette version638, l’auteur souligne que Scipion qui s’opposait aux triumvirs, était rentré chez lui vigoureux, mais le lendemain fut trouvé mort chez lui. Malgré les soupçons selon lesquels sa femme et sœur des Gracques Sempronia l’empoisonna, aucune enquête ne fut menée au sujet de sa mort.
383Enfin, il est indiqué qu’après son décès, les séditions des triumvirs éclatèrent de façon plus violente. Pour cela une grande partie de la Periocha LX est consacrée aux nouvelles lois pernicieuses (perniciosas aliquot leges) du tribun C. Gracchus (Per., 60.7-8). Comme dans le cas de son frère, c’est la violence qui met fin aux initiatives de Gaius : C. Gracchus avait occupé l’Aventin avec une multitude de gens armés et en fut chassé et tué par le consul L. Opimius, en vertu d’un sénatus-consulte appelant le peuple aux armes (Per., 61.4). Donc, cette crise a aussi été apaisée par le meurtre, ce qui approfondit encore plus la division entre les citoyens. Les excès de L. Opimius restent sans punition : accusé devant le peuple d’avoir fait jeter en prison des citoyens sans jugement, il fut acquitté.
384En somme, la révolution des Gracques marque une nouvelle étape dans l’histoire romaine, caractérisée par la violence. Leurs mesures portent les traces du long processus de décadence : cupidité, ambition, licence et violence sont les traits constitutifs de l’activité des deux frères. La révolte des Gracques apparaît ainsi comme le point culminant de cette “sorte de fléchissement des mores” (uelut desidentis mores), qui commença avec le triomphe de Manlius. L’assassinat de Scipion Émilien qui avait réussi à contenir la dégradation morale surtout au sein de l’armée, semble avoir joué un rôle important à ce titre. De la même façon que la mise à l’écart de l’Africain à la fin du livre XXXVIII laissa la voie ouverte pour que la décadence commence, l’assassinat de Scipion Émilien, à propos duquel aucune enquête n’a été menée, déclencha une nouvelle phase du déclin. Selon le schéma du prologue, il s’agit de la période de “l’affaissement progressif des mores” (deinde ut magis magisque lapsi sint).
385Ainsi, à l’instar de Salluste, Tite-Live a analysé sans doute la révolution des Gracques comme une étape importante de la décadence, car elle a plongé la cité dans un cycle de violence. Cependant, contrairement à Salluste qui considère comme responsables principaux de la sédition la cupidité de la noblesse, et reconnaît des motivations honnêtes aux Gracques, le texte des Abrégés souligne les mauvaises intentions des deux hommes. Le jugement divergent que portèrent Salluste et Tite-Live sur les Gracques reflète la personnalité différente des deux auteurs : le popularis Salluste est enclin à les décharger au maximum, sans pourtant les absoudre complètement, alors que Tite-Live, n’ayant jamais participé à la vie politique, semble suivre l’avis de Varron et de Cicéron : Tiberius divisa la cité en deux factions (bicipitem ciuitatem fecit), ce qui constitua la source des discordes entre les citoyens (discordiarum ciuilium fontem)639. Cicéron voit par ailleurs dans la politique des Gracques, l’origine de la division des citoyens en deux parties (in duas partis – Cic. Rep. 1.19.31). Les Periochae de la décade suivante semblent confirmer le parti anti‑gracchien du Padouan.
Les livres LXI-LXX : de la révolution des Gracques à la guerre de Jugurtha et à la Guerre des alliés : “l’affaissement progressif des mores”
386La septième décade traitait les événements allant de la mort de C. Gracchus jusqu’à la veille de la Guerre des alliés. La guerre de Jugurtha est rapportée au milieu de la décade dans les livres LXIV-LXVI. Cette disposition du récit est probablement influencée par le schéma de Salluste qui analyse la guerre de Jugurtha comme un symptôme du mos partium et factionum après les Gracques et comme l’étape intermédiaire entre ceux-ci et la guerre sociale. Un examen détaillé des Periochae s’impose pour mieux saisir le changement opéré dans les mores après les Gracques, ainsi que la place intermédiaire de la guerre de Jugurtha.
387Comme on l’a déjà vu, la Periocha LXI est consacrée aux événements liés au meurtre de C. Gracchus, marquant ainsi le début de la nouvelle phase de Rome. Les Periochae LXII-LXIII sont très pauvres en renseignements relatifs à la décadence. L’exclusion de trente‑deux sénateurs par les censeurs Caecilius Metellus et Domitius Ahenobarbus dans la Periocha LXII semble témoigner de la division du peuple, instaurée par les Gracques640.
388Dans la Periocha LXIII, on apprend que trois Vestales furent condamnées à mort. Selon l’abréviateur, Tite-Live raconte comment leur délit fut commis, découvert et puni (Per., 63.4). Cette affaire occupait donc une grande partie du récit, contrairement à la pratique de Tite-Live qui consiste à mentionner brièvement les fautes des Vestales641. Selon Cassius Dion, elles avaient plusieurs amants, et le caractère impie de leurs actes suscita l’indignation du peuple (D.C. 22.87). Selon d’autres sources, le délit fut accompagné par des prodiges642. Cela montre que cette affaire pourrait illustrer le relâchement de la piété et la propagation de la débauche pendant cette époque. Chez Plutarque, les augures prévoient qu’à cause de l’atrocité du crime, un désastre était imminent ; il fallait sacrifier deux Gaulois et deux Grecs pour le repousser (Plut., Q.R., 83). Il est probable que le manque de pudeur des Vestales fut présenté comme une sorte de prodige préparant la guerre avec Jugurtha qui commence dans le livre suivant.
389La Periocha LXIV est consacrée aux débuts de la guerre contre Jugurtha (112-110 a.C.). Tite-Live, comme Salluste, semble avoir insisté sur l’auaritia de Calpurnius Bestia et A. Postumius, qui conclurent des traités de paix ignominieux (Per., 64.1, 3). L’épitomateur indique aussi que Jugurtha avait corrompu plusieurs Sénateurs. En reprenant le texte de Salluste (Jug., 35.10), il cite la déclaration du roi numide, lorsqu’il s’enfuit secrètement de Rome : o urbem uenalem et cito perituram si emptorem inuenerit643. L’historien a consacré un livre entier à ces événements, ce qui montre qu’il voulut attribuer une grande importance à la guerre de Jugurtha comme symptôme de la décadence après les Gracques. L’auaritia et l’ambitio des magistrats romains commencent à mettre en danger non seulement le prestige de Rome, mais aussi son existence même : la Ville périra, si elle trouve un acheteur.
390Metellus et Marius tirèrent Rome d’affaire grâce à leurs capacités militaires. Or, rien dans les Periochae LXV-LXVI ne laisse entendre que les deux généraux furent présentés comme des exemples à imiter pour leur vertu, puisque l’épitomateur se focalise seulement sur leurs succès militaires. Aucune mention n’est faite non plus de l’élection de Marius au consulat, tellement importante chez Salluste644. La fin de la guerre avec la trahison de Jugurtha par le roi Bocchus fut rapportée dans le livre LXVI et le rôle de Sylla est souligné par l’auteur de l’Abrégé, sans pour autant porter quelque jugement ni sur Sylla ni sur Marius.
391Les conséquences de la guerre de Jugurtha se font sentir dans la Periocha LXVII. Le succès de Marius entraîna le dérèglement de son ambition et le conduisit à un comportement jusqu’alors inédit : après son triomphe, Marius vint au Sénat en costume de triomphateur, ce que, comme le souligne l’épitomateur, personne n’avait fait avant lui645. À cause de l’incompétence des généraux qui essuyèrent des défaites honteuses dans la guerre contre les Cimbres (Per., 67.1-3), Marius apparaît comme la seule alternative pour affronter les ennemis. L’auteur de la Periocha admet cette réalité : le consulat de Marius fut renouvelé plusieurs années de suite, à cause de la crainte inspirée par la guerre contre les Cimbres646. Or, la crainte de l’ennemi n’a ni assuré la concorde, ni rétabli la moralité, conformément à la théorie sallustéenne ; faute d’autres options, la nécessité du danger offrit l’occasion à un homme ambitieux, mais habile, de prolonger son pouvoir pour affronter le péril.
392L’ambition de Marius se manifeste aussi dans la façon dissimulée (dissimulanter) dont il a brigué son quatrième consulat : il l’a obtenu en affectant de ne pas le briguer647. Dans le livre LXVIII, Tite-Live a également souligné sans doute la duplicité de Marius : des arrière-pensées semblent avoir poussé Marius, d’une part, à ajourner le triomphe sur les Teutons, en attendant de vaincre en même temps les Cimbres648, et d’autre part, à se contenter, après sa victoire avec Catullus sur les Cimbres, d’un triomphe sur les deux qui lui étaient offerts649.
393La victoire de Marius produisit un certain sentiment d’unité dans la cité, puisque même les premiers personnages de la cité, qui pendant longtemps avaient fait preuve de malveillance à son égard, à cause de son statut de homo nouus, avouaient que la république avait été sauvée par lui (Per. 68.8). Or, la présentation de Marius montre que cette concorde n’est pas due à sa vertu, mais seulement à ses capacités militaires. Par ailleurs, Marius va jouer un rôle important dans l’éclatement de nouveaux conflits civils qui mèneront à la Guerre Sociale.
394Plus précisément, l’auteur de la Periocha LXVIII mentionne que le tribun L. Apuleius Saturninus fut élu au tribunat avec le concours de Marius. Il géra le tribunat avec la même violence (per uim / uiolenter) qu’il l’avait brigué et fit voter une loi agraire par la violence (per uim) (Per., 69.1). Metellus Numidicus, refusant d’y prêter serment, partit en exil volontaire à Rhodes. Marius, désigné par l’épitomateur comme responsable de la sédition, lui interdit l’eau et le feu après son départ650. Le meurtre du candidat au consulat C. Memmius força Marius à se dresser contre Saturninus, sans doute par crainte du Sénat et par complaisance intéressée envers le peuple (Plut., Mar., 30.2). L’auteur attribue cette décision au caractère versatile de Marius651. Enfin, Saturninus et son complice Glaucia furent tués et Metellus fut rappelé d’exil avec l’approbation chaleureuse de toute la cité652. Il est probable que l’auteur résume ici une scène de joie et de concorde. Le récit était donc structuré peut-être sur le modèle d’une crise résolue. Cependant, la comparaison avec les autres crises résolues montre que Rome est dans une autre phase de son histoire : à l’origine de la résolution des crises, ce ne sont plus la modération et le charisme, mais la violence entre les citoyens.
395Au début de la Periocha LXX, il est question du procès contre M. Aquilius poursuivi pour concussion. Le proconsul qui avait mis fin à la guerre servile en Sicile, fut absous à cause du geste de M. Antonius : ce dernier, étant en train de terminer la plaidoirie pour sa défense, déchira la tunique qui couvrait la poitrine d’Aquilius, afin de révéler ses cicatrices (Per., 70.1-2). Aurait-on ici le résumé du récit d’une crise résolue ? Selon l’épitomateur, Cicéron est le seul auteur à rapporter cet épisode653. Chez l’Arpinate, M. Aquilius fut acquitté, bien que sa culpabilité eût été prouvée, parce qu’il s’était distingué dans la guerre des esclaves fugitifs (Cic., Flac., 98). Même si l’orateur approuve cette décision, il est peu probable que Tite-Live ait adopté le même point de vue. La décision infondée d’absoudre Aquilius forme peut-être un contraste avec la condamnation manifestement injuste de P. Rutilius qui fut envoyé en exil : l’auteur souligne que sa conduite était sans reproche. Il excita simplement la haine de l’ordre équestre, aux mains duquel étaient passés (depuis les Gracques) les jurys des tribunaux, car comme légat du proconsul C. Mucius, il avait protégé l’Asie des exactions des publicains654. Cet épisode tendait sans doute à montrer que depuis les réformes des Gracques, la justice est devenue peu fiable en raison de la cupidité de l’ordre équestre.
396À la fin de la même Periocha, le tribun de la plèbe M. Livius Drusus a soulevé la plèbe en lui inspirant l’espoir pernicieux de distributions gratuites (Per., 70.11). La démagogie de Livius rappelle évidemment les menées des Gracques. Ce même tribun soulèvera les Italiens au début de la décade suivante, ce qui aboutira à l’éclatement de la Guerre marsique.
397Ainsi, à travers l’allusion indirecte aux méthodes des Gracques à la fin de la septième décade, cette dernière apparaît comme le récit unifié de la dégradation de la vie politique depuis leur tribunat. L’ambition, la cupidité et la violence sont les caractéristiques de la nouvelle époque. L’historien insiste dès lors particulièrement sur la violence civile dans laquelle Rome est plongée à cause de la cupidité et de l’ambition. En revanche, des thèmes mis en valeur dans les décades précédentes, comme le progrès du luxe, le relâchement de la discipline militaire et de la pietas, ainsi que la détérioration de la politique étrangère, ne semblent plus être la priorité de Tite-Live655. En effet, toutes ces tendances préparèrent le terrain pour l’éclatement des séditions violentes à partir des Gracques. L’examen de la septième décade révèle que Rome entra dans une nouvelle phase : la résistance contre la décadence est quasi‑absente ; aucun homme ne semble avoir été présenté comme un personnage exemplaire qui essaya d’arrêter la dégradation morale et politique, à l’instar de Paul-Émile et de Scipion Émilien. Désormais, les hommes vertueux sont marginalisés. Quelques références dispersées portant sur la conduite juste à l’égard d’autres peuples sont le seul élément qui montre que Rome n’a pas encore complètement dégénéré656.
398Tite-Live suit donc dans les grandes lignes le schéma de Salluste. La révolte des Gracques a initié une nouvelle étape dans la décadence de la res publica, qui aboutira à la Guerre des alliés. Comme chez Salluste, la guerre de Jugurtha est un symptôme de la révolution des Gracques et l’étape intermédiaire entre cette dernière et la Guerre sociale. Chez Tite-Live, ce rôle d’intermédiaire est exclusivement presque dû à la présence de Marius qui, à cause de son ambition, a augmenté la violence et les séditions au sein de la cité. L’ambition et le rôle pernicieux de Marius sont également reconnus par Salluste. Néanmoins, contrairement au Padouan, l’ancien popularis Salluste ne peut que souligner aussi la responsabilité de la nobilitas : la guerre de Jugurtha est d’ailleurs importante, car c’est la première fois qu’on s’opposa à la superbia nobilitatis (Jug., 5.1). Tite-Live semble avoir pris ses distances par rapport à cette vision plutôt partisane de l’histoire romaine.
Les livres LXXI-LXXX : de la guerre des alliés à la mort de Marius. Le point culminant de “l’affaissement progressif des mores”
399La huitième décade commence avec l’éclatement de la Guerre sociale et se clôt avec la mort de Marius pendant la Guerre civile qui l’a opposé à Sylla. L’inclusion de deux guerres en une décade qui se termine avec la mort de Marius, montre que pour Tite‑Live, autant que pour Salluste657, les deux guerres ensemble menèrent à l’augmentation du prestige de Sylla et par la suite à sa domination, grâce à de ses victoires. En même temps, la guerre civile entre les deux hommes coïncide avec le début d’une nouvelle phase dans la décadence chez Tite‑Live.
400La première Periocha est consacrée au tribunat de Livius Drusus en 91 a.C. : dans son effort pour réformer quelques mesures des Gracques, Livius ne tarda pas à imiter les méthodes de ces derniers, en faisant voter par la violence (per uim) des lois agraires et frumentaires ; il promit aussi l’octroi du droit de la cité aux alliés. Après le refus du Sénat d’approuver ce projet, les alliés menaçaient de faire défection et Livius fut assassiné. En effet, la violence civile caractéristique de l’époque après les Gracques aboutit à la guerre des alliés.
401Dans les Periochae LXXII-LXXVI, l’attention est portée aux expéditions de la guerre. La tension entre les citoyens continue pourtant à élever des discordes à l’intérieur de Rome658. En outre, la Guerre sociale fut propice à la carrière de Sylla : l’auteur de la Periocha LXXV rapporte que Sylla brigua le consulat en 89, après avoir achevé un nombre d’exploits qu’on avait rarement atteint avant le consulat (Per., 75.7), qui apparaît donc comme une récompense méritée de ses succès. Toutefois, aucune mention n’est faite des autres qualités du général.
402Le livre LXXVII marque le début de la guerre entre Marius et Sylla. L’auteur se réfère aux projets de loi et à la violence exercée contre les consuls Q. Pompée et L. Sylla par le tribun P. Sulpicius à l’instigation de C. Marius, ainsi qu’à l’entrée de Sylla avec son armée dans la ville, d’où il chassa la factio de Sulpicius et de Marius (Per., 77.1). Selon la Periocha, Sylla mit de l’ordre dans les affaires de la cité659. L’image qui ressort de l’abrégé est favorable à Sylla et hostile à Marius. En effet, Sylla fut forcé d’intervenir, parce qu’il fut provoqué par Marius. Cependant, Tite-Live ne considérait sans doute pas Sylla comme quelqu’un d’exemplaire. On verra dans la décade suivante les réserves exprimées quant à la cruauté du général. De plus, un fragment classé dans le livre LXXVII montre que Tite-Live envisageait la guerre civile entre Marius et Sylla comme une nouvelle étape de la décadence :
ὅτι ἐπὶ Σύλλα τοῦ ὑπάτου ὁ ἐµφύλιος Ῥωµαίων ἀνήφθη πόλεµος. Ἐπισηµῆναι δὲ τὴν τῶν µελλόντων κακῶν φορὰν Λίβιός φησι καὶ ∆ιόδωρος. Ἐξ ἀνεφέλου τοῦ ἀέρος καὶ αἰθρίας πολλῆς ἦχον ἀκουσθῆναι σάλπιγγος ὀξὺν ἀποτεινούσης καὶ θρηνώδη φθόγγον. Καὶ τοὺς µὲν ἀκούσαντας ἅπαντας ἔκφρονας ὑπὸ δέους γενέσθαι, τοὺς δὲ Τυρρηνῶν µάντεις µεταβολὴν τοῦ γένους καὶ µετακόσµησιν ἀποφήνασθαι σηµαίνειν τὸ τέρας. Εἶναι µὲν γὰρ ἀνθρώπων ηʹ γένη, διαφέροντα τοῖς βίοις καὶ τοῖς ἤθεσιν ἀλλήλων· ἑκάστῳ δὲ ἀφωρίσθαι χρόνον ὑπὸ τοῦ θεοῦ, συµπεραινόµενον ἐνιαυτοῦ µεγάλου περιόδῳ. Τῆς γοῦν προτέρας περιόδου τελευτώσης καὶ ἑτέρας ἐνισταµένης, κινεῖσθαί τι σηµεῖον ἐκ γῆς ἢ οὐρανοῦ θαυµάσιον, ᾧ δῆλον εὐθὺς τοῖς τὰ τοιαῦτα σοφοῖς γίνεσθαι ὅτι καὶ τρόποις ἄλλοις καὶ βίοις ἄνθρωποι χρώµενοι γεγόνασι καὶ θεοῖς ἧττον ἢ µᾶλλον τῶν προτέρων µέλονται660.
403Ce fragment est tiré de la Souda dont l’auteur semble suivre le récit de Plutarque. L’évocation explicite de Tite‑Live comme source de ces informations nous oblige à tenir compte avec prudence de ce fragment plutôt qu’à le considérer comme suspect661. Le fragment permet de dégager les idées suivantes : le début des guerres civiles fut marqué par des prodiges qui furent interprétés comme l’annonce d’une nouvelle ère, caractérisée par le changement des mœurs. L’ouverture d’une nouvelle époque est encore plus marquée par le fait que les devins étrusques la font coïncider avec le début d’une nouvelle Grande Année. En effet, les considérations sur la Grande Année qui relève d’une représentation cyclique de l’histoire, se confondent dans ce passage avec la théorie distincte des saecula étrusques662. Quoi qu’il en soit, ce fragment offre un indice très important que le début des guerres civiles lors du consulat de Sylla a été analysé chez Tite-Live comme le commencement d’une nouvelle époque. Dans les termes de la préface, cette nouvelle phase correspond peut-être à l’effondrement rapide des mores (tum ire coeperint praecipites). Le récit des derniers livres de la décade semble conforme à une telle conception.
404La Periocha LXXVIII étant consacrée aux guerres contre Mithridate, les derniers événements de la guerre civile sont résumés dans les Periochae LXXIX et LXXX. Sylla est absent, pour conduire la guerre contre Mithridate, lorsque ses adversaires prennent possession de Rome. La violence, la cruauté et la cupidité caractérisent la conduite des deux partis : le consul Cornelius Cinna fit présenter par la violence des lois pernicieuses ; Marius pilla cruellement la colonie d’Ostie (Per., 79). De même, dans la Periocha LXXX, plusieurs actes de cruauté sont rapportés après l’entrée de Marius et de Cinna à Rome. La raison donnée pour expliquer la passivité des optimates révèle l’état moral dégradé chez les Romains :
Cum spes nulla esset optimatibus resistendi propter segnitiam et perfidiam et ducum et militum, qui corrupti aut pugnare nolebant, aut in diuersas partes transiebant, Cinna et Marius in urbem recepti sunt663.
405Les hommes étaient à ce point corrompus par l’inertie, la perfidie et l’argent qu’ils n’avaient plus le courage de lutter pour la cause de la république. En effet, les guerres civiles apparaissent comme la manifestation de tous les vices développés pendant le iie siècle : licence, luxe, cupidité, relâchement de la discipline militaire. La Periocha et la décade se terminent avec la mort de Marius. Le jugement final que porte l’épitomateur sur Marius confirme notre analyse concernant le rôle qu’a attribué Tite‑Live à ce personnage. Le général, loin d’être un exemple à imiter, fut utile à la res publica seulement dans la guerre :
9…editisque plurimis sceleribus idibus Ianuar. decessit, uir, cuius si examinentur cum uirtutibus uitia, haut facile sit dictu, utrum bello melior an pace perniciosior fuerit. 10. Adeo quam rem p. armatus seruauit, eam primo togatus omni genere fraudis, postremo armis hostiliter euertit664.
406Le même jugement ambivalent apparaît dans un fragment tiré de Sénèque : Quod de C. Mario uulgo dictatum est, et a Tito Liuio positum in incerto esse utrum illum magis nasci an non nasci reipublicae profuerit, dici etiam de uentis potest665. Le choix Mario est une conjecture de P. Jal pour corriger le texte incompréhensible des manuscrits (marior, maiore et maiori). Les chercheurs ont eu tendance à adopter la leçon maiori, en ajoutant Caesare (Caesare maiori) et à attribuer donc ce jugement à César. La conjecture de P. Jal, ainsi que les arguments qu’il avance contre la lecture Caesare maiori sont à notre avis convaincants. Il a raison de souligner, entre autres que la fin de la Periocha “reproduit très exactement le double aspect du jugement porté par l’historien sur Marius quand il évoque sa mort”666.
407Il semble logique que Tite-Live ait relaté la mort de Marius, en portant ce jugement sur son héros à la fin du livre LXXX, comme le suggère la structure de la Periocha. Ainsi débute une nouvelle étape des guerres civiles, avec la mort de Marius, à la fin de la huitième décade : celle de la domination de Sylla dans la décade suivante, se terminant de façon analogue avec la mort du dictateur. L’analyse de la huitième décade révèle que le Padouan a introduit une nuance importante au schéma sallustéen : l’époque de Sylla représente aussi chez Tite-Live une étape d’accentuation de la décadence. Or, contrairement à Salluste, Tite-Live n’a pas considéré Sylla comme le responsable principal de cette évolution. Son époque semble ouvrir une nouvelle étape du déclin à cause du début des guerres civiles, pour lesquelles les populares eurent une part égale sinon supérieure de responsabilité.
Les livres LXXXI-XC : la décade de Sylla. “L’effondrement rapide des mores”
408L’examen de la décade suivante, où il est question des expéditions de Sylla en Asie et de sa dictature, montrera que la conception sallustéenne n’est pas adoptée par Tite-Live : selon Salluste, le général introduisit la luxuria au sein de son armée en Asie et ensuite dans la Ville, et sa dictature a augmenté la cupidité. Dans la neuvième décade, ces reproches contre Sylla sont absents. Tite-Live semble critiquer le général pour sa cruauté, et c’est à ce titre que sa dictature marque une accentuation dans la dégradation morale et politique.
409Dans les trois premières Periochae, sont résumés les succès de Sylla contre Mithridate. Rien dans le texte des Abrégés ne permet de dégager une présentation défavorable de Sylla. Dans la Periocha LXXXI, il est rapporté qu’après la prise d’Athènes par Archélaos, Sylla rendit à la ville sa liberté et ce qu’elle avait possédé667. En revanche, mention est faite de la cupidité d’un popularis, le consul Valerius Flaccus, collègue de Cinna, qui prit la succession de Sylla668. Rien dans la Periocha LXXXIII, où Sylla passe en Asie et conclut la paix avec Mithridate, ne laisse entendre que Sylla corrompit son armée en Asie comme chez Salluste.
410En outre, les populares semblent avoir été présentés comme les responsables principaux de la reprise de la guerre civile. Alors que Cinna et Carbon préparaient la guerre contre Sylla, on put lui envoyer des ambassadeurs pour discuter de la paix, surtout grâce à L. Valerius Flaccus, prince du Sénat (Per., 83.4). La modération de Flaccus, l’assassinat de Cinna par ses soldats qui ne voulaient pas se faire embarquer contre Sylla (Per., 83.5), ainsi que la réponse modérée de ce dernier aux envoyés du Sénat, créent l’impression qu’une solution à la crise est possible. Le général répondit qu’il s’en remettrait à l’autorité du Sénat, sous la condition que les citoyens qui, chassés par Cinna, s’étaient réfugiés auprès de lui, soient rétablis dans leurs droits (Per., 84.1-2). Ce qui empêche le retour à l’ordre est de fait l’obstination des populares à la guerre : Quae condicio cum iusta senatui uideretur, per Carbonem factionemque eius, cui bellum uidebatur utilius, ne conueniret effectum est669. La structure du texte laisse entendre que la résolution des crises même avec l’intervention des chefs modérés n’est plus possible.
411Dans les Periochae LXXXV et LXXXVI, Sylla est présenté plutôt comme un chef modéré670 ; l’auteur rapporta des actes de cruauté seulement commis par les populares671. Or, le général est loin d’être un exemple à imiter. Toute la Periocha LXXXVIII est consacrée aux actes de cruauté commis par Sylla contre des citoyens romains et des alliés : reciperataque re p. pulcherrimam uictoriam crudelitate quanta in nullo hominum fuit, inquinauit672. Donc, la cruauté de Sylla fut inédite et c’est à cet égard que la domination du général contribua à l’accentuation de la décadence. Dans la Periocha LXXXIX, lorsqu’il fut créé dictateur, il procéda à un autre acte inouï : il s’avança en public avec vingt-quatre faisceaux, “ce que personne n’avait jamais fait”673. Ce commentaire reflète sans doute le symbolisme de la dictature de Sylla dans le récit livien : le pouvoir quasi-absolu de Sylla est une étape importante dans la marche vers un pouvoir monarchique, bien que le dictateur ait promulgué de nouvelles lois par lesquelles il a renforça la solidité de la république674. Il est aussi probable que la décision de Sylla de vendre les biens des proscrits fut commentée comme une manifestation de sa cupidité. Un autre épisode tend à souligner la cruauté et le caractère arbitraire de son régime : le meurtre sur le forum de Q. Lucrétius Ofella qui avait osé briguer le consulat contre la volonté de Sylla, suscita l’indignation du peuple.
412En outre, l’initiative de Cn. Pompée de célébrer un triomphe après sa victoire contre le proscrit Cn. Domitius et Hierta, roi de Numidie, alors qu’il n’était encore qu’un chevalier romain âgé de vingt-quatre ans, montre que l’ambition des généraux conduit Rome de plus en plus rapidement à un pouvoir arbitraire (Per., 89.7).
413La décade se termine avec la mort de Sylla, la guerre provoquée par l’effort vain de M. Lépidus d’abroger les mesures prises par le dictateur et avec le début de la guerre de Sertorius, proscrit de Sylla (Per., 90) qui non seulement n’a pas renforcé la république, mais suscita encore plus de tensions. Malgré sa modération et son manque de cruauté au départ, une fois qu’il s’empara du pouvoir, il ne cessa pas de multiplier les actes de violence. Sa dictature accentue encore plus la décadence, mais à cause de sa cruauté plutôt que de sa cupidité. Sa domination marque une nouvelle étape dans la marche vers un pouvoir arbitraire.
Les livres XCI-C : la décade de Pompée
414La dixième décade est dominée par l’activité de Cn. Pompée. Elle est consacrée aux événements qui ont suivi la mort de Sylla pour arriver jusqu’en 66 a.C., date de la “première conjuration” de Catilina, dont il est question dans la Periocha CI. Il s’agit de deux repères importants dans le schéma sallustéen de la décadence, d’autant plus qu’ils correspondent grosso modo au début et à la fin du récit des Histoires. Dans le Catilina, Salluste considère la restauration de la tribunicia potestas comme une décision qui accentua l’ambition au sein de la res publica. Il convient d’examiner si cette organisation de la période entre la mort de Sylla et la conjuration de Catilina dans une décade fut ainsi conçue pour refléter la théorie sallustéenne, selon laquelle la conjuration fut le produit des mores après Sylla.
415Les Periochae XCI-XCVI résument le récit des guerres de Pompée contre Sertorius. Le texte comporte très peu de jugements sur les mores de la période. La seule caractéristique liée aux tendances décadentes de la période, qui revient souvent, est la cruauté de Sertorius. Le général semble céder progressivement à ce vice, bien que sa conduite envers les peuples d’Espagne ait été au départ clémente675. Selon l’épitomateur, le livre XCII contenait beaucoup d’actes de cruauté (multa crudelia) que Sertorius commit contre les siens676. Le jugement final de l’auteur de la Periocha XCVI confirme l’évolution de Sertorius qui devient progressivement plus cruel et prodigue677.
416En dehors de la cruauté, le texte des Periochae permet aussi de déceler les traces du relâchement de la discipline militaire dans l’armée de Lucullus lors de la guerre contre Mithridate678. Dans la Periocha XCIV, il réussit à empêcher la sédition des soldats qui réclament la bataille679. Or, cette résolution de la crise ne fut que provisoire. Dans la Periocha XCVIII, le général est empêché de poursuivre Mithridate et Tigrane à cause d’une nouvelle sédition de ses soldats qui refusent de le suivre (Per., 98.9).
417Les ambitions personnelles suscitant des discordes sont aussi présentes. L’ambition de Pompée est un thème récurrent dans la décade680. En 70 a.C., Pompée et son collègue au consulat M. Crassus rétablirent la puissance tribunitienne. On note en parenthèse que Pompée fut élu en vertu d’un sénatus-consulte, car il n’avait pas géré la questure et qu’il était chevalier (Per., 97.6). Si cette jonction de l’élection irrégulière avec la restauration de la tribunicia potestas reflète la structure du texte livien, le Padouan envisagea l’initiative des deux consuls comme une mesure s’inscrivant dans un contexte d’irrégularité. Rien ne montre, toutefois, que ce rétablissement fut analysé comme une étape d’accentuation de l’ambition, comme dans le Catilina. L’ambition de Pompée n’en est pas moins soulignée par la suite. Q. Metellus se plaint de ce que la gloire qu’il avait acquise par ses exploits lui soit ravie par Pompée qui envoya son légat pour recevoir la reddition des villes crétoises (Per,. 99.5). La loi confiant à Pompée la guerre de Mithridate suscite l’indignation de la nobilitas (Per., 100.1).
418En outre, la censure sévère de Cn. Lentulus et de L. Gellius, qui exclurent soixante-quatre sénateurs de l’assemblée (Per., 98.2), s’ajoute à cette ambiance d’ambition et de discorde. Bien que les raisons qui dictèrent cette mesure ne soient pas mentionnées, la référence à l’exclusion d’un si grand nombre de sénateurs peut être perçue comme une illustration de l’effondrement des mores pendant cette période.
419Comme chez Salluste, la période qui suit la dictature de Sylla témoigne de la consolidation des tendances renforcées par le dictateur. Néanmoins, chez Tite-Live, il n’est plus tellement question de la cupidité et du luxe, mais plutôt de la cruauté et de la revendication d’un pouvoir absolu. L’étude des Periochae suivantes nous aidera à comprendre si, à l’instar de Salluste, Tite-Live analyse la conjuration de Catilina comme symptômatique des mores après Sylla.
Livres CI-CVIII : de la première conjuration de Catilina à l’éclatement de la guerre civile entre Pompée et César
420Dans la Periocha CI, il est question de la “première conjuration” de 66-65 a.C. contre les consuls L. Cotta et L. Torquatus. Selon Salluste, Catilina joua un rôle important dans cette affaire, ce qui paraît en réalité fort douteux681. L’épitomateur résume brièvement les événements sans mentionner les participants. Ainsi est-il peu probable que Tite-Live ait attribué à Catilina un rôle aussi important que Salluste dans la conjuration. Cet épisode serait plutôt apte à illustrer l’ambiance de rivalité, qui caractérisait l’époque postérieure à Sylla.
421La conjuration de Catilina en 63 a.C. occupe la deuxième moitié de la Periocha CII. Dans la mesure où l’abrégé reflète la longueur du récit de l’AVC, Tite-Live a attribué à l’épisode une place éminente. Selon la Periocha, Catilina, après avoir subi deux échecs dans sa candidature au consulat, manigança avec plusieurs complices le meurtre des consuls et des sénateurs, l’incendie de la Ville et la destruction de la res publica (obprimenda re p.)682. Ces éléments reprennent les caractéristiques principales du régime de Sylla : la cruauté et la poursuite de la domination individuelle à tout prix, même en contrepartie de la ruine de la res publica. À la fin de la Periocha, il est indiqué que la conjuration fut étouffée grâce à l’activité de Cicéron (Per., 102.6). Il semble donc que le rôle de Cicéron dans la répression de la conjuration a été souligné dans l’AVC683, contrairement à l’exposé de Salluste, qui insiste plus sur l’intervention salutaire de Caton et de César. Cela ne veut aucunement dire que Cicéron a figuré en sauveur glorieux de la res publica, tel qu’il se présente dans les Catilinaires. Comme on le verra, le jugement que Tite-Live lui a réservé est ambivalent684.
422La conclusion de cette affaire ne semble pas non plus conforme au modèle d’une crise résolue : la répression du complot n’est pas due seulement au charisme de Cicéron, mais aussi à l’exercice de la violence contre les complices, exécutés685. Au début de la Periocha CIII, le tableau de violence est complété avec le massacre de l’armée de Catilina par le proconsul C. Antonius (Per., 103.1). Comme chez Salluste, la conjuration reproduit donc les symptômes de la période postérieure à Sylla : la violence, la cruauté et l’ambition effrénée. Cependant, le Padouan ne semble pas avoir insisté sur la cupidité et le goût du luxe des conjurés.
423Les mêmes caractéristiques se manifestent dans les Periochae CIII-CVIII qui traitent de la période située entre la conjuration de Catilina et le début des guerres civiles entre César et Pompée. La volonté de s’emparer de la res publica (eoque captante rem publicam) poussa César, candidat au consulat, à former le premier triumvirat. L’auteur utilise le terme ambigu de conspiratio, qui peut signifier le complot, pour désigner cet accord (Per., 103.6). Il est ensuite question de la démagogie de César qui fit voter des projets de loi agraire sans l’accord du Sénat et de l’autre consul, en suscitant une violente agitation (magna contentione)686.
424En outre, l’allusion à l’exil de Cicéron en vertu de la lex Clodia (Per., 103.9) semble aussi s’inscrire dans ce contexte de discorde et d’ambition. Si le rôle important joué par Cicéron dans la répression de la conjuration de Catilina est juxtaposé avec le comportement séditieux et ignoble de Clodius dans ces Periochae687, on peut conclure que Tite-Live n’approuva pas l’acte du tribun. Ainsi l’exil de Cicéron fut plus probablement analysé comme la mise à l’écart du seul homme qui pouvait porter assistance à la res publica déchirée entre Clodius et les triumvirs. L’allusion à l’appellation de Pompée avec le surnom Magnus accentue cette impression que la cité est en proie aux ambitions et à la démagogie. À la fin du livre XXX, Tite-Live avait clairement indiqué que l’attribution de ce surnom, ainsi que de celui de felix à Sylla, était due à la flatterie des amis des deux généraux (Liv. 30.45.6).
425Dans la Periocha CIV, le rappel de Cicéron de l’exil avec le soutien de Pompée et de Milon suscita l’immense joie du Sénat et de l’Italie entière688. Toutefois, cette ambiance de concorde ne dura que très peu et n’apaisa pas les tensions qui se multiplient encore plus dans les Periochae suivantes. La tenue des comices de 56 a.C. fut empêchée par les intercessions du tribun C. Caton (Per., 105.1). M. Caton fut conduit en prison, parce qu’il avait tenté de s’opposer au projet de loi prolongeant de cinq ans l’imperium du consul Pompée en Espagne et de son collègue Crassus, en Syrie (Per., 105.2-3). En effet, avec la mise à l’écart de Caton, les résistances à la marche de Rome vers un régime plus centralisé sont éliminées.
426Cette réalité est confirmée dans la Periocha CVII. La violence extrême soulevée après le meurtre de Clodius par Milon, entre les candidats au consulat, obligea le Sénat à nommer Pompée consul en son absence, pour la troisième fois, et en plus, sans collègue. L’auteur reprend sans doute Tite-Live, lorsqu’il souligne le caractère inédit de ce pouvoir quasi‑monarchique de Pompée, en signalant que cela n’était jamais arrivé à quelqu’un d’autre (Per., 107.3). L’état d’alerte que crée la violence encourage la transgression des règles qui régissent le fonctionnement de la res publica, en faveur des ambitions personnelles. Dans ce contexte, M. Caton échoue à nouveau à empêcher qu’on tienne compte de la candidature de César au consulat, alors qu’il se trouvait en Gaule (Per., 107.5). Caton est complètement mis à l’écart après l’échec qu’il subit dans sa candidature au consulat (Per., 108.3). Ainsi, après l’éloignement de Caton, les conflits concernant la candidature irrégulière de César et l’envoi d’un successeur en Gaule aboutirent à l’éclatement des guerres civiles (Per., 108.5 sq.).
Les livres CIX-CXVI : la guerre civile entre César et Pompée et la dictature de César. L’apparition de la clementia
427La violence et l’ambition, caractéristiques de toute la période postérieure à Sylla, créèrent les conditions qui déclenchèrent la guerre civile entre Pompée et César dans les Periochae CIX-CXVI689. Le caractère dramatique de cette guerre est révélé dans un fragment du livre CIX : selon Tite-Live, César avec ses cohortes “attaqua l’univers”690. La cruauté continue d’être le leitmotiv de ces Abrégés dominés par les conflits violents entre les deux adversaires. Plusieurs exemples soulignent clairement cet aspect691.
428Néanmoins, à côté de ces thèmes récurrents dans toute la période des guerres civiles, une nouvelle qualité des chefs, qui tend à constituer un contrepoids à la cruauté, commence à faire son apparition. Il s’agit de la clementia, une vertu associée notamment à César. Dans la Periocha CXI, César, après avoir reçu la soumission des légats de Pompée en Espagne, décide de les laisser tous partir sans leur faire aucun mal (Per., 110.1). Après la victoire de Pharsale, il pardonna à tous les membres du parti adverse qui s’étaient remis à son pouvoir (Per., 111.7). L’adoucissement de César est manifeste dans sa réaction, lorsqu’on lui présenta la tête de Pompée et son anneau : il ne put pas contenir ses larmes692. Après sa victoire à Thapsus, César pardonna au fils de Caton (Per., 114.8). La même qualité de clémence est aussi attribuée à Caton. Le chef s’oppose à la destruction d’Utique à cause de ses sympathies pour César, et se charge de la surveillance et de la protection de la ville (Per., 113.2).
429Au-delà de la clémence, les Pompéiens font aussi preuve d’une bravoure exemplaire devant la mort. La plus grande partie de la Periocha CXIV (Per., 114.2-6) qui rapporte les suites de la bataille de Thapsus, est consacrée à ce thème. Dans un fragment du même livre, Tite-Live fait l’éloge de Caton : sa gloire ne gagna rien à la louange de Cicéron et ne perdit rien aux blâmes de César (Liv. fr. 55 Jal). Il s’agit sans doute d’une allusion à l’éloge de Caton écrit par Cicéron auquel César répondit par un Anticato693. De cette façon, Tite-Live semble prendre ses distances par rapport à l’interprétation partisane de Caton, telle qu’elle se reflète dans les Catones et les Anticatones rédigés après la mort du héros694.
430Cette présentation favorable des Pompéiens nous amène à aborder la question débattue du “pompéianisme” de Tite-Live. Chez Tacite, l’historien Cremutius Cordus était accusé d’avoir loué Brutus et Cassius, et appelé Cassius “le dernier des Romains”. Dans sa défense, il invoque les exemples de César et d’Auguste, qui ne se sont pas offusqués des critiques de certains auteurs et des éloges en faveur de leurs adversaires, entre autres chez Tite‑Live :
Titus Liuius, eloquentiae ac fidei praeclarus in primis, Cn. Pompeium tantis laudibus tulit ut Pompeianum eum Augustus appellaret ; neque id amicitiae eorum offecit. Scipionem, Afranium, hunc ipsum Cassium, hunc Brutum nusquam latrones et parricidas, quae nunc uocabula imponuntur, saepe ut insignes uiros nominat695.
431Le passage a reçu des lectures variées qui peuvent être classées en trois catégories. Certains chercheurs mettent l’accent sur la présentation favorable de Pompée et des adversaires de César, pour souligner la prise de distance de Tite-Live par rapport au régime augustéen696. D’autres insistent sur l’amicitia entre les deux hommes, qui ne fut pas ébranlée malgré l’attitude favorable de l’auteur envers les adversaires de César, pour parler d’une relation de confiance entre Tite‑Live et Auguste697. Enfin, on a aussi lu ce passage comme un indice de l’impartialité de Tite-Live vis‑à‑vis du régime, sans développer cet argument698.
432Il ne faut pas perdre de vue que le passage dérive d’un discours de défense, que Tacite met dans la bouche de Cordus. Ce rappel nous amène à ne pas prendre au pied de la lettre le témoignage qui peut comporter des exagérations à la fois quant au rapport amical entre Tite‑Live et Auguste, aussi bien que quant au “pompéianisme” livien. Cordus avait tout intérêt à exagérer à propos de la présentation favorable des adversaires de César dans l’AVC, afin de défendre sa cause.
433La comparaison avec les Periochae peut être indicative des exagérations éventuelles de Cordus. Ces résumés laissent apparaître une présentation équilibrée de Pompée et de César, l’épitomateur ne manquant pas de renvoyer aux vertus et aux vices de l’un et de l’autre699. Tite-Live semble avoir mis en évidence dans son récit l’ambition de Pompée dans la dixième décade, et insisté sur les initiatives du général qui poursuit un pouvoir quasi-monarchique surtout dans l’onzième décade. L’accent mis par Tite-Live sur les vertus stoïciennes des membres du parti pompéien serait une raison suffisante pour qu’Auguste attribue à Tite-Live le surnom de Pompeianus, sans que cela ne nuise à leur amitié ; le “pompéianisme” livien est d’ailleurs associé par Cordus à la présentation favorable des Pompéiens.
434En outre, à l’époque où Tite‑Live écrit son récit des guerres civiles, Auguste n’aurait pas exigé le dénigrement de Pompée, puisqu’il avait déjà entrepris un effort de “réhabilitation” des personnalités appartenant au parti anti‑césarien, accompagné d’une prise de distance par rapport aux aspirations tyranniques de César700. Le témoignage tacitéen ne peut pas être utilisé, ni comme une preuve du “républicanisme” de Tite‑Live et de sa méfiance envers le prince, ni comme l’attestation d’une relation si étroite entre les deux hommes qu’elle aurait porté son empreinte sur le contenu de l’AVC. Le Padouan n’a pas manqué de faire apparaître dans son récit les vices et les vertus des deux partis.
435En tout état de cause, malgré les vertus des Pompéiens et la clémence de César et de Caton, la violence et l’ambition restent les caractéristiques principales de la période. Cette réalité est manifeste dans la Periocha CXVI : les initiatives de César pendant sa dictature ont augmenté le soupçon qu’il aspirait à la royauté, ce qui mena à son assassinat brutal dans le forum (Per., 116.1-3). Bien que le Sénat ait décidé l’amnistie pour ce crime, la violence et la cruauté firent à nouveau leur apparition. À la fin de la Periocha CXVI, Chamates qui se prétend fils de Marius suscite des émeutes parmi la plèbe et est mis à mort (Per., 116.8).
Les livres CXVII-CXX : de la mort de César aux proscriptions
436Les Periochae CXVII-CXX contiennent le récit des événements entre le retour d’Octavien, institué héritier de César, d’Épire jusqu’à la formation du deuxième triumvirat. La violence, l’ambition et la cruauté continuent de ravager la cité. Marc Antoine est particulièrement concerné par ces reproches. En tant que consul, il exerça une domination violente sans mesure (impotenter dominaretur) ; il fit voter par la violence une loi sur l’échange des provinces ; il causa aussi de graves préjudices à Octavien. Lors des premiers conflits entre les deux hommes, la cruauté d’Antoine, qui faisait exécuter ceux qui lui étaient suspects, poussa de nombreux soldats à déserter son camp pour rejoindre celui d’Octavien (Per., 117.4). Le texte de la Periocha CXX révèle le souci de souligner la cruauté des proscriptions ordonnées par le deuxième triumvirat. L’auteur de la Periocha fait non seulement allusion au grand nombre des proscrits, mais donne aussi des détails concernant la cruauté dont on a fait preuve lors de l’exécution de Cicéron, proscrit par Marc Antoine : la tête, ainsi que la main droite de l’orateur furent placées sur les rostres701. Deux fragments conservés par Sénèque le Père donnent encore plus de détails sur la cruauté des exécuteurs702.
437Antoine apparaît donc comme celui qui maintient la violence, la cruauté et l’ambition au sein de la cité. Au contraire la présentation d’Octave dans ces livres semble avoir été plutôt favorable703, même si rien ne montre qu’il s’est opposé à la politique violente des proscriptions704. Quelques éléments montrent qu’on peut espérer que l’héritier de César tirera d’affaire la cité. À son retour d’Épire, il fut accueilli à Rome par des présages favorables705.
438En outre, l’épitomateur tend à justifier les actions entreprises par Octavien contre Antoine : après que ce dernier causa à Octavien qui demandait son aide contre les assassins de son père, de graves préjudices, l’héritier de César souleva les vétérans des colonies, en vue d’obtenir des forces contre Antoine, non seulement pour lui, mais aussi pour la république (et sibi et rei publicae – Per., 117.3). Cette version se rapproche, sans nécessairement s’identifier, des considérations d’Auguste lui‑même : dans les Res gestae, il affirme qu’il prépara une armée à l’aide de laquelle il restaura la liberté de la res publica, opprimée par la domination de la faction d’Antoine706. La même opposition entre les deux hommes est clairement formulée par Julius Obsequens, dont le récit dépend étroitement de celui de Tite‑Live. Alors qu’il énumère les prodiges de 44 a.C., il remarque : Ipsi Caesari monstrosa malignitate Antonii consulis multa perpesso generosa fuit ad resistendum constantia707.
439L’attitude favorable de l’épitomateur (et donc plus probablement de Tite-Live) à l’égard d’Octavien apparaît aussi dans la Periocha CXIX, lorsqu’il souligne que le Sénat se montra peu reconnaissant envers l’héritier de César après sa victoire sur Antoine à Modène, et c’est pourquoi (ob quae) Octave décida de se réconcilier avec Antoine708. La tendance à justifier le futur prince est évidente.
Les livres CXXI-CXXXIV : des proscriptions à la fin des guerres civiles. Un nouvel espoir avec Octave ?
440Il semble donc que dans ce contexte de violence et de cruauté, un espoir commence à naître, incarné par Octavien. La clémence de César avait aussi rallumé l’espoir d’une résolution de la crise des guerres civiles, mais l’ambition du dictateur démentit ces attentes. Il convient d’examiner si Octavien réussira finalement à rétablir la res publica et à renverser le processus de déclin dans le reste des Periochae.
441Leur étude sous cette perspective est d’autant plus importante qu’un sous-titre de la Periocha CXXI signale que le livre CXXI, et donc tous les livres restants, ont été publiés après la mort d’Auguste (qui editus post excessum Augusti dicitur). Ce sous-titre, dont le bien fondé a été contesté par certains chercheurs709, a été invoqué comme indice que Tite‑Live a gardé ses distances par rapport à Auguste et que le contenu de ces livres serait peu favorable au prince710. Pour l’analyse présente, il est donc important de voir dans quelle mesure l’image qui ressort des Periochae est favorable à Auguste, et si le général serait susceptible d’arrêter le déclin de la république. Il s’agit d’une étude qui n’a pas été encore menée de façon systématique, même par ceux qui, en se fondant sur le sous-titre de la Periocha CXXI, affirment que la présentation d’Auguste dans ces livres a été défavorable.
442La Periocha CXXI est consacrée à la guerre entre Cassius et Dolabella. Le premier fut chargé par le Sénat de poursuivre le dernier qui avait été déclaré ennemi public. Cassius poussa à la mort Dolabella et fit passer en son pouvoir la Syrie. Selon O. Rossbach711, deux éléments pourraient offenser Auguste. D’une part, on sait par Appien qu’Octave a fait voter une loi pour abroger celle qui déclarait Dolabella ennemi public (App., BC, 3.95). D’autre part, selon Codrus chez Tacite, Tite-Live a traité plusieurs membres du parti pompéien, parmi lesquels Cassius comme d’illustres personnages (Tac., Ann., 4.34.3). À notre sens, ces éléments ne suffisent pas pour prouver que le récit du livre CXXI aurait été défavorable à Auguste au point même de l’offenser. R. Syme712 remarque à juste titre que l’abrogation par Octave du décret du Sénat déclarant Dolabella ennemi public était une action banale dans la période des guerres civiles. Il n’y aurait donc aucune matière à offense, d’autant plus que Tite-Live avait traité, dans le livre CXX, les événements beaucoup plus délicats des proscriptions. Par ailleurs, Codrus souligne que le traitement plutôt favorable des membres du parti pompéien n’a pas nui à l’amitié entre les deux hommes713. Il en va de même pour les éléments qui dévoilent une présentation favorable de Brutus et de Cassius dans les Periochae suivantes714.
443Le récit des Periochae CXXV-CXXXIII relatant les conflits entre Octave et Antoine laisse apparaître une image clairement défavorable au dernier et favorable au premier. Le blâme pour la reprise des conflits entre les deux hommes a sans doute été rejeté sur les partisans d’Antoine. L’auteur de la Periocha CXXV note qu’Octave réprima, au prix d’un grave péril, les séditions de ses soldats qui avaient été corrompus par la femme d’Antoine, Fulvie (Per., 125.2). Comme l’a remarqué P. Jal715, la Periocha est le seul texte à signaler le rôle de Fulvie dans ces séditions. Sur les conseils de la même Fulvie, L. Antoine, frère de Marc Antoine déclara la guerre à Octave et fit irruption à Rome en ennemi (Per., 125.3-4).
444En revanche, l’épitomateur signale la clémence et l’absence de cruauté d’Octave. Lors de la guerre de Pérouse, après avoir forcé L. Antonius à se rendre par la famine, Octave pardonna à lui et à ses soldats et même s’il détruisit Pérouse, il mit fin à la guerre sans la moindre effusion de sang (Per., 126). Cette version s’oppose aux autres sources rapportant cette guerre, qui insistent sur les actes de cruauté commis par Octave envers les partisans de L. Antonius et les Pérousins, une fois la ville prise716. En outre, dans la Periocha CXXIX, bien que M. Lépide, venu d’Afrique au départ pour s’allier à Octave contre Sextus Pompée, ait fini par faire aussi la guerre à Octave, il a obtenu la vie sauve (Per., 129.3).
445À l’opposé d’Octave, Antoine fut sans doute présenté comme un homme qui se laissa aller à la débauche sans se soucier de l’intérêt public. Dans les Periochae CXXX-CXXXII, l’auteur insiste sur la vie de plaisirs que menait Antoine avec Cléopâtre. Ses échecs militaires en Médie et en Arménie sont attribués à sa passion pour la reine717. Antoine donna aussi le royaume d’Arménie au fils qu’il avait eu de Cléopâtre. Selon la Periocha CXXXI, il commença à la traiter comme sa femme à cause de son amour pour elle (Per., 131.3). Pour la même raison (ob amorem Cleopatrae), il ne voulait pas venir à Rome pour déposer son imperium au terme du triumvirat. Il ressembla donc des forces, afin de déclarer la guerre contre Rome et l’Italie, ce qui força Octave à passer en Épire (Per., 132.2). Il est évident que le récit des Periochae est conforme à la propagande augustéenne concernant le danger que représentait la présence d’Antoine à l’Orient. Ce dernier fut sans doute présenté comme un tyran oriental, adonné aux plaisirs de la reine, qui n’hésite pas à s’opposer à sa patrie pour Cléopâtre. Ainsi Octave apparaît comme le seul homme qui puisse et doive sauver Rome.
446La Periocha CXXXIII est consacrée aux événements qui mirent fin aux guerres civiles : la victoire d’Octave à Actium, le suicide d’Antoine et de Cléopâtre, les trois triomphes d’Octave, l’exécution du fils de Lepidus, qui était en train de fomenter une conjuration contre Octave. Quelques éléments montrent que le vainqueur apparaît sous une lumière favorable. Dans un fragment du livre, nous apprenons que, selon Tite-Live, Octave traita Cléopâtre avec un excès d’indulgence (indulgentius)718. De plus, il semble que l’auteur ait insisté sur le fait que le retour d’Octave à Rome marqua la fin d’une longue période de guerres civiles et le rétablissement de la paix. L’épitomateur note qu’avec la célébration de ses triomphes sur l’Illyrie, l’Actium et Cléopâtre, Octave mit fin à vingt‑deux ans de guerres civiles (Per., 133.2). Le rétablissement de l’ordre par Octave est clairement évoqué au début de la Periocha CXXXIV et scellé par des mesures prises pour rendre honneur au général : C. Caesar rebus compositis et omnibus prouinciis in certam formam redactis Augustus quoque cognominatus est ; et mensis Sextilis in honorem eius appellatus est719. Ainsi le texte des Periochae offre des indices sur l’idée que le retour d’Octave à Rome a été analysé comme la résolution d’une longue crise grâce à l’action d’Auguste720.
Les livres CXXXV-CXLII : le régime augustéen jusqu’à 9 a.C. Un effort pour le rétablissement des mores ?
447Le reste des Periochae confirme cette conception. Le récit est presque entièrement consacré aux guerres extérieures d’Auguste et de ses généraux, qui menèrent à l’établissement de la paix au niveau international jusqu’à la mort de Drusus en 9 a.C. Comme en témoigne un fragment du livre CXXXVI, la célébration des Jeux séculaires, ayant eu lieu à la fin d’un siècle, avait revêtu un caractère panégyrique : eodem anno ludos saeculares Caesar ingenti adparatu fecit, quos centesimo quoque anno – is enim terminus saeculi – fieri mos721. Il s’agit des Jeux de 17 a.C., pour lesquels Horace a composé son Chant séculaire sur l’ordre du prince. Tous ces éléments indiquent que la personnalité d’Auguste, comme celui qui imposa la paix à l’intérieur et à l’extérieur de la cité, fut dominante dans les derniers livres.
448Néanmoins, il est possible que la perte des Periochae CXXXVI-CXXXVII fausse quelque peu cette image722. Les événements de 24/23 jusqu’à 17, voire 15 a.C. ont été relatés dans les deux livres723. Il s’agit d’une période marquée par des crises politiques mettant en évidence la résistance au régime d’Auguste. En 23/22, la conjuration de Murena et de Fannius Caepion contre Auguste fut découverte ; celle d’Egnatius Rufus le fut aux alentours de 20/19 a.C.724. En 18, dans son effort pour réformer le mariage et réprimer l’adultère et l’impudicité, Auguste fit voter la lex Iulia de maritandis ordinibus, complétée par la lex Iulia de adulteriis et de pudicitia, lois qui suscitèrent de vives réactions725. Ainsi aucune trace de deux aspects importants pour l’analyse présente n’a été conservée : d’une part, les réactions au pouvoir du prince et surtout la façon dont ce dernier les a gérées et, d’autre part, l’effort d’Auguste pour rétablir les mores de Rome et le jugement de l’historien sur cela. L’analyse de ces éléments a été sans doute présente dans le récit, malgré leur absence des Periochae.
449Par conséquent, l’image favorable à Auguste dans les Periochae et les fragments ne doit pas nous entraîner à affirmer que la période après la fin des guerres civiles a été présentée comme une époque de mores exemplaires et que la décadence a été arrêtée par Auguste. Tite-Live reconnut sans doute la modération, le charisme et les capacités militaires du prince, qualités grâce auxquelles Auguste, contrairement à son père adoptif, réussit à mettre fin aux guerres civiles et à imposer la paix, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de Rome. Cependant, l’effort pour le rétablissement des mores fut difficile et lent. La référence de Tite-Live à “nos jours (haec tempora), où la corruption et les remèdes nous sont également intolérables”(Liv., praef., 9), qui est sans doute une allusion à Auguste726, témoigne d’ailleurs de la difficulté d’apporter un renouveau après l’expérience douloureuse des guerres civiles.
Conclusion : le schéma livien de la décadence et Salluste
450Après cette analyse détaillée du schéma livien de la décadence, on peut répondre à la question suivante posée au début de notre enquête : est-ce que Tite-Live suit dans son récit le schéma lent et progressif de la décadence proposé dans la préface ? L’étude attentive des textes a montré que l’interprétation des événements historiques dans le récit est tout à fait conforme à la vision du §9 de la préface. L’historien revient très souvent et emphatiquement dans son récit à la question du progrès et de la décadence, fixée comme thème principal de l’AVC dans le prologue, pour offrir une cohésion narrative à son œuvre monumentale.
451La période longue relatée dans les deux premières décades correspond à l’époque de la création et de l’accroissement de l’imperium à travers la uita, les mores, les uiri et les artes exemplaires, malgré les crises nombreuses, parfois graves, mais toujours résolues. Les premières tendances qui préfigurent la décadence à venir font leur apparition durant la Guerre d’Hannibal, et plus précisément à partir du livre XXV, et se multiplient dans la période postérieure à la bataille de Zama et antérieure au triomphe de Manlius en 187 a.C. Toute cette période coïncide avec ce qui est décrit dans la préface comme un “relâchement insensible de la discipline” (labente deinde paulatim disciplina). La négligence de la disciplina se poursuit et fait sentir ses premières conséquences concrètes dans la longue période qui commence avec le point culminant de 187 et se termine sans doute avec la sédition des Gracques. Cette phase de l’histoire romaine représente, dans la mesure où les Periochae nous permettent de l’affirmer, “une sorte de fléchissement des mores” (uelut desidentis mores). C’est à partir de la révolution des Gracques que Rome est entrée dans la phase de “l’affaissement progressif des mores” (magis magisque lapsi sint), qui dura jusqu’au début de la guerre civile entre Marius et Sylla. Enfin, toute la période des guerres civiles, qui arrive jusqu’à la date de la rédaction de la préface (donec ad haec tempora) a sans doute été analysée comme “un mouvement d’effondrement rapide” (tum ire coeperint praecipites).
452Malgré la situation désespérée, la clémence et la modération attribuées notamment à César et à Octave laissent entrevoir une lueur d’espoir. Le premier échoua à mettre fin aux discordes à cause de son ambition. Le récit mutilé des Periochae CXXXIV-CXLII tend à montrer que le retour à la paix intérieure s’opéra depuis la victoire d’Octave. Toutefois, la conclusion des guerres civiles n’a pas nécessairement marqué la fin définitive de la décadence, d’autant plus que la concentration de l’épitomateur sur les événements extérieurs nous éclaire à peine sur cette question.
453La construction du récit livien est également conforme aux considérations émises dans les § 11‑12 de la préface. D’une part, l’introduction de la luxuria et de l’auaritia à Rome a été une évolution récente par rapport à l’ensemble de l’histoire romaine, résultant du contact de Rome avec l’Orient. D’autre part, à partir du début des conflits violents entre les citoyens avec les Gracques, Tite-Live semble s’intéresser moins au progrès de la luxuria et de l’auaritia, son attention étant presque exclusivement tournée vers la violence et la cruauté qui ont caractérisé les guerres civiles. Cette dichotomie de la narration livienne trouve son explication dans le §12 de la préface : nuper diuitiae auaritiam et abundantes uoluptates desiderium per luxum atque libidinem pereundi perdendique omnia inuexere727. Dans ce passage, l’idée que la décadence de la res publica est passée par deux phases est sous-jacente : “le désir de perdre tout et de se perdre soi-même”, formule qui fait sans doute allusion à la violence catastrophique des guerres civiles, apparaît comme le résultat de l’invasion de l’auaritia et de la luxuria. Les guerres civiles ne furent possibles qu’après la pénétration considérable de ces passions au sein de la république.
454Il ressort de toutes ces conclusions que l’opposition supposée de Tite-Live au schéma sallustéen de la décadence, telle qu’on a pu la déduire de l’analyse du vocabulaire de la préface, est confirmée par l’examen détaillé du récit. Tout au long de cette étude, il a été observé que le Padouan se distingue constamment par rapport aux idées de Salluste concernant le début et les phases importantes de la décadence de la res publica. Cette dernière a été un processus beaucoup plus lent et plus progressif que ne le prétend Salluste dans ses monographies. Elle est aussi relativement récente, contrairement à ce qui est affirmé dans les Histoires. De plus, même dans les cas où Tite-Live semble adopter dans son schéma des repères chronologiques qu’on retrouve dans la vision sallustéenne de la décadence, comme la sédition des Gracques et la domination de Sylla, il procède à une réinterprétation de la fonction de ces repères dans l’évolution de l’histoire.
455Enfin, une autre différence entre les deux historiens mérite d’attirer notre attention : dans le Catilina, Salluste avait pris soin de délimiter précisément les périodes pendant lesquelles l’ambitio, l’auaritia et la luxuria firent leur apparition, de façon à construire un schéma de succession quasi-mécanique de vices. Dans le Jugurtha, il admet implicitement que les trois passions se manifestèrent simultanément après la destruction de Carthage. Dans les Histoires, l’ambitio et l’auaritia ont toujours existé à l’exception de deux périodes courtes, alors que la luxuria, en tant que résultat du contact de Rome avec les civilisations étrangères, a sans doute été le produit de la période qui suivit 146 a.C. Ce renoncement progressif de l’auteur à la délimitation du domaine temporel précis de chaque vice traduit l’accentuation de son pessimisme concernant la nature humaine, qui sera analysée en détail ultérieurement728. Puisque la source du malaise est un concept invariable et unique, à savoir la nature défectueuse de l’homme, il s’ensuit que c’est en cette dernière que résident toutes les passions humaines. Donc, la naissance de tous ces vices ne peut être que simultanée.
456Pour sa part, Tite-Live renonce définitivement à délimiter les périodes d’apparition de chacun des vices humains. L’ambitio, l’auaritia et même la luxuria existaient en germe depuis le début de l’histoire ; les Romains durent faire face à des tentations associées à ces défauts dès le début de leur histoire. Au départ, contrairement à ce qu’affirme Salluste dans les Histoires, ils réussirent à contenir toutes ces passions et à faire triompher les forces adverses. C’est à partir d’un certain moment qu’ils s’y laissèrent aller progressivement. Cette nuance introduite par Tite-Live l’oppose au schéma de Salluste dans toutes les œuvres, et invite une réflexion sur la source commune du bien et du mal. L’analyse que fait l’historien des passions nous mène à penser qu’en l’homme résident à la fois des penchants bons et mauvais, que ce dernier doit savoir gérer. Il s’agit d’une conception qui est à l’encontre de la doctrine de Salluste concernant le défaut de la nature humaine. L’investigation les causes de la décadence de la res publica nous éclairera plus sur ce point.
457La présentation différente de la décadence chez les deux historiens peut donc relever d’une interprétation également différente du phénomène. Avant de porter notre attention sur l’analyse approfondie des causes du phénomène, il convient d’abord d’explorer ce que la présentation de la décadence peut révéler à propos de son interprétation. Le schéma historique du progrès et de la décadence ne peut que reposer sur une réflexion philosophique plus générale sur le temps historique, dont l’examen peut offrir des éléments importants pour procéder ensuite à l’étude de l’interprétation de la décadence par les deux auteurs.
Notes de bas de page
1 Novara 1983, 592-619, analyse l’idée du progrès de Rome dans la préface et les digressions du Catilina, et montre comment les progrès de la cité et de son empire ont suscité les facteurs de sa décadence après 146 a.C.
2 Selon Neumeister 1983, 7-9, c’est dans les digressions que nous retrouvons le véritable thème des monographies de Salluste, qui est d’expliquer l’évolution morale de Rome après 146.
3 Cat., 2.1 : “Aussi dans les premiers temps les rois – car tel fut le nom donné d’abord ici-bas au pouvoir – selon leurs penchants divers exerçaient, les uns leur esprit, les autres leur corps ; la vie humaine ignorait encore la cupidité ; chacun était content de son sort”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée. Vretska 1937a, 32-33, doute que Salluste renvoie à une époque idéale, car certains hommes ne savaient pas exercer l’ingenium, ce qui s’oppose à l’idéal exprimé dans Cat., 1. Or, Salluste corrige cette incohérence : les rois n’avaient pas senti le besoin d’exercer leur ingenium, car, à cette époque idéale, on ne convoitait pas les biens d’autrui.
4 Hes., Op., 109-139. Cf. Heldmann 1993b, 30-31, qui soutient que certains éléments dans l’analyse de Salluste montrent que dans le passage, il n’est pas question d’une époque mythique, mais d’une époque historique.
5 Voir Taeger 1928 ; Schur 1934 (not. p. 96-103) ; Altheim 1956, 101-114 ; Alfonsi 1963. Cf. id. 1961.
6 Posidon. fr. 284 Edelstein-Kidd = fr. 448 Theiler = Sen., Ep., 90.4.
7 Cat., 2.2 : “Mais lorsque Cyrus en Asie, les Lacédémoniens et les Athéniens en Grèce commencèrent à soumettre les villes et les nations, à faire de leur désir de domination une cause de guerre, à considérer que la grandeur de leur gloire réside dans la grandeur de leur empire, on finit par reconnaître à l’épreuve de l’expérience que dans la guerre le rôle principal revient à l’esprit”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) modifiée.
8 Dans la préface du Jugurtha, la lubido est à deux reprises qualifiée de pernicieuse (perniciosa) (Jug., 1.4, 3.4). Sur les connotations négatives de la formule lubidinem dominandi (Cat., 2.2), voir aussi Garbugino 1998a, 145-148. Contra Heldmann 1993b, 35-38.
9 Cat., 2.3-5 : “3. Que si les rois et les gouvernants montraient autant de vertu dans la paix que dans la guerre, le cours des affaires humaines serait plus égal et plus constant ; et l’on ne verrait point tout passer de mains en mains, ni être modifié et bouleversé. 4. Car le pouvoir se conserve aisément par les mêmes qualités qui l’ont fait d’abord acquérir ; 5. mais quand au lieu du travail, l’oisiveté, au lieu de l’esprit de mesure et d’équité, le caprice et l’orgueil ont fait irruption, la fortune change en même temps que les mœurs”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) modifiée.
10 Cat., 2.6 : “Ainsi le pouvoir passe sans cesse du moins bon au meilleur.”
11 Heldmann 1993b, 19-26, 57-60, explique de façon convaincante que le terme imperium ne se réfère pas à la politique intérieure, mais à la domination extérieure. Contra Vretska 1976, ad loc., voit une allusion à la théorie de l’ἀνακύκλωσις de Polybe. Les réminiscences de Polybe dans Cat., 2 ont été élaborés par Novara 1976, 717‑729, et id. 1983, 593‑595. Pour d’autres tentatives d’associer le Cat., 2.6 avec la politique intérieure, voir Pöschl 1940, 46 sq., 78 sq. ; Steidle 1958, 16 sq. ; Tiffou 1973, 51-52 ; et Burkard 2003, 519-522.
12 Cat., 5.9 : “Et puisque l’occasion m’a fait souvenir des mœurs de la cité, le sujet même semble m’inciter à remonter en arrière et à exposer brièvement les habitudes de nos ancêtres au-dedans comme au dehors, à montrer comment ils ont gouverné la République, en quel état de grandeur ils la laissèrent, de sorte que, en changeant peu à peu, elle soit transformée, de la plus belle et la meilleure qu’elle était, en la plus mauvaise et la plus corrompue”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) modifiée.
13 Cat., 6.3 : inuidia ex opulentia orta est.
14 Cat., 6.6 : “Sous le nom de royauté ils avaient un gouvernement régi par des lois”.
15 Cat., 6.7 : “Puis, lorsque le pouvoir royal, institué d’abord pour protéger la liberté et agrandir l’État, se fut transformé en une orgueilleuse tyrannie, un changement de régime y substitua un gouvernement annuel confié à deux chefs. On pensait par ce moyen empêcher l’âme humaine de concevoir cet esprit d’orgueil que donne l’abus de l’autorité”.
16 Cat., 7.1-2 : “1. À partir de ce moment chacun entreprit de se faire valoir davantage, et de faire davantage montre de son esprit. 2. Car les rois suspectent plus les bons que les mauvais et le mérite d’autrui est toujours une chose qu’ils redoutent”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée.
17 Cat., 7.3 : “Et l’on a peine à croire avec quelle rapidité la cité s’accrut, une fois en possession de sa liberté : tant l’amour de la gloire avait gagné les cœurs”.
18 Le tableau du progrès dressé par Salluste dans ces paragraphes sera l’objet de notre enquête infra, p. 423-425.
19 Cat., 9.1 : “La justice et la morale tiraient leur force moins des lois que de la nature”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) modifiée.
20 Selon Vretska 1937a, 33 sq., Salluste est bien conscient de cette idéalisation du passé qu’il accepte, pour accentuer le contraste avec le présent de Rome. Cf. Miller 2015, qui, en se concentrant uniquement sur le Jugurtha, refuse toute intention didactique derrière cette idéalisation.
21 Cat., 10.1-3 : “1. Mais quand par son travail et sa justice la république se fut agrandie, quand les plus puissants rois furent domptés, les peuplades barbares et les grandes nations soumises par la force, Carthage, la rivale de l’Empire romain, détruite jusqu’à la racine, lorsque mers et terres s’ouvraient toutes aux vainqueurs, la fortune se mit à sévir et à tout bouleverser. 2. Ces hommes qui avaient aisément enduré fatigues, dangers, situations difficiles ou même critiques, ne trouvèrent dans le repos et la richesse, biens par ailleurs désirables, que fardeaux et misères. 3. D’abord la soif de l’argent s’accrut, puis celle du pouvoir ; ce fut là pour ainsi dire l’aliment de tous les maux”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée.
22 Voir infra, p. 291 sq.
23 Sur cette question voir Knoche 1938.
24 Plb. 2.21.7-8. Voir aussi Cic., Inu., 2.17.52 ; Brut., 14.57 ; Cato, 4.11.
25 Bringmann 1977, 30-31.
26 Fabius Pictor (fr. 20 Peter = 27 FGrHist = 26 Chassignet = 24 FRHist = Strabo 5.228) a rapporté que les Romains ont perçu la richesse (αἰσθέσθαι τοῦ πλούτου) pour la première fois, lorsqu’ils ont conquis les Sabins en 290 a.C. Le sens de la formule grecque est très ambigu, comme il est expliqué dans les FRHist, ad loc. Selon l’une des interprétations, Fabius pourrait déplorer ici la propagation du luxe, qui a suivi les conquêtes romaines en Italie. Si cette interprétation est correcte, il s’agirait de la datation la plus haute de l’introduction du luxe à Rome. Or, le contexte très controversé du fragment ne permet ni de confirmer ni de démentir cette opinion.
27 Calp. Hist. fr. 38 Peter = 41 Chassignet = 48 Forsythe = 41 FRH = 40 FRHist (= Plin., Nat., 17.244) : “pendant la censure de M. Messala et de C. Cassius, époque à partir de laquelle, d’après ce que rapporte Pison, auteur de poids, la pudeur fut ruinée.” Trad. M. Chassignet (CUF 1999) légèrement modifiée.
28 Voir les commentaires de chaque éditeur ad loc.
29 Cette hypothèse est aussi discutée par Sordi 1988 et Berti 1989, 147-148.
30 Beck & Walter (FRH), ad loc., reprennent les mêmes hypothèses que G. Forsythe.
31 Voir Liv., Per., 48 ; V. Max. 6.38, et Jul. Obs. 17.
32 Voir Ath. 547A.
33 Calp., Hist., fr. 34 Peter = 37 Chassignet = 44 Forsythe = 37 FRH = 36 FRHist (= Plin., Nat., 34.14).
34 C’est-à-dire après 49 a.C., et plus probablement après 43 et avant 32 a.C. Pour plus détails sur la datation du De uita populi Romani, Riposati 1972, 84-86.
35 Serv., Ad Verg. Aen., 5.295.
36 Var., De uit. pop. Rom., fr. 395 Salvadore = 6 Kettner = 66 Riposati : “à cause de la division des citoyens, le bien propre de la cité languit, commence à être malade et vieillit”. Traduction personnelle.
37 La Penna 1976b, 402-405.
38 Var., De uit. pop. Rom., fr. 396 Salvadore = 7 Kettner = 67 Riposati : “à cause de la prospérité après la disparition de la crainte, ils ne visent plus au bien commun, mais chacun de son côté chérit son propre profit”. Traduction personnelle.
39 Var., De uit. pop. Rom., fr. 425 Salvadore = 1 Kettner = 114 Riposati. Cf. Novara 1982, 525, n. 5, qui pense que le passage renvoie au tribunat de Tiberius Gracchus en 133. Or, c’est Gaius qui proposa la lex Calpurnia.
40 Salvadore, ad loc.
41 Voir à ce propos Walbank 1972, 17-19.
42 Plb. 38.22 (= App., Pun., 132.628-630). Sur les sources du récit, voir Martin 1988, 239-241, et Guelfucci 2009.
43 Voir aussi sur ce point Seng 2017, 517.
44 Plb. 31.25.3 sq. ; voir aussi ibid. 18.35.1 : selon Polybe, les Romains restaient fidèles à leurs usages nationaux à l’époque antérieure aux expéditions d’outre-mer (πρότερον ἢ τοῖς διαποντίοις αὐτοὺς ἐγχειρῆσαι πολέµοις).
45 Plb. 6.57.5-9 : ὅταν γὰρ πολλοὺς καὶ µεγάλους κινδύνους διωσαµένη πολιτεία […] φανερὸν ὡς εἰσοικιζοµένης εἰς αὐτὴν ἐπὶ πολὺ τῆς εὐδαιµονίας συµβαίνει τοὺς µὲν βίους γίνεσθαι πολυτελεστέρους.
46 Voir Walbank 1957, 636, pour plus de détails sur la datation du livre VI avec bibliographie antérieure.
47 Selon Davies 2014, 189-213, la limite de 146 représente pour Polybe un enjeu plutôt qu’un point culminant.
48 Voir à ce titre Seng 2017, 517-518.
49 Jacoby 1926, 210, et Klingner 1928, 182, expliquent les raisons de l’attribution du fragment à Posidonius.
50 Sur la datation exacte de ce débat, voir Gelzer 1931, 261 sq.
51 Posidon. fr. 112 FGrHist. = fr. 178 Theiler (= D.S. 35, fr. 26.5-6) : “5. En outre, si Carthage subsistait, la crainte qu’elle inspirait obligerait les Romains à vivre dans la concorde et à gouverner leurs sujets avec douceur en ayant bonne réputation. Il n’y a rien de meilleur pour faire durer et grandir un empire. En revanche, si la cité rivale périssait, il était évident qu’une guerre civile opposerait les citoyens, que tous les alliés ressentiraient de la haine pour l’empire en raison de l’avidité et des méfaits dont ils seraient victimes de la part des gouvernants. 6. C’est précisément tout cela qui arriva aux Romains après la destruction de Carthage. La suite en effet, ce furent des propositions démagogiques dangereuses, des redistributions de la terre <publique>, de grandes révoltes des peuples alliés, de très longues et effroyables guerres civiles ainsi que toutes les autres calamités annoncées par Scipion.” Trad. P. Goukowsky (CUF 2014) légèrement modifié. Le débat entre Scipion Nasica et Caton est aussi rapporté par Liv., Per., 48 ; App., Pun., 69 ; Plut., Cat. Ma., 27.2 sq. ; D.C. 21 [Zonar. 9.26.4, 30.7-8].
52 Ainsi Gelzer 1931, p. 275 ; contra Martin 1988, 235-237.
53 Ainsi Hoffmann 1960, 340-344, et Bonamente 1975, 141 sq. ; Hackl 1980, 151-166 (not. p. 156-166), conclut que Posidonius a été le premier auteur à avoir mis cette vision dans la bouche de Scipion Nasica, mais avait Rutilius Rufus comme source. Jacoby 1926, 210, et Gelzer 1931, 270-272, considèrent que Rutilius Rufus a été la source de Posidonius pour ce débat. En revanche, Altheim 1935, 99 sq., et Tiffou 1973, 318, n. 104, renvoient aux Annales de Hortensius Hortalus, et Bringmann 1977, 41, à l’annaliste C. Fannius.
54 Rhet. Her., 3.2 : “faut-il détruire Carthage ou la laisser intacte ?” Trad. G. Achard (CUF 1989).
55 Cic., Inu., 1.8.11 : “Si nous laissons Carthage intacte, l’État subira-t-il quelque dommage ?” Trad. G. Achard (CUF 1994). La même question revient sous d’autres formes plus loin. Cf. Cic., Inu., 1.12.17 ; 1.39.72.
56 Schur 1934, 76. Contra Empli 1997, 416‑422.
57 Cf. Schur 1934, 68 sq.
58 Plb. 6.57.5-9. Voir à ce titre Koutroumbas 1988, 85-86 ; Vassiliades 2013, 137‑147 ; Seng 2017, 518-520. Cf. Hackl 1980, 155-156 : Rutilius Rufus aurait joué le rôle d’intermédiaire entre Polybe et Salluste.
59 Posidon. fr. 81 Theiler = 266-267 Edelstein-Kidd = 59 FGrHist. II A (= Ath. 6.274A-C, 275A) ; fr. 125c Theiler = 265 Edelstein-Kidd = 59 FGrHist. II A (= Ath. 6.273A).
60 Posidon. fr. 211a-b Theiler (= D.S. 37.2.1, 3.1-5).
61 Posidon. fr. 211b-c Theiler (= D.S. 37.3.5-6). Cf. Plb. 31.25.5. Contra Bringmann 1977, 37‑38, croit que le contexte du passage (D.S. 37.3.1-5), situé dans le récit de la Guerre sociale, indique qu’il y est question de la période située entre la guerre contre les Cimbres et la Guerre sociale. Cependant, il n’existe aucune allusion à la guerre contre les Cimbres dans le passage et la référence aux plaintes de Caton ne peut pas être occasionnelle.
62 Steidle 1958, 19, refuse que l’année 146 représentait un tournant selon Posidonius. Altheim 1935, 151-154, soutient que l’année “polybienne” 168 représentait encore chez Posidonius le début de la décadence et que la destruction de Carthage était analysée comme l’accomplissement d’un processus déjà commencé.
63 Voir Quint., Inst., 8.3.29 ; Suet., Aug., 86 ; Gram., 15 ; Fro., Ad Caes., 4.3.2. La bibliographie sur le sujet étant très riche, nous nous contentons de renvoyer à des études systématiques de l’affinité de Caton avec Salluste. Voir Ernout 1949 ; Skard 1956, 75-107 ; Cacciatore 2000 ; et Levene 2000.
64 Cf. Novara 1983, 616-617, qui prétend qu’à travers le choix de 146 plutôt que de 168, Salluste rend hommage à Caton et à ses efforts d’arrêter la décadence, en repoussant le fléchissement des mœurs après la mort de Caton. Selon nous, le choix de 146 tend plutôt à montrer que la politique de Caton en faveur de la destruction de Carthage était fausse, puisqu’elle a conduit au déclin. Voir à ce titre l’analyse de Levene 2000, 174-180.
65 Martin 1988, 242, et Dubois-Pèlerin 2008, 41.
66 Voir infra, p. 155-160, pour la lex Oppia. Des traces de l’opposition de Caton au luxe féminin se décèlent également dans les fragments des Origines (voir Cato, Hist., fr. 7.9-11 Chassignet, avec son commentaire ad loc.).
67 Voir Liv. 39.44.2-4 ; Plut., Cat. Ma., 18.2-3. Caton reproche souvent à ses concitoyens leur goût du luxe et de la luxure. Voir Plb. 31.25.5 ; D.S. 37.3.5-6 ; Plut., Cat. Ma., 8.2. Voir Passet 2011, 112-142, 162-179, 265-276, qui se focalise sur la lutte de Caton contre le luxe, son usage politique de la frugalité et sur la façon dont ils s’insèrent dans l’idéologie du iie s. a.C.
68 Plut., Cat. Ma., 19.4 : “Alors que la république romaine déclinait et penchait vers le pire, Caton, nommé censeur, par une sage direction et par la tempérance des mœurs dont il se fit l’instructeur, la rétablit et la redressa”. Trad. R. Flacelière et E. Chambry (CUF 1969).
69 McGushin 1977, 87-88 ; Earl 1961, 42‑47.
70 Martin 1988, 242.
71 Voir B. Afr., 97.1 ; App., BC, 2.100 ; D.C. 43.9.2 ; [Cic.], Sal., 7.19. Pour une discussion plus détaillée portant sur les aspects historiques du gouvernement exercé par Salluste en Afrique, voir Bertrandy 2005.
72 Cat., 4.4 : id facinus in primis ego existumo sceleris atque periculi nouitate : “événement que j’estime entre tous mémorable par la nouveauté de ce crime, et du péril où il mit la république”.
73 Cf. Biesinger 2016, 96-106, 113-117 (not. p. 103-106, 116-117), qui souligne l’originalité du schéma de Salluste, en suggérant qu’à travers le choix de 146 a.C. il ne s’interroge pas sur le responsable initial de la décadence. Sylla n’apparaît que comme le premier exemple d’homme dont la corruption illustre le changement de phase historique de Rome depuis la destruction de Carthage. L’analyse proposée dans la section suivante vise au contraire à démontrer que Salluste envisage la dictature de Sylla comme une nouvelle étape de la décadence.
74 Cat., 5.9 : “le sujet même semble m’inciter […] à montrer comment ils ont gouverné la République, en quel État de grandeur ils la laissèrent, en changeant peu à peu, elle (i.e. la république) soit transformée, de la plus belle et la meilleure qu’elle était, en la plus mauvaise et la plus corrompue”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) modifiée.
75 Voir Ernout-Meillet, s.u. auarus qui renvoie à Cic., Inu., 1.28.42. Voir aussi TLL, s.u. auarus, et s.u. cupiditas 4.0.1415.79-1416.55.
76 OLD, s.u. auaritia 1a ; TLL, s.u. auaritia 2.0.1178.80-1184.46.
77 Voir Ernout – Meillet, s.u.ambio. Voir aussi TLL, s.u. ambitio 1.0.1851, et Hellegouarc’h 1963, 208-209, pour cette étymologie.
78 Voir Hellegouarc’h 1963, 208-210. Voir aussi OLD, s.u. ambitio 2-4.
79 Cat., 10.3-5 : “3. D’abord la soif de l’argent s’accrut, puis celle du pouvoir ; ce fut là pour ainsi dire l’aliment de tous les maux. La cupidité détruisit la loyauté, la probité et toutes les autres vertus ; 4. à leur place ce fut l’orgueil, la cruauté, le mépris des dieux, la vénalité qu’elle enseigna. 5. L’ambition amena bien des gens à se parer de faux dehors, à penser secrètement d’une façon, à s’exprimer ouvertement d’une autre, à régler leurs amitiés et leurs inimitiés non d’après la réalité mais sur leur intérêt, à se faire un visage plutôt qu’un esprit honnête”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée.
80 Thuc. 3.82.8 ; “La cause de tout cela, c’était le pouvoir voulu par cupidité et par ambition”. Trad. R. Weil et J. de Romilly (CUF 1969). Voir Balot 2001, pour une analyse du concept de la cupidité chez Thucydide.
81 Lucil. fr. 1119-1120 Marx = H 36 Charpin ; “Or et brigue sont pour eux deux la marque de la vertu : autant on a, autant on est soi-même, autant on vaut.”
82 Sur la notion de fides, voir Hellegouarc’h 1963, 23-27, 30 ; et Freyburger [1986] 2009.
83 Voir infra, p. 409, pour plus de détails sur la probitas.
84 Cf. Var., Sat. Mx., fr. 495 Astbury = 490 Cèbe (in quarum locum subierunt inquilinae inpietas, perfidia, inpudicitia), qui a sans doute inspiré Salluste dans ce passage.
85 McGushin 1977, ad loc., renvoie à Hom., Il., 9.312-313 ; Eur., Andr., 451-452 ; Pl., Colax, fr. II ; Cic., Fam., 8.1.3 ; B. Alex., 24.1. On peut ajouter Lucil. fr. 1232-1233 Marx = H 41 Charpin (= Lact., Diu. Inst., 5.9.20) : uerba dare ut caute possint, pugnare dolose, blanditia certare, bonum simulare uirum se.
86 P. McGushin 1977, ad loc., compare cette idée à Thuc. 3.82.6, et à B. Alex., 24.1.
87 Cat., 10.6 : “Le progrès de ces vices fut d’abord insensible, parfois même ils étaient punis ; puis, lorsque la contagion se fut répandue comme une épidémie, la cité changea d’aspect ; le plus juste et le meilleur des gouvernements se transforma en un empire cruel et intolérable”.
88 La ciuitas est définie comme une communauté d’hommes qui vivent sous des règles établies de droit. Voir Cic., Rep., 1.41.49 ; 6.13 ; Gel. 18.7.5 ; Apul., Pl. ,2.24 ; Mar. Victorin., Rhet., 1.1, p. 158.
89 Selon Gärtner 2000, 104, Salluste subordonne ici l’imperium Romanum à la ciuitas.
90 Voir dans ce sens l’analyse de Heldmann 1993b, 97-98, 113-114.
91 Selon Schütrumpf 1998, 674-689, Salluste ne considère pas l’otium et les diuitiae comme des maux en soi. Ce fut leur mauvaise gestion qui a mené à la décadence et mis en danger l’imperium et la stabilité à l’intérieur.
92 Cat., 11.1-3 : “1. Mais tout d’abord c’était l’ambition plus que la cupidité qui tourmentait les âmes, et ce défaut-là malgré tout était assez voisin de la vertu. 2. Gloire, honneurs, pouvoir, l’homme de valeur et l’incapable y aspirent également ; mais l’un s’efforce d’y parvenir par la vraie voie, l’autre, faute de qualités, y tend par la ruse et le mensonge. 3. La cupidité n’a d’amour que pour l’argent, que jamais sage n’a convoité ; comme s’il était imprégné de poisons maléfiques, ce vice effémine les âmes et les corps les plus virils ; toujours illimité, insatiable, rien ne peut l’atténuer, ni l’abondance, ni la disette”.
93 Nipperdey 1877, 542-543, propose une conjecture (primo imperi, deinde pecuniae cupido creuit) malgré l’unanimité de la tradition manuscrite. McGushin 1977, ad 10.3, reproche à Salluste son inattention. Il est peu probable que l’auteur n’ait pas été conscient de sa contradiction à si peu de lignes de distance. Le même argument peut être avancé contra McKay 1962, 191, qui voit un indice d’un deuxième remaniement de l’œuvre.
D’autres se concentrent sur le sens de primo. Selon Büchner 1960, 320, les deux vices sont d’abord (Cat., 10.3) évoqués par ordre d’importance et ensuite (Cat., 11.1) selon leur ordre chronologique. Or, primo est employé dans des séquences purement chronologiques (voir OLD, s.u. primo). Selon Mariotti 2007, 288, l’adverbe primo dans le Cat., 11.1 se réfère à la période antérieure à 146. Or, cela suppose que Salluste revient à la description du progrès de Rome à l’intérieur de sa digression sur la décadence. En outre, rien dans la première partie de l’Archéologie (Cat., 6-9) ne suggère que l’ambitio tourmentait (exercebat) les esprits des Romains.
Conley 1981a, considère qu’il y a eu selon Salluste deux périodes de la décadence : celle de l’ambitio, qui commence après 146 a.C. jusqu’à Sylla, et celle de l’auaritia et de la luxuria qui commence à partir de Sylla. Id. 1981b, indique que dans le Cat., 10.3, l’imperi cupido, appliquée à la deuxième phase, a fait son apparition en raison de la cupido pecuniae, alors que dans le Cat., 11.1-3, l’ambitio, appliquée à la première période, est due à des motifs plus nobles, comme la gloria, le honos et l’imperium, poursuivis par la ruse et le mensonge, faute de bonae artes. Toutefois, dans le Cat., 10, c’est justement l’auaritia qui a détruit les bonae artes. L’ambitio du §11.1 est donc aussi le produit de l’auaritia. Pour sa part, Heldmann 1993a, note que chez Salluste, comme chez Polybe, bien que la cupido imperi dans la politique intérieure (φιλαρχία) soit apparue après la cupido pecuniae, c’est d’abord l’ambitio qui a exercé son influence dans la politique étrangère. La digression du § 11.1-3 renvoie donc à l’ambitio des magistrats romains et explique la dégradation de l’imperium dans le § 10.6. Rien dans le § 11.1 ne montre que, Salluste fait uniquement allusion à l’ambitio des Romains envers les peuples soumis.
94 Earl 1961, 13-15. Hellegouarc’h 1972, ad loc., note aussi que le verbe exercebat est utilisé dans le sens de “tourmenter” et non dans le sens d’exercer, ce qui résout l’apparente contradiction entre Cat., 10.3 et 11.1. Voir aussi Hist., fr. 1.84 M = 1.73 Ramsey = 1.77 La Penna-Funari (cura patres exercebat).
95 Contra Conley 1981a ; André 1966, 376, considère la distinction entre creuit et exercebat comme spécieuse, et soutient que l’ambitio dans le Cat., 10 est présentée comme le moyen d’assouvir la convoitise, tandis que le Cat., 11 a un sens historique, donc daté. À notre sens, les adverbes deinde et primo, ainsi que l’emploi du parfait creuit montrent qu’il est question dans le passage d’une phase historique. McGushin 1977, ad 10.3, note : “Earl’s view that the idea of ‘torment’ in exercebat demands a difference of emphasis would have us to believe that auaritia lay dormant even though it was a far more widespread vice than ambitio”. Cependant, rien dans le texte n’indique que l’auaritia était plus répandue que l’ambitio. De plus, Salluste ne déclare pas que l’auaritia ne tourmentait (exercebat) pas les esprits, mais que l’ambitio les tourmentait plus (magis).
96 Earl 1961, 14, se réfère à une “période d’auaritia”, qui était déjà mise en place à l’époque des Gracques. En revanche, nous considérons que “la période d’auaritia” commence avec Sylla.
97 Latta 1988, 277-279.
98 Voir Cat., 9.1 : minima auaritia erat.
99 Cat., 11.4-5 : “4. Or, quand Sylla eut conquis le pouvoir par les armes, et qu’aux bons débuts de son règne succédèrent des années mauvaises, le vol et le pillage devinrent la loi commune ; l’un convoitait une maison, l’autre des terres, les vainqueurs ne connaissaient ni modération ni mesure, ils exerçaient contre des citoyens les plus honteuses violences. 5. En outre, Sylla, pour s’assurer la fidélité de l’armée qu’il avait commandée en Asie, l’avait habituée, contrairement à la coutume des ancêtres, au luxe et à une discipline trop indulgente. Le charme et la volupté des lieux où ils passaient leurs loisirs avaient promptement amolli l’âme farouche des soldats”. Comme le note Ramsey 2007, ad loc. : “Sed, postquam: marks the transition to the topic of luxuria which caused auaritia to surpass ambitio as the more prominent evil in contrast with 11.1 sed primo…”
100 Cat., 11.7 : “Ainsi, de pareils soldats, une fois en possession de la victoire, ne laissèrent rien aux vaincus”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée.
101 Cic., S. Rosc., 29.75 : in urbe luxuries creatur, ex luxuria exsistat auaritia necesse est : “C’est en ville que s’élabore le luxe ; du luxe, inévitablement sort l’avidité”. Trad. F. Hinard (CUF 2006) légèrement modifiée. Cic., de Orat., 2.40.171 : auaritiam si tollere uoltis, mater eius est tollenda, luxuries : “Si vous voulez supprimer la cupidité, supprimez ce qui l’enfante, la passion des plaisirs”. Trad. E. Courbaud (CUF 1928).
102 Cic., Off., 2.8.27-29.
103 Cic., Off., 2.8.27. Cf. Rambaud 1953, 126-127, qui fait le même rapprochement, mais insiste sur les points communs entre les schémas des deux auteurs.
104 Voir à ce titre App., Mith., 61.250-63.263 ; Plut., Sull., 25.2, Luc., 4.1. Voir Hinard 1985, 130-132.
105 Cat., 12.1-2 : “1. Lorsque la richesse fut en honneur, qu’elle s’accompagna de la gloire, des commandements, de la puissance politique, bientôt la vertu s’émoussa […] 2. Aussi à la suite de la richesse, l’amour des plaisirs, la cupidité, accompagnés de l’orgueil envahirent la jeunesse : et de piller, de dépenser, de mépriser son propre bien, de convoiter celui d’autrui, de confondre dans un même mépris honneur, pudeur, lois divines et humaines, sans respect ni retenue”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée. Pour une discussion sur les divers sens métaphoriques de la formule hebescere uirtus, voir Krebs 2008b et Grethlein 2013, 274-275.
106 Cat., 37.6 : “Beaucoup encore se rappelaient la victoire de Sylla, et voyant de simples soldats devenus sénateurs, ou tellement enrichis qu’ils vivaient dans un luxe royal…”
107 Salluste, comme plus tard Denys d’Halicarnasse (D.H. 5.77.5), donne l’impression que Sylla a fait entrer au Sénat les premiers venus, en les enrichissant d’abord. En revanche, Appien (BC, 1.100.468) rapporte qu’il recruta trois cents chevaliers choisis parmi les plus distingués.
108 Dubois-Pèlerin 2001, 215. Cet argument pourrait être corroboré par un fragment de Cornelius Nepos qui semble avoir évoqué cette distinction entre l’influence du luxe avant et après Sylla (Nep. fr. 6 Peter = 32 Malcovati = 30 Marshall (= Plin., Nat., 33.146)) : Cornelius Nepos tradit ante Sullae uictoriam duo tantum triclinia Romae fuisse argentea, repositoriis argentum addi sua memoria coeptum : “Selon Cornélius Népos, il n’y avait à Rome, avant la victoire de Sylla, que deux lits de table en argent ; de son temps, ajoute-t-il, l’argent commença à être employé pour des surtouts de table”. Trad. H. Zehnacker (CUF 1983).
109 Sensal 2010, 473-474.
110 Akar 2013, 227.
111 Cat., 14.1 : “Dans une cité aussi grande et aussi corrompue, Catilina n’avait pas eu de peine à grouper autour de lui tous les vices et tous les crimes, qui formaient comme ses gardes du corps.” Selon Seider 2014, 149, “les effets sonores” de la phrase in tanta tamque corrupta ciuitate Catilina attirent l’attention du lecteur sur l’interaction entre Catilina et sa société corrompue.
112 Cat., 5.6 : Hunc post dominationem L. Sullae lubido maxima inuaserat rei publicae capiundae… : “Depuis la tyrannie de L. Sulla, une irrésistible envie l’avait envahi de prendre le pouvoir…” Sur la compréhension de la conjuration de Catilina comme un symptôme de la crise de la république après Sylla, voir Perl 1969a, 202 ; McGushin 1977, ad loc. Vasaly 2009, 253‑255, insiste sur le rapport entre le portrait de Catlina et l’Archéologie.
113 Voir Cat., 37.4 ; cf. Cat., 14.2, 24.3. Selon Hammer 2014, 155-161 (not. p. 156-157), Salluste présente la conjuration comme héritière de la nouvelle mentalité politique promue par Sylla, qui consistait à se soumettre à ses propres désirs. Sur la façon dont Salluste associe l’appauvrissement des diverses classes sociales à leur dégradation morale et politique, voir Venturini 1979, 284 sq.
114 Voir Cat., 16.4 ; 28.4. Voir aussi Cat., 21.4 : dans son discours à ses compagnons, Catilina s’adresse aux vétérans de Sylla, en leur rappelant la victoire de celui-ci et le butin qu’elle leur avait rapporté.
115 Voir Cat., 21.2. Voir aussi Cat., 20.13-14. Il est difficile de savoir ce qu’impliquait exactement la formule tabulae nouae. Sur ce sujet voir Yavetz 1963, Giovannini 1995, et Barbieri 1994.
116 Voir à ce propos Shaw 1975.
117 Dans son analyse du Catilina, Vogt 1938, 51-71, insiste aussi sur le fait que Salluste interprète la conjuration comme une partie de l’évolution historique et donc de la décadence de la res publica. Salamon 2019, 94-103, souligne aussi que la conjuration de Catilina est présentée comme un symptôme de la crise de la res publica, qui apparaît comme le véritable sujet de la monographie.
118 Grethlein 2013, 268-308 (not. p. 268-278).
119 Grethlein 2013, 282, met en parallèle Cat., 11.4 avec 5.2, 4-5, et Cat., 11.5 avec 14.6.
120 Grethlein 2013, 276-278. Le sujet des remaniements chronologiques, voire des “déformations” de la vérité historique, dont serait coupable Salluste, est vaste et son étude détaillée dépasse les objectifs de cette étude. Voir sur ce sujet Seel 1930, 46‑63 ; Syme 1964, 75-81 ; La Penna 1969, 98-105 ; Bringmann 1972 ; Empli 1997, 208‑219 ; Schmal 2001, 44-47, 49-54.
121 Cat., 36.4-5 : “4. C’est à ce moment que l’empire du peuple Romain m’apparaît comme ayant connu la situation de beaucoup la plus pitoyable. Quand du levant au couchant, par la victoire de ses armes, tout lui obéissait, qu’à l’intérieur régnaient ces biens que les mortels font passer avant tout, le repos et les richesses, il se trouva pourtant des citoyens pour travailler avec des âmes obstinées à leur perte et à celle de la république. 5. Et en effet, malgré les deux décrets du Sénat, il n’y eut personne dans la masse des conjurés que l’appât de la récompense déterminât à trahir ses complices ; personne non plus n’avait déserté le camp de Catilina : tant était profonde la maladie qui, telle une consomption, avait envahi les âmes de la plupart des citoyens”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) modifiée.
122 Cat., 10.6 (post, ubi contagio quasi pestilentia inuasit…). Voir infra, p. 249, 430-431, pour plus de détails sur le rapport entre les deux métaphores.
123 Cf. Büchner 1960, 137, qui indique seulement que la digression des § 36.4-39.4 sert à présenter la conjuration de Catilina comme le symptôme des évolutions politiques après 70 a.C. Cf. aussi d’Anna 1979, 811‑817, qui se réfère à cette période, mais uniquement comme à un point de départ, pour expliquer “l’évolution idéologique” de Salluste du Catilina au Jugurtha.
124 Cat., 37.1 : “Ce n’était pas seulement les complices de la conjuration dont l’esprit fût égaré : la plèbe tout entière, par amour du changement, approuvait sans exception l’entreprise de Catilina”. Sur le rôle de la foule dans la conjuration de Catilina chez Salluste, voir Diesner 1953-1954, 37‑39.
125 Cat., 37.2-3 : “2. Évidemment elle ne faisait en cela que suivre son habitude. 3. Car toujours dans un État ceux qui n’ont rien envient les bons citoyens, exaltent les mauvais, haïssent le vieil état de choses, aspirent à un nouveau ; par dégoût de leur sort particulier ils travaillent à un bouleversement général ; ils vivent sans souci du trouble et des séditions, car la misère met aisément à l’abri de tout dommage.”
126 Salluste reprend de fait le lieu commun antique de l’instabilité de la foule. Voir Pl., R., 8.552d, Lg., 735e ; Arist., Pol., 2.1265b13 ; Thuc. 2.65.4 ; Cic., Sest., 46.99. Salluste répète la même idée dans Jug., 66.2, 86.3.
127 Cat., 37.4 : “La plèbe romaine avait du reste, elle, bien des raisons pour se lancer, tête baissée, dans l’aventure.”
128 Cat., 37.10-38.2 : “37.10. De plus tous les partis opposés au Sénat aimaient mieux voir bouleverser l’État que diminuer leur influence. 11. C’est ainsi que le mal, après un intervalle de quelques années, avait de nouveau envahi la cité. 38.1. En effet, après que, sous le consulat de Cn. Pompée et de M. Crassus, la puissance tribunitienne eut été rétablie, des hommes tout jeunes encore, revêtus par là d’un très grand pouvoir, et dont l’âge avivait la violence naturelle, se mirent à soulever la plèbe par leurs attaques contre le Sénat ; à force de largesses et de promesses ils alimentèrent l’incendie, tout en s’acquérant célébrité et influence. 2. Ils avaient contre eux la plupart de la noblesse qui leur faisait une lutte acharnée, pour défendre le Sénat en apparence, pour maintenir ses privilèges, en réalité”.
129 Selon Salamon 2019, 100-101, en incluant cette “troisième étape” dans le mouvement qui a conduit à la crise de 63 a.C., Salluste prend ses distances à la fois aux deux partis.
130 Grethlein 2013, 278-298, montre que ce schéma d’inspiration sallustéenne n’est pas celui de Cicéron et d’autres historiens plus tardifs. En outre, dans le Catilina, et plus précisément dans la lettre de Catilina à Catullus et dans le discours de César devant le Sénat, des visions alternatives de la conjuration sont aussi proposées.
131 Levene 1992. Ainsi Biesinger 2016, 158-159.
132 Papaioannou 2014, 113-139 (not. p. 118 sq.).
133 Earl 1961, 61, et Biesinger 2016, 152-153, notent aussi que l’importance de la guerre de Jugurtha dans la poursuite de la désintégration de la cité a déterminé l’historien à choisir cet épisode comme objet de son histoire.
134 Jug., 5.1-2 : “1. Je me propose d’écrire la guerre que le peuple romain fit au roi des Numides, Jugurtha, cela pour deux raisons : d’abord parce qu’elle fut rude, acharnée, mêlée de succès et de revers, ensuite parce que c’est alors pour la première fois qu’on osa marcher contre l’insolence de la noblesse : 2. lutte qui confondit toutes les lois divines et humaines, et atteignit un tel degré de fureur que seules la guerre et la dévastation de l’Italie mirent fin aux discordes entre les citoyens”.
135 Jug., 41.3 : Sed ubi illa formido mentibus decessit, scilicet ea, quae res secundae amant, lasciuia atque superbia incessere : “Mais, dès que cette crainte eut disparu des esprits, les maux amis de la prospérité, la licence et l’orgueil apparurent à leur tour”.
136 Pour le ravage de l’Italie pendant la Guerre sociale voir Flor. 2.6.11.
137 Ainsi Paul 1984, ad loc. Pour soutenir cet argument, le commentateur renvoie à Flor. 2.6.11 (évoquant en réalité la dévastation de l’Italie pendant la Guerre sociale), 2.9.22, 27-28, et à Hist., fr. 1.23 M = 1.21 Ramsey = 1.26 La Penna-Funari (Quippe uasta Italia rapinis, fuga, caedibus). Contra Koestermann 1971, ad loc., soutient que Salluste se réfère à la uastitas Italiae après la guerre de Modène en 43 a.C. Selon Vretska 1955a, 22, la formule finem faceret fait allusion à la guerre de Pérouse (41-40 a.C.). À notre sens, le contexte du passage ne permet pas d’accepter ces interprétations : comment la guerre de Modène ou de Pérouse pourrait mettre fin aux conflits commencés pendant la guerre de Jugurtha, plus d’un demi-siècle plus tard ?
138 Voir à ce propos Paul 1984, 19-20.
139 Selon Dijkstra & Parker 2007, 137-140, qui examinent l’arrière-plan historiographique du Jugurtha, le fait que Marius et Sylla, les protagonistes des guerres civiles, ont tous les deux utilisé la Guerre de Jugurtha pour donner un élan à leur carrière politique et militaire, a impressionné Salluste autant que ses devanciers.
140 Jug., 41.1-2 : “1. Du reste l’habitude des luttes entre le parti populaire et les classes dirigeantes, cause de toutes les mauvaises pratiques qui s’ensuivirent, avait pris naissance à Rome depuis quelques années, à la faveur de la paix et de cette prospérité matérielle que les hommes estiment avant tout. 2. Car avant la destruction de Carthage, le Sénat et le peuple romain se partageaient le gouvernement sans passion, ni violence ; ni la gloire, ni le pouvoir n’allumaient de lutte entre les citoyens ; la peur de l’ennemi maintenait la cité dans les bonnes pratiques”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée.
141 André 1966, 366-379, conclut qu’alors que dans le Catilina, l’otium est plus associé à la frénésie de luxuria et d’auaritia, dans le Jugurtha, l’accent est mis sur le lien entre l’otium et l’ambitio. Salluste favorise dans le Jugurtha l’explication “politique”, au détriment de l’explication “économique” de la décadence.
142 Paul 1984, ad loc., explique pourquoi il faut retenir cette leçon plutôt que celle de la plupart des manuscrits (mos partium popularium et senatus factionum).
143 Sur ces deux termes dans la politique romaine de la fin de la République, voir Ross-Taylor 1949, 8-12, 189, n. 30 ; Hellegouarc’h 1963, 99-115 ; sur l’emploi qu’en fait Salluste, voir Paananen 1972, 48-59.
144 Jug. 41.5 : Namque coepere nobilitas dignitatem, populus libertatem in lubidinem uortere, sibi quisque ducere, trahere, rapere. Ita omnia in duas partis abstracta sunt. Sur le sens du terme partes comme partie constituante de la res publica, voir Moatti 2018, 55-57.
145 Voir Paananen 1972, 54-56, et Paul 1984, 33. En outre, il convient d’ajouter que l’adjectif factiosus est à maintes reprises appliqué à certains nobiles (voir Jug., 8.1, 15.3, 27.2, 28.4, 77.1 ; Cat., 18.4).
146 Jug., 41.6 : nobilitas factione magis pollebat.
147 Cf. Smith 1972, qui distingue entre l’emploi du terme au singulier et au pluriel : la factio et la nobilitas désignent le clan fermé de l’aristocratie, alors que les factiones sont une allusion péjorative à des groupes politiques en dehors des partis. À notre sens, le mos factionum n’exclut pas précisément la factio de la nobilitas.
148 Sur les acceptions diverses de la factio, voir Bartole 1975 ; Seager 1972 ; Garbugino 1998b.
149 Voir Hellegouarc’h 1963, 125-127, sur le sens politique républicain de la concordia. Pour l’utilisation du terme dans les débats politiques de la fin de la République, voir Akar 2013.
150 Voir Cat., 6.2 (<ita breui multitudo diuorsa atque uaga concordia ciuitas facta erat> : “tant il avait fallu peu de temps pour que d’une multitude disparate et vagabonde l’union fît une cité”) : référence à la formation de Rome ; Cat., 9.2 (concordia maxuma, minima auaritia erat : “la concorde était très grande ; la cupidité minime” Traduction personnelle) : commentaire concernant la période antérieure à 146.
151 Jug., 10.6 (concordia paruae res crescunt, discordia maxumae dilabuntur : “Car la concorde fortifie les petits États, la discorde détruit les plus grands”) : discours de Micipsa à Jugurtha.
152 Jug., 1.3 : Sed dux atque imperator uitae mortalium animus est. Qui ubi ad gloriam uirtutis uia grassatur, abunde pollens potensque et clarus est neque fortuna eget, quippe probitatem, industriam aliasque artis bonas neque dare neque eripere cuiquam potest.
153 Jug., 41.3-5 : “3. Mais, dès que cette crainte eut disparu des esprits, les maux amis de la prospérité, la licence et l’orgueil apparurent à leur tour. 4. C’est ainsi que le repos qu’ils avaient tant souhaité dans l’adversité, leur fut, quand ils l’eurent gagné, un mal plus pénible et plus cruel que l’adversité même. 5. La noblesse et le peuple mirent au service de leurs passions, l’une, sa dignité, l’autre, sa liberté ; et chacun de tirer à soi, de piller, de voler”.
154 Voir OLD, s.u. superbia.
155 Hellegouarc’h 1963, 439-441.
156 Ernout-Meillet, s.u. probus, -a, -um, notent que le mot superbus est formé par la préposition super- et le préfixe -*bho-. L’adjectif donc (ibid., s.u. super) désigne celui “qui se trouve au-dessus, “altier, hautain”, presque uniquement employé au sens moral, d’où “orgueilleux”.
157 Voir ex. Liv. 2.24.2, 2.56.7, 3.9.2, 3.58.1, 6.14.3, 8.29.3, 8.33.13.
158 Jug., 64.1 : commune nobilitatis malum.
159 Voir OLD, s.u. lasciuia 3.
160 Voir aussi Cat., 31.1 ; Jug., 39.5.
161 Contra Vretska 1955a, 209, analyse le mos partium et factionum comme la cause de la décadence politique.
162 Sur le sens de la dignitas, voir Hellegouarc’h 1963, 408-412.
163 Cette égalité est régie par des lois qui protègent la plèbe et n’est pas à confondre avec la licentia. Voir à ce propos Ducos 1984, 64-81, 131-151. Sur l’opposition entre la libertas et la licentia voir aussi Cogitore 2011, 38‑41. Sur la libertas populi romani et son utilisation dans la lutte entre les deux partis, voir Wirszubski 1950, 4‑5, 31-65 ; Nicolet 1964, 51-60 ; Arena 2012, 73-257 (not. p. 117-168 sur la conception popularis de la libertas).
164 Voir Earl 1961, 53-57, sur l’utilisation de la libertas et de la dignitas comme slogans à la fin de la République. Pour l’antagonisme entre les deux notions, voir Wirszubski 1950, 15‑17. Sur l’instrumentalisation politique de la libertas, voir aussi Arena 2012, 244-257. Cogitore 2011, 108-115, montre comment l’utilisation de la libertas dans les discours que Salluste prête à ses protagonistes reflète le lexique politique des événements qu’il relate. Cf. Dognini 1998, 98-99, qui voit dans le passage une critique implicite contre l’utilisation détournée de la libertas par les optimates plutôt que par les populares. Il convient d’objecter que la critique de Salluste est clairement adressée au peuple (populus libertatem in lubidinem uortere).
165 Cf. Cat., 11.4 (rapere omnes, trahere) ; 11.6 (priuatim et publice rapere) ; 12.2 (rapere, consumere).
166 Jug., 41.5 : “Ainsi tout devint une proie que se disputèrent les deux partis ; et la République, qui avait été au milieu, fut déchiquetée”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) modifiée.
167 Latte 1935, 43 ; Perrochat 1949, 16 ; et Scanlon 1980, 122, rapprochent ce passage de Thuc. 3.82.8 (Tὰ δὲ µέσα τῶν πολιτῶν ὑπ᾽ ἀµφοτέρων ἢ ὅτι οὐ ξυνηγωνίζοντο ἢ φθόνῳ τοῦ περιεῖναι διεφθείροντο). Toutefois, il faut souligner que l’historien grec ne renvoie pas, comme Salluste, à l’image de la proie.
168 Jug., 41.6-8 : “6. Du reste, l’esprit de faction qui régnait dans la noblesse lui assurait l’avantage ; la plèbe, désunie et dispersée, était plus faible, tout en ayant le nombre. 7. Dans la paix comme dans la guerre, c’est l’arbitraire d’une oligarchie qui décidait de tout ; les mêmes mains disposaient du trésor public, des provinces, des magistratures, des honneurs et des triomphes ; au peuple était réservé tout le poids du service militaire, et l’indigence ; quant au butin fait à la guerre, il était la proie des généraux et de quelques privilégiés. 8. Pendant ce temps, les parents ou les jeunes enfants des soldats, s’ils avaient pour voisin quelque puissant personnage, se voyaient expulsés de leurs demeures”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée.
169 Pour quelques éléments de cette discussion, voir Paul 1984, ad loc.
170 Jug., 41.9 : “Ainsi la cupidité, servie par le pouvoir, ne connaissait ni modération ni mesure ; elle étendit partout ses rapines, ses profanations, ses ravages, et n’eut d’égard ni de respect pour rien, jusqu’au moment où elle causa elle-même sa propre chute.”
171 Cic., Inu., 2.56.169 : potentia est ad sua conseruanda et alterius adtenuanda idonearum rerum facultas.
172 Sur la potentia, voir Hellegouarc’h 1963, 240-242.
173 Ibid., 242.
174 Dans ce cadre, Tacite utilisera plus tard ce terme pour renvoyer à l’influence personnelle des divers personnages sur l’empereur. Voir à ce titre Cogitore 1991.
175 Le ius recouvre tous les usages et les interdictions tacites qu’on essaie de fixer par des lois. Sur le rapport entre ius et leges voir Ducos 1984, 26, 37, 39, 214-216, 221-224.
176 Cf. Cat., 11.4 (neque modum neque modestiam uictores habere) ; 11.6 (sacra profanaque omnia polluere) ; 12.2 (iuuentutem luxuria atque auaritia cum superbia inuasere […] nihil pensi neque moderati habere).
177 Ernout–Meillet, s.u. caput, -itis, indiquent que le verbe praecipito est dérivé de l’adjectif praeceps (< prae + caput) et désigne celui “qui va ou tombe la tête en avant (sens propre ou figuré)”.
178 Jug., 41.10 : “Car du jour où il se trouva dans la noblesse des hommes pour préférer la vraie gloire à une injuste domination, l’État en fut tout secoué, et tel un tremblement qui ébranle la terre, on vit poindre la discorde entre les citoyens”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée.
179 La même image apparaît dans deux autres passages. Voir Jug., 8.2 (suamet ipsum pecunia praecipitem casurum) : Jugurtha perdu par la façon dont il disposait de son argent pour des largesses ; 31.6 (necesse est suomet ipsi more praecipites eant) : selon Memmius, les nobles seront précipités dans leur ruine par leur mos.
180 Scanlon 1980, 121 ; Comber & Balmaceda 2009, ad loc., rapprochent ce passage de Thuc. 3.82.1 (πᾶν ὡς εἰπεῖν τὸ Ἑλληνικὸν ἐκινήθη) et 1.1.2 (Κίνησις γὰρ αὕτη δὴ µεγίστη τοῖς Ἕλλησιν ἐγένετο καὶ µέρει τινὶ τῶν βαρβάρων). Eitrem 1944, 106, n. 98, cite aussi les références suivantes dans lesquelles le tremblement de terre est un présage des dissensions civiles : Jul. Obs. 29 & 61 ; Cic., Diu., 1.97 ; Catil., 3.19.
181 Jug., 42.4 : “La noblesse usa de son triomphe au gré de sa passion : elle fit disparaître nombre d’hommes par le fer et par l’exil, se préparant ainsi pour l’avenir plus d’inquiétude que de puissance. Car c’est là ce qui d’ordinaire a ruiné les plus puissants États : les deux partis veulent vaincre à tout prix, et se venger sans pitié sur les vaincus.”
182 Cf. Scanlon 1987, 38 sq., 92-93, n. 77, qui rapproche cet exposé de la digression sur l’Afrique (Jug., 17-19) : Carthage, en proie aux ambitions de ses chefs et aux nouae res a fini par être détruite. Le message qui en ressort à travers la lecture combinée des deux digressions, est que Rome, comme Carthage, aura le même sort.
183 Sur la place de la digression dans le plan général de la monographie, voir Büchner 1953, 33-34.
184 Jug., 40.5 : “L’enquête n’en fut pas moins menée avec une âpre violence, et dominée par la rumeur publique et les passions plébéiennes ; car, suivant en cela l’exemple que lui avait souvent donné la noblesse, la plèbe à cette époque usait insolemment de sa victoire”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) légèrement modifiée.
185 Var., De uit. pop. Rom., fr. 425 Salvadore = 1 Kettner = 114 Riposati.
186 Cic., de Orat., 1.9.38 : rem publicam dissupauerunt. Cf. Schropp 2017, 708-714 : à la fin de la République, les événements de l’année 133 étaient analysés comme un exemplum négatif dans le contexte des luttes de la période. Ce n’est qu’au début du Principat que la crise des Gracques devient un point culminant. À notre opinion, même si la crise des Gracques ne revêt pas encore le rôle de point culminant exclusif de la décadence, elle n’en est peut-être pas moins envisagée comme une étape d’accentuation de la décadence chez Salluste.
187 Voir infra, p. 457-458, pour plus de détails sur le jugement de Salluste sur les Gracques.
188 Voir Jug., 39.5, 44.5. cf. Jug., 64.5 : Marius après son entretien avec Metellus use aussi d’une discipline plus lâche avec ses soldats (quibus in hibernis praeerat laxiore imperio quam antea habere).
189 Jug., 95. Pour une analyse détaillée du portrait de Sylla, voir infra, p. 435-437.
190 Jug., 95.2 : Sed quoniam nos tanti uiri res admonuit...
191 Jug., 95.4 : “Quant à ce qu’il fit dans la suite, je ne sais pas si j’éprouve plus de la honte ou de répugnance pour en parler”. Trad. A. Ernout (CUF 1941) modifiée.
192 L’analyse de Latta 1988, 280-281, et de Mevoli 1994, 92-93, va dans ce sens.
193 Hist., fr. 1.11 M = 9-10 Ramsey = 1.15 La Penna-Funari : “L’État romain a eu le plus de pouvoir sous le consulat de Servius Sulpicius et de M. Marcellus, lorsque toute la Gaule en deçà du Rhin et entre notre mer et l’Océan fut soumise, à l’exception de cette partie qui fut inaccessible par les marais. En revanche, il vécut avec des mœurs parfaites et une complète concorde entre la seconde et la troisième guerre punique. Et la cause ne fut pas l’amour de la justice, mais la peur d’une paix mal assurée, tant que Carthage restait debout. Mais la discorde, la cupidité, l’ambition et les autres maux qui d’ordinaire éclosent dans la prospérité, prirent une très grande extension après la ruine de Carthage. Les injustices des puissants provoquant la séparation de la plèbe et des patriciens et d’autres dissensions intérieures sévirent chez eux dès l’origine ; car l’observation d’un droit juste et modéré ne dura pas plus longtemps que la crainte de Tarquin et la rude guerre contre l’Étrurie. Plus tard, les patriciens plièrent la plèbe sous un joug d’esclaves. Ils disposèrent à la manière des rois de la vie et de la personne des citoyens, les chassèrent de leurs champs et s’adjugèrent le pouvoir, après en avoir exclu les autres classes. Accablée de sévices et surtout de dettes, alors qu’elle supportait, en raison des guerres continuelles, le double poids de l’impôt et du service militaire, la plèbe en armes s’installa sur le mont Sacré et l’Aventin, ce qui lui valut dès lors des tribuns et autres avantages. Mais la seconde guerre punique mit fin des deux côtés à ces discordes et à ces luttes”. Trad. Combès 1959, modifiée.
194 Voir dans ce sens Klingner 1928, 169 sq., et McGushin 1994, 78-79. Contra Vretska 1937a, 40-41, refuse que ce fragment révèle la modification du schéma historique de Salluste, puisque les détails de cette description apparaissent dans ses autres œuvres (Rep., 2.5.4 ; Cat., 33.2 ; Jug., 41.7). Or, outre que l’authenticité des Lettres à César est loin de faire l’unanimité, dans les deux passages évoqués (Rep., 2.5.4 ; Jug., 41.7), il est question des discordes après 146. Dans le paragraphe Cat. 33.2 sq., situé d’ailleurs dans la lettre de Manlius, ce dernier ne fait que souligner les circonstances différentes de l’insurrection actuelle par rapport aux conflits anciens entre les ordres. Steidle 1958, 13‑14, tend aussi à déconstruire la thèse d’une modification du schéma de Salluste.
195 Latta 1989, 41-42, fait la même remarque. Voir aussi dans ce sens Diesner 1953-1954, 41.
196 Hist., fr. 1.7 M = 1.8 Ramsey =1.13 La Penna-Funari : “Les premières dissensions se sont produites parmi nous, à cause du défaut du caractère humain qui, inquiet et indomptable, aspire toujours à des luttes soit pour la liberté, soit pour la gloire, soit pour la domination”. Traduction personnelle.
197 Voir infra, p. 352-355, 460 sq.
198 Ainsi Earl 1961, 41 sq., qui refuse que cette modification puisse refléter l’accentuation du pessimisme de l’auteur. Selon nous, si Salluste voulait seulement répondre à des critiques, en modifiant son schéma, il l’aurait déjà modifié dans le Jugurtha. Notre analyse (infra, p. 463-473) mettra en relief la transformation générale de son point de vue sur la nature humaine, qui ne peut pas être interprété comme une réponse à des critiques.
199 Contra Novara 1983, 619‑656, soutient que la période antérieure à 146 reste une période de progrès dans les Histoires. Selon la chercheuse, sous l’influence polybienne, Salluste montre que ce progrès s’est affirmé dans la discorde entre les citoyens. À notre sens, la discorde et l’ambition avant 146 sont considérées comme des défauts et l’expansion territoriale n’est pas nécessairement analysée comme un facteur de progrès proprement dit.
200 Néanmoins, nous pensons que La Penna-Funari, ad loc., ont raison de signaler que la formule iam inde a principio ne se réfère pas au début de la libera res publica, mais inclut l’époque royale.
201 La même remarque est faite par Vretska 1937a, 40-41.
202 Hist., fr. 1.12 M = 1.12 Ramsey = 1.16 La Penna-Funari : “Lorsque, la crainte de Carthage étant éloignée, on eut le loisir de se livrer aux rivalités, un très grand nombre de désordres, de séditions et enfin de guerres civiles se sont produits, pendant lesquels un petit nombre d’hommes puissants qui avaient séduit la plus grande partie des citoyens, cherchaient à obtenir le pouvoir absolu sous le prétexte honorable de vouloir protéger le Sénat ou la plèbe. En plus, les citoyens n’étaient pas appelés bons ou mauvais selon leurs services à l’État, puisque tous étaient également corrompus : mais plus on était riche et capable d’injustice, plus on passait pour homme de bien, parce qu’on était en mesure d’assurer une protection contre les circonstances présentes”. Traduction personnelle.
203 Voir infra, p. 465 sq.
204 Hannel 1945, 271-272 ; Paananen 1972, 49-53 (not. p. 53) ; McGushin 1994, 81-82.
205 Castorina 1975, 361-362. Ainsi La Penna-Funari, ad loc.
206 Cat., 10.6. Sur le lieu commun du décalage entre les paroles et les actions politiques, voir Funari, ad loc.
207 Hist., fr. 1.13 M = 1.14 Ramsey = 1.18 La Penna-Funari : “L’honneur de tous les partis était corrompu dans une lutte d’intérêt”. Traduction personnelle.
208 Hist., fr. 1.17 M = 1.15 Ramsey = 1.19 La Penna-Funari (= August., C. D., 2.21) : “De fait la discussion se tient à cette époque où était déjà tué l’un des Gracques, d’où des séditions graves ont commencé selon Salluste.” Traduction personnelle. Il est question de la discussion entre les protagonistes du De re publica de Cicéron.
209 Hist., fr. 1.19-23 M = 1.17-21 Ramsey = 1.21, 23-26 La Penna-Funari.
210 Hist., fr. 1.24-53 M, 22-35 Ramsey, 27-51 La Penna-Funari.
211 McGushin 1994, 84. Voir aussi dans ce sens La Penna & Funari 2015, 147.
212 Voir Hinard 1985, 57.
213 Hist., fr. 1.16 M = 1.12 Dietsch = 1.13 McGushin = 1.13 Ramsey = 1.17 La Penna-Funari : “Depuis ce temps, les mœurs antiques, au lieu de fléchir insensiblement comme auparavant, précipitèrent leur chute comme un torrent. La jeunesse était si profondément pervertie par le luxe et la cupidité qu’on pouvait dire à bon droit de cette génération qu’elle n’était capable ni de posséder un patrimoine ni de souffrir que les autres en possèdent un”. Trad. Combès 1959 légèrement modifiée.
214 Ernout - Meillet, s.u. caput, -itis.
215 Maurenbrecher, ad loc. ; Klingner 1928, 177 sq. ; Büchner 1960, 123 sq. ; McGushin, ad loc ; La Penna 1969, 202 ; La Penna-Funari, ad loc. ; cf. Ramsey, ad loc., qui reste indécis, en indiquant que le fragment peut faire allusion soit à la destruction de Carthage soit à Sylla. Cf. Funari, ad loc., qui soutient que la phrase ex quo tempore se réfère à la destruction de Carthage, mais affirme que la formule non paulatim ut antea renvoie à un temps plus proche de la narration historique.
216 August. C. D., 2.19 : “Voilà qu’avant la venue du Christ, après la ruine de Carthage, les mœurs antiques, au lieu de fléchir insensiblement comme auparavant, précipitèrent leur chute comme un torrent...” Trad. Combès 1959 légèrement modifiée.
217 Vell. 2.1.1 : “Car, une fois écartée la crainte que l’on avait de Carthage et éliminée une rivale de l’Empire, ce n’est point pas à pas, mais d’une course effrénée que l’on abandonna la vertu et que l’on se jeta dans les vices”. Trad. J. Hellegouarc‘h (CUF 1982).
218 Latta 1989, 46-48. Voir aussi Biesinger 2016, 304-309, qui parle d’un sabotage par Velleius du modèle sallustéen de la décadence.
219 August., C. D., 2.18 : “…après la ruine de Carthage. On peut lire dans ses Histoires de quelle façon Salluste évoque brièvement et décrit cette époque et par quels grands désordres moraux nés de la prospérité on en vint jusqu’aux guerres civiles. ‘Depuis ce temps, les mœurs antiques…’ Salluste dit ensuite bien des choses sur les vices de Sylla et les hontes de la République”. Trad. Combès 1959 légèrement modifiée. Cf. Latta 1989, 47, qui fait une analyse différente du même passage, mais arrive aussi à la conclusion que le fragment cité par Augustin ne peut se rapporter qu’à l’époque qui commence à partir des guerres civiles. Voir Marin 1997 ; Murphy 2005 ; et Clark 2014, 37 sq., pour une discussion générale sur la réappropriation par saint Augustin de la théorie de Salluste, mais aussi de Tite-Live, concernant la décadence de Rome.
220 L’historien Florius envisage aussi la guerre sociale comme une guerre civile. Voir Flor. 2.6.1 : Sociale bellum uocetur licet, ut extenuemus inuidiam, si uerum tamen uolumus, illud ciuile bellum fuit.
221 R. Dietsch est le seul éditeur qui a suivi cet ordre.
222 Earl 1961, 105, et Burton 2008, 79-80, voient aussi une allusion aux réalités de la dictature de Sylla. P. J. Burton indique, sans le démontrer, qu’il y a aussi une allusion au tumulte de Lépidus et à Catilina.
223 Hist., fr. 1.23 M = 1.21 Ramsey = 1.26 La Penna-Funari : “En effet, l’Italie était dévastée par les pillages, la fuite et les massacres”. Traduction personnelle.
224 Hist., fr. 1.49-51 M = 1.40-42 Ramsey = 1.46-48 La Penna-Funari : “Alors, les biens des proscrits étant vendus ou distribués / Ils n’allaient lui refuser rien face à une telle récompense / Par cela il fut révélé que la res publica avait été restituée pour le butin, plutôt que pour la liberté”. Traduction personnelle.
225 Voir supra, p. 73-76. Voir aussi l’analyse de Schur 1934, 94-95, qui va dans le même sens.
226 Cf. Zecchini 2002, 54-55, qui tend à voir un “glissement de la responsabilité de Sylla vers le syllanien Lucullus, en ce qui concerne l’apparition de la luxuria à Rome”.
227 Voir Hist., fr. 1.1 M= 1.1 Ramsey = 1.1 La Penna-Funari.
228 Plusieurs hypothèses ont été avancées concernant la date qui marque la fin des Histoires. Les derniers fragments conservés font allusion aux affaires de 67 a.C. Un passage d’Ausone (Protr. ad nep., 61-63) semble plaider en faveur de l’hypothèse que le récit des Histoires s’arrêterait à l’année 67. Voir McGushin 1994, 66-67, pour d’autres arguments en faveur de cette date. Schur 1934, 90, 214-222, opte pour 66 a.C. qu’il envisage comme l’objectif fixé par l’historien lui-même. Ramsey 2013, xxxiii-xxxiv, suggère que Salluste aurait eu l’intention de continuer jusqu’à 65/64 a.C. pour arriver jusqu’à la conjuration de Catilina, mais la mort l’a surpris. Bauhofer 1935, 109 sq., et Tiffou 1973, 520-522, sont en faveur de 63 a.C. Selon Maurenbrecher, Prolegomena, 73, Salluste voulait poursuivre sa narration jusqu’à 63 a.C., mais la mort l’a surpris. Syme 1964, 190-192, considère que la rupture entre César et Pompée en 51/50 a.C. serait un objectif que Salluste s’est vraisemblablement fixé. Sans vouloir nous avancer sur des hypothèses, il nous paraît peu probable que le récit se poursuive beaucoup au-delà de l’année 67, à laquelle remontent les derniers fragments. Aucun fragment ne nous permet de confirmer ou de réfuter l’hypothèse que Salluste comptait atteindre une date plus avancée, mais la mort l’aurait surpris en 36 a.C.
229 Il n’en reste pas moins que selon toutes les apparences, Salluste continue à estimer que la restauration de la tribunicia potestas a creusé encore plus les dissensions. Voir à ce propos La Penna 1969, 281.
230 Sur la date de rédaction des Histoires, voir Ramsey 2013, xxxiii-xxxiv ; sur le contexte historique de la redaction et la façon dont il se reflète dans l’œuvre, voir McGushin 1994, 18-20.
231 Voir à ce propos infra, p. 512-519.
232 Voir à ce propos FRHist, vol. I, 435-438. L’étude la plus complète sur la vie et l’œuvre d’Asinius Pollion reste celle d’André 1949 (not. p. 41‑66). Voir aussi Altheim 1953, 106-130 ; Zecchini 1982 ; Morgan 2000.
233 Voir FRHist, vol. I, 436, 438-439 ; et Zecchini 1982, 1281-1283.
234 Asin. Pol. livr. III, fr. 1 Peter = 1 FRHist.
235 Pour cette hypothèse voir Kornemann 1896, 661-662 ; Meyer 1910, 400-401, avec des réserves sur l’identification d’Asinius Pollion comme source d’Appien ; Gabba 1956, 79-88 ; Zecchini 1982, 1281-1283. Selon André 1949, 54‑57, il faut être prudent quand on veut déceler l’influence d’Asinius Pollion sur Plutarque et Appien. Pour Asinius Pollion comme source d’Appien et de Plutarque, voir Altheim 1953, 107-122.
236 Voir à ce propos Gabba 1956, 80.
237 Voir Badian 1958, 161 ; Cuff 1967, 186-187 ; Hahn 1982, 260 ; FRHist, vol. I, 438, ibid., III, p. 521.
238 Woodman 2003, 203‑212.
239 Voir Suet., Gram., 10.2.7 : Gel. 10.26.1 sq. Sur les critiques d’Asinius Pollion à Salluste, voir André 1949, 87‑89, et La Penna 1970, 195-199. Contra Woodman 1988, 125 sq.
240 Liv., praef., 9. Trad. G. Baillet (CUF 1940), ainsi que toutes les traductions de la préface et du livre I.
241 Luce 1977, 250-271 ; Burck 1992, 109-116.
242 Walsh 1974, 8-9 ; id. 1976 ; Crosby 1980, 125-127.
243 Mineo 2006. Les conclusions de cette étude sont résumées par id. 2015b ; id. 2016, 167-171.
244 Mineo 1997b, 49‑53, soutient que le Padouan décale les repères historiques sallustéens, en substituant la prise de Rome par les Gaulois et la bataille de Métaure à la destruction de Carthage et à la domination de Sylla.
245 La recherche n’est pas unanime quant à l’importance de ces divergences. Bingham 1978 (not. p. 444-471), conclut qu’elles ne lui permettent pas d’affirmer que les Abrégés dérivent exclusivement et directement du texte de Tite-Live. Bessone 1984, 42‑55, et id. 2015, soutient qu’à cause du grand nombre de ces divergences, l’hypothèse d’une Epitoma intermédiaire n’est pas improbable. En revanche, à travers des comparaisons détaillées entre les livres conservés et les Abrégés, Jal 1984a, XXVI-LXVII, a démontré, de façon convaincante à notre sens, que l’épitomateur ne copiait pas à partir d’une source intermédiaire, mais directement de l’œuvre livienne.
246 Raffezeder 1997 étudie la pratique de l’historien d’intervenir dans son récit de façon à réinterpréter le passé de Rome à la lumière du présent. Dans la plupart des cas, l’intervention de Tite-Live à son récit se fait à travers quelques brefs commentaires visant à construire une tension entre le passé vertueux et le présent décadent, surtout dans les premières décades. Moins souvent et surtout dans les derniers livres, ces interventions tendent à révéler les similarités du passé avec le présent. Dans sa conclusion (ibid., p. 267-273) le commentateur s’efforce de reconstruire “une courbe d’évolution morale”, en se fondant sur la répartition chronologique (quantitative et qualitative) de ces interventions personnelles de Tite‑Live.
247 Catin 1944, 174, note : “le discours est surtout pour Tite-Live une forme de style qui lui permet de présenter, sans recourir à la digression, maintes réflexions qui lui tiennent à cœur. Je pense moins ici à ces discours d’une savante architecture où l’idée maîtresse est développée par une série de métaphores et d’antithèses qu’à ces brefs impromptus où un orateur d’occasion vient prononcer quelques fortes paroles et puis s’en va”.
248 Cf. Cataudella 2006, 175-195, qui a soutenu que la version de la préface qui nous est parvenue n’a pas été conçue, telle qu’elle est, au début de l’œuvre, mais contient des ajouts apportés à une phase plus avancée de la rédaction. Une telle hypothèse reste très difficile à démontrer.
249 Liv., praef., 9 : “Ce qu’il faut, selon moi, étudier avec toute l’ardeur et l’attention dont on est capable, c’est la vie et les mœurs d’autrefois, ce sont les grands hommes et la politique, intérieure et extérieure, qui ont créé et agrandi l’empire. Puis, avec le relâchement insensible de la discipline, on suivra par la pensée d’abord une sorte de fléchissement des mœurs, puis un affaissement progressif et enfin un mouvement d’effondrement rapide, jusqu’à nos jours, où nos vices et nos remèdes nous sont également intolérables”. Trad. G. Baillet (CUF 1940) légèrement modifiée. Cf. Ferrero 1949, 38-39, qui affirme que ces considérations de Tite-Live expriment un moralisme intellectualiste, sans d’implications plus larges sur le plan de l’œuvre : le sujet de l’AVC est la montée de Rome au pouvoir. C’est à juste titre que Mazza 1967, 78, n. 1, remet en question ce point de vue.
250 Voir infra, p. 573-574, pour plus de détails sur la datation des cinq premiers livres de l’AVC.
251 La leçon de la majorité des manuscrits (labente […] dissidentis), est difficile à comprendre (labor = tomber, glisser ; dissideo = être éloigné, en désaccord). La correction desidentis, déjà proposée par des éditeurs humanistes, a été adoptée par tous les éditeurs (J. Bayet [CUF 1940] ; Weissenborn-Müller ; W. Weissenborn [BTL 1894], et R. S. Conway & C. F. Walters [OCT 1914]), qui ont considéré que la métaphore de la chute est celle qui parcourt le paragraphe jusqu’à la fin (desido = s’affaisser, s’abaisser). Cf. Ogilvie 1965, ad loc., qui opte pour labante…desidentis, un choix qu’il retient aussi dans son édition Oxford. L’image de la chute est aussi présente (labo = chanceler, tomber), mais l’unanimité de la tradition manuscrite nous pousse à préférer labente. Cf. Mariner Bigorra 1972, qui soutient que les deux leçons des manuscrits sont à retenir.
252 Biesinger 2016, 228-233, 240, s’interroge aussi sur le même problème méthodologique et soutient que l’imprécision qui caractérise la description des étapes de la décadence dans le prologue est liée à la distance temporelle qui sépare la rédaction du prologue et du récit. Le chercheur nie le caractère programmatique des déclarations de Tite-Live dans la préface, alors que notre analyse tentera de démontrer que le schéma vague du prologue se précise dans le récit, où Tite-Live expose les étapes chronologiques précises de la décadence.
253 Sur la datation de la deuxième pentade, voir Bayet 1940, XX-XXI ; Luce 1965, 218‑229, 238 ; Bloch & Guittard 1987, VII-VIII ; Oakley 1997, 109-110.
254 Amundsen 1947 ; Kajanto 1958, 63 ; Oppermann 1967, 171, 177-178 ; Ogilvie 1965, 23 sq. ; Pasoli 1966, 36-38 ; Mazza 1967, 69-75 ; La Penna 1969, 310-311 ; Woodman 1988, 130-132 ; Seita 1996, 13, 16, 18-19 ; Raffezeder 1997, 24‑27 ; Delarue 1998, 48‑52 ; Cupaiuolo 2002, 38 sq. ; Balmaceda 2017, 88-89. Cizek 1992, 359-364, conclut même que “la critique et les ironies déclenchées contre Salluste constituent le noyau, le centre de gravité des réflexions avancées par Tite-Live dans la préface générale.” Moles 1993, 155-162, attribue l’opposition à Salluste à la volonté de Tite-Live d’insister sur son intention de donner des exempla, en relatant les événements d’une période que Salluste idéalise sans la développer. Burton 2008, 74-80, en énumérant des correspondances entre la préface de Tite-Live et Salluste, préfère parler plutôt des différences que d’une opposition entre les deux historiens. Contra Paschalis 1980, essaie de montrer que la préface porte les traces de l’influence de Salluste, et que les idées exprimées sont en accord avec les conceptions sallustéennes.
255 Liv., praef., 1-2 : “1. Vaut-il la peine de raconter depuis les origines de Rome l’ensemble de l’histoire romaine ? Je n’en suis pas très sûr, et si je l’étais, je n’oserais le prétendre. C’est que mon sujet me semble vieux et surtout rebattu : 2. car il survient sans cesse de nouveaux historiens qui se flattent les uns d’apporter dans le domaine des faits une documentation plus sûre, les autres de surpasser par leur talent littéraire la maladresse des anciens”.
256 Mazza 1967, 72-75 ; Leeman 1961, 29-30. Contra Paschalis 1980, 71-77, voit une allusion aux Annalistes.
257 Voir à ce propos supra, p. 26-27.
258 Liv., praef., 4 : “…De plus, la grande majorité des lecteurs goûteront peu, j’en suis sûr, le récit de nos toutes premières origines et des événements qui viennent immédiatement après, et auront hâte d’arriver à ces derniers temps où, après une longue supériorité, la puissance romaine se détruit elle-même”.
259 Hor., Epod., 16.1-2 : “Voici qu’une seconde génération s’use dans les guerres civiles, / et que Rome s’écroule par ses propres forces”. Trad. F. Villeneuve (CUF 1927). Properce (3.13.60) emploie aussi la même métaphore : frangitur ipsa suis Roma superba bonis. Tite-Live revient sur la même image : voir Liv. 7.29.2 (à propos de Rome : hanc magnitudinem quae uix sustinetur), 30.44.8 (Hannibal à propos des grands États ayant déjà affronté les ennemis extérieurs : sed suis ipsa uiribus onerantur). Sur ce thème, voir Dutoit 1936, et Jal 1963, 251-254.
260 Oppermann 1967, 171.
261 Cf. Paschalis 1980, 83-84.
262 Paschalis 1980, 110-126. Les parallèles dans les lignes suivantes ont été suggérés par le critique.
263 Cat., 2.4 : Nam imperium facile iis artibus retinetur, quibus initio partum est. Les trois termes n’aparaissent ensemble que dans ce passage, avant d’aparaître chez Tite-Live.
264 Cat., 5.9 : supra repetere ac paucis instituta maiorum domi militiaeque, quo modo rem publicam habuerint quantamque reliquerint ; 6.5 : At Romani domi militiaeque intenti festinare, parare, alius alium hortari, hostibus obuiam ire ; 9.1 : Igitur domi militiaeque boni mores colebantur ; 53.2 : Sed mihi multa legenti, multa audienti, quae populus Romanus domi militiaeque, mari atque terra praeclara facinora fecit.
265 Cat., 9.1 : Igitur domi militiaeque boni mores colebantur.
266 Hist., fr. 1.16 M = 1.13 Ramsey = 1.17 La Penna-Funari.
267 Cat., 5.9 : Res ipsa hortari uidetur […] supra repetere ac paucis instituta maiorum domi militiaeque, quomodo rem publicam habuerint quantamque reliquerint, ut, paulatim immutata, ex pulcherruma <atque optuma> pessuma ac flagitiosissuma facta sit, disserere ; 10.6 : Haec primo paulatim crescere…
268 Seita 1996, 16, fait la même remarque.
269 Voir infra, p. 493 sq.
270 Selon Burton 2008, 78-79, Salluste qui décrit l’histoire des années 70 et 60, doit être plus précis quant à la datation de la décadence, alors que Tite-Live relate toute l’histoire de Rome jusqu’à ses jours, un sujet qui peut avoir une fin plus ouverte. Burton examine aussi les raisons “idéologiques” qui auraient peut-être imposé cette différence, en évoquant la position de Salluste à l’égard de Sylla et de Tite-Live envers Auguste.
271 Liv., Praef., 11-12 : “11. Au reste, si ma passion pour mon entreprise ne m’abuse, jamais État ne fut plus grand, plus pur, plus riche en bons exemples ; jamais peuple ne fut aussi longtemps inaccessible à la cupidité et au luxe et ne garda aussi profondément, ni aussi longtemps, le culte de la pauvreté et de l’économie : tant il est vrai que moins on avait de richesses, moins on les désirait ; 12. c’est récemment que les richesses ont amené la cupidité, et l’affluence des plaisirs le désir de perdre tout et de se perdre soi-même dans les excès du luxe et de la débauche”. Trad. G. Baillet (CUF 1940) légèrement modifiée.
272 Voir Paschalis 1980, 133-135 ; Delarue 1998, 51-52. Voir Borgo 1991, sur per luxum qu’elle croit d’inspiration sallustéenne.
273 Voir Cat., 5.8 ; 12.2 ; 52.7, 22 ; Hist., fr. 1.16 M = 1.13 Ramsey = 1.17 La Penna-Funari. Voir aussi Cic., Ver., 2.5.137 ; Mur., 20 ; S. Rosc., 75 ; De orat., 2.171.
274 Voir supra, p. 64-67, sur Plb. 31.25.3 sq. ; 6.57.5-9 ; Posidon. fr. 211a-b Theiler (= D.S. 37.2.1, 3.1-5). Voir aussi supra, p. 67 sq., pour les reproches de Caton à ses contemporains pour leur goût du luxe.
275 Cic., Off., 2.21.75 : modo enim hoc malum in hanc rem publicam inuasit : “car c’est récemment que le mal en question a envahi notre République”.
276 Contra Leeman 1961, 31 ; Oppermann 1967, 178 ; Paschalis 1980, 138-140, 148-149.
277 Seita 1996, 18.
278 Sur la factio chez Tite-Live, voir Dutoit 1960, 331-332. De façon générale, le nom renvoie au parti des patres.
279 Liv. 2.30.2 : “L’esprit de parti et le souci des intérêts particuliers, qui ont toujours nui et nuiront toujours au bien public”. Trad. G. Baillet (CUF 1941) ainsi que toutes les traductions du livre II. Voir aussi dans ce sens, le discours de T. Quinctius Capitolinus au peuple (Liv. 3.67.6) : discordia ordinum et uenenum urbis huius, patrum ac plebis certamina…
280 Liv. 2.44.8 : “En Étrurie, dans les congrès nationaux, les chefs s’écriaient que “la puissance des Romains était éternelle s’ils ne s’entre-déchiraient par leurs séditions ; c’était le seul poison, le seul fléau des États prospères, et il était fait pour rendre périssables les grands empires.” Voir aussi dans le même sens l’aphorisme de l’historien (Liv. 4.9.2-3) : ‘2…ex certamine factionum […] 3. quae fuere eruntque pluribus populis magis exitio quam bella externa, quam fames morbiue quaeque alia…’
281 Liv. 5.1.3 : “Les Véiens, au contraire, excédés par le retour annuel de la brigue, cause périodique de discorde, élurent un roi”. Trad. G. Baillet (CUF 1954) légèrement modifiée.
282 Korpanty 1983.
283 Ogilvie 1965, 24, 29. Cf. Moles 1993, 155-156, qui attribue l’omission de l’ambitio à l’intention de Tite-Live de s’opposer à la théorie des monographies de Salluste. Tite-Live indique, selon le chercheur, que ce défaut a été introduit à Rome par Tarquin l’Ancien, c’est-à-dire à une période beaucoup plus ancienne que la destruction de Carthage. Sur les raisons pour lesquelles nous ne pouvons pas accepter cette interprétation, voir infra, p. 117-118.
284 Sur la relecture que fait Machiavel des discordes dans le récit livien, voir Kapust 2011, 82-84 ; Desideri 2012, 133-139 ; et Vasaly 2015, 96-121, 138-139.
285 Voir à ce titre Lipovsky 1984, Scott 1987, et Luce 1977, 230-249. Le thème de “l’accroissement” territorial, démographique et moral de la cité chez Tite-Live a été également étudié par Ruch 1968 et id. 1965-1966.
286 Martin 1998 ; Luce 1977, 245 sq., a aussi montré que Tite-Live envisage ce passé mythique de Rome comme quelque chose de totalement different par rapport à la réalité contemporaine. Pour une étude historique critique sur cette période historico-mythique de Rome, voir Grandazzi 1991, et id. [2003] 2014 (not. p. 29-42), sur la tradition littéraire relative à ces légendes. Id. 1994 discute aussi sur les précautions méthodologiques qu’il faut prendre, quand on utilise Tite-Live comme source historique pour reconstituer les primordia Vrbis.
287 Selon Mitchell 1984, 194, la lutte entre patriciens et plébéiens ne commence pas chez Tite-Live en 494 a.C. qui est la date fixée par les historiens modernes, mais à partir de la création de ces deux ordres par Romulus.
288 Liv. 1.6.4 : ”À ces projets se mêla bientôt la passion héréditaire, la soif de régner, et cette passion fit sortir un conflit criminel d’une entreprise d’abord assez paisible. Comme entre ces deux jumeaux le choix n’était pas possible, même au bénéfice de l’âge, c’était aux dieux protecteurs de ce lieu de désigner par des augures celui qui donnerait son nom à la ville nouvelle, la fonderait et en aurait le gouvernement. À cet effet, Romulus choisit le Palatin et Rémus l’Aventin comme emplacements pour prendre les augures”.
289 Voir Miles 1995, 152-153, sur la description de la cupido regni comme un auitum malum. Voir aussi Stem 2007, 444-449, pour une discussion sur la façon dont Tite-Live présente, dans cet épisode, Romulus comme un exemplum, dont les actions, même si elles ne sont pas louées, ne sont pas dénoncées. Voir enfin Vasaly 2015, 38, qui compare ce traitement de Tite-Live avec D.H. 1.85.1-87.3 : l’historien grec se focalise davantage sur la mort de Remus et les discordes entre les deux frères. Il en va de même pour Plutarque (Rom., 9.4-10.3).
290 Hoc., Epod., 7.17-20 : “Il est donc vrai : d’amères destinées poursuivent sur les Romains le meurtre impie d’un frère, depuis le jour où le sang innocent de Rémus a coulé sur la terre pour la malédiction de ses neveux”. Trad. F. Villeneuve (CUF 1927).
291 Sur les origines de cette idée, ainsi que sa signification politique dans ier s. a.C. voir Wagenvoort 1956.
292 Cic., Off., 3.10.41 : “Il fut donc fautif, soit dit avec la permission de Quirinus ou de Romulus”.
293 Liv. 1.16.4 : “Il y eut, je crois, dès ce moment certains qui soutenaient tout bas que le roi avait été mis en pièces par les Pères de leurs propres mains : en effet, cela s’est dit également, en grand mystère ; l’autre version fut popularisée par le prestige du héros et les dangers du moment”. Trad. G. Baillet (CUF 1940) légèrement modifiée.
294 Liv., praef., 6. Voir Forsythe 1999, 40-51, pour une analyse détaillée de cette méthode de Tite-Live dans la première decade. Voir aussi sur le sens exact et les antécédents de cette affirmation, Vasaly 2015, 25-29.
295 Voir aussi dans ce sens Engels 2007, 213-215.
296 Cf. Plut., Rom., 27.4-9 ; cf. aussi D.H. 2.56.1 sq., qui considère cette version comme plus plausible. Voir à ce titre Luce 1995, 225-230. Liou‑Gille 1998, 85-93, insiste sur le caractère également irrationnel de deux versions.
297 Liv. 1.17.1 : “Cependant, parmi les Pères, une lutte passionnée pour le trône jetait le trouble dans les esprits. Il n’y avait pas encore de candidatures individuelles, car il n’y avait guère d’hommes supérieurs dans ce peuple neuf : c’était une lutte de factions entre classes”.
298 Liv. 1.17.11 : “Ce procédé plut tellement au peuple que, pour faire assaut de générosité, il se borna à décréter que le Sénat choisirait celui qui serait roi de Rome”.
299 D.H. 2.57.4 sq. ; cf. Plut., Num., 3, qui rapporte que les Sabins laissèrent l’initiative aux Romains d’élire un roi Sabin, afin de mettre fin à la discorde. Pour une comparaison systématique de la narration livienne dans le livre I avec le récit de Denys d’Halicarnasse, voir Burck [1934] 1964, 136-175.
300 Liv. 1.34.1 : “Sous le règne d’Ancus, un personnage entreprenant et puissamment riche, Lucumon, vint s’établir à Rome, poussé surtout par le désir et l’espoir d’y occuper le poste important auquel il ne lui avait pas été permis de prétendre à Tarquinies : car là aussi il n’était qu’un étranger”. La cupido honoris de Lucumon est aussi mentionnée plus loin (Liv. 1.34.7).
301 Liv. 1.35.2 : “Il fut le premier, dit-on, qui fit acte de candidat au trône et qui prononça un discours pour gagner les suffrages de la plèbe”.
302 Pour une discussion élaborée sur l’ambitio de Tarquin l’Ancien voir Penella 2004.
303 Contra Moles 1993, 155-156.
304 Hellegouarc’h 1963, 208-209. La définition de Paul. Fest. 15, qui va dans ce sens. Voir aussi supra, p. 70.
305 Voir dans le même sens Vasaly 2015, 44-45.
306 Liv. 1.35.6 : “Ainsi la même ambition dont il avait fait preuve en briguant le pouvoir suivit cet homme, par ailleurs éminent, pendant qu’il était roi”. Traduction personnelle. Penella 2004, 362, fait la même distinction entre l’ambitio avant et après l’élection de Tarquin.
307 Contra Penella 2004, 633-634, les considère comme “neutral ambitio of office-seeking”.
308 Voir Liv. 1.49-52. Fromentin 2003, 69-82, insiste sur les connotations tragiques du récit livien, contrairement à l’analyse plus politique de l’historien grec sur les règnes de Servius Tullius et de Tarquin le Superbe.
309 Voir pour les détails et les leçons politiques de la narration, Ruch 1969a et id. 1969b.
310 Liv. 2.1.1 : “C’est une Rome libre dont je vais maintenant retracer l’histoire politique et militaire, sous des magistrats élus pour un an, et sous des lois dont l’autorité est supérieure à celle des hommes”. Pour une discussion sur la conception de la libertas républicaine, telle qu’elle ressort de la préface du livre II, voir Martin 1987 ; Mazza 2005, 45-49 ; Hammer 2014, 247 sq. ; et Vasaly 2015, 55-59. Pour leur part, Heldmann 1987, 209-224 ; Feldherr 1997b ; Raffezeder 1997 ; et Cogitore 2011, 23-24, 64-69, insistent sur le lien entre la conception livienne de la libertas dans la préface du livre II et le contexte politique du Principat.
311 Liv. 2.1.3-6 : “3. et il est incontestable que ce même Brutus, qui eut la gloire de chasser le tyran, aurait fait le malheur de Rome en se passionnant prématurément pour la liberté et en arrachant le pouvoir à l’un des rois précédents. 4. Que serait-il arrivé, en effet, si cette populace, faite de bergers et d’aventuriers fuyant leur patrie pour chercher dans l’asile d’un temple inviolable la liberté ou plutôt l’impunité, avait été affranchie de la crainte du roi ? Si elle avait commencé à être agitée par les tempêtes du tribunat 5. et à engager dans une ville qui ne lui était rien une lutte contre les Pères, avant que l’amour conjugal, l’amour paternel et l’amour même du sol, fruit d’une longue habitude, n’eussent créé des liens entre les cœurs ? 6. Cet État encore dans l’enfance eût été anéanti par la discorde. Mais, dans la tiède atmosphère d’un pouvoir calme et modéré, il puisa assez de sève pour pouvoir produire dans toute la maturité de sa force les heureux produits de la liberté”.
312 Étant donné la césure profonde que l’expulsion des rois représente pour Tite‑Live et la nature provisoire des crises, nous ne pouvons pas accepter l’interprétation de Mineo 2006, 199-241, qui analyse la période de Servius Tullius à Camille comme la période du déclin et de la fin du premier cycle historique de Rome.
313 Voir Liv. 2.55.8 (Concitati homines ueluti ad proelium se expediunt ; apparebatque omne discrimen adesse…) ; 3.17.10 (admonere ‘ut uiderent in quod discrimen rem publicam adducerent’) ; 3.18.3 (‘ne exspectent dum ab Roma legati auxilium petentes ueniant ; periculum ipsum discrimenque ac sociales deos fidemque foederum id poscere’) ; 4.26.8 (‘Vos, inquit, tribuni plebis, quoniam ad extrema uentum est, senatus appellat ut, in tanto discrimine rei publicae, dictatorem dicere consules pro potestate uestra cogitatis.’). Sur ces crises, voir l’Annexe iv, vi, xii.
314 Voir Ernout-Meillet, s.u. cerno ; OLD, s.u. discrimen 4-5 ; TLL, s.u. discrimen 5.1.1359.61 sq.
315 Ce dernier terme est souvent attribué à des Romains : Liv. 2.27.4, 10 (le consul Servilius est à tort soupçonné d’ambitio) ; 2.41.8 (Spurius Cassius est décrit comme ambitiosus envers les alliés) ; 3.35.2 (l’ambitio des aspirants au deuxième décemvirat) ; 3.47.4 (l’ambitio d’Appius Claudius lors du procès de Verginia) ; 4.25.12‑14 (les tribuns accusent les patriciens d’ambitio et font passer une loi contre la brigue). Toutes ces occurrences montrent que l’ambitio est plutôt utilisée pour désigner la brigue, les manœuvres faites pour assurer le soutien des électeurs. Tite-Live emploie plutôt le terme cupiditas pour faire allusion à la recherche des honneurs. Voir Liv. 2.7.9 ; 3.35.7 ; 3.39.7 ; 3.64.1, 11 ; 4.46.2.
316 Voir Annexe i-iii.
317 Voir Liv. 3.65.11. Voir infra, p. 365-366, pour un commentaire plus approfondi sur ce passage.
318 Hoffmann 1954, 177‑178, explique que c’était sans doute aussi une pratique des historiens à partir du iie siècle d’interpréter les crises du ier siècle de la République à la lumière du déclin de leur époque.
319 Liv. 4.6.12 : “Ces qualités, modération, équité, profondeur d’esprit, les trouverait-on chez un seul de nos contemporains ? Elles étaient alors chez le peuple tout entier”. Trad. G. Baillet (CUF 1946) modifiée.
320 Hellegouarc’h 1963, 150-151.
321 Cic., Rep., 1.24.53. Voir aussi TLL, s.u. aequitas 1.0.1014.3 sq. L’aequitas est donc partie intégrante et condition de la iustitia. Voir à ce titre TLL, s.u. aequitas 1.0.1015.38 sq.
322 Hellegouarc’h 1963, 263-264.
323 Sur le sens de la moderatio chez Tite-Live, voir Viparelli Santangello 1976 ; Moore 1989, 72-75 ; Rodriguez Monreal 1997, 64‑68. Plus généralement sur la moderatio, voir Hellegouarc’h 1963, 263‑265.
324 Voir l’Annexe ix.
325 Voir l’Annexe xiii.
326 Voir l’Annexe xvii, à propos de Liv. 5.18.1-6.
327 Liv. 5.19.3 : “Un changement total suivit immédiatement ce changement de général : dans le public, nouvelles espérances, nouveau moral ; pour Rome aussi, nouvelles chances, semblait-il”. Trad. G. Baillet (CUF 1954), ainsi que toutes les traductions du livre V.
328 Liv. 5.21.14-16 : “14…il leva, dit-on, les mains au ciel et demanda 15. ‘à celui des dieux et des hommes qui trouverait excessive sa fortune et celle du peuple romain, la faveur d’apaiser cette jalousie par le moindre mal possible, de lui personnellement et du peuple romain’. 16. En se tournant au milieu de cette supplication, il fit un faux pas, dit la tradition et tomba. Ce présage se rapportait, supposent ceux qui firent des conjectures après coup et d’après les événements, d’abord à la condamnation de Camille lui-même, et ensuite au désastre de la prise de Rome, survenue quelques années plus tard”.
329 Cf. D.H. 12.14 : l’historien rapporte seulement la prière de Camille ; Plut., Cam., 5.9 : la chute de Camille est considérée comme exaucement de la prière ; V. Max. 1.5.2 : la chute de Camille présage juste sa condamnation.
330 Selon Miles 1995, 79-87, Tite‑Live veut faire apparaître l’auaritia et la luxuria comme causes de l’impietas et de la discorde. La crise fut résolue grâce au fait que les Romains ont fait preuve finalement de désintéressement.
331 Liv. 5.32.9 : “s’il n’a mérité par aucune faute l’injustice qu’on lui fait, qu’à la première occasion ils fassent regretter son absence à son ingrate patrie”.
332 Voir infra, p. 321 sq., le chapitre sur le fatum chez Tite-Live.
333 Liv. 5.49.7. Voir Ogilvie 1965, ad loc., pour la tradition qui présente Camille comme le fondateur de Rome et parens patriae. Voir aussi Miles 1995, 89 sq. ; von Ungern‑Sternberg 2001, pour son rapport avec Romulus.
334 Liv. 5.50-54. Sur les thèmes religieux dans ce discours, voir Stübler 1941, 73-93 ; et Levene 1993, 199-201.
335 Voir Liv. 5.51.4-10 ; 5.52. Pour une discussion sur la réutilisation des exempla du passé dans le discours de Camille, voir Chaplin 2015, 103 ; Feldherr 1997a, 277.
336 Liv. 5.54.4-7. Sur l’attachement au site de Rome comme argument de Camille voir Oakley 2015, 238-239.
337 Liv. 5.55.1 : “Une grande émotion fut soulevée, dit-on, par le discours de Camille, et surtout par les arguments tirés de la religion”.
338 Liv. 5.55.2 : “Porte-enseigne, plante ton enseigne, restons ici : c’est le mieux”.
339 Contra Stevenson 2000, 28-31, et Chaplin 2015, 104, remettent en question l’efficacité du discours de Camille, en indiquant que ce n’est qu’après ce présage qu’on a pris la décision de ne pas abandonner Rome.
340 Liv. 5.55.3-5. Pour une discussion sur les éléments dans l’AVC et dans d’autres récits qui créent l’impression que la victoire sur les Gaulois représente un nouveau départ pour Rome, voir Briquel 2008, 319-343.
341 Liv. 5.54.5 : “Je n’en veux pour preuve que la grandeur même d’une ville si récente : Rome est dans sa 365e année, Romains”.
342 Guittard 2013, 123, note que selon le décompte livien, Rome n’est que dans sa 362e année. Le critique refuse toute valeur mystique particulière à la date de 365 ans : Tite-Live ne fait qu’insérer une chronologie longue (celle de 365 ans) à côté de la chronologie courte (celle de 362 ans) qu’il suit dans la première décade. Sur les difficultés chronologiques telles qu’elles ressortent du récit livien du livre V, voir aussi Bayet 1954, 102-107.
343 Ogilvie 1965, ad loc., fait ce rapprochement. Hubaux 1958, 60-88, examine le livre V de Tite-Live comme témoignage de la formation d’une tradition romaine sur la Grande Année de 365 ans. Voir aussi Mineo 2006, 85-91, pour les origines historiques de ce modèle. Cf. Briquel 2008, 35, qui préfère analyser le récit de la prise de Rome par les Gaulois comme l’application de la thématique indo‑européenne de la grande crise.
344 Néanmoins, Takács 2006, a montré que malgré la césure incontestable que marque dans le récit livien la prise de Rome par les Gaulois à la fin de la première pentade, les livres V et VI sont étroitement liés par de thèmes communs et surtout par la figure de Camille.
345 Voir Liv. 2.1.2. Voir aussi Liv. 1.7.3, 20.2, 42.4 : le titre de conditor est attribué respectivement à Romulus, Numa et Servius Tullius. Cf. Liv. 3.58.2 : le même titre est attribué à Appius Claudius dans le plaidoyer de C. Claudius, mais il est peu probable que Tite-Live se range à cet avis.
346 Miles 1995, 119 sq.
347 Ainsi Miles 1995, 95. En analysant le discours de Camille à la fin du livre V, Stevenson 2000, 42, souligne qu’il ne faut pas interpréter Camille comme une simple préfiguration d’Auguste.
348 Liv. 5.40.1. Selon Hubaux 1958, 72-73, il s’agit d’un arrondissement sans d’autres implications.
349 Mineo 2006, 91.
350 Voir l’argumentation de Bayet 1954, 106-107, à cet égard.
351 Contra Mineo 2006, 84-108 ; id. 2003a.
352 Liv. 6.1.3 : “Il y aura plus de clarté désormais et plus de certitude dans l’histoire intérieure et extérieure de la Ville qui, d’une seconde création comme de la souche l’arbre coupé, renaissait avec plus de luxuriance et pour mieux fructifier”. Trad. J. Bayet (CUF 1966), ainsi que toutes les traductions du livre VI.
353 Sur l’emploi de ce vocabulaire dans ce passage, voir Oakley 1997, ad loc.
354 Liv. 6.6.18 : “Et jamais la République n’aurait besoin d’un dictateur, si elle avait de tels hommes à sa tête, si étroitement unis de cœur et d’esprit, également prêts à obéir et à commander, et plus portés à mettre la gloire en commun qu’à la tirer chacun à soi au détriment de tous”.
355 Voir l’Annexe xix-xxii.
356 Voir Liv. 7.29.5, 31.6, 32.7.
357 Liv. 7.38.5-7 : “5. Mais Capoue, séjour déjà funeste à la discipline militaire, séduisit les âmes des soldats par la foule des plaisirs qu’elle leur offrait et leur fit oublier leur patrie. Et les voilà formant en leurs quartiers d’hiver le projet d’enlever Capoue aux Campaniens par le même crime que celui grâce auquel les Campaniens précisément avaient enlevé cette ville à ses anciens habitants : ‘6. Et ce serait bien mérité si leur propre exemple tournait contre eux. Pourquoi d’ailleurs le territoire le plus riche de l’Italie, et une ville digne de ce territoire, appartiendraient-ils aux Campaniens, incapables de protéger ni eux-mêmes ni leurs biens, plutôt qu’à l’armée victorieuse qui avait dépensé sa sueur et son sang pour en repousser les Samnites ? 7. Était-il donc équitable que leurs sujets jouissent à leur aise de la fertilité et du charme d’un tel pays quand eux, épuisés par le service, luttaient contre le sol malsain et aride des environs de Rome ou, à l’intérieur de la Ville, avaient à supporter le chancre invétéré de l’usure toujours croissante ?’” Trad. R. Bloch (CUF 1968) légèrement modifiée.
358 Liv. 7.40.1-4 : “1. Dès qu’on arriva en vue l’un de l’autre et qu’on reconnut armes et enseignes, aussitôt, chez tous, le souvenir de la patrie apaisa les colères. 2. Ils n’avaient pas encore le courage de verser le sang de leurs concitoyens ; seules les guerres étrangères leur étaient connues ; et la suprême fureur était, à leurs yeux, la sécession d’avec leurs compatriotes. Aussi bientôt les chefs, bientôt les soldats des deux armées cherchent à se rencontrer et à se parler. 3. Quinctius, lassé de la guerre même pour sa patrie, répugnait à plus forte raison à prendre les armes contre elle ; Corvinus, lui, embrassait dans son affection tous ses concitoyens, surtout les soldats, et, avant les autres, sa propre armée. Il s’avança pour parler. 4. À peine fut-il reconnu que, touchés de respect, ses adversaires aussi bien que ses hommes firent le silence”. Trad. R. Bloch (CUF 1968) légèrement modifiée. Cf. J. Bayet (CUF 1968), qui élimine [ad conloquia] (7.40.2), qui est la leçon de la plupart des manuscrits. W. Weissenborn (BTL 1889) édite ad conloquia. Oakley 1998, ad loc., explique les raisons pour lesquelles il faut retenir ac conloquia qui apparaît sur certains manuscrits. La formule ac conloquia est aussi retenue par C. F. Walters et R. S. Conway (OCT 1919).
359 Voir supra, p. 123, et l’Annexe xii, xxi, pour les autres scènes de réconciliation à la fin des livres IV-VI.
360 Liv. 7.42.7 : “Tant les anciens historiens s’accordent peu, sinon pour reconnaître qu’il y eut une révolte et qu’elle fut apaisée”. Trad. R. Bloch (CUF 1968), ainsi que toutes les traductions du livre VII.
361 Cf. l’Annexe xxiv, pour la sévérité de Manlius dans le châtiment de son fils. Néanmoins, l’épisode est contrebalancé par celui du conflit entre Papirius Cursor et Q. Fabius. Voir l’Annexe xxviii.
362 Voir l’Annexe xxix, et infra, p. 335-336.
363 Voir l’Annexe xxvi.
364 Liv. 6.17.1, 36.7 ; 8.35.4.
365 Raffezeder 1997, 77-79, 187-192, analyse plusieurs commentaires de ce type, pour montrer comment Tite-Live construit dans ces passages une tension entre le passé vertueux et le présent corrompu. Selon Hellmann 1939, 26-31, la fonction de ces commentaires est d’exhorter le lecteur à agir pour rétablir la situation.
366 Liv. 7.25.9 : “aujourd’hui même, si quelque péril extérieur fondait sur nous, la concentration de toutes les forces actuelles du peuple romain, que l’univers peut à peine contenir, égalerait difficilement cette armée improvisée ; tant nous n’avons grandi que pour nos tourments : en richesse et en luxe”.
367 Liv. 10.9.6. Pour la citation et le contexte du passage, voir l’Annexe xxxii.
368 Liv. 8.11.1 : “Telles sont, bien que tout souvenir des coutumes divines et humaines ait été aboli par la préférence accordée à tout usage nouveau et étranger sur les coutumes anciennes et ancestrales, les règles rituelles que je n’ai pas considéré étranger à mon sujet de rapporter, selon les termes mêmes que la tradition nous a textuellement conservés”.
369 Liv. 10.40.10 : “le jeune homme, né avant la doctrine qui méprise les dieux, pour ne rapporter rien d’obscur, rapporta au consul le résultat”. Traduction personnelle.
370 Walsh 1958, 358, soutient que le scepticisme de l’Académie pourrait aussi être la cible de Tite-Live. Von Haehling 2007, 74, interprète le terme doctrina comme une allusion générale aux écoles philosophiques grecques qui eurent une influence délétère sur les fondements de la religion romaine.
371 On peut ajouter aussi Liv. 7.2.13, où l’historien oppose le début raisonnable (ab sano initio) des Jeux scéniques à la folle extension (insaniam) de ses jours.
372 Voir la fin des livres IV-VII & IX. La réconciliation entre Papirius et Fabius se situe vers la fin du livre VIII.
373 Martin 2007, 187-210, démontra que, pour donner cette leçon, Tite‑Live reprend dans les discours des tribuns de la plèbe dans la première décade, des thèmes de la propagande popularis de la fin de la République, qu’il avait retrouvés, entre autres, chez Salluste. Cet anachronisme s’explique par la portée exemplaire de l’AVC.
374 Voir Annexe i-iii.
375 Voir Liv., Per., 11.4. Cf. D.H. 17.4.3 ; D.C. 8.36.32.
376 Sur ce fragment voir Bravo & Griffin 1988, qui essaient de reconstituer le fragment extrêmement mutilé et expliquent pourquoi il peut être attribué avec vraisemblance au livre XI de Tite-Live. Sur la paternité livienne du fragment, voir aussi Vinchesi 1990. Cf. D.H. 17.4.4 sq., qui rapporte cet épisode.
377 Contrairement au fragment, la Periocha se réfère seulement à la condamnation de Postumius pour avoir utilisé la main d’œuvre des soldats. Voir Bravo & Griffin 1988, 516-517, sur les raisons de cette différence.
378 Liv., Per., 11.11 : unde a Q. Hortensio dictatore deducta est. Trad. P. Jal (CUF 1984).
379 Plb. 1.52.2-3 ; Cic., N.D., 2.7.
380 Selon Mitchell 1984, 192 sq., il n’y a rien dans les Periochae, qui indique que le vote de la loi Hortensia soit présenté par Tite-Live comme la fin du conflit entre les deux ordres, comme chez les historiens modernes.
381 Cf. Liv., Per., 14.7, 20.5 : référence est faite à Sextilia et à Tuccia, deux Vestales condamnées pour avoir eu des relations sexuelles, mais sans plus de précisions.
382 Cf. Liv., Per., 15.6 : le peuple romain a commencé à se servir d’argent pour la première fois. Aucun commentaire n’est fait par rapport à cette évolution et c’est pourquoi nous ne pouvons pas la lier à la question de l’auaritia. Il est même probable que Tite-Live approuva l’utilisation d’argent comme un signe de progrès.
383 Cette dialectique entre la concordia et la discordia dans le cadre des rapports entre dirigeants et dirigés dans la troisième décade a aussi été étudiée par Mineo 1994, 100-117, 178 sq. Voir aussi id. 1997a.
384 Liv. 21.53.6 : “Tels étaient ses propos quand il était assis auprès de son collègue malade, tels étaient ceux qu’il tenait, comme dans une assemblée ou presque, dans le prétoire. Le stimulaient aussi la proximité de l’époque des comices, la crainte de différer cette guerre jusqu’aux nouveaux consuls et l’occasion qu’il avait de faire porter la gloire d’une victoire sur lui seul, pendant que son collègue était malade”. Trad. P. Jal (CUF 1981), ainsi que toutes les traductions du livre XXI.
385 Liv. 21.63 : il partit pour sa province, sans avoir pris les auspices, ce qui est interprété comme un manque de respect envers les dieux. Liv. 22.3.4 : sa temeritas décrite comme innée (temeritatem insitam ingenio).
386 Liv. 22.8.5 : remedium iam diu neque desideratum nec adhibitum.
387 Liv. 22.39, 41.1, 42.12.
388 Liv. 22.61.14 : “à ce moment même, la cité montra tant de grandeur d’âme, que ce consul, qui revenait après une si grande défaite dont il avait été la cause principale, une foule de gens de toutes les classes alla à sa rencontre, et qu’on le remercia de n’avoir pas désespéré de l’État”. Trad. E. Lasserre (Classiques Garnier).
389 Mineo 2015c analyse cette opposition constante entre les deux stratégies dans les premiers livres de la troisième décade et met en valeur son caractère schématique et politique, en comparant avec le récit de Polybe.
390 Liv. 23.24-25. Voir aussi Liv. 23.30.1-13, pour les pertes romaines en Italie du sud.
391 Liv. 25.1.6-2.2. Il va de soi que cette crise superstitieuse n’est pas la seule à avoir frappé Rome pendant la Guerre contre Hannibal. Cette période est aussi marquée par l’affaire des Carmina Marciana et l’institution consécutive des Jeux Apollinaires en 213-212 (Liv. 25.12), l’accumulation de prodiges en 207 (Liv. 27.37), et l’accueil de la Grande Mère des dieux en 204 (Liv. 29.10-11). Ces affaires illustrent le contexte religieux particulier de la période et montrent l’hellénisation progressive de la religion romaine et l’ouverture sur l’Orient. Cependant, Tite-Live n’analyse pas ces crises comme mençant les valeurs romaines. Elles ne s’insèrent donc pas, du moins directement, dans la thématique de la décadence. Sur toutes ces affaires voir Guittard 2004a.
392 Liv. 25.1.6 : Quo diutius trahebatur bellum et uariabant secundae aduersaeque res non fortunam magis quam animos hominum, tanta religio, et ea magna ex parte externa, ciuitatem incessit ut aut homines aut dei repente alii uiderentur facti.
393 Contrairement à ce que laisse entendre Springer 1952, 261, rien dans le texte de Tite-Live ne permet de voir un prolongement de cette crise ni dans l’élection d’un pontifex maximus de jeune âge (Liv. 25.5.1-4), ni dans la décision de restaurer des temples détruits par un incendie, ni dans les prodiges de l’année (Liv. 25.7.5-9).
394 Voir Liv. 26.2.1-6. Voir aussi 26.21.16-17 : le préteur M. Cornelius rétablit le calme parmi les soldats, prêts à se rebeller, en usant tantôt de paroles de consolation, tantôt de punitions, avant même qu’une mutinerie n’éclate. Liv. 26.26.5-8 : ce même Cornelius agita les Siciliens contre Marcellus qui promet de leur donner audience après le retour de son collègue à Rome. Les vaincus et Marcellus, dont Tite-Live souligne la modération (moderati animi), se sont finalement réconciliés après l’audience des Siciliens (Liv. 26.29-32).
395 Liv. 26.22.14 : “Que <certains> se moquent de nos jours des admirateurs du passé ! Non, vraiment, s’il existait une cité de philosophes que les savants imaginent plutôt qu’ils ne la connaissent, je ne saurais croire que les grands personnages puissent y être plus sérieux et s’y abstiennent davantage du désir passionné du pouvoir ou que la foule puisse y avoir une meilleure conduite”. Trad. P. Jal (CUF 1991) modifiée. Voir infra, p. 477 sq., pour une analyse détaillée de cet épisode et de ce passage. Fabrizi 2017, 102-103, souligne que le terme antiqua est moralement connoté, puisqu’il renvoie à une période caractérisée par ses mores exemplaires.
396 Liv. 27.45-46, 28.9.4. Selon Mineo 2003c, 41-42, la dramatisation de l’épisode de l’élection et de la discorde entre les deux consuls vise à offrir la leçon que l’unité nationale est celle qui a mené à la victoire à Métaure.
397 Liv. 29.37.16 : Prauum certamen notarum inter censores ; castigatio inconstantiae populi censoria et grauitate temporum illorum digna.
398 Liv. 28.27.11-12, 29.3.
399 Liv. 28.29.11 : “les assistants étant à ce point paralysés par la peur que non seulement on n’entendit aucune voix un peu hardie protester contre l’atrocité du châtiment, mais pas même de gémissements”. Voir aussi Plb. 11.30.2.
400 Voir App., Hisp., 36 ; Zonar. 2.280.
401 Voir Liv. 28.40.1 sq. Pour un examen critique du débat entre Fabius et Scipion, voir infra, p. 319-321, 386-388.
402 Sur l’aequitas, voir supra, p. 121. Voir aussi Pinna Parpaglia 1973, 202-203, qui soutient que Scipion, en utilisant la formule non aequum esse, veut indiquer que la procédure que Fulvius a l’intention de suivre n’est pas conforme aux pratiques républicaines. Voir dans le même sens Bonnefond‑Coudry 1989, 480-481.
403 Liv. 28.45.6 : “Il s’ensuivit une discussion, le consul disant qu’il n’était pas juste que les tribuns usent de leur veto pour obtenir qu’un sénateur, interrogé à son tour sur son avis, puisse ne pas le donner”.
404 Voir Mommsen 1891, 168, et Bonnefond-Coudry 1989, 479-482, sur cette obligation des sénateurs.
405 Voir à ce titre Haywood 1933, 54-55 ; Scullard 1970, 168-169 ; Hiebel 2009, 271.
406 Voir Hiebel 2009, 278-283, sur la construction d’une propagande anti‑sénatoriale dans les contiones.
407 Liv. 28.40-45. Sur la moderatio de Scipion, voir Vassiliades 2015a, 8 sq.
408 Voir l’Annexe xiii.
409 Voir à ce propos l’analyse de Mineo 2006, 284-287.
410 Voir Liv. 39.44.8, 43.16.3 sq. : ils annulent des impôts fixés par les censeurs ; Liv. 45.18.3 et Per., 70.8 : allusion à la cupidité des publicains, qui se dirige contre les peuples soumis.
411 Voir Liv. 38.45.5 sq. cf. Liv. 38.48.8 sq.
412 Liv. 25.20.6 : et ipsum et milites praeda impletos in tantam licentiam socordiamque effusos ut nulla disciplina militiae esset.
413 Liv. 26.2.8 : “aucun, sauf Cn. Fulvius, n’avait corrompu ses légions par toutes sortes de vices avant de les livrer à l’ennemi ; aussi pouvait-on dire sans mentir que ces soldats avaient été perdus avant d’avoir vu l’ennemi et que ce n’était pas par Hannibal, mais par leur général qu’ils avaient été vaincus”. Trad. P. Jal (CUF 1991).
414 Liv. 25.24.11 : “Quand Marcellus, entré dans les murs, vit, des hauteurs, la ville la plus belle, peut-être, de son époque, étendue sous ses yeux, il pleura, dit-on, à cause de sa joie d’avoir mené à bien une si grande entreprise, et aussi à cause de l’ancienne gloire de la ville”.
415 Cf. Plut., Marc., 19.1, qui résume le récit de Tite-Live.
416 Plb. 8.37. Voir à ce propos Walbank 1967, ad loc.Cf. Nicolet-Croizat 1992, XII, qui note que cette anecdote “paraît bien étrange au prosaïsme de Polybe…”
417 Voir Rossi 2000, 58-60 ; cf. Marincola 2005, 221‑223, qui soutient que Tite-Live associe deux motifs littéraires proches, mais distincts : les larmes après la défaite d’un ennemi et l’instabilité de la fortune. L’historien utilise la même image du “vainqueur en larmes” dans le livre XLV, lorsque, après la bataille de Pydna, Paul-Émile pleure sur le sort de Persée. Voir Liv. 45.4.2-3.
418 Rossi 2000, 60-63.
419 Marincola 2005, 225-229.
420 Liv. 25.25.9 : “le pillage n’eut pas de terme avant que tous les biens accumulés durant une longue prospérité n’eussent été emportés”. Trad. F. Nicolet-Croizat (CUF 1992), ainsi que toutes les traductions du livre XXV.
421 Tite-Live ne se prononce pas non plus sur la question de savoir si la décision de Marcellus de massacrer les habitants et de piller la ville de Henna était moralement justifiée (Liv. 24.37-39). Plusieurs éléments montrent que Tite-Live garde des réserves par rapport à ce comportement. Tout d’abord, le général lui-même n’est pas convaincu de la rectitude morale de sa décision (Liv. 24.38.8). De plus, Tite-Live conclut qu’Henna fut prise après un acte soit criminel, soit nécessaire (aut malo aut necessario facinore) (Liv. 24.39.7). Les résultats semblent plaider contre la décision de Marcellus : à la suite de ce massacre, plusieurs villes firent défection en faveur des Puniques (voir Liv. 24.39.8-9). Ainsi Tite-Live remet en question la capacité de Marcellus à gérer ce type d’affaires, ce qui prépare son jugement ambivalent sur le pillage de Syracuse.
422 Liv. 25.31.9 : multa irae, multa auaritiae foeda exempla.
423 Liv. 25.40.1-3 : “1…Marcellus […] après avoir pris Syracuse, […] fit transporter à Rome les ornements de la ville, statues et tableaux, qui abondaient à Syracuse : 2. sans doute, c’étaient des dépouilles de l’ennemi, acquises par le droit de la guerre ; mais c’est à partir de ce moment qu’on commença à admirer les œuvres de l’art grec, et, par suite, à se permettre de dépouiller indistinctement tous les édifices sacrés et profanes, licence qui finit par se retourner contre les dieux romains, et en premier lieu contre le temple qui, justement, avait été magnifiquement orné par Marcellus. 2. Les étrangers venaient en effet visiter, près de la porte Capène, les temples dédiés par Marcellus, à cause de leurs remarquables ornements de ce genre…”
424 Cf. Plb. 9.10 : l’historien grec voit dans cette décision plutôt une erreur de stratégie qu’une faute morale, parce que les Romains ont imité les coutumes des vaincus. Voir à ce propos Carawan 1985, 136-137.
425 Cf. Plut., Marc., 21.6, qui associe plus clairement l’introduction des œuvres grecques au luxe et à la paresse.
426 Cf. Cat., 11.6 : Ibi primum insueuit exercitum populi Romani amare, potare, signa, tabulas pictas, uasa caelata mirari, ea priuatim et publice rapere, delubra spoliare, sacra profanaque omnia polluere. Les deux passages sont aussi mis en rapport par Skard 1956, 15-16, et Mariotti 2007, 307. Levene 2010, 123-126, signale que le vocabulaire du passage livien se rapproche de celui que Cicéron utilise pour attaquer Verrès, gouverneur de la même province, la Sicile (voir Cic., Ver., 2.5.1.1 : sacra profanaque omnia [..] spoliarit). Ainsi Tite‑Live insinue que les actes de Marcellus ont mené à un résultat désastreux.
427 Liv. 34.4.4 : “C’est en ennemies, croyez-moi, que les statues ont été apportées de Syracuse dans notre ville. Je n’entends déjà que trop de gens louer et admirer les ornements de Corinthe et d’Athènes, et rire des antefixes de terre cuite des dieux romains”. Trad. E. Lasserre (Classiques Garnier 1943), ainsi que toutes les traductions du livre XXXIV. Voir Feldherr 1997a, 272-273, sur l’opposition qui s’esquisse entre les ornamenta grecs qui représentent l’auaritia et la luxuria, et les statues des dieux romains qui représentent les sources de l’imperium.
428 Liv. 26.21.6-7. Cf. V. Max. 2.8.5 ; Plut., Marc., 22.
429 L’imprudence est la caractéristique principale de Marcellus et fut aussi la raison de sa mort d’une embuscade (Liv. 27.27.11-12). Levene 2010, 197-214, montre que le portrait de Marcellus est construit par opposition à celui de Fabius. Cf. Carawan 1985, qui conclut que dans la caractérisation de Marcellus, Tite-Live tend à concilier l’image idéalisée de la tradition annalistique tardive et le traitement critique de Polybe et de Coelius.
430 Il n’en va pas de même pour le châtiment des villes espagnoles d’Iliturgi et de Castulo par l’armée de Scipion (Liv. 28.19-20). Tite-Live se réfère à la haine (odium) et à la colère cruelle (ira crudelis) des soldats, mais insiste sur le fait que les Iliturgi ont mérité un châtiment sévère, conforme au ius belli (Liv. 28.19.1-8). Quant au traitement de Castulo, Tite-Live note que cette victoire a été plus clémente, parce qu’il n’y avait pas autant de torts causés et parce que la capitulation avait apaisé la colère des Romains. Tite-Live tend aussi à justifier le massacre contre Astapa (voir Liv. 28.22.2-5, 23.1). Cf. Levene 2010, 347-348.
431 Liv. 29.8.6-9.12, 16.4-22.12.
432 Liv. 29.17.12 sq., 18 sq. : scelus libidinemque et auaritiam ; crudelissimi atque importunissimi tyranni.
433 Liv. 29.16.5. Trad. P. François (CUF 1994).
434 Liv. 29.22.1 : Scipio res non uerba ad purgandum sese parauit. Trad. P. François (CUF 1994).
435 Selon Burck 1969, Tite-Live avait sous les yeux une source hostile (sans doute Coelius Antipater) et une source favorable à Scipion (sans doute Valerius Antias). D’autres chercheurs, sans tenir compte de l’issue de l’affaire, considèrent que la gestion de l’affaire de Locres par Scipion jette de l’ombre sur sa personnalité. Voir Walsh 1961a, 97 ; id. 1990, 161‑163 ; Scott 1987, 174‑178 ; Levene 1993, 73-74 ; id. 2010, 234-236.
436 Pour une discussion sur la crudelitas tout au long de l’AVC, comme un vice qui doit être évité, voir Mueller 1999, 165-196. Sur la crudelitas dans l’affaire des Locriens, voir ibid., 185-186.
437 Cf. App., Hann., 55 ; D.C. fr. 17.57.62 ; D.S. fr. 27.5-6 ; V. Max. 1.1.21.
438 Voir Smith 1993, 49-50, pour une discussion sur les sources probables de cet épisode.
439 Levene 2010, 86-126.
440 Levene 2010, 13.
441 L’importance de ces deux affaires, relatées dans les livres XXV-XXVI, nous empêche d’accepter l’analyse de Mineo 2006, 293-322 (voir aussi id. 2000, 512-540, et id. 2003c), qui soutient que la bataille de Métaure en 207 est un point culminant dans le schéma livien.
442 Liv. 24.18.2 : “qui telles les tares que les corps malsains engendrent d’eux-mêmes au cours de longues maladies, étaient nés de cette guerre”. Trad. P. Jal (CUF 2005), ainsi que toutes les traductions du livre XXIV.
443 Voir infra, p. 347-394, le chapitre sur le metus hostilis pour le rôle de la guerre chez les deux historiens.
444 Liv. 30.44.8 : “Aucune grande cité ne peut rester longtemps en paix ; si elle n’a pas d’ennemis au dehors, il en trouve à l’intérieur, comme les corps robustes qui semblent protégés de tout danger extérieur, mais qui sont eux‑mêmes accablés par leurs propres forces”. Traduction personnelle. Voir sur ce passage infra, p. 389-390.
445 Liv. 23.11.3 : “quand votre État aura été bien gouverné et sauvé […] gardez-vous de la présomption”. Trad. P. Jal (CUF 2001).
446 Gagé 1955, 269-270. Cf. Mineo 2006, 284, qui traduit lasciuia par “relâchement dans l’accomplissement des rites sacrés”.
447 Voir les épisodes suivants : a) Liv. 34.54.4-8 : La décision d’attribuer aux sénateurs des places distinctes dans les Jeux Romains a soulevé un vif débat. Tite-Live se limite à rapporter brièvement les arguments des deux côtés et à clore l’affaire avec un aphorisme : on approuve rarement les changements aux coutumes, car on aime mieux les vieilles habitudes, en dehors de celles dont l’expérience démontra la fausseté. b) Liv. 35.7.1-5 : Tite-Live se réfère aux abus des créanciers qui inscrivaient les créances au nom des alliés. Ces abus furent réprimés par le vote d’un plébiscite appliquant le même droit aux alliés et aux Latins au sujet des dettes contractées. c) Liv. 35.41.9-10 : Tite-Live fait allusion à des jugements sévères contre les usuriers de la part des édiles curules M. Tuccius et P. Iunius Brutus, mais sans construire le récit d’une crise. d) Liv. 37.51.1-7 : Le grand pontife P. Licinius entravait le départ du préteur Q. Fabius Pictor pour la Sardaigne, en invoquant des motifs religieux. La tension passe par diverses phases, brièvement résumées par Tite-Live, jusqu’au départ des préteurs.
448 Liv. 38.51.1 : suscipionibus magis quam argumentis.
449 Liv. 38.51.3 : Infamia intactum, inuidia qua possunt urgent…
450 Liv. 38.51.14 : “Cette journée égala presque, en faveur populaire et par l’hommage rendu à la véritable grandeur, celle où il entra dans Rome en célébrant son triomphe sur le roi Syphax et Carthage”.
451 Liv. 38.52.1 : Hic speciosus ultimus dies P. Scipioni illuxit ; post quem cum inuidiam et certamina cum tribunis prospiceret, die longiore prodicta in Literninum concessit certo consilio, ne ad causam dicendam adesset.
452 Liv. 38.53.6-8 : “6. Puis, l’assemblée de la plèbe dissoute, le Sénat entra en séance ; tous ses membres remercièrent grandement TIbérius Gracchus, surtout les anciens et les consulaires, parce qu’il avait fait passer l’État avant ses inimitiés personnelles ; 7. et les Pétilius furent couverts de reproches, pour avoir voulu briller en attirant la haine sur autrui et recueillir les dépouilles d’un triomphe sur l’Africain. On ne parla plus alors de l’Africain ; 8. il vécut à Literne sans regretter Rome ; on dit que, mourant à la campagne, il voulut y être inhumé et y avoir son tombeau, de peur que ses funérailles ne se fissent dans une patrie ingrate”. Trad. R. Adam (CUF 1982), ainsi que toutes les traductions du livre XXXVIII.
453 Voir Liv. 38.56.8-57.8. Voir sur cette version Mommsen 1879, 417-432, 479-491 ; Haywood 1933, 91-101 ; Scullard [1951] 1973, 290-303 ; Luce 1977, 92‑104 ; Adam 1982, LVII-LXXIII ; Gruen 1995, 75 sq. ; Jaeger 1997 ; 132-137 ; Briscoe 2008, 170-179 ; Klotz 1915 (not. p. 527-528) et id. 1964, 43, suppose que l’histoire de Claudius Quadrigarius fut la source principale de Tite-Live pour cette deuxième version. Haywood 1933, 92, s’accorde avec cette conclusion et ajoute que C. Acilius lui aurait aussi procuré quelques informations. Contra Luce 1977, 96-104.
454 Tite-Live (Liv. 39.52.7-9) retient d’ailleurs cette version, lorsqu’il discute les diverses versions concernant la date de la mort de Scipion.
455 Voir Vassiliades 2015a, 14-17, sur le traitement livien des sources sur Scipion et sur la façon dont celui-ci s’inscrit dans l’intention de l’historien de présenter son héros comme exemple de moderatio républicaine.
456 Sur le rôle de la notion du précédent dans les onze débats qui concernent l’attribution ou non des triomphes aux généraux vainqueurs, voir l’analyse détaillée de Chaplin 2000, 140‑156.
457 Voir Liv. 32.7.4, 33.22-23, 35.8, 36.39-40, 37.46.1-6.
458 Voir Liv. 38.45.4-11, 46.11-13.
459 Liv. 38.45.5 : “qui a jamais osé faire cela de sa propre initiative ?”.
460 Liv. 38.50.3 : “Ce respect des traditions l’emporta sur la mauvaise disposition des esprits, et un Sénat nombreux vota le triomphe”. Trad. R. Adam (CUF 1982) légèrement modifiée.
461 Voir Pagnon 1982, 122-127, sur la position de Tite‑Live à l’égard des opinions des deux côtés.
462 Liv. 31.31 ; 33.31.8-11 ; 34.23.1-4, 32.3-5 ; 34.49.4 sq. ; 37.54.16.
463 Liv. 33.11.7, 12.5-11 ; 34.49.1-3 ; 36.21.3 ; 37.45.11-12 ; 37.36.
464 Liv. 35.16 ; 36.35.3-5 ; 37.25.4-13. Cf. Liv. 34.23.5-24.7 : les reproches des Étoliens contre les Romains sont selon Tite-Live des fanfaronnades (uaniloquentia) et reçoivent la réponse du préteur achéen, Aristaenus.
465 Liv. 31.12.1-4 ; 13.1.
466 Liv. 36.17.13-16. Cf. Liv. 36.29.1 : les Étoliens se plaignent du pouvoir dur et déshonorant (saeuitia imperii atque indignitate) d’Acilius. Or, selon le consul, sa pratique d’user de son autorité sur les peuples qui viennent de se soumettre après leur défaite est conforme aux usages romains (voir Liv. 36.28.5).
467 Liv. 38.9.13-14. En effet, Tite-Live traduit Polybe (21.30.9-10) dans ce passage. Toutefois, le dernier commentaire, selon lequel aucune violence ne fut exercée, est une addition du Padouan. Ainsi l’accent est mis sur le traitement relativement clément des Ambraciotes, ce qui discrédite leurs allégations devant le Sénat.
468 Voir Liv. 38.43.1, 7 ; 44.6.
469 Liv. 38.43.10-14. Selon Briscoe 2008, ad loc., Ambracie avait fait une deditio, mais après une longue période de siège (voir Liv. 38.9.9). Il est donc probable qu’en réalité, elle subit le traitement décrit par les Ambraciotes.
470 Voir Briscoe 2008, 151, et id. 1992, 78-80.
471 Liv. 34.1.1 : “Au milieu des soucis causés par de grandes guerres à peine terminées, ou menaçantes, survint une affaire peu importante à relater, mais telle que, par les passions soulevées, elle amena un violent débat”.
472 Liv. 34.2-4. Robert 2003 explique que la misogynie qui se laisse déduire du discours de Caton doit être envisagée dans le contexte plus large de sa lutte générale contre le luxe.
473 Voir supra, p. 67 sq., à ce propos.
474 Voir fr. 141-149 ORF4.
475 Desideri 1984 signale aussi cette ambiguïté de l’interprétation livienne. Quelques critiques ont essayé de déterminer le contenu de la loi. Haury 1976, tente de montrer qu’il s’agissait d’une loi de nature économique. Contra Culham 1982, Agati Madeira 2004, et Feichtinger 2015, 683-688, l’analysent comme une loi somptuaire.
476 Voir pour cette analyse Biesinger 2016, 194-205
477 Voir Liv. 34.3.9 : ne ullus modus sumptibus, ne luxuriae sit.
478 Voir Liv. 34.4.1 sq. : quae pestes omnia magna imperia euerterunt.
479 Cf. Vretska 1976, et Ramsey 2007, ad Cat., 5.8, qui se fondent sur le passage livien pour suggérer que c’est Salluste qui imita Caton. Il convient de rappeler que le discours de Caton est dans une large mesure la création de Tite-Live lui-même. À supposer que cette image eût été utilisée par Caton, l’intertexte sallustéen n’en reste pas moins identifiable. Voir dans ce sens Biesinger 2016, 204-205.
480 Cat., 5.8. Selon Ramsey 2007, ad loc., les deux maux sont “contraires”, car, alors que l’auaritia pousse à acquérir plus de biens matériels, la luxuria incite à les gaspiller. Sur ce topos, voir Nagy 1968.
481 Liv. 34.4.4 : “C’est en ennemies, croyez-moi, que les statues furent apportées de Syracuse dans notre ville. Je n’entends déjà que trop de gens louer et admirer les ornements de Corinthe et d’Athènes, et rire des antéfixes de terre cuite des dieux romains”.
482 Liv. 34.4.8 : “De même que les maladies sont nécessairement connues avant leurs remèdes, ainsi que les passions naissent avant les lois qui sont destinées à les contenir”. Traduction personnelle.
483 Liv. 34.4.9. Il s’agit de la loi Licinia et de la loi Cincia. Voir Briscoe 1981, ad loc., sur ces lois.
484 Liv. 34.4.19-20 : “19. Ne croyez pas qu’il soit possible, Quirites, de retrouver la situation d’autrefois, quand il n’y avait pas de loi sur le luxe. 20. Mieux vaut ne pas faire de procès à un homme malhonnête que le déclarer innocent ; si on ne l’avait pas attaqué, le luxe serait plus supportable que dans un proche avenir, comme ces fauves qu’on garde en cage et qui bondissent avec férocité quand on les libère de la captivité qu’on leur a imposé”.
485 Liv. 34.5.7 sq. Sur la présentation des femmes dans cet épisode, voir Steenblock 2013, 195-199, qui conclut que Tite-Live s’accorde avec la vision sévère de Caton. Voir aussi Ducos 2010b, 267-272, pour une discussion sur les aspects juridiques de la place des femmes, tels qu’ils ressortent des deux discours.
486 Liv. 34.5.5, 6.4 sq.
487 Liv. 34.7.14-15 : “14. Tout à l’heure, le consul parlait d’émeute ou de révolte à propos des femmes : ce sont des expressions détestables. Pour un peu elles prendraient le mont Sacré, comme le fit autrefois la plèbe en colère, ou encore l’Aventin. 15. En situation de faiblesse, elles doivent accepter votre décision, quelle qu’elle soit. Plus vous avez de pouvoir, plus vous devez montrer de souplesse dans l’exercice de votre autorité”.
488 Vassiliades 2019.
489 Sur l’élaboration livienne du discours de Caton, voir Ullmann 1927, 6, 139-143 ; Tränkle 1971, 9-16 ; et Briscoe 1981, 39-42. Voir aussi à ce titre Perl & El-Qalqili 2002, qui doutent même de l’historicité de la loi. Krüger 1940, 75 sq., montre que le discours de Valerius a été composé en vue d’ironiser sur le discours du consul, aussi retravaillé par Tite-Live. Schubert 2002, indique que l’argumentation des deux orateurs concernant la place des femmes dans la société reflète les débats de l’époque de Tite‑Live. Enfin Feichtinger 2015, 675-683, analyse aussi les deux discours comme le résultat d’un travail littéraire qui met en opposition deux conceptions opposées de la place morale et sociale de la luxuria, en reflétant les réalités du débat historique sur la luxuria.
490 Liv. 34.6.12-15 = 22.57.11, 24.18.12 (cf. Liv. 22.61.2) ; 34.6.13 = 24.11.7-9 ; 34.6.14 = 26.36, 24.18.14
491 Voir dans ce sens Chaplin 2000, 98.
492 Voir Liv., praef., 11, en comparaison avec 34.4.1-3, 13. Voir dans ce sens Chaplin 2000, 100-101.
493 Cf. Krüger 1940 ; Hellmann 1940 ; Desideri 1984 ; Briscoe 1981, 42.
494 Voir dans ce sens Luce 1977, 250-253 ; Chaplin 2000, 101, Mineo 2006, 327, et Ducos 2010b, 273-275.
495 Selon Ducos 2010b, 275-277, les deux orateurs font apparaître deux conceptions opposées sur les rapports de la loi et du temps : selon Caton, l’écoulement du temps révèle la valeur des lois, en mettant à l’épreuve leur efficacité ; selon Valerius, il existe deux catégories de lois : celles d’utilité perpétuelle et les mesures imposées par les circonstances. Voir aussi sur ces deux conceptions ead. 1984, 277-293 (not. p. 281, 285, 289-293).
496 Liv. 34.8.1-3 : “1. Après ces discours pour et contre la loi, les femmes furent nettement plus nombreuses le lendemain à descendre dans la rue : 2. elles se dirigèrent toutes vers la maison des Brutus qui s’opposaient à la proposition de leurs collègues, assiégèrent leur porte et refusèrent de partir tant que les tribuns n’auraient pas retiré leur veto. 3. Il était évident que toutes les tribus voteraient pour l’abrogation : la loi fut donc abrogée vingt ans après avoir été adoptée”.
497 Liv. 34.52. Cf. Plut., Flam., 14.
498 Voir Liv. 36.40.10 sq., 37.46.3-4.
499 Liv. 37.59.2 : “Et ce triomphe, pour le spectacle, dépassa celui de Scipion l’Africain, son frère, sans que le souvenir laissé par les faits et l’importance du danger et de la lutte valussent la comparaison, aussi inégale que si l’on confrontait les deux généraux romains ou les capacités militaires d’Antiochus à celles d’Hannibal”. Trad. J.-M. Engel (CUF 1983), ainsi que toutes les traductions du livre XXXVII.
500 V. Max. 3.5.1, 5.3.2c, 8.1.1. Voir aussi Eutr. 4.4, qui fait allusion à la gloria du triomphe de Scipion.
501 Plin., Nat., 33.148 : “Nos premières victoires sur l’Asie introduisirent le luxe en Italie, puisque L. Scipion fit porter dans son triomphe 1400 livres d’argenterie ciselée et 1500 livres de vaisselle d’or, l’an 565 de la fondation de la Ville”. Trad. H. Zehnacker (CUF 1983).
502 Liv. 37.58.4 : In eo triumpho undequinquaginta coronae aurae translatae sunt, pecunia nequaquam quanta pro specie regii triumphi… : “Dans ce triomphe, on porta quarante-neuf couronnes d’or et une quantité d’argent bien faible eu égard à l’éclat d’un triomphe remporté sur un roi…”
503 Pagnon 1982.
504 Voir les arguments d’Adam 1982, XXXI-XXII, en faveur d’une composition libre ou (du moins) d’une recomposition du discours de Manlius. Voir aussi Briscoe 2008, 76, qui résume brièvement le débat sur ce sujet. Contra Nissen 1863, 204, et Walbank 1979, 147-148, considèrent que ce discours remonte à une source annalistique. Tränkle 1977, 129-130, soutient que Tite-Live a développé un discours qu’il avait trouvé chez Polybe. Pour une discussion sur les sources de la campagne de Manlius, voir Zecchini 1982, 162‑167.
505 Liv. 38.17. Voir infra, p. 490 sq., pour le déterminisme géographique chez Tite-Live.
506 Liv. 38.17.18 : “Et par Hercule, vous les hommes de Mars, vous devez vous méfier et fuir en tout premier lieu les agréments de l’Asie : car ces plaisirs étrangers sont aussi capables d’étouffer la force de l’âme que le contact des mœurs et de la manière de vivre des voisins”.
507 Voir dans ce sens Biesinger 2016, 192-193.
508 Pailler 1988, 395 sq., fait le même rapprochement.
509 Briscoe 2008, ad loc.
510 Liv. 38.45.1 sq., 49.4. Sur le thème de l’hybridité dans le récit de l’expédition de Manlius contre les Gallogrecs et son lien avec la dégradation morale de Rome, voir Freeble 2004, 79-122.
511 Evans 1993 signale que Tite-Live se concentre à partir du débat sur le triomphe de Manlius jusqu’à la censure de Caton à la fin du livre XXXIX sur les affaires intérieures de Rome, ayant une dimension moraliste prégnante. Cela montre peut-être qu’il a suivi de près dans le récit de ces épisodes les Origines de Caton l’Ancien.
512 Liv. 39.1.1-4 : “1. Tandis que ces événements se déroulaient à Rome, si toutefois ils ont bien eu lieu cette année-là, les consuls faisaient tous les deux la guerre en pays ligure. 2. Cet ennemi semblait destiné par nature à maintenir, dans l’intervalle des guerres importantes, l’entraînement militaire chez les Romains, et aucune autre province n’attisait davantage le courage des soldats. 3. L’Asie, en effet, par l’agrément de ses cités, l’abondance de ses ressources tant sur terre que sur mer, les mœurs trop raffinées des populations ennemies et les trésors de leurs rois, rendait les armées plus riches que courageuses. 4. Sous le commandement de Cnaeus Manlius, en particulier, on laissa par négligence la discipline se relâcher…” Trad. A.-M. Adam (CUF 1994), ainsi que toutes les traductions du livre XXXIX.
513 Liv. 39.52. L’historien exprime son désaccord avec le synchronisme que font Polybe et Rutilius Rufus de la mort de Philopœmen, d’Hannibal et de Scipion en 183 a.C. Il n’accepte pas non plus la version de Valerius Antias qui situe la mort de l’Africain en 187 et soutient que Scipion est mort vers 185/4. Selon le Padouan, plutôt que par la coïncidence des dates, la mort des trois hommes est comparable surtout par l’ingratitude de leur patrie. Ainsi Tite-Live confirme la leçon qu’il avait donnée à la fin du livre XXXVIII à propos de la mort de Scipion : malgré la résolution de la crise, l’ingratitude de la foule à l’égard du grand homme n fut pas réparée.
514 Liv. 39.4.12 : “À moins qu’il n’ait été permis de parer Rome des ornements de Syracuse et d’autres cités conquises, alors que seulement pour la prise d’Ambracie, on n’aurait pas pu appliquer le droit de la guerre !”.
515 Liv. 39.6.4-5 : “4. S’il triompha avec un certain retard, c’était pour éviter d’avoir à plaider sa cause, conformément à la loi pétilienne, sous la préture de Quintus Térentius, et d’être brûlé dans l’incendie allumé par un procès qui lui était étranger, celui qui avait condamné Lucius Scipion ; 5. les juges lui étaient d’ailleurs encore plus hostiles qu’à ce dernier, car le bruit avait couru que, en tant que successeur de Scipion, il avait laissé se corrompre par un excès de liberté dans tous les domaines une discipline militaire sévèrement maintenue par son prédécesseur”.
516 Liv. 39.6.7-9 : “7. Car les premières manifestations du luxe étranger ont été introduites dans la cité par l’armée d’Asie. Ce furent ces soldats qui, les premiers, rapportèrent à Rome des lits décorés de bronze, des tapis précieux, tentures et autres étoffes, et ces objets alors considérés comme les éléments d’un ameublement de luxe : les tables à un pied et les dessertes. 8. C’est alors qu’on associa aux repas les joueuses de cithare et de sambuque, et autres spectacles pour le divertissement des convives. Et les repas eux-mêmes commencèrent à être préparés avec plus de soin et de somptuosité. 9. C’est alors que le cuisinier, l’esclave considéré par les Anciens comme le moins précieux et le moins utile, prit de la valeur, et ce qui n’avait été qu’une fonction commença à être regardé comme un art. Et pourtant ces innovations qui alors attiraient les regards n’étaient guère que les germes du luxe à venir”.
517 Fabrizi 2017, 103-104, soutient que ces termes, ainsi que l’adjectif antiqui renvoyant à un passé distant, tendent à montrer que le début du iie siècle marqua le début d’un processus progressif de décadence.
518 Liv., praef., 11-12, et supra, p. 110-113, pour une analyse du passage.
519 Liv., praef., 9. Voir infra, p. 496 sq., pour une discussion sur le sens de la disciplina dans la préface.
520 Liv. 39.7.3 : “Beaucoup d’hommes, de tout grade, qui avaient reçu les récompenses militaires, suivirent le char, et les soldats entonnèrent en l’honneur de leur général des chants dont on voyait bien qu’ils étaient destinés à un chef peu exigeant et désireux de plaire : il apparaissait clairement que ce triomphe était plus entouré de la faveur des soldats que de la faveur populaire”.
521 Liv. 39.7.4-5 : par un sénatus-consulte adopté sous la pression des amis de Manlius, une partie des richesses du triomphe a été distribuée au peuple.
522 Cf. Grainger 1995, qui montre qu’en réalité, les accusations de Tite-Live contre le général sont en grande partie infondées à la lumière de quelques données historiques relatives à cet épisode. Le critique attribue cette position de Tite-Live envers Manlius au fait que l’historien consulte notamment des sources hostiles au général.
523 Voir supra,p. 62-69.
524 Calp., Hist., fr. 34 Peter = 44 Forsythe = 37 Chassignet = 7.37 Beck-Walter = 36 FRHist (= Plin., Nat., 34.14) : “Quant aux lits de table, aux dressoirs et aux guéridons garnis de bronze, ce fut Cn. Manlius, à en croire L. Pison, qui, après sa conquête de l’Asie, les introduisit à Rome, lors de son triomphe qu’il célébra l’an 567 de Rome”. Trad. H. Le Bonniec (CUF 1953).
525 Cf. Biesinger 2016, 178-184, qui aboutit à la même conclusion, mais remet en question la fonction de 187 et de 154 a.C. comme étapes importantes s’insérant dans un schéma continu de la décadence chez Pison. Il tend aussi à contester la fonction du triomphe de Manlius comme point culminant de la décadence chez Tite-Live.
526 Zecchini 1982, 177-178, et Berti 1989, 46, appuient leur argument sur Plin., Nat., 37.12 (Victoria tamen illa Pompei primum ad margaritas gemmasque mores inclinauit, sicut L. Scipionis et Cn. Manli ad caelatum argentum). Cette mise sur le même plan des victoires L. Scipion et de Manlius pourrait remonter à Pison.
527 Dans ce sens Berti 1989, 46 sq. Luce 1977, 254-260, explique comment Tite-Live souligne la responsabilité de Manlius dans l’introduction de la luxuria et dans le relâchement de la discipline militaire, alors qu’il diminue la crédibilité des accusations de péculat contre Fulvius Nobilior et les Scipions vers la fin du livre 38.
528 Contra Luce 1977, 273 : “Livy’s appraisal of the return to Rome of Cn. Manlius and his army, for example, undoubtedly is based in part on the Gracchan historian Piso”.
529 Luce 1977, 272-275. Cf. infra, p. 394. Cf. Bringmann 1977, 33-36, qui considère que Polybe fut le premier à avoir établi le lien entre l’acquisition de la domination et la décadence de Rome. Les considérations des historiens, comme Caton et Pison, ne prouvent pas selon le critique que ce lien ait été établi, mais s’inscrivaient plutôt dans l’effort de ces auteurs de critiquer leurs adversaires politiques.
530 Lintott 1972.
531 Néanmoins, il ne faudrait pas laisser de côté l’influence importante qu’aurait exercée sur la formation d’un tel courant la lutte de Caton l’Ancien contre la propagation du luxe à la première moitié du IIe siècle.
532 Voir à ce propos Scullard 1970, 211 sq., 215 sq.
533 Berti 1989, 42-43, se fonde sur un passage d’Appien (Pun., 115). L’historien, en se fondant probablement sur une source favorable à Scipion, rapporte que Scipion Émilien ne trouva à son arrivée aucune discipline dans l’armée, parce que Pison Cesoninus, consul en 148, l’avait accoutumée à l’indolence et à l’avidité.
534 Dans ce sens Ducos 2010b, 274-275. Mariotti 2007, 306, rapproche aussi le rôle de Manlius chez Tite-Live de celui de Sylla dans le Catilina de Salluste.
535 Liv. 31.4.5-7, 50.2-3 ; 40.59.6.
536 Pour une discussion exhaustive de la bibliographie sur l’affaire voir Pailler 1988, 61‑122, complétée par id. 1998. Voir aussi Briscoe 2008, 230, pour les références plus récentes.
537 Pailler 1988. Voir aussi id. 1982, où l’auteur reprend un certain nombre des questions relatives à l’affaire.
538 Voir sur cette question Gelzer 1936 ; Pailler 1988, 386-390. Contra Walsh 1996.
539 Voir à ce propos Adam 1994, LXXXIII-LXXXIX, et Dohnicht 2006.
540 Ainsi Takács 2000.
541 Voir Pailler 1988, 333-398, avec bibliographie ; Adam 1994, LXXXI-LXXXIII ; et Walsh 1996, 199-202.
542 CIL, I2, 581= ILLRP 511.
543 Pour une comparaison détaillée entre le texte livien et le sénatus-consulte des Bacchanales, voir Pailler 1988, 178-192 ; Adam 1994, LXXVI-LXXX ; Cancik‑Lindermaier 1996 ; et Adamik 2007, 335-338.
544 Voir à ce propos Walsh 1996 (not. p. 195-199), qui montre que l’épisode apparaît sous la forme d’une pièce de théâtre avec des actes. Sur les éléments comiques de la narration, voir Scafuro 1989, et Freeble 2004, 132 sq. Pour une comparaison du récit livien des Bacchanales avec un roman, voir Kowaleski 2002, 252-282.
545 Liv. 39.13.10-11 : “Ne respecter aucun interdit sacré était pour eux la plus haute marque de piété”.
546 Liv. 39.15.2-3 : ad omne scelus et ad omnem libidinem agerent. Voir aussi 39.15.9, 12-14
547 Cf. Hem., Hist., fr. 36 Peter = 39 Chassignet = 34 FRHist ; Cic., Leg., 2.37 ; V. Max. 1.3.1, 6.3.7. Voir Briscoe 2008, 230-231, pour les sources plus tardives.
548 Ainsi Walsh 1996, 189‑190, qui signale en plus que l’affaire est relatée avant la censure de Caton (Liv. 39.40). Selon Adamik 2007, 338, en relatant en détail cette affaire qui concerne la répression d’un culte étranger, Tite-Live exprime son approbation au rétablissement de l’ancienne religion entrepris par Auguste.
549 Briscoe 2008, 3-4, 231.
550 Forsythe 1994, 386 sq., soutient que ce lien causal entre l’introduction du luxe à Rome par Manlius et la crise des Bacchanales existait aussi chez Calpurnius Pison. Contra FRHist, vol. III, p. 213.
551 Voir Pailler 1988, 394-398, et Luce 1977, 260-261, pour le souci de Tite‑Live d’associer le luxe oriental avec les rites étrangers.
552 Voir Liv. 39.15.3,16.8-9.
553 Liv. 39.9.1 : “Depuis l’Étrurie, la souillure de ce fléau se propagea à Rome, comme une maladie contagieuse”.
554 Voir Cat., 10.6. Voir infra, p. 263-264, sur la réappropriation livienne de la métaphore de Salluste.
555 Liv., praef., 11-12. Voir Freeble 2004, 123-152 (not. p. 128-129, 141, 145), pour les correspondances entre la préface et l’idée récurrente dans le récit des Bacchanales que Rome est contaminée par un fléau étranger.
556 Liv., praef., 12 : per luxum atque libidinem.
557 Liv. 39.16.2-3 : “2. Jamais il n’y eut dans notre État un mal si grand, où plus de gens et de choses se trouvent impliqués. Tout ce qu’ont commis, ces dernières années, les plus bas instincts, la perdifie, le crime, est issu, sachez-le bien, de ce sanctuaire, et de lui seul. 3. Ils n’ont pas encore produit au grand jour tous les forfaits qui sont le but de leur conspiration. Pour l’heure, cette conjuration impie limite ses méfaits au domaine privé, parce qu’elle n’a pas encore assez de forces pour écraser l’État”.
558 Briscoe 2008, 250, 252, 255-257, fait les rapprochements suivants : a) le nom coniuratio (Liv. 39.8.1, 8.3, 14.4, 15.10, 16.3, 17.6, 18.3) et le verbe coniurare (Liv. 39.13.13, 14.8, 16.3, 16.5, 17.5) rappelle le Catilina où coniuratio est employé 27 fois et coniurare trois ; b) Liv. 39.8.7 (stupra promiscua ingenuorum feminarumque erant, sed falsi testes, falsa signa testamentaque…) avec Sal., Cat., 12.2 (diuina atque humana promiscua), 16.2 (ex illis testis signatoresque falsos commodare) ; c) Liv. 39.9.3 (uitricus […] pupillum […] obnoxium sibi uinculo aliquo fieri cupiebat) avec Sal., Cat., 14.6 (dum [Catilina] illos obnoxios fidosque sibi faceret) ; d) Liv. 39.9.6 (Huic [Hipsalae] consuetudo iuxta uicinitatem cum Aebutio fuit […] Vltro enim amatus adpetitusque erat…) avec Sal., Cat., 23.3 (erat ei [Q. Curio] cum Fuluia, muliere nobili, stupri uetus consuetudo), 25.3 (lubido [Semproniae] sic accensa ut saepius peteret uiros quam peteretur). Les rapprochements établis par Evans 1993, 182, sont aussi intéressants : a) le rôle d’Hipsala en tant que maîtresse qui a révélé la conjuration (Liv. 39.13.8) rappelle celui de Fulvia (Sal., Cat., 23.3-4, 26.3) ; b) la place éminente des femmes dans le culte (Liv. 39.17.6) se rapproche de celle des femmes dans le complot de Catilina (Sal., Cat., 24.3, 25.1-5) ; c) les assemblées nocturnes et secrètes apparaissent dans les deux récits (Liv. 39.8.3-4 ; Sal, Cat., 20.1, 22.1-2) ; d) les crimes commis par les initiés aux Bacchanales ressemblent à ceux attribués aux complices de Catilina (Liv. 39.8.6-8 ; Sal., Cat., 16.1).
559 Voir l’Annexe xiii, pour la crise religieuse de 428, supra, p. 135-136, pour la crise superstitieuse de 213, et supra, p. 139, pour une comparaison entre les deux affaires.
560 Pailler 1988, 345-355.
561 Liv. 39.17.4 : “Après la dispersion de l’assemblée, une grande panique envahit toute la ville”.
562 Liv. 39.51.9-11 : “9. Libérons, dit-il, le peuple romain d’une longue inquiétude, puisqu’ils trouvent trop long d’attendre la mort d’un vieillard. 10. C’est une victoire modeste et peu glorieuse que Flamininus remportera sur un homme désarmé et trahi. À quel point les mœurs du peuple romain ont, assurément, changé, ce jour suffira à le démontrer. 11. Leurs ancêtres avertirent le roi Pyrrhus, ennemi en armes qui campait avec ses troupes en Italie, de prendre garde au poison. Les Romains d’aujourd’hui ont envoyé comme ambassadeur un consulaire pour inciter Prusias à tuer un hôte par traîtrise”.
563 Walsh 1993, ad loc., opte pour la première solution. Cf. Briscoe 2008, ad loc., qui renvoie à Polybe.
564 Liv. 39.22.2, 40.44.12, 44.18.8.
565 Liv. 44.9.4. Voir aussi l’analyse plus détaillée de ces passages par Raffezeder 1997, 86-89.
566 Voir Liv. 39.42.3-4, 40.43.5-7 ; cf. Liv. 40.34.8, 59.1-3 : les triomphes relativement pauvres du proconsul Paul-Émile et du consul Q. Fulvius sur les Ligures.
567 Liv. 45.34.7 : “Paul-Émile descendit jusqu’à la mer, à Oricum, sans avoir nullement, comme il l’avait cru, comblé les désirs des soldats qui s’indignaient de n’avoir pas eu de part, comme s’ils n’avaient fait aucune guerre en Macédoine, au butin pris sur le roi”.
568 Liv. 45.37-39 (not. 45.37.9-12).
569 Cf. Plut., Aem., 32.4 sq. ; D.S. 31.8.10-12 ; Vell. 1.9.6 ; Flor. 2.12.
570 Plut., Aem., 32.1 : “On dit que ces paroles coupèrent tout net l’audace des soldats et qu’ils changèrent de sentiment à tel point que toutes les tribus ratifièrent le triomphe de Paul-Émile”. Trad. R. Flacelière et E. Chambry (CUF 1966).
571 Liv. 45.42.1 : “Ces paroles prononcées avec une telle grandeur d’âme impressionnèrent davantage les auditeurs que s’il eût exposé en pleurant de façon pitoyable les deuils qu’il avait subis”. Trad. P. Jal (CUF 1979), ainsi que toutes les traductions du livre XLV.
572 Liv. 40.41.7-9. Sur la question complexe de l’identité de ce Postumius, voir Briscoe 2012, 514-515.
573 Voir Liv. 39.38.4-12 ; 41.6.1-3, 7.4-10.
574 Voir Liv. 39.32.5-14, 39.1-40.3, 41.1-4 ; 41.28.4.
575 Liv. 44.1.5 : ad intentam militarem disciplinam ab effusa licentia formato milite.
576 Liv. 44.34.2-4 : “2. Il appartient au seul général dans une armée de prévoir et de déterminer ce que l’on doit faire, soit par lui‑même, soit avec l’aide de ceux qu’il a convoqués à son conseil ; ceux qui ne sont pas convoqués ne doivent ni en public ni en privé faire parade de leur opinion. 3. Le soldat devait avoir les trois préoccupations suivantes : garder physiquement la plus grande force et la plus grande agilité, avoir ses armes en état et tenir des vivres pour exécuter immédiatement un ordre ; 4. pour tout le reste, il devait savoir que les dieux immortels et son général prenaient soin de lui. Dans une armée où les soldats délibéreraient, où le général se laisserait conduire au gré des rumeurs de la troupe, il n’y aurait aucun espoir de salut”.
577 Sur Paul-Émile comme restaurateur de la discipline militaire chez Tite-Live, voir Reiter 1988, 77-80 ; Luce 1977, 268-269. Bernard 2000, 317.
578 Liv. 44.36.12-13 : “12…‘Moi aussi, Nasica, j’ai eu l’opinion que tu as maintenant, et celle que j’ai maintenant, tu l’auras. 13. Les nombreuses vicissitudes de la guerre m’ont appris quand il fallait combattre et quand il fallait s’abstenir de le faire. Il ne m’est pas possible maintenant, alors que je suis sur le champ de bataille, de t’apprendre pour quels motifs il vaut mieux aujourd’hui rester dans l’inaction. Demande‑moi une autre fois mes raisons ; maintenant, il te faudra te contenter d’en passer par l’autorité d’un vieux général’”.
579 Liv. 44.36.14 : “Le jeune homme se tut : ‘Sans aucun doute, le consul voyait à la bataille certains obstacles qui ne lui apparaissaient pas à lui’”.
580 Liv. 39.43.1 : aliud argumentum, simile tamen et libidine et crudelitate. Pour la crudelitas dans cet épisode, voir Mueller 1999, 186-188.
581 Voir Sen., Cl., 1.25.1. Sur cette définition de la cruauté par les auteurs anciens, voir Ducos 2006, 396 sq.
582 Liv. 39.43.4-5 : “4. Qu’il ait été commis de la façon que lui reprocha le censeur, ou comme le raconte Valérius, l’acte fut cruel et abominable : au milieu des coupes et des mets, là où la coutume est d’offrir de la nourriture en libation aux dieux et d’échanger des vœux, pour servir de spectacle à une créature vénale et effrontée, couchée entre les bras du consul, 5. on immola une victime et son sang éclaboussa la table…”
583 Cf. aussi Liv. 41.13.8 : les alliés sont mécontents du fait qu’ils ont obtenu moitié moins que les citoyens du butin pris sur les Histriens et les Ligures. Sur le thème de la dégradation de la politique étrangère de Rome dans les livres XLII-XLIII, voir Luce 1977, 264-267 ; Mineo 2006, 328‑330.
584 Liv. 42.3. Selon Poulle 2004, l’interprétation moraliste de Tite-Live doit être remise en question : Fulvius Flaccus n’avait pas l’intention de commettre un sacrilège, mais proposait juste une innovation religieuse, en proposant une interpretatio Romana du culte à Crotone.
585 Liv. 42.21-22. Voir aussi Liv. 42.28.2-3 : on reproche au frère du consul, lui-même commandant en Ligurie, de ne pas avoir rendu la liberté aux Statellates.
586 Voir sur cette formule Fabrizi 2017, 104-106.
587 Liv. 42.47.9 : “l’emporta cependant cette partie du Sénat pour qui l’utile comptait plus que l’honnête”. Trad. P. Jal (CUF 1971), ainsi que toutes les traductions du livre XLII.
588 Voir Liv. 43.2, 4.5-13, 5, 7.7-8.9.
589 Il convient d’ajouter Liv. 43.17.2-4 : un sénatus-consulte ordonnait aux villes du Péloponnèse de ne rien fournir aux magistrats romains pour les besoins de la guerre, au-delà de ce que demandait le Sénat.
590 Pour une discussion détaillée sur la fides et sa dégradation progressive chez Tite-Live, voir Merten 1965.
591 Liv. 39.25.15 : les Thessaliens conseillent Philippe d’imiter le peuple romain qui gagne l’alliance des autres peuples par l’amitié plutôt que par la crainte ; 42.38.4 : les Acarnaniens font appel à la clementia et à la liberalitas romaines ; 42.38.6 : les Thessaliens remercient les Romains du don de la libertas ; 43.6.12 : les Carthaginois évoquent les bienfaits du peuple romain ; 45.22.3-9 : les Rhodiens reconnaissent le caractère juste des guerres des Romains et les mettent en garde contre la transgression de ce principe ; 39.46.6-8 : des députés de nations voisines à Philippe accoururent à Rome, en espérant obtenir sa protection. Cf. la dénonciation de la politique romaine par Philippe (Liv. 39.47.6 sq.) et Persée (Liv. 42.25.8, 52.15-16, 62.4-7 ; 44.24.1-5). Il est peu probable que ces accusations expriment les opinions de Tite-Live. Voir à ce titre Burck 1982, 1171-1173.
592 Liv. 39.55.1-4 : il est fait mention de l’indulgence (lenitas) du peuple romain envers les Gaulois qui avaient bâti une ville sur le terrain romain ; 41.6.8-12 : le Sénat est ému des plaintes des Lyciens contre la cruauté des Rhodiens ; 44.1.5 : en Thessalie, le consul Aulus Hostilius met les alliés à l’abri de toute atteinte ; 44.31.1 : en Illyrie, la justice et la clémence du préteur Anicius contribuent à ce que toutes les villes de la région s’allient avec les Romains ; 45.8.5 : Paul-Émile signale à Persée que la clémence du peuple romain doit lui donner de l’espoir, malgré les injustices qu’il commit ; 45.10.6‑15 : malgré la dureté de Popilius, le différend avec Rhodes fut réglé avec justice grâce à la modération de Decimius ; 45.18.1-4 : le Sénat veut convaincre les Macédoniens et les Illyriens que leur situation serait améliorée ; 45.32.7 : Paul-Émile donna des lois aux Macédoniens avec tant de soin qu’il sembla les donner à des alliés, plutôt qu’à des ennemis vaincus.
593 Voir Jal 1984c, 13-14, pour la façon neutre dont Tite-Live rapporte le pillage et la violence exercés contre les villes grecques dans le livre XLV, qui risque même de ternir l’image de son héros. Voir à ce propos id. 1979, XCV-XCVII. Cf. Luce 1977, 269-270 : Tite-Live tente d’atténuer le traitement sévère de certains peuples après Pydna, pour ne pas ternir l’image de Paul-Émile. Contra Burck 1982, 1179.
594 Voir à ce propos Briscoe 2012, ad loc.
595 Cf. Plut., Aem., 29.3 ἀπὸ τοσαύτης φθορᾶς καὶ πανωλεθρίας.
596 Cf. Plut., Aem., 31.1 Αἰµίλιος µὲν οὖν τοῦτο πράξας µάλιστα παρὰ τὴν αὑτοῦ φύσιν ἐπιεικῆ καὶ χρηστὴν οὖσαν. Le fragment de Polybe (30.15) se référant à la question est très court, pour permettre la comparaison.
597 Cf. Plut., Aem., 29.3.
598 Sur la façon dont Tite-Live adapte son récit afin de présenter Paul-Émile comme un exemple de clementia et de iustitia envers les peuples vaincus, voir Reiter 1988, 78-79.
599 Voir supra, p. 155, pour la haine entre les deux hommes.
600 Liv. 40.29.3-14. Pour une analyse détaillée de cet épisode complexe, voir Pailler 1988, 623-667, et Briscoe 2008, ad loc., avec bibliographie antérieure.
601 Hem., Hist., fr. 37 Peter = 39 Santini = 40 Chassignet = 35 FRHist (= Plin., Nat., 13.86) : quia philosophiae scripta essent. Le récit de Pline l’Ancien (Nat., 13.84-87) se fonde aussi sur plusieurs autres sources, à savoir Calpurnius Pison, Tuditanus, Valerius Antias et Varron.
602 V. Max. 1.1.12 : ad soluendam religionem pertinere. Selon Plutarque (Num., 22.5), Petillius a suggéré la destruction des livres, car il ne lui paraissait pas conforme aux lois humaines et divines d’en diffuser le contenu.
603 Liv. 43.13.1-2 : “1. Je n’ignore pas qu’en vertu de la même indifférence qui fait communément douter aujourd’hui que les dieux nous envoient aucuns signes, on n’annonce plus jamais officiellement les prodiges, et on ne les mentionne plus dans les annales. 2. Mais moi, outre qu’en écrivant l’histoire des temps anciens, je me suis fait, je ne sais comment, une âme antique, un certain scrupule m’étreint à l’idée de considérer comme indignes d’être rapportés dans mes annales des faits que les hommes pleins de sagesse de ce temps-là ont jugé dignes d’être l’objet de consultations officielles”. Trad. P. Jal (CUF 1976).
604 Selon Fabrizi 2017, 106-107, à travers cette phrase, Tite-Live suggère que l’antiquitas est une réalité qui est moralement connotée, désignant tout ce qui a été protégé par la corruption des mores, et qui peut donc être revécue par la sensibilité d’un individu.
605 Il est préférable de parler de respect plutôt que d’évoquer le terme plus problématique de croyance. Plusieurs interprétations ont été données concernant la façon dont ce passage reflète la position religieuse de Tite-Live. Selon Kajanto 1957, 48, le passage ne prouve pas que Tite-Live croie aux prodiges. Il se sent obligé de les inclure dans le récit comme faisant partie de l’esprit antique. De même, Feldherr 1998, 68, explique le passage à la lumière de la méthode historique de Tite-Live, qui consiste à reproduire et à faire revivre les pratiques des autorités religieuses. Walsh 1961a, 61-62, voit dans la pratique de présenter des listes des prodiges un effort de réconciliation de la religion romaine avec le stoïcisme. Levene 1993, 22-23, souligne à juste titre que le passage ne nous permet pas de déduire la position nette de Tite‑Live. Il est clair qu’il n’approuve pas la négligence religieuse, mais la raison qu’il donne pour l’inclusion des prodiges dans son récit n’est rien de plus que le respect de la tradition. Voir infra, p. 310-314, sur l’attitude de l’historien vis-à-vis des dieux et de la religion ancienne.
606 Levene 1993, 115-116.
607 Dans ce sens Raffezeder 1997, 91-98, qui note que ce passage révèle le décalage entre le passé et le présent et l’état avancé de la dégradation morale à l’époque de Tite-Live. Cf. Linderski 1993, 64 ; Miles 1995, 41 sq. ; Davies 2004, 46‑51, qui voient dans le passage une critique implicite de la façon dont Auguste utilise des phénomènes surnaturels en sa faveur.
608 Liv. 42.62.11 : “Après qu’ils se furent retirés, la délibération eut lieu et la fermeté romaine l’emporta au conseil. Tant on avait alors coutume d’afficher dans la mauvaise fortune le visage de la prospérité et de faire preuve, dans la bonne, de modération”.
609 Stadter 1972, 292-302, soutient que Tite-Live a poursuivi l’organisation de son récit en décades, dont chacune est caractérisée par un thème qui lui confère son unité. Nous nous fondons souvent sur l’analyse du chercheur dans les titres que nous avons choisi de donner à chaque décade. Cf. Walsh 1961a, 7-8, qui soutient que la pentade était l’unité de base aussi bien dans les livres conservés que dans les livres perdus. Cf. les objections de Bornecque 1933, 13‑17, et de Takács 2006, 81-83, à l’idée que l’œuvre livienne est toujours organisée en pentades et décades. Voir aussi Luce 1977, 3-24, qui suggère que l’Ab Vrbe Condita était organisée au début en pentades, mais que ce principe d’organisation a été appliqué de façon beaucoup moins rigoureuse dans les livres perdus. Sur les principes qui président à l’organisation générale du récit livien, voir aussi Jal 1994.
610 Per., 46.13-14. Voir aussi Plb. 18.35.4-6, 31.22.1-4 ; D.S. 31.26.1 ; Plut., Aem., 4.3.
611 Voir Per., 48.4-8, 14, 23 ; 49.3 ; cf. Flor. 1.31.3 : l’auteur se contente de faire mention de la violation du traité. Contra Oros. 23.9 : l’historien affirme que la cause ne fut pas un manquement au droit de la part des Carthaginois, mais l’humeur changeante des Romains.
612 Voir dans ce sens Oros. 4.21.10 : les Romains sont accusés sans detour d’avoir été perfides dans cette affaire.
613 V. Max. 8.1.2 ; cf. Cic., Brut., 89-90.
614 Per., 48.11 : “c’est par le spectacle des imagines, non par les dépenses, que les funérailles des grands personnages obtenaient d’habitude la notoriété”. Trad. P. Jal (CUF 1984a), ainsi que toutes les traductions des Periochae XLVI-LXIX.
615 Per., 48.25. Voir aussi dans ce sens Oros. 4.21.4.
616 Voir Calp., Hist., fr. 34 Peter = 37 Chassignet = 44 Forsythe = 37 FRH = 36 FRHist (= Plin., Nat., 34.14) avec le commentaire supra, p. 62-63.
617 Cf. Coarelli 2012, 279-282, et Tan 2016, sur la dimension politique de la décision de démolir ce théâtre.
618 Voir Jal 1984a, ad loc., pour l’effort de lier ce passage à la promulgation de la lex Scantinia sanctionnant les perversions sexuelles. Une discussion sur la question nous amènerait trop loin, car les informations disponibles pour cette loi sont très confuses et disparates. Voir sur cette loi Lovisi 1998.
619 Voir Per., 50.11-12. Cf. Liv. 26.18.7 sq.
620 Voir supra, p. 50 sq., pour plus de détails.
621 Une telle omission est envisageable, étant donné que l’idée du metus hostilis est clairement énoncée dans Flor. 1.31.5 (… pronuntiabat, Scipio Nasica seruandam ne metu ablato aemulae urbis luxuriari felicitas urbis inciperet) ; cf. Oros. 4.23.9 : sans faire allusion au débat et au metus hostilis, l’historien mentionne que selon certains Romains, Rome se laisserait aller à l’indolence (segnitiem) à cause l’otium.
622 Voir dans le même sens Biesinger 2016, 175-176. Hackl 1980, 152 sq., 160 sq., classe Salluste et Tite‑Live dans deux courants différents d’interprétation du débat entre Scipion Nasica et Caton. Cf. Luce 1977, 271-272, qui n’exclut pas que la disparition du metus hostilis après la destruction de Carthage pourrait jouer un rôle dans le schéma livien de la décadence, mais souligne que selon la vision livienne, le changement moral de Rome était beaucoup plus graduel que l’a prétendu Salluste. Cf. aussi Mineo 2006, 105, qui voit dans la destruction de Carthage une étape décisive de “la phase descendante” commencée après la bataille du Métaure. Voir infra, p. 323-361, pour une discussion sur l’importance faible du metus hostilis, en tant que facteur de l’histoire, chez Tite-Live. Contra Walsh 1974, 8-9, et id. 1976, 137, sans faire allusion au metus hostilis, affirme que, comme Salluste, Tite-Live considère aussi la destruction de Carthage comme le début de la décadence de Rome.
623 Voir Per., 51.4 : la majeure partie des dépouilles fut rendue aux Siciliens auxquels elles avaient été enlevées. Cf. Per. Oxy., 51.131-133 ; Jul. Obs., 20 : Hasdrubal fit preuve de cruauté à l’égard des prisonniers romains ; Per., 51.7, 52.4 ; Per. Oxy., 51.135-136 : les ambassadeurs romains furent maltraités à Corinthe, ce qui semble justifier la décision du consul L. Mummius de détruire Corinthe, en vertu d’un sénatus-consulte.
624 Per., 54.8 et Per. Oxy., 54.197-198.
625 Vell. 2.1.3. Voir dans ce sens Flor. 1.33.17, qui confond, toutefois, S. Caepio avec M. Popilius Laenas, consul la même année.
626 Voir V. Max. 5.8.3, pour une version plus élaborée de l’épisode. Voir aussi Cic., Fin., 1.24.
627 Per. Oxy., 52.168-169. Cf. Cic., Off., 2.76 ; De uir. ill., 60.3 : Mummius ne céda pas à la tentation des richesses et préféra en remplir l’Italie plutôt que sa maison ; cela est considéré comme une preuve de retenue.
628 Gel. 1.6 : “‘Si nous pouvions vivre sans épouse, Quirites, nous nous passerions de tout cet ennui. Mais puisque la nature a imposé aux générations de ne pouvoir ni vivre avec elles sans trop de désagrément, ni vivre du tout sans elles, il faut regarder le salut et l’avenir plutôt qu’un plaisir sans durée’.” Trad. R. Marache (CUF 1967). Aulu‑Gelle confond Metellus Macedonicus avec Metellus Numidicus et attribue le discours à ce dernier.
629 Per., 59.9 : uelut in haec tempora scriptam ; voir aussi Suet., Aug., 89.5.
630 Liv., praef., 9 ; voir infra, p. 577-582, pour le lien entre les remedia et la législation matrimoniale d’Auguste.
631 Per., 59.10 ; voir aussi Plin., Nat., 7.143 ; Cic., Dom., 123.
632 Per., 55.2 ; Per. Oxy., 55.207-209.
633 Per., 57.1 : “Scipion l’Africain assiéga Numance et ramena une armée corrompue par le désordre et le luxe à la discipline militaire la plus sévère”. Trad. P. Jal (CUF 1984a) légèrement modifiée. Sur le rétablissement de la disciplina par Scipion Émilien, voir aussi Flor. 1.34.11 ; Oros. 5.7.4 ; De uir. ill., 58.6.
634 Per. Oxy., 55.210-211. Cf. Cic., Mur., 58 ; Brut., 84 ; V. Max. 8.1.11 ; Tac., Ann., 3.66, pour compléter le rapport fragmentaire du texte de la Periocha Oxyrynchi.
635 Per., 55.6-9. Voir aussi sur cette affaire Flor. 1.34.4-7 ; Oros. 5.4.19-21.
636 Selon Schropp 2017, 715-716, 718, 720, chez Tite-Live, l’année 133 a.C. commence à se transformer d’un exemplum rhétorique à un point culminant de l’histoire : c’est pourquoi le tribunat de Tiberius Gracchus semble avoir été associé chez l’historien avec le sac de Numance et le testament du roi Attalus. Des auteurs plus tardifs, comme Florus et Velleius Paterculus s’inscrivent dans la même lignée que Tite-Live.
637 Per., 58.7. Voir aussi Flor. 2.2.7 et Oros. 5.9.1-3, sur l’assassinat violent de Tiberius.
638 Voir App., BC, 1.3.20, sur les différentes hypothèses proposées pour expliquer cette mort subite.
639 Var., De uit. pop. Rom., fr. 425 Salvadore = 1 Kettner = 114 Riposati.
640 Per., 62.6. Les informations sur cette affaire sont très restreintes. Cf. V. Max. 2.9.9 ; Plut., Mar., 5.6.
641 Cf. Liv. 2.42.11, 8.15.7-8, 22.57.2 ; Per., 14.7, 20.5.
642 Jul. Obs. 37 ; Plut., Q.R., 83 ; Oros. 5.15.20-22.
643 Per., 64.2 : “ô ville à vendre, et qui périra bientôt, si elle trouve un acheteur !”.
644 Voir aussi Flor. 1.36.13, Oros. 5.15.8 : l’élection de Marius au consulat est aussi passée sous silence.
645 Voir Per., 67.5. Selon Plutarque (Mar., 12.7.), cette initiative a provoqué l’indignation des sénateurs. Ainsi Marius est-il sorti et revenu revêtu de la toge prétexte.
646 Per., 67.5 : propter metum Cimbrici belli.
647 Per., 67.6. Voir Plut., Mar., 14.13-14 pour plus de détails.
648 Per., 68.5. Voir aussi Plut., Mar., 24.1, qui reprend peut-être le texte livien.
649 Per., 68.7. Selon Plut., Mar., 27.6-10, Marius a préféré célébrer le deuxième triomphe avec Catullus, soit parce qu’il voulait se faire voir comme modéré, soit parce qu’il craignait la réaction des soldats de Catullus.
650 Per., 69.2-3. Le soutien de Marius aux actions d’Apuleius est aussi souligné dans Flor. 2.4.1 ; Oros. 17.1.8.
651 Per., 69.5 : homo uarii et mutabilis ingenii consiliique semper secundum fortunam : “homme d’un caractère changeant et versatile et qui réglait ses décisions d’après la fortune”. Cf. Plut., Mar., 30.2 sq., qui donne une version romanesque de la duplicité de Marius.
652 Per., 69.5-6. Cf. Oros. 5.17.11 : la proposition de loi sur le retour de Metellus fut mise en opposition par les factions du consul Marius et du tribun de la plèbe Furius, pour qu’elle n’aboutît pas.
653 Per., 70.3 ; voir Cic., Ver., 2.5.3 ; de Orat., 2.194-195.
654 Per., 70.8. Voir pour plus de details Oros. 5.17.12-13.
655 Cf. Per., 68.9 : Publicius Malleolus qui avait tué sa mère, fut le premier (primus) à être enfermé dans un sac cousu et précipité dans la mer. L’épitomateur insiste sur le caractère inouï du châtiment, ce qui permet de supposer que l’épisode a été présenté comme un signe de la dégradation de la pietas familiale. Selon Jal 1954a, ce châtiment avait été infligé bien avant P. Malleolus. Voir D.H. 4.62.4 ; V. Max. 1.1.13 ; Cic., S. Rosc., 70.
656 Voir Per., 61.2-3, 64.1 : les déclarations de guerre contre les Allobroges et Jugurtha sont conformes au ius belli. Per., 70.5 : lorsque Ptolémée Apion, roi de Cyrène, institua à sa mort le peuple romain en tant qu’héritier de son royaume, le Sénat ordonna que les villes de ce royaume soient libres.
657 Voir supra, p. 82 sq., 96 sq.
658 Voir Per., 74.8 : les usuriers tuèrent Sempronius Asellio pour ses verdicts favorables aux débiteurs ; Per., 75.1 : le commandant de la flotte Postumius Albinus, accusé de trahison, fut tué par sa propre armée.
659 Per,. 77.7 : ciuitatis statum ordinauit.
660 Liv. fr. 17 Jal (= Suidas, s.u. Σύλλας ; cf. D.S. 38/39.5 ; Plut. Sull. 7.6-9) : “Sous le consulat de Sylla, la guerre civile éclata à Rome. Tite-Live et Diodore dirent que beaucoup de signes avaient annoncé les maux à venir. D’un air sans nuages et d’une grande étendue de ciel pur, on entendit résonner le son de sa trompette se prolongeant sur un ton aigu et lugubre. Tous ceux qui l’avaient entendu devenaient fous de frayeur et les devins étrusques déclarèrent que ce prodige annonçait l’avènement d’une autre race et le bouleversement de l’univers. Il y avait en effet, disaient-ils, huit races d’hommes, différant l’une de l’autre par la vie et par les coutumes. À chacune d’entre elles, le dieu avait fixé une époque dont la durée était limitée à la période d’une grande année. Quand la première période finissait et qu’une autre commençait, il se produisait sur la terre et au ciel un signe merveilleux qui révélait aussitôt à ceux qui étaient compétents en la matière que des hommes d’un autre caractère et d’un autre genre d’existence étaient nés, hommes qui inspiraient aux dieux moins ou plus de sollicitude que leurs prédécesseurs”. Trad. P. Jal (CUF 1979) légèrement modifiée. P. Jal cite la version de la Souda, où la phrase ἢ µᾶλλον est supprimée. Nous avons préféré citer et traduire le texte de Plutarque, qui est plus conforme à la théorie étrusque des saecula. Voir Vassiliades 2018c, 55-57, 68-70 sur cette théorie.
661 Cf. Walton 1965, 240-244, qui a soutenu que l’évocation de Tite-Live et de Diodore de la part de l’auteur de la Souda, sans doute Jean d’Antioche, ne serait qu’une “façade” pour dissimuler son recours à l’œuvre peu appréciée de Plutarque. Selon nous, il serait illogique de penser que Jean d’Antioche a préféré désigner comme sources deux auteurs chez qui cette narration n’existait pas, plutôt que de ne faire aucune mention de ses sources. De plus, Plutarque évoque Tite-Live comme source dans le paragraphe précédent (Plut., Sull., 6.10), ce qui est un indice fort que le biographe a suivi dans ces paragraphes le récit du Padouan.
662 Voir à ce propos Vassiliades 2018c, 55-57.
663 Per., 80.6 : “Comme les optimates n’avaient aucun espoir de pouvoir résister, en raison de l’inertie et de la perfidie et des chefs et des soldats qui, par suite de la corruption, ou bien ne voulaient pas se battre ou bien passaient dans le camp opposé, Cinna et Marius furent reçus dans la Ville”. Trad. P. Jal (CUF 1984b), ainsi que toutes les traductions des Periochae LXX-CXLII.
664 Per., 80.9-10 : “9… et, après avoir commis un très grand nombre de crimes, mourut aux ides de janvier : de cet homme, si l’on compare ses vertus et ses vices, il n’est pas facile de dire si l’excellence de ses qualités dans la guerre l’emporta ou non sur la nocivité de sa conduite dans la paix. 10. Tant il est vrai que cette république qu’il sauva comme homme de guerre, il la bouleversa, au début, comme civil, par toutes sortes de crimes, vers la fin, en ennemi, par les armes”.
665 Liv. fr. 19 Jal (= Sen., Q.N., 5.18.4) : “On a dit communément de C. Marius – et Tite-Live a rapporté ce propos – qu’on ne savait pas s’il valait mieux pour la république qu’il fût né ou qu’il ne fût pas né : on peut dire la même chose des vents”. Trad. P. Jal (CUF 1979), ainsi que tous les fragments de Tite-Live.
666 Jal 1979, ad loc. Sur le jugement ambivalent de Tite-Live sur Marius, voir aussi Werner 1995, 215-217.
667 Cette image s’oppose au récit de Plutarque et d’Appien, qui insistent sur la cruauté et la cupidité du général, une fois qu’il prit possession de la ville. Cf. Plut., Sull., 14 ; App., Mith., 38 sq.
668 Per., 82.4 : le consul se rendit odieux à son armée en raison de sa cupidité (propter auaritiam) et fut tué par son légat C. Fimbria qui prit le commandement.
669 Per., 84.2 : “Bien que cette condition parût juste au Sénat, Carbon et sa faction, qui considéraient la guerre comme plus utile réussirent à empêcher un accord”.
670 Per., 85.1 : il essaya de ramener la paix, en envoyant des mandataires qui furent maltraités par le consul C. Norbanus ; 85.2-3 : il tenta aussi par tous les moyens de faire la paix avec l’autre consul L. Scipion, mais en vain. Après avoir vaincu le consul, Sylla le relâcha, alors qu’il aurait pu le mettre à mort. Cf. Plut., Sull., 28.1-2.
671 Per., 86.1 : le fils de Marius fut élu consul par la violence (per uim) avant l’âge de vingt ans. C. Fabius fut brûlé vif dans son prétoire à cause de sa cruauté et de sa cupidité (propter crudelitatem et auaritiam). 86.5 : Les populares firent massacrer tous les nobles à Rome.
672 Per., 88.1 : “après avoir pris possession de l’État, [Sylla] souilla la plus belle des victoires par une cruauté dont aucun homme ne donna l’exemple”. Voir aussi Oros. 5.21 : l’historien insiste sur les actes de cruauté commis par Sylla. Cf. Flor. 2.9.19-28.
673 Per., 89.3 : quod nemo umquam fecerat.
674 Per., 89.4 : rei pub. statum confirmauit.
675 Voir Liv. fr. 21.2, 8 Jal.
676 Per., 92.4 : le général a fait périr un très grand nombre de ses amis et de ceux qui avaient été proscrits avec lui, en les accusant de trahison.
677 Per., 96.4 : magnus dux et aduersus duos imperatores, Pompeium et Metellum, uel frequentius uictor, ad ultimum saeuus et prodigus : “ce fut un grand général qui, contre deux généraux en chef, Pompée et Metellus, fut même le plus souvent vainqueur, mais qui, à la fin, se montra à la fois cruel et prodigue”.
678 Selon Nicolas de Damas (fr. 77 FGrHist = Ath. 12.61, 6.109), Lucullus a été le premier à introduire le luxe à Rome (τρυφῆς τε πρῶτον εἰς ἅπαν Ῥωµαίοις ἡγεµόνα [...] τῆς δε πολυτελείας τῆς νῦν ἀκµαζούσης πρῶτος ἡγεµὼν [...] πρῶτος τρυφῆς εἰσηγητἠς). Nicolas écrivit son histoire universelle plus probablement après 12 a.C., mais la date exacte de rédaction de son œuvre reste incertaine (Voir FGrHist, 2II, p. 231). Il vécut sans doute à Rome après 4 a.C. (voir fr. 135 FGrHist ; Toher 2017, 18-28), ce qui permet de supposer qu’il connut peut-être Tite-Live et son œuvre et vice-versa. Il n’est pas possible de savoir lequel des deux textes (le fr. 77 de Nicolas ou le livre XCIV de Tite-Live) a été plus tardif. On peut seulement constater que rien dans la Periocha ne suggère que Tite-Live a attribué à Lucullus un rôle important dans la propagation du luxe. Voir Bringmann 1977, 42, sur les raisons qui ont poussé Nicolas à adopter cette date. Cf. Plut., Luc., 37 & 39, sur le triomphe et le luxe de Lucullus.
679 Per., 94.1. Voir Plut., Luc., 7.1-3 : Lucullus, au début de son commandement, s’est imposé en tant que vrai chef.
680 Selon Mineo 2006, 117-126, et id. 2012, 167-169, l’ambitio de Pompée dans les Periochae est confirmée par Florus, inspiré sans doute par Tite-Live ; la responsabilité de Pompée dans le déclenchement des guerres civiles et le déclin des institutions républicaines était présentée comme égale avec celle de César. Id. 2010 montre que la perspective de Tite‑Live coïncide également avec celle de Lucain.
681 Voir Cat., 18, contesté par Syme 1964, 86-94 ; Bringmann 1972, 99-100 ; et Grethlein 2013, 277-278.
682 Per., 102.5. Voir aussi Flor. 2.12.1 (in nefaria consilia opprimendae patriae suae compulere).
683 Le rôle de Cicéron est aussi mis en avant dans Flor. 2.12.5 sq.
684 Voir Liv. fr. 60 Jal (= Sen., Suas., 6.22).
685 Per., 102.7. Voir dans ce sens Flor. 2.12.11-12.
686 Per., 103.7. Mineo 2012, 166, ajoute que Tite-Live évoquait aussi sans doute la violence des campagnes de César pendant la guerre civile, comme le laisse supposer le texte de Florus, plus probablement inspiré par celui de Tite-Live (Flor. 2.13.38 ; 1.13.50 ; 2.13.21). Selon Mineo (ibid., 163-169), le portrait de César chez Tite-Live était contrasté et ambivalent, sans pour autant dissimuler la responsabilité de ses adversaires. Cf. Strasburger 1983 : Tite-Live avait dressé une présentation négative à César et conforme à son esprit républicain.
687 Voir Per., 103.2 : allusion est faite à l’entrée de Clodius en habits de femme à la maison de César, alors pontifex maximus, durant la célébration des mystères de la Bona Dea, qui étaient réservés aux femmes. En dehors de l’impiété de Clodius, l’épitomateur renvoie aussi à sa débauche. Jal 1984b, ad loc., suppose qu’à côté de l’évocation de l’inceste de Clodius avec sa sœur, il y aurait dans la lacune du paragraphe une référence à sa tentative de violer la femme de César. Son acquittement n’était sans doute pas approuvé par Tite-Live.
688 Per., 104.3 : ingenti gaudio senatus ac totius Italiae.
689 Pour une comparaison des Periochae, 109-112 avec le récit du Bellum Ciuile de César, voir Gärtner 1983.
690 Liv. fr. 36 Jal (= Oros. 6.15.3) : orbem terrarum adortus est.
691 Per., 111.4 : en raison de la cupidité et de la cruauté du préteur Q. Cassius (propter auaritiam crudelitatemque) en Espagne, les Cordouans et les légions de Varron abandonnèrent le parti de César ; Per. 113.5 : Marc Antoine massacra 800 hommes, pour réprimer les émeutes soulevées à Rome, à cause des projets de lois du tribun P. Dolabella, visant à annuler les dettes ; Per., 111.1-2 : la même question avait suscité des émeutes à cause de l’activité du préteur M. Caelius Rufus qui promettait l’annulation des dettes.
692 Per., 112.4 ; pour cette anecdote, voir aussi Plut., Caes., 48.2 ; Pomp., 80.5 ; Luc. 1032–1043 ; V. Max. 5.1.10 ; D.C. 42.8 ; App., BC, 2.13.90 ; Vir. Ill., 77.9 ; Oros. 6.15.29.
693 Cic., Att., 12.40.1 ; Tac., Ann., 4.34.4 ; Plut., Caes., 54.4-6 ; Cic., 39.5-6 ; App., BC, 2.99.414.
694 Sur la littérature abondante autour de la figure de Caton d’Utique après sa mort, voir Fehrle 1983, 279-302 ; et Gäth 2011, 10-16, 19-30.
695 Tac., Ann., 4.34.3 : “Tite-Live, que son éloquence et sa véracité mettent au premier rang de la gloire, a fait un tel éloge de Cn. Pompée qu’Auguste l’appelait ‘le Pompéien’, sans que cela nuise à leur amitié. Scipion, Afranius, ce Cassius même et ce Brutus, il ne leur donne nulle part les noms de brigands et de parricides, qu’on leur applique aujourd’hui, mais souvent il parle d’eux comme d’illustres personnages”. Trad. P. Wuilleumier (CUF 1975) modifiée.
696 Dans ce sens Mette 1961, 277-278 ; Petersen 1961, 452 ; Walsh 1961a, 11‑13 ; id. 1961b, 28, 32‑33 ; von Haehling 1989, 217 ; Badian 1993, 11 ; Glucker 1993, 99 ; Mazza 2005, 58‑59 ; Martin 2016, 159-160.
697 Voir Burck 1991, 270 ; Ratti et al. 2009, 128-129.
698 Bornecque 1933, 114-115 ; Leeman 1961, 34 ; Hellegouarc’h 1970, 127 ; Cataudella 2006, 175‑176.
699 Voir dans ce sens Mineo 2006, 123, 126.
700 Voir à ce propos Syme 1939, 1939, 317, 464 ; Mazza 1967, 174-176 ; Runchina 1978-1979, 37-38, 52-54 ; Mineo 2006, 112‑132 (not. p. 117, 122, 128-129) ; id. 2016, 165-167. Cf. Walsh 1961b, 32-33. Voir aussi certaines anecdotes contenues dans certaines sources : Macr. 2.4.18 ; Plut., Cic., 49.3-4 ; Aug., Anc., 20.1 ; Suet., Aug., 31.9. Selon Frisch 1980, 97-98, Pompée était même inclus parmi les summi uiri du forum Augustum. Voir ausssi à ce titre Luce 1990, 129-130 ; Sauron 1994, 528-529.
701 Per., 120.4-5. Voir aussi Flor. 2.16.5 : l’exécution de Cicéron et l’exposition de sa tête sur les rostres est aussi mise en avant comme un acte de cruauté, caractéristique de la période du triumvirat.
702 Liv. fr. 59 (= Sen., Suas., 6.17) : l’orateur tendit lui‑même sa nuque aux assassins qui lui coupèrent la tête. Or, leur stupide cruauté (stolida crudelitas) ne fut pas satisfaite. Ils lui coupèrent aussi les mains pour avoir écrit contre Antoine. Cf. Liv. fr. 60 Jal (= Sen., Suas., 6.22) : la cruauté des partisans d’Antoine est reconnue, mais nuancée : Antoine ne lui fit pas supporter un traitement plus cruel que ce que Cicéron aurait fait subir à ses ennemis, s’il avait vaincu. Le jugement de Tite-Live sur Cicéron est ambivalent : Cicéron fut un grand homme, mais de toutes les adversités, Cicéron supporta seulement la mort d’une façon digne d’un homme. Sur ce fragment, voir Lamacchia 1975, qui conclut que Tite‑Live accorde à Cicéron un jugement positif, mais avec des réserves. Ce jugement ambivalent est conforme à la position augustéenne concernant l’exécution de Cicéron : c’était une décision d’Antoine qu’Octave a été forcé d’accepter. Voir dans ce sens Vell. 2.66.1-2.
703 Sur la tendance favorable à Octave dans les Periochae CXVII-CXX, voir aussi Canfora 1993, 195-196, et Mineo 2006, 118-122, 126-128, qui souligne que cette image favorable est confirmée par le récit de Florus.
704 Voir à ce propos Flor. 2.16.6, où Octave paraît plus modéré qu’Antoine et Lépide, mais sans s’opposer au châtiment des assassins de son père. Cf. Vell. 2.66.1-2 : l’historien indique clairement qu’Octave s’est opposé à cette politique, mais en vain.
705 Per., 117.1 ; cf. Suet., Aug., 95 ; Jul. Obs. 68.
706 Aug., Anc., 1.1. Voir aussi Vell. 61.1-2 ; cf. Suet., Aug., 10.5, pour une présentation beaucoup moins favorable des motivations d’Auguste.
707 Jul. Obs. 68 : “Malgré la malignité monstrueuse du consul Antoine à l’égard de César, qui avait subi un grand nombre de torts, ce dernier avait fait preuve d’une fermeté magnanime pour y résister”. Traduction personnelle.
708 Per., 119.6-7. Runchina 1978-1979, 47‑50, rapproche cette tendance favorable à Octave avec Vell. 2.62.5, et n’exclut pas que Tite‑Live reprenne ici les plaintes d’Octave dans ses Commentarii de uita sua.
709 Voir Syme 1959, 72 ; Jal 1984b, CXX‑CXXI. Schanz & Hosius 1935, 300, doutent aussi de la véracité de la notice, en alléguant que Tite‑Live n’aurait pas pu rédiger plus de vingt livres en trois ans. Or, la notice ne se réfère pas à la rédaction, mais à la publication de ces livres.
710 Voir Rossbach 1910, XXIII ; Mette 1961, 274 ; Walsh 1961a, 8 ; id. 1961b, 33 sq. ; Mazza 1967, 198-202 ; id. 2005, 57-58 ; Runchina 1978-1979, 56 ; Burck 1991, 270-271 ; Badian 1993, 24-27 ; Canfora 1993, 189‑199 ; Cataudella 2006, 194 ; cf. Canfora 1969, 41-43 ; Mineo 2006, 130-131 ; Martin 2016, 158-160.
711 Rossbach 1910, XXIII.
712 Syme 1959, 38-39.
713 Jal 1984b, CXX, n. 2, qui avance aussi cet argument. Le chercheur invoque aussi “l’adulation” d’Auguste par Tite-Live chez Jul. Obs. 68.
714 Per., 122.2 : les deux hommes décident de pardonner à L. Gellius Publicola qui était leur prisonnier pour avoir fomenté un complot contre eux. Voir sur cet épisode D.C. 47.24.3-6. En outre, l’épitomateur note qu’après sa défaite à Philippes, Brutus mit fin à sa vie, en obtenant par Straton, son compagnon, qu’il le transperçât de son épée. Sur la bravoure de Brutus voir aussi Vell. 2.70.5 ; cf. App., BC, 4.131.
715 Jal 1984b, ad loc.
716 Cf. Suet., Aug., 15.1-2 ; D.C. 48.14.4-5 ; Sen., Cl., 1.11.1.
717 Per., 130. Cf. D.C. 49.23-25.
718 Liv. fr. 62 Jal (= Porphyrion, Commentaire à Horace, Odes, 1.37.30).
719 Per., 134.1 : “Quand l’ordre eut été rétabli et toutes les provinces organisées de façon définitive, C. César fut aussi nommé Auguste ; et le mois de Sextilis, pour lui faire honneur, fut appelé de son nom”.
720 Mineo 2006, 335, indique que la Periocha 134 rompt nettement avec la tonalité de celles qui la précèdent.
721 Liv. fr. 63 Jal (= Censorin., De die nat., 17.9) : “La même année, César célébra en grande pompe les Jeux séculaires que l’on a coutume de célébrer tous les cent ans ; c’est en effet la fin du siècle”. Voir Jal 1984b, ad loc., sur la durée du siècle romain.
722 Voir à ce titre l’analyse de Badian 1993, 21-23, 28-29. Nous n’irions pourtant pas si loin que le critique (ibid., 28-29), qui suggère que les Periochae CXXXVI-CXXXVII ont été omises délibérément, parce que Tite-Live a été très probablement critique à l’égard du prince. Levick 2015, 33‑34, rejette l’hypothèse selon laquelle Tite‑Live a omis lui‑même ces livres pour ne pas entrer en conflit avec le prince. Une telle omission aurait en réalité occasionné un conflit avec Auguste.
723 Voir l’argumentation convaincante de Jal 1984b, 102, qui soutient que les Periochae perdues couvraient les événements de 23 à 15 a.C. Contra Syme 1959, 67, propose 24-17 a.C.
724 Sur ces conjurations contre Auguste voir surtout Vell. 2.91 ; Suet., Aug., 19 ; D.C. 53.24, 54.3, et Sen., Cl., 1.9.6-11, avec l’analyse de Cogitore 2002, 122-141.
725 Voir Suet., Aug., 34, et D.C. 54.16 et 56.1-4, pour la réaction contre la lex Iulia de maritandis ordinibus en 18 a.C. et la lex Papia Poppaea en 9 p.C.
726 Voir infra, p. 577-582, pour un examen détaillé des remedia comme une allusion à Auguste.
727 Liv., praef., 12 : “c’est récemment que les richesses ont amené la cupidité et l’affluence des plaisirs le désir de perdre tout et de se perdre soi-même dans les excès du luxe et de la débauche”.
728 Voir infra, p. 352-354, 460-471, les chapitres sur le metus hostilis et la nature humaine.
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