Conclusion : les remèdes à la décadence, de Salluste à Tite-Live
p. 597-599
Texte intégral
1Notre intuition, telle que nous l’avons formulée en introduction de cette dernière partie, en nous fondant sur la perspective différente des images médicales chez les deux historiens, semble être confirmée. La conception physiologique de chacun des deux auteurs débouche sur une évaluation différente de l’avenir de la res publica et des possibilités de guérison de la maladie de la décadence. De fait, Salluste semble moins enclin à recommander des remèdes au déclin de la cité, qu’il analyse de plus en plus comme une évolution inévitable, contrairement au Padouan qui envisage son œuvre et, sous certaines conditions, Auguste comme capables d’opérer un renouveau.
2Chez Salluste, la participation active à la vie politique est inapte à servir de moyen d’aide à la res publica en décadence. Dans ce cadre, l’auteur ne nourrit aucun espoir quant à la capacité des hommes alors au pouvoir à remédier à la situation. En outre, l’examen des réflexions sur l’utilité de l’histoire dans les préfaces a montré que, malgré les apparences, l’historien ne considère pas son œuvre non plus comme un remède à la res publica mourante. Cette conception se concrétise dans la mise en œuvre d’une stratégie d’“exemplarité annulée” dans le récit : l’auteur renonce à proposer des exempla à imiter ou à éviter, là où il aurait pu le faire. Ce procédé narratif est utilisé de façon de moins en moins subtile et de plus en plus directe, ce qui reflète l’accentuation progressive du pessimisme de Salluste.
3Bien que l’historien exprime plus clairement son incapacité d’agir sur l’avenir de Rome, il semble professer dans ses trois œuvres le même scepticisme quant à la possibilité de corriger les mores de la cité. Ce qui évolue n’est pas le degré de sa déception pour les possibilités de la res publica de sortir de la décadence à l’avenir, mais sa conviction grandissante que la décadence a été une évolution inévitable dans le passé. Ainsi, pour reprendre la représentation médicale de la décadence, établie par l’historien lui‑même, ce dernier s’attribue le rôle du médecin de la res publica en agonie, qui, malgré sa capacité à expliquer les causes et les symptômes de sa maladie, est incapable de proposer des remèdes, en raison de l’état avancé de l’infection. La seule solution qui reste à sa disposition est de se retirer de la vie politique pour sauver sa propre moralité, en utilisant l’écriture de l’histoire comme moyen d’acquérir la gloire, conformément aux préceptes de sa préface.
4L’image est inversée chez Tite‑Live qui déjà dans sa préface marque son intention de remettre en cause les conclusions de Salluste concernant l’impossibilité de proposer des remèdes à la res publica. La continuité des idées dans le prologue de l’AVC montre que l’émulation du Padouan avec Salluste ne s’applique pas uniquement à la conception différente des facteurs de la décadence dans le passé, mais aussi à la possibilité de proposer des solutions, pour opérer un changement des mores à l’avenir. Dans son prologue, Tite‑Live répond de fait à son devancier que, malgré la décadence sans précédent, l’utilité de l’histoire repose justement sur sa capacité à offrir aux lecteurs des exempla aptes à agir sur l’avenir. C’est donc un devoir de l’historien d’accorder à son œuvre une portée exemplaire, ce en quoi Salluste a échoué. En outre, en évoquant le terme remedia, il fait allusion aux tentatives d’Auguste de réformer les mores des Romains, et montre, à travers le dialogue établi avec le prince, que ce dernier pourrait réussir dans son effort, sous la condition que lui‑même et le peuple romain suivent ou évitent, selon le cas, les exempla proposés dans l’œuvre.
5Cet aspect des déclarations programmatiques de la préface trouve sa réalisation dans le récit. À l’encontre du procédé sallustéen de “l’exemplarité annulée”, Tite-Live présente des exempla d’hommes qui ont pu arrêter la décadence à leur époque, grâce à leur capacité à contenir et à diriger le peuple, en faisant en même temps preuve de moderatio. La présence de ces exempla trahit l’espoir même fragile de l’historien qu’Auguste pourrait mettre en œuvre le modèle des relations entre gouvernant et gouvernés, incarné par les exempla liviens, avec le concours indispensable du peuple romain. Le prince et le peuple sont d’ailleurs invités à agir dans cette direction dans la préface de l’œuvre (praef,. 10).
6L’examen détaillé de la position de l’historien envers Octave a démontré que, de fait, au jugement de l’auteur, le prince a donné quelques signes encourageants qui suscitent l’espoir. Toutefois, l’auteur sait maintenir ce sentiment dans des limites raisonnables, et ne devient pas un propagandiste du régime comme certains de ses contemporains, mais sans se transformer non plus pour autant en opposant. On ne peut pas malheureusement affirmer avec certitude que cette prise de position modérée caractérise l’historien jusqu’à la fin de son œuvre.
7En tout état de cause, à l’impasse de Salluste, Tite‑Live répond par une proposition qui ambitionne de contribuer à l’amélioration de sa société dans la mesure du possible. À l’inverse de Salluste qui, après s’être engagé dans la vie politique pendant une grande période de sa vie, finit par rejeter sa société, en cherchant à y échapper, Tite‑Live, sans jamais avoir été engagé dans la vie politique, s’efforce d’exercer son influence sur l’avenir de Rome. L’influence du Zeitgeist différent de chaque auteur, même si elle ne peut pas être mesurée, a sans doute joué un rôle décisif dans ce changement de perspective : Salluste, ayant écrit ses œuvres aux lendemains de l’assassinat de César, n’arrive pas à entrevoir la sortie de l’impasse à laquelle a été conduite la cité. En revanche, la fin des guerres civiles, la restauration de la paix et l’effort pour corriger les mores sont les facteurs qui nourrissent l’espoir de Tite‑Live, ainsi que d’autres auteurs de la période, que la décadence de la res publica peut être arrêtée.
8L’idée que la Ville est destinée à être éternelle1, exprimée déjà chez Cicéron, apparaît comme une vérité incontestable et banale chez les poètes augustéens2, mais aussi chez Tite‑Live qui met cette théorie dans la bouche de certains de ses orateurs3. Or, l’avenir de Rome ne relève pas chez le Padouan d’un destin inflexible : la puissance de Rome serait éternelle, si seulement les Romains ne s’entre-déchiraient pas par leurs séditions, affirment les ennemis de Rome, les Étrusques (Liv. 2.44.8). Ce sont enfin ses citoyens qui décideront si Rome survivra à l’épreuve de la décadence sans précédent ou si, au contraire, elle mourra, vaincue par sa maladie. Tite‑Live est mort trois ans après l’avènement de Tibère. Nous ne saurons donc jamais si, à son jugement, la tentative de restauration de la res publica, entreprise par Auguste, a été sincère, réussie et durable à long terme.
Notes de bas de page
1 Pour une discussion sur cette idée depuis Cicéron jusqu’à l’époque d’Auguste, voir Dopico Cainzos 1999.
2 Voir Cic., Att., 9.10.3 ; Rep., 2.3.5, 3.23.34 ; Verg., A., 1.278 ; Tib. 2.5.23-24 ; Ov., Fast., 3.72.
3 Liv. 4.4.4 (Canuleius dans son discours à la défense de la lex Canuleia : Quis dubitat quin, in aeternum Vrbe condita, in immensum crescente, noua imperia, sacerdotia, iura gentium hominumque instituantur ?) ; 28.28.10 (Scipion à ses soldats révoltés en Espagne : Ne istuc Iupitter maximus sirit, urbem auspicato dis auctoribus in aeternum conditam huic fragili et mortali corpori aequalem esse). Cf. Liv. 6.23.7 (L. Furius en train d’exciter les soldats à combattre, malgré les sages conseils de Camille : Sed Camillo cum uitae satis tum gloriae esse ; quid attinere cum mortali corpore uno ciuitatis quam immortalem esse deceat pati consenescere uires ?).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Architecture romaine d’Asie Mineure
Les monuments de Xanthos et leur ornementation
Laurence Cavalier
2005
D’Homère à Plutarque. Itinéraires historiques
Recueil d'articles de Claude Mossé
Claude Mossé Patrice Brun (éd.)
2007
Pagus, castellum et civitas
Études d’épigraphie et d’histoire sur le village et la cité en Afrique romaine
Samir Aounallah
2010
Orner la cité
Enjeux culturels et politiques du paysage urbain dans l’Asie gréco-romaine
Anne-Valérie Pont
2010