Introduction : la recherche des causes et la question de la décadence de la cité
p. 279-281
Texte intégral
1Le but, dans cette deuxième partie de notre étude, sera d’examiner dans quelle mesure les conclusions préliminaires de la première partie, à propos des causes de la maladie de la cité, peuvent être confirmées : est-ce vraiment l’homme qui porte la responsabilité principale, voire exclusive, dans la maladie de la décadence ou cette dernière peut‑elle être attribuée à des facteurs qui ne dépendent pas de sa volonté ? L’accentuation du pessimisme de Salluste, qui se reflète dans la modification progressive de son schéma historique de la décadence, pourrait éventuellement reposer sur une interprétation différente des causes de la décadence, pour faire de plus en plus de place à des facteurs déterministes. En revanche, Tite-Live semble dans tous les cas souligner la responsabilité de l’homme.
2Que faut-il entendre par causes de la décadence ? Il faut préciser que l’examen de ce qu’on appelle “petites causes”, des événements d’importance mineure, mais qui entraînent des évolutions d’importance capitale1, ne fera pas partie de cette étude. Nous nous rangeons entièrement à l’analyse de M. Ducos à propos des “petites causes” dans l’AVC, qui peut être également appliquée à Salluste : ces événements donnent de fait l’impulsion finale à des évolutions plus lentes et déjà mûries2. L’étude des causes de la décadence ne peut donc que s’inscrire dans cette perspective plus large, en vue de découvrir les causes profondes qui ont amené la décadence de la res publica sur le long terme.
3Polybe avait posé les fondements de ce type de réflexion sur les causes qui peuvent conduire un État à sa ruine bien avant les deux auteurs. En guise d’introduction à son exposé sur l’évolution des États, Polybe explique que les États peuvent disparaître, soit par des causes qui viennent du dehors, soit par des causes qui viennent du dedans3. La décadence, n’étant pas le résultat d’un fléau matériel, s’identifie au processus intérieur d’ordre moral, que s’attache à décrire Polybe dans la suite du paragraphe. Contrairement aux causes extérieures qui sont imprévisibles, l’historien grec considère le processus de déclin comme déterminé par avance4. Notre intention sera donc d’appréhender les causes de ce processus intérieur de la décadence, pour voir si nos deux historiens l’envisagent aussi, à l’instar de Polybe, comme une évolution inévitable. Étant donné que Salluste et Tite‑Live n’énoncent pas clairement leur position par rapport à la question de la nature inéluctable ou non de la décadence, on pourra seulement la dégager à travers un examen détaillé de leur réflexion sur la causalité historique.
4Il serait impossible pour les deux auteurs de ne pas s’interroger sur les causes de la décadence de la res publica, qu’ils ont choisie d’ailleurs comme sujet de leur histoire. La recherche des causes a été un postulat constant chez les historiographes qui tendent à associer cette réflexion au sujet qu’ils ont choisi. Ainsi Hérodote déclare que, s’il écrit l’histoire, c’est aussi pour expliciter les causes des guerres entre Grecs et barbares (καὶ δι᾽ἣν αἰτίην ἐπολέµησαν ἀλλήλοισι), fixées comme sujet de son récit (Hdt. 1. praef.). Thucydide ouvre une digression longue, la célèbre Pentekontaétie, afin d’expliquer comment la formation de l’empire athénien et l’appréhension des Spartiates face à l’accroissement du pouvoir athénien ont représenté les causes profondes qui ont mené à la Guerre du Péloponnèse (Thuc. 1.89-118).
5Le même postulat semble avoir aussi été présent à la fin de la République : dans sa Lettre à Lucceius, Cicéron exhorte son destinataire à consacrer une monographie à part à sa carrière politique entre son consulat et son retour de l’exil, plutôt que d’inclure ces événements dans son récit de type annalistique. Cette forme lui paraît plus convenable que la forme annalistique5, pour “expliquer les causes des tentatives révolutionnaires ou d’indiquer les remèdes aux maux dont souffre l’État”6. De cette façon, Cicéron définit comme objectif de l’historiographie la recherche des causes qui ont mené l’État romain à sa décadence politique, telle qu’elle se manifeste dans les révolutions contre l’ordre établi7. C’est sans doute une exigence qui a influencé Salluste dans sa décision de choisir comme sujet la conjuration de Catilina et d’insister également sur les causes à l’origine de ce crime sans précédent8.
6Les causes de la décadence ne pouvaient être que d’ordre moral dans la perception antique. Les modernes sont parfois scandalisés par le regard moraliste porté par les historiens anciens sur l’évolution de leur société, qui se traduit dans leur tendance à mettre à l’écart les facteurs sociaux et économiques liés à la dégradation morale et politique, et à tout vouloir expliquer en des termes moraux9. Cela ne doit pas être perçu comme un manque d’intérêt de la part des historiens pour ces questions, mais comme un réflexe attendu de la part des hommes qui avaient derrière eux une tradition littéraire et philosophique moraliste10, et qui vivaient dans une société n’ayant pas acquis les connaissances de la sociologie.
7Cicéron explique dans le De oratore ce qu’il entend comme causes des événements que l’historien doit expliciter : ut causae explicentur omnes uel casus uel sapientiae uel temeritatis11. Il s’agit donc des facteurs qui relèvent d’une interprétation morale de l’histoire et qui peuvent être divisés en deux catégories : d’une part, c’est le rôle du hasard (casus) et de toutes ces forces, divines ou autres, qui dépassent les limites de l’homme ; d’autre part, c’est l’homme, lui‑même qui détermine l’évolution de l’histoire à travers ses actions.
8Salluste et Tite‑Live se conforment entièrement aux postulats de Cicéron12. Non seulement ils s’intéressent aux causes qui ont mené la res publica à son déclin, mais leur démarche d’interprétation se fonde sur la même division entre les causes extra- et intra-humaines. Ainsi la réflexion sur la fortuna, le fatum et le rôle des dieux est très présente chez les deux historiens : Salluste l’associe nettement à la décadence après la destruction de Carthage, alors que chez Tite-Live les facteurs “religieux” sont surtout mentionnés en lien avec le progrès de Rome. Au-delà de ce facteur, il y en a chez les deux historiens un autre qui est également déterministe, dans le sens où il résulte de décisions et d’actions humaines, dont les conséquences échappent toutefois au contrôle des hommes : il s’agit du metus hostilis, censé avoir assuré la cohésion et la moralité de la société romaine. Salluste analyse sa disparition comme une cause de la décadence, alors que, chez Tite‑Live, c’est un motif qui revient surtout dans la première décade, comme facteur lié souvent à l’interruption des discordes. La discussion sur le metus hostilis nous amènera à nous interroger sur les forces innées à l’homme, incapables de façonner la conduite humaine en l’absence de contrainte. Nous passerons donc après la discussion des deux facteurs ne dépendant pas de l’homme, à l’examen de la vision des deux historiens sur les motifs intérieurs, qui déterminent le comportement humain. Ce facteur inné est désigné par la formule “nature humaine”, sans être nécessairement envisagé comme une force déterministe et inflexible, mais plus simplement comme un terme évoquant le mode naturel de fonctionnement de l’homme.
9En commençant donc par les facteurs qui paraissent plus extérieurs pour passer progressivement à l’examen de l’homme lui‑même, comme facteur de l’histoire, on pourra répondre à la question primordiale de cette enquête : l’homme est‑il, en fin de compte, responsable de son destin et de celui de sa cité, ou la décadence de Rome a‑t‑elle été déterminée par avance par des facteurs qu’il ne pourrait pas influencer, qu’ils soient extérieurs ou innés ? On verra donc comment la réflexion sur la décadence ne se limite pas à des plaintes moralistes, mais débouche sur une théorie développée sur la causalité historique, qui évolue de façon assez nette de Salluste à Tite‑Live. En effet, Tite‑Live tend à répondre systématiquement à la vision sallustéenne des causes qui ont rendu la res publica malade.
Notes de bas de page
1 Ce type d’événements revient souvent chez Salluste et Tite‑Live. Nous nous contentons d’en donner ici deux exemples : a) Dans le Jugurtha, les escargots découverts par un soldat ligure ont mené Marius à un succès militaire important, la prise du fortin à côté du fleuve Muluccha. Voir Jug., 93 sq. b) Dans le livre II de l’AVC, l’apparition du vieux centurion appauvri à cause de ses dettes a conduit à la première sécession de la plèbe. Voir Liv. 2.23 sq. Le rôle des “petites causes” dans l’histoire livienne a été examiné en comparaison avec Salluste par Dutoit 1946-1947. Voir aussi Ducos 1987a, 134-137, sur l’importance des “petites causes” dans l’AVC.
2 Ducos 1987a, 136-137.
3 Plb. 6.57.2 : δυεῖν δὲ τρόπων ὄντων καθ’οὑς φθείρεσθαι πέφυκε πᾶν γένος πολιτείας, τοῦ µὲν ἔξωθεν, τοῦ δ’ἐν αὐτοῖς φυοµένου...
4 Plb. 6.57.2 : …τὸν µὲν ἐκτὸς ἄστατον ἔχειν συµβαίνει τὴν θεωρίαν, τὸν δ’ἐξ αὐτῶν τεταγµένην.
5 Voir Ratti et al. 2009, 69-72, sur la tendance de Cicéron à sous‑estimer l’historiographie annalistique.
6 Cic., Fam., 5.12.4 : in explicandis causis rerum nouarum uel in remediis incommodorum. Trad. L.-A. Constans (CUF 1950).
7 En même temps, comme l’explique Ledentu 2004, 241-242, Cicéron engage son destinataire à porter aussi son attention sur la mise en forme littéraire et stylistique du récit.
8 Voir aussi dans ce sens l’analyse d’Empli 1997, 150-160. Le rapport de la Lettre à Lucceius avec le projet historiographique de Salluste est un sujet vaste que nous avons abordé dans un article récent. Voir Vassiliades 2018b. Voir aussi sur le rapport entre les deux textes Rambaud 1953, 123 sq. ; Syme 1964, 56-59 ; Canfora 1972 ; Desmouliez 1978 ; Martin 2006 ; Ledentu 2007, 107-108 ; Salamon 2019, 103-105.
9 Voir ex. La Penna 1969, 146 sq. ; Tiffou 1973, 431‑432 ; Cupaiuolo 1984, 38 ; cf. Venturini 1979, 280 sq.
10 Ainsi de Blois 1988.
11 Cic., de Orat., 2.15.63 : “en dérouler les causes avec exactitude, notant la part qui revient au hasard, à la sagesse, à la témérité”. Trad. E. Courbaud (CUF 1928).
12 Rambaud 1953, 125 sq., note que les récits, les prologues et les digressions de Salluste contiennent ces explications et ces vues philosophiques générales qui doivent, selon Cicéron, faire partie de l’histoire.
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