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Introduction

p. 17-37


Texte intégral

La décadence, la crise et la res publica : définition des termes

1“Les hommes louent toujours, mais pas toujours avec raison, les temps anciens et accusent les temps présents” s’exclame Machiavel au début du livre II de son Discours sur la première décade de Tite-Live1. En même temps, il avoue faire preuve lui-même du même esprit, en chantant les louanges de la Rome antique et en blâmant la situation présente de l’Italie. Le philosophe souligne que, s’il adopte cette attitude, c’est parce que le décalage entre la vertu de ces temps et les vices du présent lui paraît évident. Il va de soi que Machiavel ne fait que transposer dans son époque l’idéalisation des mores de la Rome antique, qui sont opposés aux mores des Romains contemporains dans la première décade de Tite-Live. Cette “idée fixe” de la décadence parcourt l’œuvre du Padouan, et est héritée en grande partie de son prédécesseur immédiat, Salluste, chez qui le thème de la décadence est prépondérant.

2En utilisant le terme “décadence”, pour parler de l’idéalisation du passé chez Salluste et Tite-Live, nous commettons un anachronisme, car un tel substantif était inconnu des auteurs antiques. Sans vouloir présenter un historique de l’emploi de ce mot2, il faut préciser qu’il est emprunté au latin médiéval decadentia qui vient du préfixe de-, ayant une valeur intensive, et du participe présent du verbe cado, cadens. La decadentia fut employée au départ pour renvoyer à la dégradation d’une construction, avant de devenir, à partir du xve siècle, un terme de prédilection pour désigner dans le sens figuré “l’acheminement vers la ruine, la dégradation”3. L’idée de la chute est donc inhérente dans l’étymologie du nom qui marque “l’état de ce qui commence à choir, à tomber”4. Nous entendons donc par décadence un processus progressif de chute, qui mène d’un état “plus haut”, c’est-à-dire meilleur, voire idéal du point de vue moral, à un état “plus bas”. La notion porte en elle-même un jugement de valeur, puisqu’elle postule l’existence d’un état idéal de référence, parfois non précisé5.

3L’aboutissement de ce processus est une ruine, mais n’est pas nécessairement la fin définitive ; c’est pourquoi nous avons privilégié le terme “décadence” plutôt que celui du “déclin”. Ce dernier, dérivant du verbe declino qui signifie, entre autres, “s’enfoncer”, “descendre” et donc “se détériorer”6, contient l’idée d’un affaissement qui mène à la mort : “La décadence est l’état de ce qui va tombant ; le déclin, l’état de ce qui va baissant. La décadence amène la chute et la ruine ; le déclin mène à l’expiration et à la fin”7. Nous avons donc préféré le terme “décadence” à celui du “déclin” pour laisser ouverte la fin de ce processus : de fait, la décadence n’exclut pas un nouveau départ vers le progrès après la ruine. Le terme “déclin” sera donc utilisé dans cette étude, seulement pour renvoyer à l’idée d’une fin définitive sans perspective de renaissance. Plusieurs autres substantifs (dégradation, détérioration etc.) qui traduisent ce processus de chute, seront utilisés par souci de uariatio et seront associés notamment aux mores. Cette précision est importante, car le substantif “décadence” s’applique à des domaines très variés : la philosophie de l’histoire et de l’évolution des sociétés ; l’art et la science figurent parmi les champs dans lesquels la “décadence” est utilisée pour représenter un processus de dégradation progressive8. Nous nous contenterons pour notre part de la première acception, en nous efforçant d’appréhender la décadence de la res publica chez Salluste et Tite-Live.

4Cette décadence ne peut qu’être a priori moralement connotée, ce qui sera plus manifeste, si l’on s’attache au sens exact de la formule “res publica”. Contrairement à la “décadence”, la “res publica” n’est point un terme anachronique, puisque sous ces deux mots il convient d’entendre la définition qu’en donne Cicéron dans le De re publica, une œuvre chronologiquement proche et connue de Salluste et de Tite-Live :

Est igitur, inquit Africanus, res publica res populi, populus autem non omnis hominum coetus quoquo modo congregatus, sed coetus multitudinis iuris consensu et utilitatis communione sociatus9.

5La res publica ne s’identifie pas avec l’État qui renverrait à une structure de gouvernement quasiment impersonnelle et dotée d’autorité. Par conséquent, la décadence de la res publica ne traduit pas, ou pas seulement, le démantèlement progressif des structures administratives de l’État romain, qui a mené à la perte de son influence sur le plan intérieur et extérieur. Puisque la res publica est avant tout “la chose du peuple”, qui se rassemble en vue de l’utilité commune10, la décadence de la res publica désigne la détérioration morale progressive de cette communauté d’hommes, lesquels ne se rassemblent plus pour servir l’intérêt commun, mais chacun pour ses propres intérêts. En décrivant donc la décadence de la res publica, les deux auteurs analysent de fait la dégradation morale et politique des citoyens, qui conduit à la détérioration de la vie politique de Rome.

6La “décadence de la res publica” désigne donc un processus progressif qui mène les mores politiques d’un état élevé vers un état inférieur. Son caractère graduel la distingue de la notion de crise, qui lui est étroitement liée. J. Freund met en garde contre la tendance à confondre les deux concepts : “Toutefois la principale confusion que l’on rencontre consiste dans l’amalgame que l’on fait entre le phénomène massif de la décadence et la simple crise. Personne ne niera que certaines crises peuvent être des signes de décadence, mais en général celle-ci consiste plutôt en une succession de crises particulières qui ne trouvent pas de solution, en ce sens qu’une nouvelle crise passe pour la solution de la précédente, et ainsi de suite. Mais surtout la décadence se caractérise par la multiplication des crises qui affectent presque tous les domaines de l’activité humaine, et non point une activité particulière, qu’elle soit politique, religieuse, économique, morale ou autre. Une crise isolée et épisodique n’est pas comme telle un signe de décadence, surtout qu’il existe aussi des crises de croissance”11.

7Que convient-il d’entendre sous le terme de “crise” ? Ce dernier dérive du vocable grec κρίσις qui avait le sens de décision et de jugement. Par extension, la κρίσις était utilisée pour désigner l’issue d’une situation (ex. d’une guerre) qui n’était pas encore décidée. Ainsi, dans le domaine de la médecine, la κρίσις signifiait “le point tournant d’une maladie, un changement soudain pour le meilleur ou pour le pire”12. La définition précise de G. K. Golden est conforme à ces significations originelles : la crise est une situation pendant laquelle les responsables de décisions dans une communauté, en l’occurrence les institutions romaines, perçoivent une menace contre eux-mêmes ou leurs valeurs. Si une réponse n’est pas donnée à cette menace, ces valeurs seront négativement influencées au point même de destruction. Cela n’implique pas pour autant que toutes les crises sont soudaines ou qu’elles nécessitent une réponse immédiate. G. K. Golden distingue plusieurs types de crises (militaires, politiques, sociales etc.)13. Pour les objectifs de cette étude, l’accent sera mis sur les crises politiques qui suscitent une discorde entre les membres de la cité, ainsi que sur les épisodes dans lesquels les valeurs morales de la société semblent être mises en danger. La non-résolution de crises de ce type peut déclencher ou accélérer un processus de décadence.

8La réflexion sur ce processus, ses étapes, ses causes et son évolution future, est plus que présente chez les deux historiens ; c’est pourquoi il nous paraît légitime d’employer le terme “décadence”, qui, malgré son anachronisme, possède une certaine pertinence pour renvoyer à cette réflexion14. Par ailleurs, en utilisant ce nom, cette étude est inscrite dans une longue lignée d’études consacrées à la décadence de Rome. Il convient désormais de récapituler brièvement l’historique de cette théorie sur la décadence de Rome, pour préciser en quoi cette enquête se distingue par rapport à cette foule de travaux sur le même sujet.

La décadence de Rome dans la pensée moderne

9L’existence d’une réflexion sur la décadence (que ce soit celle de Rome ou celle d’une autre communauté, voire d’une autre réalité) suppose en préalable la présence d’une théorie sur le concept opposé, à savoir le progrès. Sous ce terme, on entend, à l’inverse de la décadence, un versant ascendant qui conduit d’une situation originelle à un sommet. Autrement dit, pour qu’il y ait une décadence, il faut qu’il y ait eu d’abord un progrès, qu’on ait atteint un point culminant d’où le processus inverse de chute pourra commencer. En s’appuyant sur cette réalité, P. Chaunu a conclu que l’émergence de la décadence, en tant que conception de l’histoire, est un cadeau de la modernité à partir du siècle des Lumières, et n’a pas pu se produire avant une longue cohabitation des notions du progrès et de la décadence15. Il en va de même pour H. I. Marrou qui considère que précisément le thème du déclin du monde antique a été évoqué pour la première fois par les humanistes italiens du xve siècle et ne préoccupait pas les Anciens16. J. Freund conteste à juste titre ces opinions, en signalant que, même si les penseurs de l’Antiquité ignoraient le terme nouveau de décadence, cette dernière n’en constitue pas moins un topos de l’historiographie17. La pensée humaine, comme l’a suggéré à juste titre K. D. Bracher, a été enfermée depuis l’Antiquité dans cette dialectique opposant le progrès et la décadence18.

10Le xviiie siècle marque le début d’un effort pour théoriser la notion de la décadence et de l’appliquer à des domaines très divers, mais surtout à celui des civilisations et des communautés politiques19. On commence à partir de Chateaubriand à percevoir l’histoire des nations comme une histoire du déclin20. Nous arrivons donc au début du xxe siècle au traité emblématique d’O. Spengler intitulé Le déclin de l’Occident (Der Untergang des Abendlandes), dans lequel le philosophe allemand applique le schéma biologique pour affirmer que chaque civilisation, à l’instar d’un être biologique, naît, croît, décline et meurt, pour donner place à la naissance d’une autre civilisation conformément à une conception cyclique. La théorie sur la décadence est aussi bien présente pendant le xxe siècle21.

11Ce qui est surtout intéressant pour la présente investigation est le fait que le paradigme de la chute de Rome est utilisé avec prédilection pour appréhender le phénomène universel de la décadence22. Deux ouvrages sont représentatifs de cette tendance durant le xviiie siècle : les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu, paru en 1734, et The History of the Decline and Fall of the Roman Empire d’E. Gibbon, publié entre 1776 et 1789. Ces deux traités ont lancé un long débat parmi les historiens qui cherchent à dégager les étapes historiques et les causes précises du déclin de Rome. En dépit de leur dessein commun qui est celui de décrire le processus de progrès et de déclin de Rome, les deux penseurs inaugurent deux conceptions différentes des étapes historiques et des causes de la décadence. Montesquieu entrevoit les premières origines de la chute de Rome dans l’accroissement territorial de l’Empire à partir de la fin de la République. En revanche, E. Gibbon analyse la fin du iie s. p.C. comme le début du déclin de l’Empire romain. Cette opinion, malgré les nombreuses critiques qu’elle a suscitées23, a été adoptée par plusieurs historiens qui envisagent aussi l’Antiquité tardive comme la phase de la décadence de Rome24. En puisant son inspiration dans cette vision de l’histoire, Thomas Couture illustre en 1847 dans son tableau fameux Les Romains de la décadence les mœurs décadentes des Romains du Bas-Empire, qui ont mené à la chute de l’Empire et contribue de cette façon à rendre la construction historique d’E. Gibbon encore plus populaire25.

12Au contraire, le schéma de Montesquieu a eu moins de retentissement. La Prosopopée de Fabricius, contenue dans le Discours sur les sciences et les arts (1750) de J.-J. Rousseau est conforme à la vision de Montesquieu : pour démontrer que le progrès des arts et des sciences est responsable de la décadence des mœurs, Rousseau donne la parole à C. Fabricius Luscinus. Cet homme politique du iiie siècle connu pour sa simplicité de vie soutient que la corruption morale a commencé à partir du moment où les Romains sont entrés en contact avec les sciences et les arts grecs. L’expansion vers l’Orient, qui a augmenté les commodités de la vie, est dénoncée comme coupable de la décadence depuis la fin de la République.

13La théorie de Montesquieu a aussi été développée par certains historiens de Rome. Dans son ouvrage Grandeur et décadence de Rome, G. Ferrero revient à l’analyse du philosophe, en insistant sur le rôle central qu’a joué l’expansion romaine à partir de Lucullus dans la désagrégation de l’Empire romain à travers des transformations sociales et économiques26. M. Le Glay s’inscrit dans la même lignée et s’efforce d’analyser les facteurs de la grandeur et du déclin de la République, qu’il envisage comme une “première décadence” avant celle survenue pendant l’Antiquité tardive. Il se fonde pour construire ce schéma sur la théorie des âges de Rome formulée à l’époque impériale par plusieurs auteurs qui considèrent tous la fin de la République comme une époque de senectus : “dans cette perspective, on en vient à penser qu’au fond il est impossible et vain d’analyser et d’essayer d’expliquer (ou, si l’on préfère, d’expliciter) the Decline and Fall of the Roman Empire, si l’on n’a pas au préalable réfléchi sur le thème de la décadence et de la chute de la République romaine”27. Le chercheur présente dans un autre volume l’histoire de la grandeur et du déclin de l’Empire28. K. Christ et K. Bringmann s’inscrivent dans la même perspective que M. Le Glay, en essayant de donner un panorama de textes du iie et ier s. a.C., en vue d’expliquer les facteurs historiques, intérieurs et extérieurs, qui ont mené la République à son déclin29.

14Enfin, le thème de la décadence de la République romaine nourrit aussi la réflexion contemporaine sur la décadence. Dans un ouvrage récent, D. Engels esquisse des analogies historiques précises entre le déclin de la République romaine et la crise actuelle de l’Union européenne. La République romaine vers sa fin et, de nos jours, l’Union européenne étant tourmentées par des crises similaires, notamment des crises de valeurs et d’identité, le critique prédit que l’Europe peut se transformer à l’avenir vers un modèle de gouvernement “impérial”, c’est-à-dire plus centralisé30.

Une réflexion historico-philosophique sur la décadence à la fin de la res publica ? Salluste et Tite-Live comme cas d’étude

15En adoptant la “décadence” ou le “déclin” comme catégorie pour analyser l’évolution historique de Rome à la fin de la République, tous ces penseurs à partir de Montesquieu essaient de cristalliser la réflexion sur la décadence, qui parcourt, comme nous le verrons, les œuvres des auteurs de l’époque. Or, tout en se fondant sur les considérations de ces auteurs, les historiens modernes tentent de présenter leur propre vision des étapes historiques et des causes de la décadence. Ils sont donc loin d’analyser au fond l’interprétation de la décadence propre aux Romains de la fin de la République, même si M. Le Glay accorde une place importante aux sources historiques qui témoignent des réalités que lui-même invoque comme facteurs de la crise de la République31. En outre, ces historiens envisagent la res publica, dont ils expliquent le déclin, dans le sens de “République”, comme une forme constitutionnelle qui a dégénéré pour donner sa place à un nouveau régime, le Principat32. Il n’en va pas de même pour les Romains de la fin de la République, pour qui, si l’on s’en tient à la définition de Cicéron, la res publica n’est pas simplement une constitution, mais la communauté politique dans son ensemble. La décadence de la res publica s’identifie donc à la désagrégation de la cité entière, non simplement de sa constitution.

16Il manque de fait une étude synchronique globale sur la conception de la décadence de la res publica chez les penseurs de l’histoire de la fin de la République. Autrement dit, on n’a pas encore essayé de dégager de façon systématique et globale la présentation et l’interprétation synchronique de la décadence de la res publica. Une telle étude a été entreprise par A. Novara à propos de la notion de progrès33. J. Freund montre qu’une réflexion sur la décadence est bien présente durant l’Antiquité, en présentant un panorama des idées de “dégénérescence” chez les auteurs antiques34. T. Fuhrer expose aussi la réflexion sur la décadence dans la littérature antique, surtout tardive, en insistant même sur le caractère central de ce thème chez Salluste et Tite-Live35. Or, les deux restent au niveau d’une présentation rapide des considérations diverses sur la décadence, en vue de démontrer que la réflexion sur ce thème fut bien présente dans l’Antiquité. Ils ne cherchent pas à analyser l’interprétation historique et philosophique précise de la décadence chez tous ces auteurs.

17J. de Romilly avait proposé une étude qui rentre de façon générale dans ce cadre, en se focalisant sur les causes de la montée et du déclin des États chez les auteurs grecs, notamment chez les historiens Hérodote, Thucydide et Polybe36. F. W. Walbank étudie l’idée du déclin chez Polybe, mais tend à lui refuser en même temps une théorie cohérente de la décadence37.

18En ce qui concerne les auteurs romains de la fin de la République, on a examiné jusqu’à présent seulement certains aspects de leur théorie de la décadence, sans en avoir encore entrepris une étude systématique et globale. De façon générale, les chercheurs se contentent d’utiliser les considérations des auteurs romains comme source pour évaluer le phénomène de la transformation morale de Rome à la suite des conquêtes38. Les études de H. Werner, de P. Widmer, de D. Engels et de B. Biesinger39 se distinguent par rapport à cette tendance, en examinant les idées des auteurs de la fin de la République sur la décadence en tant que telles. Les commentateurs ne montrent pas simplement que cette réflexion existe, mais s’interrogent aussi sur certains aspects de l’interprétation de la décadence de la part des auteurs de l’époque. Or, les quatre chercheurs ne prétendent non plus proposer des analyses détaillées de cette théorie : les études de H. Werner et de P. Widmer sont une présentation rapide des idées énoncées sur les causes de la décadence de la res publica, alors que D. Engels insiste sur l’aspect “déterministe” de ces réflexions. B. Biesinger propose pour sa part une étude synchronique du “discours sur la décadence” (Dekadenzdiskurs) à la fin de la République et au début du Principat, en se focalisant surtout sur Caton l’Ancien, Salluste, Tite-Live, l’empereur Auguste, Velleius Paterculus et Tacite. La décadence n’est pas envisagée comme une conception historico-philosophique, qui mérite d’être étudiée en tant que telle, mais comme un thème, “une réalité discursive”, qui ne revient dans les œuvres historiographiques que pour exercer une influence sur les opinions surtout politiques des lecteurs. Nous tenterons donc de combler une lacune, en proposant une analyse complète et systématique de la réflexion sur la décadence à la fin de la République. Il conviendra de s’interroger sur la présentation des étapes historiques de ce phénomène et sur son interprétation philosophique, pour répondre à la question suivante : comment la décadence de la res publica fut-elle analysée à l’époque où elle est censée avoir eu lieu ?

19En répondant à cette question, il sera possible de montrer que la réflexion sur la décadence de la cité est non seulement présente durant le ier s. a.C., une époque qu’on a tendance à envisager comme l’âge d’or de Rome, mais débouche aussi sur la construction d’un schéma historico-philosophique concret et approfondi, qui n’a rien à envier à celui de Montesquieu et d’autres penseurs modernes de l’histoire romaine. Ainsi, plutôt que d’analyser les considérations des auteurs romains sur la décadence comme des lieux communs moralisateurs qui n’ont rien à nous apprendre, nous nous proposons d’explorer à fond la présentation et l’interprétation synchronique de la décadence de la res publica.

20Le corpus des auteurs de la période, qui formulent une théorie sur la décadence de la res publica est vaste. Une étude détaillée sur la conception de cette évolution chez chaque auteur n’aurait pas été opportune pour en dégager l’interprétation historique et philosophique profonde. Plusieurs raisons nous amènent à limiter notre examen principalement à Salluste et à Tite-Live, sans ignorer la vision de la décadence chez les autres auteurs de l’époque. Tout d’abord, les deux historiens font partie des auteurs les mieux conservés du ier siècle. Ensuite, parmi les auteurs bien conservés, ils sont en tant qu’historiens plus susceptibles d’avoir esquissé une théorie approfondie sur la décadence de la res publica40. En effet, comme le montrera l’examen du thème de la décadence dans la littérature latine de la fin de la République, même si plusieurs auteurs de la période, notamment Cicéron et les poètes, portent leur attention sur la décadence de la res publica, Salluste et Tite-Live sont les seuls à faire de cette problématique le sujet principal de leurs œuvres. Ils sont de fait les seuls à présenter une interprétation historique et philosophique complète de ce phénomène. Ils constituent donc des cas d’étude idéaux pour appréhender la réflexion globale sur la décadence à la fin de la République. Enfin, le choix de Salluste et de Tite-Live s’avère intéressant également pour une autre raison : le premier écrit à l’extrême fin de la République, alors que le second entreprend son œuvre à l’aube du Principat, mais en ayant vécu l’expérience traumatisante des guerres civiles. En étudiant donc de près la théorie de la décadence chez ces deux historiens, il sera possible d’évaluer dans quelle mesure la modification des circonstances historiques et politiques influe sur la vision générale de l’histoire.

21Par ailleurs, la longue tradition portant sur le rapport complexe entre Salluste et Tite-Live nous oblige à examiner la conception de la décadence chez les deux historiens sous un angle comparatif. De cette façon, on pourra savoir si Tite-Live adopte l’interprétation sallustéenne de la décadence de la res publica, ou s’il en propose un schéma différent, en prenant ainsi ses distances par rapport à son prédécesseur. Il convient maintenant de se référer à cette tradition établie depuis l’Antiquité sur les relations entre Salluste et Tite-Live, ce qui nous aidera à mieux expliquer la nécessité d’une comparaison entre les deux historiens, comme outil pour explorer la vision de la décadence de la res publica à la fin du ier siècle.

Comparaison de Salluste avec Tite-Live

22Sénèque le Père dans ses Controuersiae affirme que Salluste a dépassé la breuitas de Thucydide. Pour illustrer cette thèse, il cite une phrase “thucydidéenne” reprise par Salluste qui l’a raccourcie au point qu’il n’est plus possible d’en ôter des parties sans modifier le sens41. Selon le rhéteur, Tite-Live n’a pas voulu reconnaître cette vertu du style sallustéen :

T. autem Liuius tam iniquus Sallustio fuit, ut hanc ipsam sententiam et tamquam translatam et tamquam corruptam dum transfertur obiiceret Sallustio. Nec hoc amore Thucydidis facit, ut illum praeferat, sed laudat quem non timet et facilius putat posse a se Sallustium uinci, si ante a Thucydide uincitur42.

23Il n’est pas précisé si cette critique de Tite-Live contre Salluste est contenue dans l’Ab Vrbe Condita ; M. Paschalis a sans doute raison de conclure que des remarques de ce type paraissent plus appropriées pour la lettre que l’historien avait adressée à son fils et dans laquelle il recommande Cicéron et Démosthène comme modèles d’orateurs43. Quoi qu’il en soit, ce passage témoigne clairement d’une prise de position défavorable de Tite-Live envers au moins le style de Salluste, que plusieurs chercheurs n’ont pas manqué de remarquer44, et qui semble être corroborée par d’autres témoignages notamment chez Quintilien qui juxtapose explicitement les choix stylistiques de Tite-Live avec ceux de son devancier45, sans évoquer nécessairement une hostilité entre les deux hommes. L’orateur déclare qu’il conseillerait aux enfants la lecture de Tite-Live, distingué par son style limpide et ouvert, plutôt que celle de Salluste, bien que ce dernier soit un historien plus important46. Plus loin, Quintilien souligne que ni la breuitas de Salluste, ni “l’abondance agréable” (lactea ubertas) de Tite-Live ne sont aptes à être utilisées par l’orateur visant à convaincre le juge (Inst., 10.1.32). La juxtaposition des styles de deux auteurs devient encore plus nette dans le passage suivant :

101. At non historia cesserit Graecis. Nec opponere Thucydidi Sallustium uerear, neque indignetur sibi Herodotus aequari Titum Liuium, cum in narrando mirae iucunditatis clarissimique candoris, tum in contionibus supra quam enarrari potest eloquentem ; ita quae dicuntur omnia, cum rebus, tum personis accommodata sunt ; adfectus quidem, praecipueque eos qui sunt dulciores, ut parcissime dicam, nemo historicorum commendauit magis. 102. Ideoque immortalem illam Sallustii uelocitatem diuersis uirtutibus consecutus est. Nam mihi egregie dixisse uidetur Seruilius Nonianus, pares eos magis quam similes47.

24Salluste est donc considéré comme l’héritier de Thucydide, sans doute pour sa breuitas et son obscuritas, alors qu’au contraire Tite-Live s’inscrit dans la tradition d’Hérodote, à cause de la netteté et la douceur de son style. Par ailleurs, le Padouan semble avoir eu comme modèle le style de Cicéron, puisqu’il recommande la lecture de cet orateur48. La conclusion de Quintilien dans le passage cité montre que ses remarques reposent sur une tradition bien établie qui admet l’aemulatio entre les deux historiens romains comme une réalité incontestable. Ainsi l’orateur note que Tite-Live égala (consecutus est) la rapidité (uelocitas) de Salluste par des qualités opposées (diuersis uirtutibus). Velleius Paterculus signale aussi que Tite-Live égala Salluste, mais sans donner plus de précisions49. À cette impression d’aemulatio concourt également le jugement de valeur énoncé par l’historien Servilius Nonianus : Salluste et Tite-Live sont plutôt égaux que semblables.

25Tous ces passages trahissent a priori une prise de position au moins différente de la part de Tite-Live à l’égard du style de son devancier. Selon M. Paschalis, Tite-Live considérait, en effet, que la breuitas et l’obscuritas n’étaient pas appropriées pour la rhétorique, mais cette restriction ne valait pas aussi pour l’histoire. Cicéron, Quintilien et Pline le Jeune mettent d’ailleurs en opposition les styles qu’on doit adopter dans l’écriture de l’histoire et dans l’art oratoire50. Or, à notre connaissance, aucun passage n’indique que Tite-Live lui-même professe cette distinction. Sans pouvoir entrevoir nécessairement une hostilité farouche de Tite-Live envers Salluste, nous ne pouvons pas pour autant nier que tous ces commentateurs des œuvres des deux historiens dans l’Antiquité font ressortir une émulation stylistique entre les deux hommes, qu’elle soit ou non explicitement évoquée par Tite-Live51.

26Ce rapport complexe entre les deux historiens sur le plan stylistique légitime une interrogation sur la position livienne à l’égard des théories historico-philosophiques de Salluste. Est-ce que l’appartenance à des courants stylistiques différents débouche sur une interprétation différente de l’histoire et plus précisément de la décadence de la res publica ? Il s’agit d’une étude qui n’a pas été encore entreprise de façon systématique. E. Skard compare plusieurs passages des deux auteurs, qui lui paraissent d’inspiration commune. Or, il n’utilise pas ces rapprochements pour suggérer l’influence stylistique de Salluste sur Tite-Live, mais pour supposer l’existence d’une tradition historiographique antérieure aux deux historiens, aujourd’hui perdue, d’où les deux auteurs puisent leur inspiration. Cette tradition commune est également la source des deux historiens pour leurs considérations différentes sur le fond, mais similaires du point de vue stylistique, concernant la décadence de la res publica. En faisant remonter tous ces passages d’inspiration commune à une tradition antérieure, E. Skard n’explore pas de fait le rapport stylistique et idéologique entre les deux historiens52.

27En revanche, plusieurs autres études que nous allons évoquer au cours de notre analyse, signalent les correspondances verbales entre la préface de Tite-Live et les œuvres de Salluste, sans manquer de s’interroger aussi sur les conséquences que ces similitudes entraînent sur le plan philosophique et idéologique. La thèse de M. Paschalis53 est la plus systématique à ce propos. Ce travail a le grand mérite d’avoir mis en évidence la réflexion constante de TiteLive sur les idées de Salluste, lesquelles concernent aussi la décadence de la res publica, même si nous serons amenés à nuancer, voire à nous opposer aux conclusions de M. Paschalis qui tend à affirmer l’adhésion de Tite-Live aux opinions de son devancier. Cependant, tous ces travaux se focalisent seulement sur l’intertexte sallustéen dans la préface de Tite-Live, et ne représentent guère une comparaison globale de la conception historico-philosophique des deux historiens. B. Mineo54 qui compare la philosophie de l’histoire chez Salluste et Tite-Live, ne fait qu’évoquer brièvement certaines visions philosophiques différentes entre les deux historiens, et montre de fait la nécessité et l’intérêt d’une étude plus systématique sur la question. Il en va de même pour le travail d’A. Feldherr qui étudie la fonction des intertextes sallustéens dans la préface livienne et dans la fin du livre XXX, en suggérant qu’ils dévoilent une interprétation différente de l’histoire55. Pour sa part, D. S. Levene se contente de conclure que malgré les approches stylistiques et historiographiques différentes adoptées par les deux auteurs, ils partagent une même vision de l’histoire romaine dans des termes de décadence56.

28Nous nous proposons donc de combler une lacune de la recherche, en examinant sous un angle comparatif, de façon détaillée et systématique, la présentation et la conception de la décadence de la res publica chez les deux historiens. Nous ne nous bornerons pas à la préface, pour dégager la position livienne par rapport à l’interprétation de son devancier, mais nous essaierons de voir comment cette position se concrétise dans le récit. En effet, à travers cet examen, nous verrons non seulement qu’il est légitime d’entreprendre une étude comparative entre les deux historiens sur cet aspect, mais aussi que le rapport est si étroit qu’il est impossible d’appréhender au fond le schéma de Salluste sans voir son évolution chez Tite-Live ; inversement, puisque, comme nous le montrerons, le Padouan conçoit sa propre vision de la décadence, en réfléchissant à celle de Salluste, l’étude approfondie des théories de Salluste est nécessaire avant d’entreprendre un examen semblable chez Tite-Live.

29Ce travail vise donc à contribuer à la recherche sur la question très débattue de la décadence de Rome : la conception historique et philosophique de la décadence de la res publica chez des auteurs qui sont censés l’avoir vécue, sera pour la première fois l’objet d’une étude approfondie. Le choix précisément de Salluste et de Tite-Live, ainsi que la légitimité, voire la nécessité d’une étude comparative entre les deux historiens, pour appréhender cette réflexion sur la décadence, ont déjà été éclaircis. Il reste à préciser ce que cette étude ajoutera à la recherche actuelle sur Salluste et Tite-Live, avant d’exposer la méthode et le plan de travail. La littérature sur les deux auteurs étant vaste57, il convient de se concentrer sur la façon dont la critique a analysé un aspect directement lié à la question de la décadence : la réflexion historico-philosophique des deux auteurs.

La critique littéraire face à la réflexion historico-philosophique de Salluste et Tite-Live

30Le grand intérêt de Salluste pour la question de la décadence de la res publica est un constat commun parmi les chercheurs, même pour ceux qui se penchent sur l’étude des aspects autres que la vision historico-philosophique de l’auteur. Tous reconnaissent que la réflexion sur la décadence parcourt ses traités historiques, si bien qu’un récapitulatif des remarques des chercheurs qui affirment l’existence d’une telle théorie chez Salluste nous amènerait de fait à renvoyer à toute la bibliographie sur l’auteur. Toutefois, au-delà de ces observations générales, accompagnées parfois par la citation des passages sallustéens qui véhiculent cette appréhension de la décadence58, les études qui ne se contentent pas d’y voir des topoi moralisateurs et s’attachent à analyser précisément les aspects divers de cette théorie de la décadence sont relativement peu nombreuses. Tous les travaux qui s’inscrivent dans cette perspective d’analyse appartiennent à une tradition commune d’interprétation de Salluste comme un penseur de l’histoire, un écrivain qui expose dans son œuvre une philosophie de l’histoire. Il s’agit d’un courant qui fut initié par des critiques germanophones au début du xxe siècle en réaction à la lecture alors dominante des œuvres de Salluste, notamment du Catilina, comme un pamphlet politique en soutien à César : Salluste aurait écrit le Catilina pour disculper César des rumeurs selon lesquelles il aurait été favorable à la conjuration59. À cette thèse de Salluste – Tendenzschriftsteller, des travaux qui analysent au contraire Salluste comme un Geschichtsdenker se multiplient dans le monde germanophone.

31La thèse de G. Schörner en 1934 et l’article de K. Vretska en 193760 sont emblématiques de cette nouvelle orientation de la recherche. La décadence morale (Sittenverfall) est le sujet du traité de G. Schörner qui montre que les monographies de Salluste ne doivent pas être interprétées comme un pamphlet politique de César, puisque l’intérêt principal de l’historien est de faire apparaître l’importance de la dégradation morale, ainsi que ses conséquences sur le plan intérieur et extérieur. Par la suite, l’article de K. Vretska constitue la première étude qui se fixe comme dessein d’analyser la vision philosophique de l’histoire chez Salluste. À travers un examen détaillé de l’ensemble des œuvres de l’historien, K. Vretska essaie de renverser la théorie d’une accentuation progressive de son pessimisme, qui avait été soutenue par des commentateurs des préfaces sallustéennes. K. Vretska initie une nouvelle tendance dans l’interprétation de Salluste dans les pays germanophones. W. Steidle, A. Klinz, C. Neumeister, B. Latta et H. Wolff61 envisagent aussi Salluste comme un penseur de l’histoire (Geschichtsdenker), dont ils essaient de dégager la vision historique (Geschichtsbild). De même, K. Büchner et S. Schmal62 consacrent une partie de leur monographie sur Salluste au même sujet.

32L’analyse de Salluste en tant que penseur de l’histoire a eu moins de succès dans le reste de l’Europe. D. C. Earl63 se penche sur la pensée politique de Salluste, mais son investigation sur ce sujet le porte à étudier la façon dont l’historien interprète la crise morale de son époque conformément à sa doctrine moraliste et aristocratique de la uirtus. Tout en s’intéressant à ces réflexions de l’historien, le commentateur anglais conclut toutefois que “Sallust emerges as neither a detached philosopher nor a mere political pamphleteer”64. Par la suite, tout au long de sa monographie sur Salluste, A. La Penna est amené à s’interroger sur des questions liées à l’interprétation sallustéenne de la décadence, mais le chercheur subordonne l’analyse de ces sujets au dessein principal de son traité, qui est de dégager la position politique de Salluste face à la “révolution” romaine65. La même chose peut être affirmée pour l’étude d’E. Tiffou sur la pensée morale de Salluste : le critique se focalise sur les préfaces de Salluste, même s’il ne manque pas de s’interroger aussi sur les leçons que les considérations des prologues peuvent nous fournir pour comprendre la vision sallustéenne de l’histoire66.

33Par ailleurs, la tendance à interpréter Salluste comme un Geschichtsdenker se reflète dans les nombreux travaux qui portent précisément sur les facteurs de causalité historique dans les œuvres de l’auteur. La place du metus hostilis67 et de la fortuna68 dans la conception historico-philosophique de l’historien a été examinée par plusieurs chercheurs. D’autres se concentrent sur des questions précises liées au schéma sallustéen de la décadence, comme la signification de 146 a.C. comme début de la décadence69 ou la fameuse contradiction entre Cat., 10.3 et 11.1 sur l’ordre d’apparition de l’auaritia et de l’ambitio après 14670.

34L’étude présente s’inscrit donc dans cette tradition qui tend à analyser Salluste comme un penseur de l’histoire. Force est de constater que la théorie philosophique de l’histoire chez Salluste a été étudiée à maintes reprises. Ainsi, dans tous ces travaux, on peut retrouver des analyses qui portent sur divers aspects de la vision sallustéenne de la décadence et de son évolution dans les œuvres de l’historien. Les chercheurs ont essayé de faire ressortir les étapes historiques de ce phénomène, ses causes ou même les prévisions de l’historien pour l’avenir de la res publica. Cependant, même les travaux qui prétendent à un examen global de la vision de l’histoire (Geschichtsbild) chez Salluste finissent par analyser seulement certains aspects de la théorie de la décadence.

35À l’inverse, les critiques allemands qui se sont proposés jusqu’à présent d’étudier précisément la “décadence” chez Salluste, insistent très peu sur l’interprétation philosophique du phénomène. G. Schörner ne fait que décrire le schéma historique de la décadence chez Salluste, en mettant l’accent sur ce qu’il nous révèle à propos de la position politique neutre de l’historien, sans chercher à dégager sa pensée historico-philosophique. En outre, bien que la Dekadenz figure dans le titre de l’article d’E. Koestermann, ce dernier constitue une présentation générale du thème chez Salluste, plutôt qu’une analyse systématique de la question71. Dans son étude récente, B. Biesinger porte son attention sur “le discours sur la décadence” (Dekadenzdiskurs), entre autres, chez Salluste. Le chercheur tend à dénier à l’historien l’intention d’expliquer précisément les étapes et les causes de la décadence ; il insiste sur la façon dont l’historien utilise le thème de la décadence pour s’adresser aux lecteurs du même rang politique et social que lui et leur montrer qu’à cause de la fatalité de la décadence, la participation à la vie politique n’est plus utile pour la cité72.

36Il manque donc une étude globale sur la présentation historique et l’interprétation philosophique de la décadence chez Salluste. Pour combler cette lacune, il convient de suivre une méthode inverse par rapport aux autres chercheurs qui ont analysé Salluste comme un penseur de l’histoire : c’est en s’efforçant de préciser la conception sallustéenne de la décadence qu’il sera possible de découvrir la pensée historico-philosophique de Salluste et non pas l’inverse. Certaines théories de ces auteurs sur les étapes historiques précises de la décadence chez Salluste, ses causes, et la position de Salluste pour l’évolution du phénomène à l’avenir seront aussi nuancées ou même renversées.

37En ce qui concerne Tite-Live, les chercheurs furent moins enclins à lui reconnaître une réflexion historico-philosophique. En étudiant la “philosophie de l’histoire dans Tite-Live”, H. Taine remarque que “Tite-Live […] n’a pas laissé cet immense journal de sept cent années sans un lien commun. Son abrégé de l’histoire est que les mœurs, d’abord pures, se sont corrompues”73. Or, tout en admettant une réflexion sur les causes de la décadence, l’auteur croit que Tite-Live “se trouve historien parce qu’il est moraliste” et ce qui manque à la philosophie de son histoire est l’esprit philosophique : “Il a vu les causes, mais par rencontre, et en allant ailleurs”, son histoire étant caractérisée par l’esprit oratoire74.

38La conviction selon laquelle il manque chez Tite-Live une philosophie de l’histoire est souvent répétée durant le xxe siècle : Tite-Live est d’abord un orateur, un artiste et beaucoup moins un penseur de l’histoire75. Cette prise de position a été contestée à maintes reprises par plusieurs chercheurs qui affirment que, même si Tite-Live n’est pas nécessairement un philosophe, il ne faut pas lui refuser une philosophie de l’histoire76. L’article de G. Curcio est emblématique à ce titre : le commentateur souligne qu’il ne faut pas considérer Tite-Live comme un historien moraliste qui raconte l’histoire comme un orateur. L’historien analyse la nature, les causes et le résultat des grands faits selon des critères philosophiques ; sa réflexion constante sur la causalité historique est aussi caractérisée par son souci de modifier les théories de ses devanciers, surtout Salluste77. Dans la même perspective, A. W. Allen conclut que certaines interprétations de Tite-Live ne sont pas des déformations ou des erreurs, comme on a eu tendance à le croire, mais font partie du travail de l’historien qui attache un sens aux événements qu’il retrace. Tite-Live est moraliste, mais dans le sens où il croit que l’excellence morale est un facteur qui rentre dans la causalité historique78.

39En voulant affirmer l’existence d’une philosophie de l’histoire chez Tite-Live, certains auteurs ont aussi mis l’accent sur la présence d’une philosophie politique qui parcourt l’œuvre de l’historien, et qui, selon ces chercheurs, insère Tite-Live dans la même lignée que les philosophes politiques grecs et romains. Ces commentateurs mettent en valeur les réflexions liviennes sur les lois, les mores et le rôle des grands hommes et du peuple dans une cité. Le chapitre que consacre P. Zancan à Tite-Live “filosofo della storia”, ainsi que les études récentes de D. Hammer et d’A. Vasaly sur la philosophie politique de Tite-Live79 sont les plus caractéristiques de cette tendance de la recherche.

40Certains critiques ont attaché la réflexion politico-philosophique de Tite-Live à l’élaboration d’un schéma historique et d’une interprétation philosophique du progrès et de la dégradation de la res publica. Ces chercheurs s’efforcent donc de faire ressortir la conception de l’histoire chez Tite-Live en se focalisant sur les étapes du progrès et de la décadence, ses causes et la position de l’historien par rapport à l’avenir de Rome. En s’appuyant sur l’approche de G. Curcio, I. Kajanto80 a lancé de fait ce courant de la recherche, en se penchant surtout sur la préface livienne. Il a été suivi par T. J. Luce et E. Burck, qui essaient de faire apparaître les étapes précises et les symptômes de la déchéance de la res publica dans les derniers livres conservés de Tite-Live81. En revanche, l’attention de G. B. Miles est portée sur le livre V, dans lequel, selon le critique, Tite-Live décrit un processus de décadence de Rome après la prise de Véies. Ce processus se rapproche par ses symptômes et ses causes de la décadence contemporaine, conformément à un schéma cyclique82. En développant cette idée d’une conception cyclique de l’histoire, B. Mineo est le premier et le seul à avoir proposé une reconstruction complète du schéma historique de Tite-Live. Selon le chercheur, le Padouan a une vision cyclique et donc plus ou moins déterministe de l’histoire de Rome qui a déjà complété deux cycles historiques de 360 ans, chacun avec une phase ascendante et une phase descendante. Le deuxième cycle est arrivé à son terme en 27 a.C. ; il revient maintenant à Auguste d’initier la phase ascendante d’un nouveau cycle83.

41Dans toutes ces études, la question de la causalité historique ne tient qu’une place secondaire dans l’analyse des étapes historiques de la décadence. Or, pour pouvoir comprendre la présentation et l’interprétation de la décadence chez Tite-Live, il est à notre sens important d’explorer de façon approfondie les facteurs qui façonnent l’histoire selon l’auteur. Mis à part les nombreux travaux sur les facteurs divins et leur rôle dans l’histoire de Rome, que nous allons présenter dans notre chapitre consacré à ce sujet, M. Ducos84 inaugure aussi une discussion sur la conception de la nature humaine chez le Padouan. Enfin, R. Frank et A. La Penna se sont intéressés à la place du metus hostilis dans l’AVC85.

42Sans attacher la conception livienne de la décadence à la réflexion historico-philosophique de l’auteur, B. Biesinger a étudié récemment “le discours sur la décadence” (Dekadenzdiskurs) dans l’AVC. Toutefois, loin d’examiner la présentation et l’interprétation livienne de la décadence, le chercheur va au contraire jusqu’à nier à l’historien une théorie systématique de la décadence. Dans ce cadre, il signale une “incohérence” entre le rôle central du thème de la décadence dans le prologue et le récit où la dégradation morale n’apparaît que comme une possibilité de l’histoire dans certains épisodes. Cette “incohérence” est attribuée à la nature annalistique de l’œuvre, qui se laisse difficilement réduire à des schémas a priori inflexibles et inchangeables. C’est aussi pourquoi Tite-Live reste imprécis quant aux étapes chronologiques précises de la décadence dans la préface86.

43L’étude présente vise au contraire à contribuer à la lecture de Tite-Live comme un penseur de l’histoire (Geschichtsdenker), qui expose dans son œuvre une philosophie concrète sur l’histoire de la Ville. Comme c’est le cas pour Salluste, la méthode inverse par rapport aux chercheurs jusqu’à présent sera adoptée : la philosophie livienne de l’histoire ne sera pas examinée directement, mais en définissant comme sujet de l’enquête la décadence de la res publica. Le but sera de dégager de façon systématique et complète la présentation historique et l’interprétation philosophique de la décadence morale et politique chez Tite-Live. Dans ce dessein, il sera nécessaire de s’interroger sur les étapes historiques de ce phénomène, ses causes profondes et son évolution future selon les prévisions de l’historien. Cet examen global permettra d’aboutir aussi à des conclusions générales sur la philosophie livienne de l’histoire.

Plan et méthodologie de l’étude

44Le corpus de ce travail doit être déterminé au préalable. En ce qui concerne Salluste, les œuvres incontestablement authentiques (Catilina, Jugurtha, Histoires) sont celles qui seront surtout prises en considération. À cause de son caractère polémique, l’Invective de Pseudo-Salluste contre Cicéron n’offre aucun élément réellement utile à la conception sallustéenne de la décadence. Donc, la question de son authenticité, à juste titre très contestée, ne nous concerne pas. L’authenticité des deux Lettres à César, censées être écrites l’Epistula II vers 50 et l’Epistula I vers 46 a.C., est aussi particulièrement débattue87. La grande majorité des études plus récentes sur Salluste préfère ne pas en tenir compte, en consentant tacitement à la thèse de l’inauthenticité. Pour notre part, sans vouloir entrer dans les détails de cette discussion trop longue, nous sommes plus convaincu par la démonstration de ceux qui considèrent ces écrits comme l’œuvre d’un imitateur de Salluste dans une école rhétorique de l’époque impériale, peut-être de l’époque des Antonins. Ces textes ne seront donc pris en compte que dans la mesure où certains passages reprennent, voire éclairent, la vision sallustéenne de la décadence dans les trois œuvres historiques.

45Quant à Tite-Live, en dehors des 35 livres conservés, il est indispensable de tenir compte des Periochae et des fragments des 107 livres perdus, car ils représentent la seule source d’informations pour la présentation et l’interprétation de la décadence de la res publica entre 168 a.C. et le principat d’Auguste, qui correspond à une période cruciale dans la poursuite du phénomène. Les précautions de méthode qu’exige l’utilisation de ces textes seront précisément exposées avant d’entreprendre leur analyse détaillée.

46Il convient maintenant d’expliquer comment l’étude sur la présentation historique et l’interprétation philosophique de la décadence de la res publica chez les deux historiens nous poussera à élaborer une problématique portant sur divers aspects qui y sont liés. En partant d’une démarche comparative, imposée non seulement par la tradition de confrontation des deux historiens, mais aussi par la réappropriation constante des conceptions sallustéennes de la part de Tite-Live, nous essaierons de répondre tout au long de notre enquête à la question suivante : dans quelle mesure Tite-Live conçoit sa propre théorie de la décadence en réfléchissant à celle de Salluste ? Cette théorie repose d’un côté sur la formation de la part des deux auteurs d’une représentation historique et littéraire de la décadence, et de l’autre, sur la promotion d’une interprétation philosophique du phénomène. Il faudra se focaliser d’abord sur la présentation historique et philologique de la décadence, qui contient les germes de l’interprétation de ce processus : en effet, certains éléments propres au schéma historique et à la représentation métaphorique de la décadence chez les deux auteurs permettront de formuler des hypothèses sur les causes et l’évolution future du phénomène. On disposera de cette façon d’une base solide pour procéder ensuite à l’examen proprement dit de l’interprétation philosophique profonde de la décadence.

47La première partie doit donc être consacrée à la représentation historique et métaphorique de la décadence. Puisque le concept de la décadence de la res publica n’est pas uniquement propre aux deux historiens, il sera nécessaire en premier lieu de porter notre attention sur le contexte littéraire et historique dans lequel se situe cette réflexion. Pour faire apparaître la place de la théorie de la décadence formulée par les deux auteurs dans la pensée antique sur l’évolution des États, il conviendra de présenter un panorama historique des idées énoncées sur le même thème dans la littérature grecque et latine avant Salluste, en insistant davantage sur les auteurs de la fin de la République. De cette façon, nous serons en mesure de mieux préciser en quoi exactement la théorie de la décadence chez les deux historiens est originale par rapport à ce qui a précédé, et d’expliquer ainsi ce qui nous a dicté le choix de Salluste et de Tite-Live, comme cas d’étude pour comprendre la vision de la décadence à la fin de la République. En effet, on verra que les deux historiens sont les premiers auteurs, du moins conservés, à avoir fait de leur récit l’histoire du progrès et du déclin d’une cité.

48Toutefois, il est impossible d’appréhender la réflexion sur la décadence sans s’interroger sur la façon dont on définissait ce phénomène. Une question préalable qui doit être posée avant de se focaliser sur sa présentation historique chez les deux historiens est celle du vocabulaire employé afin de désigner la notion même de décadence. On pourra ainsi savoir si les deux auteurs avaient à leur disposition une base lexicale solide pour décrire la décadence de la res publica. À travers une brève étude du vocabulaire utilisé à la fin de la République pour faire allusion au phénomène, nous constaterons que l’absence d’une histoire du déclin se reflète dans le manque d’un substantif désignant précisément la “décadence” en latin. Il sera alors possible de passer à l’objet principal de cette enquête, c’est-à-dire à l’étude de la présentation historique et littéraire de cette évolution dans les textes des deux historiens.

49Plus précisément, pour explorer à fond le schéma de Salluste et de Tite-Live, il conviendra d’examiner par quels moyens rhétoriques, narratifs ou critiques, les deux auteurs, même s’ils n’inventent pas non plus le terme “décadence”, esquissent dans leurs œuvres un schéma historique précis qui comporte une théorie approfondie sur les étapes de la décadence. De façon conforme à notre démarche comparative, cette enquête doit être d’abord menée sur Salluste et ensuite sur Tite-Live, pour pouvoir examiner la position du Padouan par rapport à la présentation historique de la décadence chez son devancier. Après avoir étudié de près la préface de Tite-Live, la partie programmatique par excellence de l’œuvre, pour voir si une réponse à Salluste s’y lit déjà en filigrane, nous devrons examiner période par période le schéma historique de Tite-Live dans son récit88. Ainsi pourrons-nous répondre à notre question principale : la description historique de la décadence chez le Padouan est-elle conçue en réponse à celle proposée par Salluste ?

50Conformément à notre hypothèse de départ, il conviendra d’explorer d’abord ce que la présentation de la décadence peut nous révéler à propos de l’interprétation du phénomène. L’élaboration d’un schéma historique de la décadence ne peut que reposer sur une conception plus générale du temps historique, d’autant plus que la réflexion sur le sens cyclique ou linéaire du temps est centrale dans les débats philosophiques et politiques de l’époque. Il faudra donc voir si le schéma historique des deux auteurs trahit une vision déterministe du temps, linéaire ou cyclique, conformément à laquelle la décadence serait une évolution inéluctable, et dans quelle mesure la position de deux historiens à ce propos est similaire ou différente. En outre, la réflexion sur le temps historique de Rome débouche chez Salluste et Tite-Live sur une conception organiciste de la cité comme un corps qui naît, grandit, mûrit et peut-être meurt, et dont la santé est menacée par la dégradation, assimilée à une maladie. Il conviendra d’explorer si cette conception biologique peut nous fournir des conclusions préliminaires sur les causes et l’évolution de la maladie de la décadence, et si elle nous permet d’y entrevoir une prise de position de Tite-Live envers les conceptions de Salluste. En partant de ces conclusions préliminaires et de la représentation médicale de la décrépitude, on sera en mesure d’étudier d’abord les causes de la maladie de la décadence et ensuite les possibilités de guérison selon les deux auteurs. À travers l’examen de ces deux aspects on pourra saisir de façon globale l’interprétation de la décadence chez Salluste et Tite-Live.

51Ainsi, dans la deuxième partie, les questions à poser doivent être les suivantes : Qui est responsable de la décadence ? L’homme ou des facteurs qui ne dépendent pas de lui ? Quelle est la position livienne envers les conceptions de Salluste sur cette question ? Il est opportun d’appréhender d’abord la position des deux historiens à l’égard des facteurs qui semblent, au moins à première vue, plus indépendants de la volonté de l’homme pour passer progressivement à ceux qui paraissent plus étroitement associés à l’homme. De cette façon l’investigation sera divisée en trois parties : il faudra explorer d’abord le rôle des facteurs “divins” (la fortuna, le fatum, les dieux) dans l’histoire et plus précisément dans la décadence de la res publica ; notre attention se portera ensuite sur l’étude d’un facteur historico-psychologique, à savoir le metus hostilis, dont la disparition est invoquée clairement par Salluste comme une cause de la décadence et qui est associé par Tite-Live à certaines discordes dans la première décade ; enfin, il conviendra d’examiner dans quelle mesure l’homme par sa nature était ou non capable de porter résistance à la décadence de la res publica, ou si au contraire la nature humaine a rendu cette évolution inévitable. Cette étude des causes de la décadence nous permettra donc d’explorer aussi à fond la conception de la causalité historique et donc la philosophie de l’histoire chez les deux historiens. La comparaison entre les deux historiens se fera sur chacun des chapitres, de façon à suivre progressivement comment et dans quelle mesure Tite-Live conçoit son propre schéma de causalité historique, en réfléchissant non seulement sur le progrès et la décadence de la res publica, mais aussi sur les conceptions de Salluste concernant ces sujets.

52Enfin, cette étude doit être complétée par une troisième partie qui sera consacrée à l’autre aspect de l’interprétation de la décadence, c’est-à-dire aux perspectives de guérison de la res publica à l’avenir. Pour répondre à la question de savoir s’il existe selon les deux historiens des remèdes à la décadence, il nous paraît pertinent de suivre un raisonnement par l’absurde : pour pouvoir affirmer que Salluste ou Tite-Live espèrent qu’il est encore possible de mettre un frein à l’abaissement, il faudra déterminer la source de cet espoir. Une piste à explorer sera logiquement celle de la position politique de deux historiens : est-ce que les deux auteurs espèrent que les hommes alors au pouvoir soient capables d’opérer un changement ? L’autre piste est plus théorique et touche à l’utilité de l’œuvre historique pour la cité. On devra étudier dans quelle mesure se laisse entrevoir dans les préfaces et les récits des deux historiens la conviction commune parmi les historiens que leur œuvre puisse contribuer à l’effort pour effectuer un renouveau à travers les exempla qu’elle contient. Puisqu’il est utile d’avoir d’abord une vision globale de la position sallustéenne sur l’avenir de Rome, avant d’examiner l’attitude de Tite-Live à son égard, il sera nécessaire de se pencher d’abord sur la discussion des deux questions chez Salluste, pour passer ensuite à Tite-Live. Après avoir exploré dans quelle mesure la préface livienne, chargée d’allusions à l’actualité politique et au rôle de l’œuvre historique, révèle l’opinion du Padouan par rapport à la vision sallustéenne de l’avenir, nous observerons si cette attitude se concrétise dans la narration en nous intéressant aussi à la fonction de l’exemplarité et à la position politique de Tite-Live.

53Au terme de cette enquête, on espère obtenir une connaissance approfondie et globale sur la présentation et l’interprétation de la décadence de la res publica par deux auteurs qui ont vécu les bouleversements politiques du ier s. a.C. De cette façon, on pourra non seulement saisir la perspective contemporaine sur ces évolutions qui ont été analysées par des penseurs modernes dans des termes de décadence, mais on pourra aussi contribuer à préciser le rapport idéologique exact entre Salluste et Tite-Live.

Notes de bas de page

1 La traduction est celle proposée dans l’édition Machiavelli 2004, 251.

2 Le lecteur peut se reporter pour une étude plus systématique de l’histoire de ce terme à Chaunu 1981, 67-85 ; Freund 1984, 7-9 ; Frétigné & Jankowiak, éd. 2008, 3-8.

3 Voir Grand Robert, s.u. décadence.

4 Littré, s.u. décadence 1.

5 Ainsi Le Glay 1990, 12.

6 Voir OLD, s.u. declino 4.

7 Littré, s.u. décadence S. 1. Cf. Morley 2004, 574-577, qui considère quant à lui les termes anglais “decline” et “decadence” comme quasiment synonymes.

8 Voir Frétigné & Jankowiak, éd. 2008, 9-18.

9 Cic., Rep., 1.25.39 : “Donc, reprit l’Africain, la république, c’est la chose du peuple ; mais un peuple n’est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n’importe comment ; c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêts”. Trad. E. Bréguet (CUF 1980). Sur cette définition, voir Stark [1937] 1967, 42-43 ; Zarecki 2014, 6-7 ; Hodgson 2017, 7-9 ; Moatti 2018, 187-198.

10 Stark [1937] 1967, 42-110 (not. p. 89-97) montre, à partir de cette définition, que le sens de la res publica évolue pour désigner aussi la constitution républicaine, qui implique la participation du peuple. Cf. Meier 1966, 12, qui souligne que la res publica ne signifie pas chez Cicéron la constitution républicaine, mais l’État dans le sens d’organisation politique de la communauté. Moatti 2018, 25-64, souligne la plasticité du terme qui prend divers sens suivant le contexte idéologique dans lesquel il est énoncé. Voir aussi sur la définition de la res publica, Drexler 1957 et id. 1958 (ibid., 31-37 repris dans : Oppermann, éd. 1967, 111-119) ; Hodgson 2017, 1-20.

11 Freund 1984, 24.

12 Voir LSJ A 2 & III 1-2.

13 Golden 2013, 4-6.

14 Biesinger 2016, 18-21, justifie aussi l’utilisation du terme Dekadenz, en soulignant que le discours sur la décadence était une réalité (diskursive Realität) dans la littérature antique.

15 Chaunu 1981, 67-85.

16 Marrou 1976, 13, et 1977, 120.

17 Freund 1984, 6-11.

18 Bracher 1987, 19-31. Werner 1939, et Widmer 1983, consacrent leurs monographies à la théorie de la décadence pendant l’Antiquité. Freund 1984, 27-104, examine les expressions de cette réflexion sur la décadence depuis l’Antiquité jusqu’au xviiie siècle. Voir enfin Koselleck & Widmer, éd. 1980, qui contient plusieurs articles qui analysent la théorie de la décadence chez divers auteurs depuis l’Antiquité jusqu’à l’âge moderne.

19 Le sujet est trop vaste pour être exploré même brièvement dans le cadre de cette introduction. Le lecteur peut se reporter aux synthèses suivantes sur la théorie générale de la décadence à partir du xviiie siècle : Freund 1984, 105-353 ; Herman 1997 ; Frétigné & Jankowiak, éd. 2008.

20 Voir à ce propos Koselleck & Widmer, éd. 1980, 28-29. Voir aussi infra, p. 607.

21 Voir Freund 1984, 200-318, pour une synthèse sur la théorie de la décadence pendant le xxe siècle. Voir aussi Chaunu 1981, 289-350, et Demandt 1985.

22 Voir Rehm 1930 et Demandt 1984, pour une synthèse des diverses opinions émises à travers les siècles pour la décadence de Rome. Voir aussi Freund 1984, 105-131, qui se focalise sur la période postérieure au xviiie siècle.

23 La critique de Marrou 1977 est la plus complète.

24 Voir ex. Macmullen 1988. Sur le succès de la théorie de Gibbon, voir Le Glay 1990, 8 sq., Fuhrer 2014, 19-23.

25 Dans son traité Études de mœurs et de critique sur les poètes latins de la décadence, paru en 1834, D. Nisard ne se conforme ni à la conception de Montesquieu, ni à celle d’E. Gibbon, en considérant que la décadence de la poésie latine commence à se percevoir chez Phèdre qui écrit sous Tibère. Or, la théorie de Nisard est un cas particulier, puisqu’elle ne s’applique pas dans le domaine politique, mais dans le domaine de la poésie latine.

26 Ferrero [1902-1907], 1904-1908.

27 Le Glay 1990, 16-17.

28 Le Glay 2005.

29 Christ 1979 et Bringmann 2003. Cf. Morstein-Marx & Rosenstein 2007, qui proposent une synthèse de diverses théories énoncées par des historiens modernes pour expliquer la chute de la constitution républicaine.

30 Engels 2013. Voir aussi l’édition allemande plus développée : Engels 2014.

31 Le Glay 1990, 179-184, récapitule aussi dans le même dessein des opinions émises sur la crise de la République par des auteurs de la période, surtout Cicéron.

32 Le Glay 1990, 179, renonce à appliquer la notion de décadence pour décrire cette évolution : “Peut-on parler de décadence ? Oui à certains égards […] du moins par rapport à ce que d’aucuns considéraient comme l’idéal républicain de la libertas, exprimé par certaines institutions du passé. Non, si l’on insiste surtout sur certains acquis culturels et même politiques et sociaux. Plutôt que de décadence, terme vague, trop flou et globalisant, on parlera donc de crise de la République et même, si l’on veut, de crise de civilisation. En fait, il s’agit du passage d’un monde à un autre, d’un ordre ancien à un ordre nouveau”. Voir dans ce sens ibid., 360-385 (not. p. 382-383).

33 Novara 1982-1983.

34 Freund 1984, 27-57. Voir aussi Herman 1997, 13-17.

35 Fuhrer 2014, 24-33 (not. p. 24-26) ; ead. 2015, 189-196 (not. p. 192-193).

36 De Romilly 1977. Voir aussi Werner 1939, 9-92, et Widmer 1983, 45-132, pour une analyse de la réflexion sur la décadence dans la pensée grecque.

37 Walbank [1980] 2002, 193-211. Voir aussi Werner 1939, 72-92, et Widmer 1983, 92-132, sur l’idée de la décadence chez Polybe.

38 Knoche 1938 montre que les réflexions philosophiques des historiens sur la dégradation morale sont étroitement liées à la réalité historique. Lintott 1972 ne fait que remettre en question l’idée partagée par plusieurs auteurs romains de la fin de la République, selon laquelle l’expansion de l’Empire a conduit à la décadence morale, en montrant qu’elle est due à la propagande de l’époque des Gracques et qu’elle ne correspond pas à la réalité historique. De même, K. Bringmann 1977 se focalise sur l’idée que l’extension de la domination romaine fut à l’origine de la décadence de la vie politique, mais pour préciser les conditions historiques qui ont permis la naissance d’une telle réflexion et son rapport avec la réalité historique. Rosillo López 2010, 143-148, examine comment la réalité de la corruption dans la vie politique romaine se reflète dans la littérature de la période à laquelle apparaît souvent le topos de l’auaritia et de la luxuria.

39 Werner 1939, 93-102 ; Widmer 1983, 133-145 ; Engels 2009 ; Biesinger 2016.

40 Sur les raisons pour lesquelles l’historiographie romaine fut un genre particulièrement adapté au discours sur la décadence (Dekadenzdiskurse), voir Biesinger 2016, 24-26.

41 Sen., Con., 9.1.13. La phrase citée est la suivante et ne vient pas de fait de Thucydide, mais de Pseudo-Démosthène (Ep. Phil., 13) : δειναὶ γὰρ αἱ εὐπραξίαι συγκρύψαι καὶ συσκιάσαι τὰ ἑκάστων ἁµαρτήµατα. La version de Salluste figure dans le discours de Lepidus (Or. Lep., 24) : secundae res mire sunt uitiis optentui.

42 Sen., Con., 9.1.14 : “Mais Tite-Live fut si injuste pour Salluste, qu’il lui reproche précisément d’avoir traduit ce trait et de l’avoir affaibli en le traduisant. Ce n’est pas son goût pour Thucydide qui le porte à le mettre au-dessus de Salluste, mais il loue celui qu’il ne redoute pas, et il pense qu’il pourra plus facilement l’emporter sur Salluste, si Thucydide l’emporte déjà sur lui”. Trad. H. Bornecque (Classiques Garnier 1932).

43 Voir Quint., Inst., 10.1.39. Paschalis 1980, 44.

44 Voir Funaioli 1920, 1947 ; Klotz 1926, 846 ; Ullmann 1929, 4 ; Bornecque 1933, 9 ; Amundsen 1947, 33 ; Ferrero 1949, 4-5 ; Skard 1956, 7 ; Leeman 1961, 28 ; Walsh 1961a, 45 ; Syme 1964, 289-290 ; Pasoli 1965, 40 ; id. 1966, 39-42 ; La Penna 1970, 199-201, et Steffensen 2009, 115.

45 Il ne convient pas de prendre en considération d’autres passages dans lesquels Tite-Live critique l’obscuritas (Sen., Con., 9.2.26 ; Quint., Inst., 8.2.18) ou fait l’éloge de la breuitas (Quint., Inst., 10.1.39). Ces passages ont été invoqués pour appuyer l’hostilité de Tite-Live envers Salluste. Puisque le nom de Salluste n’est pas mentionné, il est loin d’être certain que la cible de ces reproches soit l’historien. Il en va de même pour D.C. 43.9.2-3, où l’auteur condamne le pillage d’Afrique par Salluste gouverneur et lui reproche l’inconséquence de ses paroles et de ses actions. Paschalis 1980, 26-42, a démontré à quel point il est fragile de considérer comme certain que la source de ces accusations est Tite-Live.

46 Quint., Inst., 2.5.19 : ego optimos quidem et statim et semper sed tamen eorum candidissimum quemque et maxime expositum uelim, ut Liuium a pueris magis quam Sallustium, etsi hic historiae maior est auctor : “Personnellement, je proposerais de faire lire les meilleurs, dès le début, et toujours, en choisissant cependant parmi eux les plus limpides et les plus clairs, comme Tite-Live, que, pour les enfants, je préférerais à Salluste, bien que celui-ci offre une meilleure garantie historique, mais, pour être compris, il exige une culture plus avancée”. Trad. J. Cousin (CUF 1976).

47 Quint., Inst., 10.1.101-102 : “101. En revanche, l’historiographie n’a pas à le céder aux Grecs. Et je n’hésiterais pas à mettre Salluste en parallèle avec Thucydide, et Hérodote ne saurait s’indigner qu’on lui égale Tite-Live, qui, dans ses narrations, est d’un charme admirable et d’une clarté vraiment transparente, mais qui aussi, dans ses discours, est éloquent au-delà de toute expression, tellement tout ce qu’il dit s’accorde avec les circonstances aussi bien qu’avec les personnages ; quant aux émotions, surtout celles dont les mouvements sont plus doux, pour le dire plus brièvement, aucun historien n’a su les faire mieux valoir. 102. Aussi a-t-il égalé par des qualités opposées l’immortelle rapidité de Salluste. En effet, je trouve remarquablement juste le mot de Servilius Nonianus, qu’ils sont plutôt égaux que semblables”. Trad. J. Cousin (CUF 1979) légèrement modifiée.

48 Voir Quint., Inst., 2.5.20 ; 10.1.39.

49 Vell. 2.36.3 : consecutus Sallustium Liuius.

50 Paschalis 1980, 43-67.

51 Kraus 1988 (not. p. 18-23), tout en acceptant la thèse d’une aemulatio de Tite-Live envers Salluste, nuance leur hostilité, en insistant sur l’influence stylistique de Salluste sur Tite-Live.

52 Skard 1956, 7-44 (not. p. 14-19). Cf. Ducroux 1978, 293-294, qui souligne les faiblesses dans la démonstration d’E. Skard pour conclure qu’ ”une recherche comparative sur Salluste et Tite-Live est encore à faire”.

53 Paschalis 1980.

54 Mineo 1997b.

55 Feldherr 2010.

56 Levene 2007, 282-286.

57 Pour une histoire de la recherche sur Salluste, voir Leeman 1965 ; Becker 1973 ; Schmal 2001, 168-181.

58 Voir par ex. l’article d’Alonso-Núñez 1980, qui est caractéristique de cette tendance.

59 La bibliographie sur le sujet est trop longue. Les partisans principaux de la thèse de Salluste Tendenzschriftsteller ont été les suivants : Gestenberg 1893 ; Schwartz 1897 ; Baehrens 1926. Contra Drexler 1928 ; Skard 1930 ; Seel 1930, 46-63 ; Bolaffi 1931 ; Schur 1934, 171-174 ; La Penna 1969, 83 sq.

60 Schörner 1934, 3-38 ; Vretska 1937a.

61 Steidle 1958 ; Klinz 1978 ; Neumeister 1983 ; Latta 1988 ; id. 1989 ; Wolff 1993.

62 Büchner 1960 (not. p. 131-160, 297-318) ; Schmal 2001, 91-95, 110-127.

63 Earl 1961.

64 Ibid., 120.

65 La Penna 1969. Voir aussi id. 1959 et id. 1963a.

66 Tiffou 1973.

67 Bonamente 1975 ; Koutroubas 1988 ; Wood 1995 ; Dunsch 2006 ; Vassiliades 2013.

68 Schweicher 1963 ; Stewart 1968 ; Tiffou 1977 ; Scarsi 1982 ; Hock 1985.

69 Voir ex. Schütrumpf 1998 ; Davies, 2014.

70 Conley 1981a ; id. 1981b ; Heldmann 1993a.

71 Koestermann 1973, insiste sur les contradictions des considérations de Salluste concernant la décadence, pour les expliquer sous le prisme de ses expériences politiques et de sa tendance à emprunter des théories grecques.

72 Biesinger 2016, 93-173.

73 Taine [1856] 1994, 123.

74 Ibid., 123-130.

75 Voir à ce titre Klotz 1926, 851 ; Ullmann 1929, 3 ; Heinze & Körte, éd. 1930, 95 ; Eliopoulos 1973-1974, 15 ; Walsh 1982, 1058-1059, 1069.

76 Voir Bornecque 1933, 9 ; Dutoit 1942, 103 ; André 1974, 155-159.

77 Curcio 1917.

78 Allen 1956.

79 Zancan 1940, 167-212 (not. p. 210-212) ; Hammer 2014, 229-270 ; Vasaly 2015 (not. p. 9-21, 122-139).

80 Kajanto 1958.

81 Luce 1977, 250-274 ; Burck 1992, 109-116.

82 Miles 1986, et id. 1995, 75-109.

83 Mineo 2006, et id. 2015b.

84 Ducos 1987a.

85 Frank 1976, et La Penna 2008.

86 Biesinger 2016, 174-241.

87 La littérature sur la question est abondante. Nous nous contentons de citer quelques références, dans lesquelles le lecteur peut aussi trouver une bibliographie plus exhaustive. Les critiques suivants, dans leur grande majorité allemands, ayant écrit à la première moitié du xxe siècle, ont avancé des arguments en faveur de l’authenticité des Lettres. Certains d’entre eux les ont incluses dans leur analyse de l’œuvre de Salluste : Last 1924 ; Kroll 1927 ; Drexler 1928, 396 ; Arnaldi 1928 et 1969 ; Seel 1930, 7 sq. ; Skard 1932 ; Schörner 1934, 3 sq. ; Schur 1934 12 sq. ; Vogt 1938, 39 sq. ; Steidle 1943 ; id. 1958, 95-104 ; Chouet 1950 ; Olivieri Sangiacomo 1954, 37-76 ; Vretska 1957 ; id. 1961, 38-48 ; Büchner 1960, 40 sq. (not. p. 41, n. 37) ; Bianca 1991.

En revanche, l’argumentation des critiques suivants tend à démontrer l’inauthenticité de ces œuvres obscures : Dihle 1954 ; Syme 1958 ; id. 1962 ; id. 1964, 313-351 ; Ernout 1962, 7-25 ; Kurfess 1970, VI ; Koestermann 1970 ; Becker 1973 ; von Albrecht 1994, 368-370 ; Canfora 1993, 129-138 ; Schmal 2001, 25-30 ; Woytek 2004 ; Ramsey 2013, XXIX-XXXI (LOEB Classical Library).

88 En effet, nous constaterons que dans la première décade, le Padouan ne décrit pas des épisodes de décadence, mais des crises résolues. Pour éviter les détours descriptifs sur ces affaires qui se structurent sur des schémas répétitifs, nous avons décidé de garder pour le corps de l’analyse les crises jugées comme plus importantes et particulières et d’en reporter le reste à l’annexe. Dans ce dernier, le lecteur pourra trouver un tableau résumant les éléments constitutifs communs de chaque crise, ainsi qu’une description des événements principaux de chaque épisode, dans laquelle l’accent est mis sur les particularités de chaque crise et sur la façon dont Tite-Live met en valeur chacune de ces affaires comme une crise résolue.

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