Jérôme traducteur et auctor : la ueritas Hebraica, source d’auctoritas dans la Correspondance
p. 161-171
Texte intégral
1Traditionnellement, le champ sémantique de l’auctor correspond à l’idée d’ “accroissement”, puisque l’on rapproche l’étymon d’auctor et d’auctoritas de celui du verbe latin augere, “augmenter”1. Dès 1969, l’indo-européaniste É. Benveniste juge pourtant un tel rapprochement pour le moins insolite et rapide2 : il semble somme toute assez peu convaincant, selon lui, de rapporter le sens politique et religieux d’auctor, et de son dérivé abstrait auctoritas, à la simple idée d’ “augmentation”, d’ “accroissement” ; suivant ses conclusions, le sens premier du verbe augere serait plutôt “promouvoir”. On retiendra que l’auctor est celui qui est le premier à produire quelque activité, celui qui fonde, qui garantit, et finalement l’ “auteur”. L’auctor est aussi, par nature, celui qui détient l’auctoritas, vocable dont le registre étendu recouvre à la fois l’acte de production, la validité du témoignage et le pouvoir d’initiative3. Être auctor ne se conçoit, par suite, que dans le cadre d’une responsabilité morale, politique, littéraire. Dans le contexte christianisé qui est celui de Jérôme, la notion d’auctoritas est intrinsèquement liée à la place prépondérante accordée par les écrivains aux textes scripturaires, conçus comme témoins de la révélation divine. La Bible est considérée de la sorte par les penseurs chrétiens comme la norme et la référence absolue ; aucun discours n’a un poids comparable à celui du Verbe divin contenu dans les textes sacrés. L’auctoritas scripturaire, comme toute auctoritas, constitue un apport nécessaire à la validité d’un acte ou d’une parole émanant d’un individu ou d’un groupe qui ne sauraient à eux seuls assurer un plein effet à l’acte ou à la parole en question. Les lettres de Jérôme révèlent qu’un tel statut des textes a une incidence sur la méthodologie du traducteur biblique. En effet, si l’Écriture sainte est dotée de l’autorité la plus absolue, les traducteurs en sont totalement dépourvus ; aussi, renonçant à suivre la traduction grecque des LXX, le Stridonien se tourne-t-il vers les textes originaux pour élaborer sa propre version4. Or, la plupart des prédicateurs n’ont pas les compétences nécessaires pour consulter l’hébreu en cas de contestation, comme le remarque Augustin d’Hippone dans l’Ep., 104.4. La Correspondance révèle que le moine de Bethléem est parfaitement conscient de faire en conséquence figure d’arbitre chaque fois qu’est soulevée une question d’hébreu (Ep., 29.1). De fait, bien que le uir trilinguis présente son travail comme une simple tâche de rapporteur, entièrement dépourvue de prestige, le statut de traducteur ne semble cependant pas dénué de toute autorité, comme le suggère la lecture des lettres hiéronymiennes. Pour autant, l’auctoritas du traducteur hiéronymien fait-elle de lui un auctor ? En prenant pour point de départ l’analyse de l’autoreprésentation à l’œuvre dans la Correspondance, nous nous proposons de déterminer le rapport exact de l’interpres à l’auctoritas, ce qui implique de nous poser la question de du statut d’auctor de Jérôme en tant que traducteur des textes sacrés. Si, par suite, l’interpres est bien un auctor, il s’agira de comprendre comment s’opère, précisément, le glissement de l’auctoritas des originaux à l’auctoritas du traducteur. Enfin, au terme de ce raisonnement, il sera possible de préciser la définition de l’auctor qui se dégage de la Correspondance hiéronymienne, et de comprendre comment cette définition s’articule au critère déterminant de la ueritas.
Le rapport du traducteur à l’auctoritas et la question de l’ “auctorialité” antique
2Pour aborder ce point, il nous faut tout d’abord approfondir une notion qui ne laisse pas d’être problématique dans le champ des études antiques : le statut d’auteur. Les contours de la notion d’ “auteur”, comprise au sens actuel du terme, ne commencent à se dessiner qu’après une très longue évolution, quand l’idée de création l’emporte progressivement sur celle de responsabilité. Dès lors s’établit en français une sorte de clivage entre l’auteur-créateur, et l’autorité, qui “autorise” la création, clivage étranger au latin5. On peut isoler dans l’Antiquité une sorte de “voix” de l’auteur6. La conscience d’entrer sous le regard du lectorat, sous diverses identités, forgées à la fois par le texte et par l’attitude de l’écrivain sur la scène publique, n’est effectivement pas l’apanage des auteurs postérieurs au xviie siècle. Les auteurs antiques revendiquent clairement une singularité auctoriale et adoptent délibérément différentes postures dans leurs œuvres. Pour nous limiter au domaine de l’écriture épistolaire, Cicéron se préoccupe de la publication de ses propres lettres (Att., 16.5.5) et Pline le Jeune tient des propos qui ne laissent planer aucun doute sur sa conscience des enjeux attachés à l’écriture de soi et, au-delà, aux enjeux d’auctoritas qui y sont liés (Ep., 7.17.7). La Correspondance de ce dernier contient explicitement une attestation de la réécriture d’un ouvrage par son auteur, qui le corrige, l’amende, en fonction de la réaction d’amis proches. Certaines lettres de Jérôme lui-même signalent que leur auteur a parfaitement conscience de son statut d’écrivain et de sa renommée dans le microcosme social de l’aristocratie chrétienne : en réclamant expressément une lecture de ses lettres ou de ses traductions, le Stridonien montre à de multiples reprises qu’il compte et joue avec son rôle d’écrivain et l’écho qu’il en perçoit – par exemple (Ep., 48.4)7 :
Libros sedecim prophetarum, quos in Latinum de Hebraeo sermone uerti, si legeris et delectari te hoc opere conperero, prouocabis nos etiam cetera clausa armario non tenere. Transtuli nuper Iob in linguam nostram ; cuicus exemplar a sancta Marcella, consobrina tua, poteris mutuari. Lege eundem Graecum et Latinum et ueterem editionem nostrae translationi conpara, at liquido peruidebis quantum distet inter uertitatem et mendacium.
“Les seize livres des Prophètes dont j’ai réalisé une version latine à partir de l’hébreu, si tu les lis, si j’apprends que ce travail te plaît, tu nous inciteras à ne pas garder le reste non plus enfermé dans une bibliothèque. J’ai récemment traduit Job dans notre langue ; tu pourras en emprunter une copie à sainte Marcella, ta cousine. Lis le même texte en grec et en latin, puis compare l’ancienne version à notre traduction, et tu verras très clairement l’écart qu’il y a entre la vérité et le mensonge.8”
3Bien plus, dans le cas de Jérôme, il est possible d’examiner ce qui se produit quand la fiction auctoriale est forgée personnellement par l’auteur. Les particularités de l’écriture épistolaire servent efficacement la mise en valeur d’une persona d’auctor9, la lettre se caractérisant surtout par un ton personnel ; l’épistolier cherche ainsi à marquer le lecteur par son style propre, de manière à rendre le contenu attrayant et accessible, tout en se distinguant de ses prédécesseurs et de ses adversaires. De même, dans les Préfaces – exercices littéraires auxquels Jérôme se prête volontiers – s’exprime un rapport extrêmement complexe, et, partant remarquable, entre un discours de l’auteur et un discours sur l’auteur. S’adressant au lecteur comme un maître à son disciple, confiant dans sa maîtrise des règles de la traduction, travaillant à un monumentum qui est à la fois l’histoire sainte et son œuvre, Jérôme se pose en auctor (Praefatio in Pentateuchum10) :
Quid igitur ? Damnamus ueteres ? Minime ; sed post priorum studia in domo Domini quod possumus laboramus. Illi interpretati sunt ante aduentum Christi et quod nesciebant dubiis protulere sententiis, nos post passionem et resurrectionem eius non tam prophetiam quam historiam scribimus ; aliter enim audita, aliter uisa narrantur : quod melius intellegimus, melius et proferimus.
“Eh quoi ? Condamnons‑nous les anciens ? Pas du tout, mais, après avoir étudié nos prédécesseurs, nous faisons notre possible dans la maison du Seigneur. Les LXX ont écrit leur traduction avant la venue du Christ et, ce qu’ils ne connaissaient pas, ils l’ont exposé de manière ambiguë. Nous qui venons après sa Passion et sa Résurrection, nous écrivons moins une prophétie que de l’histoire. On raconte différemment ce que l’on a entendu et ce que l’on a vu. Mieux on comprend, mieux aussi on expose.”
4En conséquence, la Correspondance présente soigneusement la voix hiéronymienne comme prépondérante ; c’est celle de l’expert, vers qui se tournent tous les regards lorsqu’il est question d’hébreu (Ep., 29.1) :
Quotienscumque de uerbis Hebraicis iurgium est, ego arbiter et litis sequester exposcar.
Chaque fois qu’il y a une querelle sur les mots hébreux, c’est moi qu’on réclame comme juge et médiateur du débat.
5Bien plus, dans les Ep. 29, 65.14 et 78.34, l’élève de Baranina prend ses distances vis‑à‑vis de l’ensemble des Latini, qui sont pourtant ses pairs, se plaçant de fait, sans ambiguïté possible, au-dessus d’eux en tant qu’initié. L’hébraïsant adopte la posture fière de l’Oriental d’adoption retiré à Bethléem ; la connaissance transcende les repères traditionnels pour instaurer une nouvelle démarcation entre eruditi et ignorantes (Ep., 29.3) :
Agnosco errorem paene omnium Latinorum putantium ephod et teraphim quae postea nominantur, de hoc argento quod Micha matri dederat fuisse conflatum.
“Je reconnais l’erreur de presque tous les Latins : à ce qu’ils pensent, l’éfod et le terafim, nommés ensuite, c’est avec cet argent que Michée avait donné à sa mère qu’ils furent fondus.”
6En somme, son érudition permet à Jérôme d’exercer une certaine supériorité à la fois sur ses destinataires et sur ses prédécesseurs. Du fait de ses compétences, l’interpres devient le garant de la relecture iuxta Hebraeos. Le traducteur présenté par la Correspondance est donc bien un auctor, dans le sens où il se pose en promoteur trilinguis d’un projet de traduction durable et fécond. La méthode qu’il initie lui permet également de s’ériger en arbiter, reconnu par autrui, des versions antérieures. Au terme de ce balayage succinct, nous parvenons à deux constats majeurs : d’une part, l’épistolier hiéronymien se présente dans ses lettres comme principe d’engendrement textuel du texte ; d’autre part, il ressort que l’interpres est l’un des avatars les plus importants de la figure auctoriale qui se dessine sous le calame de Jérôme. Notre analyse de la Correspondance nous permettra, dans cette optique, de comprendre à la fois les conditions et les modalités d’incarnation de l’autorité, les processus d’acceptation et de légitimation de la figure de l’auctor. Pour ce faire, il s’agit de résoudre le paradoxe lié à l’auctoritas d’un personnage qui tend à s’effacer par nature derrière son objet d’études.
La lettre et le témoignage de l’interpres : de l’auctoritas des originaux à l’auctoritas du traducteur
7En élaborant une version iuxta Hebraeos, Jérôme remet en question les choix effectués par les interprètes antérieurs à lui, dont les travaux sont pourtant consacrés par l’usage et la tradition11. Le moine de Bethléem considère clairement, en particulier, la traduction des LXX d’un point de vue historique et linguistique comme un simple état du texte à un moment donné. Aussi le dialogue épistolaire avec Augustin d’Hippone ne trouve-t-il sa signification pleine et entière que dans l’optique d’une différence d’appréciation fondamentale concernant l’autorité des différents textes de référence. En dépit de possibles erreurs de copistes, Augustin place en effet la traduction des LXX au premier rang et croit à son inspiration divine (C.D., 15.13.1‑2 ; Ep., 28). À son sens, les divergences textuelles relevées dans la version grecque s’expliquent par une inspiration prophétique nouvelle (C.D., 15.14.87). Les soixante-dix interprètes ne se contenteraient pas de traduire simplement les textes saints : ils en livreraient également une lecture neuve. La démarche héronymienne repose au contraire sur la prémisse implicite qui postule la supériorité inconditionnelle des uerba originaux sur tous les interpretes (Ep., 20.2) :
Ipsa Hebraea uerba ponenda sunt et omnium interpretum opinio dirigenda, quo facilius quid super hoc sentiendum sit ex retractatione cunctorum ipse sibi lector inueniat.
“Il faut produire les mots hébreux eux-mêmes, et classer les avis de tous les interprètes, de sorte que l’opinion à avoir là-dessus, le lecteur la trouve plus facilement par et pour lui-même en repassant l’ensemble.”
8Le Verbe divin cristallise par suite à lui seul l’entièreté de l’autorité ; il est sa propre référence et les interpretes ne peuvent opposer qu’une fragile opinio à cette ueritas qui ne tire sa force et sa prégnance que d’elle-même (ipsa uerba). De surcroît, la totalisation (omnium) exclut les plus autorisés et les plus révérés d’entre les traducteurs, au premier rang desquels les LXX. Si l’on prend à la lettre cet essai de hiérarchisation, il semble que le rang dévolu au traducteur soit le plus infime. La Préface au Pentateuque paraît confirmer l’effacement de l’interpres derrière le texte révélé :
Sed in una basilica congregatos contulisse scribant, non prophetasse. Aliud est enim vatem, aliud esse interpretem. Ibi Spiritus uentura praedicit ; hic eruditio et uerborum copia, ea quae intelligit, transfert. [...] Non damno, non reprehendo Septuaginta, sed confidenter cunctis illis Apostolos praefero. Per istorum os mihi Chritus sonat, quos ante ante prophetas inter spiritalia charismata positos lego, in quibus ultimum paene gradum interpretes tenent.
“Au contraire, selon ces sources, réunis dans une même basilique, les interprètes n’ont fait que débattre et non prophétiser. Car c’est une chose d’être prophète, une autre d’être traducteur. Dans un cas c’est l’Esprit qui prédit le futur, dans l’autre, c’est le savoir et l’abondance des mots qui transmettent une compréhension des Écritures […] Je ne condamne pas, je ne blâme pas les LXX, mais je préfère résolument les Apôtres à eux tous. Le Christ me parle par la bouche de ces hommes qui ont été placés, comme je l’ai lu, avant les prophètes au regard des dons spirituels. Dans ce domaine, les traducteurs occupent presque le dernier rang.12”
9Si, à la différence de ce qui se produit dans les Préfaces, une voix autorisée trouve malgré tout un espace pour s’exprimer dans la Correspondance, c’est avant tout à la faveur de consultations épistolaires où les amici de Jérôme sollicitent son arbitrage sur la signification à donner aux Écritures, ou encore réclament la retraduction de certains passages bibliques.
10À première vue pourtant, les réponses du Stridonien mettent en valeur les textes sacrés puisque ses développements s’édifient à partir de ce que nous nommerions aujourd’hui des “citations” de la Bible13, ne serait-ce que l’épistolier se pose en arbiter des questions relatives à l’Hebraica ueritas. La plupart du temps, de facto, Jérôme prend le calame pour apporter ses lumières d’hébraïsant à un interlocuteur lettré, en quête d’un approfondissement du sens scripturaire14. Certaines de ses recherches dans les textes originaux sont guidées par le souci de corriger des interprétations fautives, produites par les exégètes antérieurs ou contemporains : à la demande des moines goths Sunnia et Frétéla, le moine de Bethléem apporte dans l’Ep., 106 des rectifications à l’interprétation grecque du Psautier, en se fondant sur l’hébreu. La citation en hébreu translittéré fonctionne dès lors, dans la majorité des cas, comme une caution et donne du poids à l’interprétation hiéronymienne ; c’est ce qui se produit dans l’Ep. 26.3 :
Igitur alleluia exprimitur “laudate Dominum” ; ia quippe apud Hebraeos unum de decem Dei nominibus est. Et in illo psalmo, in quo legimus : ‘Laudate Dominum quoniam bonus est psalmus’, apud Hebraeos legitur : Alleluia chi tob zammer.
“Alleluia veut donc dire ‘louez le Seigneur’ ; car ia est chez les Hébreux un des dix noms divins. Et, dans ce psaume où nous lisons : ‘Louez le Seigneur, car il est bon de psalmodier’, on lit chez les Hébreux : Alleluia chi tov zammer.”
11Lorsque la citation est précédée, comme ici, de la traduction, elle apporte la preuve que la traduction en question était fondée, et donne plus de poids à celle-ci. Chaque fois que sa révision des versions vétérotestamentaires rompt non sans audace avec l’édition courante, l’épistolier se doit en particulier de garantir à son lecteur latin la validité du texte soumis à explication. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la place faite à l’étude philologique. Car, même si le commentaire grammatical ne l’ignorait pas, une telle étude, largement orientée, chez Jérôme, vers le vocabulaire hébraïque, contribue d’abord à cautionner sa traduction15. La citation peut donc faire office d’argument d’autorité, l’expression Hebraeorum auctoritas en fait foi (Ep., 106.2) ; elle sert simultanément à justifier les corrections et les interprétations proposées par le traducteur, par le recours à l’autorité de sources incontestables. L’intervention d’une personne compétente, ici l’Hebraeus – pris en tant que représentant d’un héritage religieux commun – permet à la citation d’ajouter de la crédibilité à l’affirmation16. Sa manière de lire les Écritures, Jérôme la défend par ailleurs âprement dans ces mêmes lettres, contre des contradicteurs qui ne partagent pas sa vision d’une Hebraica ueritas, unique accès aux mystères divins cachés dans la lettre des textes originaux17. Dépositaire exclusif de l’Hebraeorum auctoritas, le uir trilinguis s’impose face aux autres interpretes et tend à se rapprocher des écrivains sacrés, détenteurs de la ueritas. Car la ueritas joue un rôle de premier plan dans l’acquisition du statut d’auctor par l’interpres hiéronymien.
La veritas comme critère déterminant dans la définition de l’auctor selon la Correspondance de Jérôme
12L’argument qui instaure de manière décisive l’auctoritas de Jérôme interpres demeure la référence aux originaux18. Dans une telle perspective, le texte original est constitutif d’un sens, celui que lui confère son statut de ueritas fidèlement transmise au cours de l’histoire sainte ; l’autorité de l’interpres hiéronymien repose en fait sur sa proximité avec la période apostolique, ainsi que sur la promotion d’une méthode garante de pureté et de sûreté doctrinales. L’auteur de la Préface au Pentateuque place ainsi en référence absolue le texte biblique, puis, immédiatement après, l’enseignement délivré aux moments historiques privilégiés entre tous de la vie terrestre du Christ, puis de l’Église primitive, en vertu du principe énoncé que “nous traduisons mieux ce que nous comprenons mieux”, quod melius intellegimus, melius et proferimus. Étant donné que l’action de traduire ne s’effectue pas sous l’inspiration de l’Esprit Saint, mais grâce au propre fonds du traducteur érudit, Jérôme, tout comme les Évangélistes et Paul de Tarse, se trouve en situation avantageuse, parce qu’il connaît l’avènement du Christ non comme une prophetia mais comme une historia. En ce qui le concerne, le traducteur se garde de donner son avis comme contraignant en soi car il ne fait que s’appuyer sur la Révélation accordée aux seuls Prophètes et Apôtres. En revanche – et cette assertion est lourde de conséquences –, c’est à travers ses travaux sur les originaux que l’on pourra accéder au sens correct des Écritures. Par-delà, en effet, la question de l’hébreu se pose celle de l’élaboration, au terme du processus de traduction, d’une nouvelle langue sacrée. La Correspondance est un lieu de débats et d’élaboration, où prend forme une langue destinée à rendre fidèlement, dans toutes ses nuances, le langage biblique. C’est une telle préoccupation que reflètent les passages où se lit un conflit entre elegantia et fidélité au texte source – ou ueritas (Ep., 106.23). A priori, pourtant, les similitudes entre les deux langues sont assez minces : l’hébreu, langue “barbare”, est le support d’une civilisation théocratique et le latin, policé, la langue d’une civilisation impérialiste. C’est en fait Jérôme qui contribue, de manière oblique, à changer la donne par le travail accompli sur la langue latine, en vue de la restitution des vérités contenues dans l’original hébreu ; on peut partant affirmer qu’avec cette traduction, vouée à devenir par substitution la ueritas et l’unique référent de l’Église ultérieure, le latin commence tout juste à faire la preuve au ive siècle qu’il peut s’ériger en langue sacrée. Un tel enjeu, lié à l’affermissement de l’Église, vise à faire du texte latin un nouveau texte de référence. Ce faisant, Jérôme se pose en créateur hébraïsant d’un support dogmatique purement latin car, comme toute langue, la langue sacrée est le support des idées ; elle sert à communiquer, enseigner, diffuser un contenu idéologique.
13Au fil des missives, l’autorité du traducteur apparaît comme un trait d’union : il a assimilé les anciens interpretes qui jouissent de l’autorité dans l’usage juif ou chrétien, mais aussi les grammairiens et les maîtres de l’exégèse, dont l’autorité porte sur les règles et l’interprétation de la langue ; son savoir, il le dispense à ses destinataires. Les “élèves” doivent être capables à terme d’arbitrer entre les différentes autorités – en particulier linguistiques – qui se présentent à eux dans une situation donnée, grâce aux éclaircissements de Jérôme, lequel assume clairement l’ἦθος du maître. On repère dès lors une tendance singulière à fonder une autorité sur des compétences propres19. L’auctoritas acquise à travers ce positionnement semble confirmée par la mention que fait Augustin d’Hippone des travaux hiéronymiens sur l’Hebraica ueritas lors de la controverse pélagienne. En 421, le Contra Iulianum d’Augustin s’autorise sans ambiguïté du travail de Jérôme, qu’il décrit comme la somme et le garant des traditions latine, grecque, et même hébraïque ; le Commentarius in Iob prophetam est mis à l’honneur (Contra Iulian. Pelag., 1.7.34)20 :
Nec sanctum Hieronymum, qui a prebyter fuit contemnendum arbitreris qui Graeco et Latino, et insuper et Hebraeo, eruditus eloquio, ex Occidentali ad Orientalem transiens Ecclesiam in locis sanctis atque in litteris sacris usque ad decrepitam uixit aetatem omnesque uel pene omnes qui ante illum aliquid ex utraque parte orbis de doctrina ecclesiastica scripserant legit, nec aliam de hac re tenuit, prompsitque sententiam.
“Parce qu’il n’était qu’un simple prêtre, n’accablez pas de votre mépris saint Jérôme, cet homme si habile dans les langues grecque, latine et hébraïque, lui qui est passé de l’Église d’Occident à celle d’Orient et a vécu jusqu’à l’âge le plus avancé en Terre sainte et dans l’étude des livres sacrés ; tous, ou presque tous les ouvrages écrits avant lui dans les deux parties du monde sur la doctrine ecclésiastique, il les a lus, et n’a jamais eu, sur tous ces points, d’opinion hétérodoxe.21”
14Le fait est d’autant plus remarquable que l’évêque d’Hippone a eu auparavant l’occasion d’affronter Jérôme sur sa retraduction du Prophète Jonas et de critiquer sa méthodologie (Ep., 71). Ici, c’est la reconnaissance par autrui qui fait pleinement la figure d’autorité. De telles caractéristiques de la persona hiéronymienne conduisent à envisager le phénomène de l’autorité comme une construction complexe, qui ne saurait se réduire à la multiplicité de ses manifestations et à la variété des figures susceptibles de l’incarner. L’autorité est, au-delà, le poids de vérité de l’auctor. Chez Jérôme, en tout cas, l’auctoritas procède, directement ou indirectement, de la ueritas. La ueritas garantit son magistère de l’erreur et lui confère le pouvoir de faire connaître cette vérité révélée aux membres de l’Église ; l’interpres qui possède ce pouvoir est par là même revêtu d’autorité. Une telle auctoritas est irréductible à l’autorité humaine ; elle n’est pas sujette à la faiblesse de tout argument d’autorité qui s’appuie sur le discours de l’homme. Elle est, au contraire, le seul garant de la certitude absolue. Dans ce cas, si argument d’autorité il y a, il s’agit de l’autorité divine, celle du vrai, si bien que cet argument est le seul qui ne puisse être renversé, à l’inverse de ce qui se produit avec l’autorité du discours humain, lequel est exposé à l’erreur et constitue partant l’argument le plus faible.
Conclusion
15La présente contribution s’est efforcée de démontrer qu’il existe une auctoritas paradoxale du traducteur, liée au concept purement hiéronymien d’Hebraica ueritas. L’interpres hiéronymien, tel que le dépeint la Correspondance, est donc en réalité plus que le simple maillon d’une chaîne dominée par le τόπος de l’imitatio. À de multiples reprises, l’épistolier érige ses interlocuteurs en témoins de la ueritas, surgie par ses efforts (Ep., 48.4). Il ouvre ainsi une voie ; promoteur d’une méthodologie, l’interpres est en charge d’une force de développement. La Correspondance, comme les Préfaces aux traductions bibliques, le présentent en train de travailler à un monumentum procédant à la fois d’une quête de la vérité révélée et de l’application de règles techniques. Selon une telle conception, les interprétations scripturaires éclairées par l’autopsie sont valables et autorisées dans la mesure où elles ressortissent, directement ou indirectement, à la ueritas divine. Ainsi, les enseignements délivrés par le philologue à ses correspondants peuvent participer, quoiqu’à des degrés divers, de cette ueritas et commander le respect, dans la mesure où c’est à travers ses travaux sur les originaux que l’on pourra accéder au sens correct des Écritures. Dès lors, il convient de reconsidérer l’écart qui sépare l’interpres des Prophètes et des Évangélistes dans la Praefatio in Pentateuchum. Le traducteur et l’écrivain sacré partagent de facto un privilège commun : l’accès aux sources, c’est-à-dire à la ueritas, aux sens philologique et spirituel du terme. Si l’interpres qui jouit de cet accès est par là même revêtu d’autorité, inversement l’auctor “autorise”, ou “confère de l’autorité”, par son aval, à la version qui circule désormais dans l’assemblée. Le bilan que l’on peut établir nous permet donc de répondre à la question que recouvre fondamentalement l’idée d’autorité : qu’est-ce qui génère la soumission à une instance ? Les lettres donnent finalement un aperçu des éléments qui fondent le statut d’auctor de l’interpres ; il s’agit principalement de son aptitude à se réapproprier l’héritage biblique des Juifs, de sa collaboration active à la diffusion de ueritas, en sa qualité de témoin de l’intervention divine dans l’histoire, de sa compétence personnelle, enfin, sur le plan purement technique de la langue. L’origine de l’auctoritas dont Jérôme revêt, dans sa Correspondance, la figure du traducteur biblique réside donc dans le statut particulier accordé au texte original – et, tout spécialement, au texte hébreu. Finalement, on peut affirmer que le uir trilinguis souhaite avoir une maîtrise et une emprise sur son lectorat22. Comme on le voit, l’auctorialité antique se révèle être bien plus complexe et diversifiée qu’une simple technique d’imitatio23. En ce qui concerne Jérôme, nous sommes en mesure de conclure qu’il a en grande partie construit sa posture littéraire pour affirmer une autorité dogmatique et scientifique de l’interpres. En filigrane, on perçoit aussi l’aveu de l’impossibilité d’une telle maîtrise de la représentation de soi, par la différence que l’épistolier pose entre les lecteurs qui l’ont entendu et connu, et les autres. Car, quoi qu’il en soit, la posture auctoriale court toujours le risque de se heurter à la résistance et à la diversité de l’auditoire et / ou du lectorat.
Bibliographie
Augustin, éd. Boriaud J.-Y., J.-L. Dumas, L. Jerphagnon et C. Salles (2000) : La Cité de Dieu, Paris.
Cicéron, éd. Constans L.-A., J. Bayet et J. Beaujeu (1934-1996) : Correspondance, Paris.
Ps.-Démétrios, éd. Chiron P. (2002) : Du Style, Paris.
Jérôme, éd. Labourt J. (1949 1963) : Correspondance, Paris.
Pline Le Jeune, éd. A.-M. Guillemin (1927-1928) : Lettres, Paris.
Abed, J. (2006) : “Figures de l’autorité : introduction”, Questes, 8, 2-4.
Barthes, R. (1968) : “La mort de l’auteur”, Mantéia, 5, 61-67.
Benveniste, É. (1969) : Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris.
Biasi, C. (2016) : “Commencer et créer (Genèse 1 : 1-8). L’approche d’historien et d’hébraïsant de saint Jérôme à la lumière de la Préface au Pentateuque”, in : Bakhouche 2016, 180-223.
Calame, C. (2005) : Masques d’autorité ; fiction et pragmatique dans la poétique grecque antique, Paris.
Christopher, G., Withmarsh T. et Wilkins, J., dir. (2009) : Galen and the World of Knowledge, Cambridge.
Compagnon, A. (2008) : De l’autorité. Colloque annuel du Collège de France, Paris.
Deléani, S. (1992) : “Un emprunt d’Augustin à l’Écriture : Redite, praeuaricatores, ad cor” (Isaïe, 46 : 8b), REAug, 38, 29-49.
Derrida, J. (1999) : Donner la mort, Paris.
Dubel, S. et Rabau, S., dir. (2001) : Fictions d’auteur ? Le discours biographique sur l’auteur de l’Antiquité à nos jours, Paris.
Foucault, M. (1969) : “Qu’est-ce qu’un auteur ?”, Bulletin de la Société française de philosophie, 373-104.
Kamesar, A. J. (1993) : Greek Scholarship and the Hebrew Bible : A Study of the Quaestiones Hebraicae Genesim, New-York.
König, J. (2009) : “Conventions of Prefatory Self-Presentation in Galen’s On the Order of My Own Books”, in : Christopher, Withmarsh & Wilkins 2009, 35-58.
Noël, M.-P. (2001) : “L’invention de la vie d’Antiphon : analyse stylistique et biographie”, in : Dubel & Rabau 2001, 127-135.
Petit, P. (1974) : Le Bas Empire (284-395), Paris.
Quéré, F. (1998) : “Traduire la Bible”, Foi et vie, 97.5, 45-55.
Saïd, S., “De l’homme à l’œuvre et retour. Lectures de l’auteur dans l’Antiquité”, in : Dubel & Rabau 2001, 9-15.
Notes de bas de page
1 De même pour les substantifs augur, augurium, et l’adjectif augustus.
2 Benveniste 1969, 148-151.
3 Le mot auctoritas vient de la langue juridique romaine. L’exemple-type de l’auctoritas est, à Rome, celui du Sénat, conseil qui, par son prestige et le poids de sa parole, conforte et transcende les décisions des magistrats et les votes des assemblées. Par conséquent, on peut parler de la valeur, de l’autorité qui s’attache à un acte juridique, à une loi, à une décision judiciaire. “Toute parole prononcée avec autorité détermine un changement dans le monde, crée quelque chose” ; elle a le pouvoir qui fait surgir les plantes, qui donne existence à une loi (Benveniste 1969, 148-151). Après la période républicaine, c’est sur l’empereur que se reporte la quasi-totalité du prestige lié à l’auctoritas.
4 Cf. Ep., 57.11 : authenticos libros, “les livres authentiques”, et Ep., 106.2 : Hebraeorum auctoritas, “le texte hébreu qui fait autorité”. Nous avons défini plus haut la notion d’auctoritas. Authenticus est le calque du grec αὐθέντης, qui suppose autonomie et primauté.
5 On considère bien souvent qu’il n’y a pas à proprement parler d’ “auteur” avant le xviiie siècle et la fixation de cadres juridiques concernant la responsabilité et les droits des auteurs. En effet, à la période classique, la figure de l’auteur disparaît derrière l’art poétique officiel, fondé sur l’imitation des Anciens : la posture recouvre un τόπος hérité de la poétique antique, celui de l’imitatio. C’est donc au xviiie siècle que se précise nettement la face publique ou le personnage de celui qui affirme son identité d’écrivain. Cette notion joue sur l’ἦθος, sur l’image de soi que l’énonciateur publie dans son discours afin d’amplifier son efficacité. L’œuvre se fait l’écho ou l’espace de réflexion du positionnement de l’auteur dans le champ littéraire et, au-delà, dans l’espace public. En aval, la notion d’auteur, compris comme celui qui “autorise” ou “confère de l’autorité”, renforce l’image que se donne l’écrivain du xxe siècle, tout à la fois “irresponsable et hyperresponsable”, selon J. Derrida (Derrida 1999, 207-208). En littérature, la notion d’autorité est donc à rapprocher de celle d’auctorialité, afin de penser l’identité d’auteur et les enjeux d’autorisation et de légitimation qu’elles désignent. Cependant, les articles de R. Barthes, “La mort de l’auteur”, publié en 1968, et de M. Foucault, “Qu’est-ce qu’un auteur ?”, publié en 1969, rendent compte du refus de limiter le sens d’un texte à la signification intentionnellement donnée par l’auteur, ce qui génère la perte d’une certaine forme d’autorité.
6 Parmi les études les plus récentes, cf., notamment, Calame 2005.
7 Cf. aussi Ep., 20.2 ; 27.1 ; 57.5 ; 71.5.
8 Trad. pers. Sauf mention contraire, les citations issues de la Correspondance de Jérôme sont traduites par nos soins.
9 Sur la lancée de sa comparaison entre lettre et dialogue, dont il met en lumière la parenté avec la conversation, dans son traité Du style, Démétrios fait ressortir un point commun : les deux types d’écriture sont sous-tendus par un mode d’expression personnel : Πλεῖστον δὲ ἐχέτω τὸ ἠθικὸν ἡ ἐπιστολή, ὥσπερ καὶ ὁ διάλογος· σχεδὸν γὰρ εἰκόνα ἕκαστος τῆς ἑαυτοῦ ψυχῆς γράφει τὴν ἐπιστολήν. καὶ ἔστι µὲν καὶ ἐξ ἄλλου λόγου παντὸς ἰδεῖν τὸ ἦθος τοῦ γράφοντος, ἐξ οὐδενὸς δὲ οὕτως, ὡς ἐπιστολῆς “Car en écrivant une lettre, chacun trace un peu une image de son âme. Et s’il est possible de voir le caractère de celui qui écrit à partir de toutes les autres formes de discours, rien ne le permet mieux que la lettre” (Eloc., 227).
10 PL 449, 55c. Trad. pers. De même, les citations issues de la Préface au Pentateuque de Jérôme sont traduites par nos soins.
11 Kamesar 1993, xiii et 221.
12 PL 28, 150 sq.
13 Il est effectivement difficile de délimiter très strictement ce que recouvre la citation dans l’Antiquité, en l’absence d’un terme précis pour la désigner. Réciproquement, le concept lui-même demeure assez flou, du fait que l’originalité, en tant que telle, n’est alors pas une valeur dans le domaine de la création. Étant donné que tout acte de création littéraire s’inscrit obligatoirement dans l’allégeance aux maîtres antérieurs, la reproduction partielle des propos tenus par eux se donne à lire comme une marque d’érudition, de même qu’elle dit clairement le rapport aux textes précédents. Le type de “citation” auquel nous avons affaire, dans le cadre de notre réflexion, est pourtant en soi un cas particulier, puisque la référence concernée est un texte sacré, écrit, comme le déclare l’interpres, sous la dictée de l’Esprit saint et procédant en tant que tel d’une forme de transcendance. Cet aspect du texte est tout spécialement mis en avant par Jérôme, théoricien d’une ueritas jaillissant de la lettre même des originaux scripturaires. L’insertion d’un verset ou d’une expression biblique dans le corps de la missive hiéronymienne répond de surcroît aux exigences d’un exercice clairement déterminé, celui de l’exégèse. La conjugaison de ces deux spécificités tend à faire du lemme biblique un objet textuel étranger au développement dans lequel il s’insère, une “importation” bien plus qu’un hypotexte. Aussi peut-on malgré tout envisager l’enchâssement de passages scripturaires dans la Correspondance comme un phénomène proche de la “citation” au sens contemporain du terme.
14 Cf. Ep., 20, 25, 26, 28, 30, 34, 36, 64, 65, etc.
15 À la différence de son maître Didyme, Jérôme, proche en cela du courant antiochéen, accorde au sens littéral une attention particulière. La démarche lui est de fait imposée essentiellement par son ambition proclamée de retour aux textes originaux.
16 Notons que l’historien – Jérôme affectionne cette posture (cf. Biasi 2016, 191-194) – est lui aussi un familier du processus citationnel, par le biais des sources. Comme celui du moine de Bethléem, son travail, pour avancer, se fonde sur la citation de documents qui étayent son analyse et authentifient les données sur lesquelles s’érige sa réflexion. Dans ce cadre, ce n’est pas tant la quantité des testimonia qui a de la valeur, que leur autorité. Le mot “témoignage” a souvent, sous le stylet de Jérôme, le sens de passage, citation biblique ; il a une connotation juridique d’attestation.
17 De fait, plusieurs lettres ont un caractère clairement polémique, notamment celles qui défendent les traductions hiéronymiennes : dans l’Ep. 57, l’auteur livre des interprétations christologiques de citations vétérotestamentaires contenues dans le NT et profite de cette occasion pour arguer que les Apôtres ont traduit selon le sens et non pas mot pour mot. De manière analogue, l’Ep. 121 affirme que lorsqu’il cite la Bible juive, Matthieu transmet la signification qu’il trouve dans l’hébreu. L’Ep. 112, adressée à Augustin, contient un écho de la contestation suscitée par la traduction nouvelle de Jonas due à la révision hiéronymienne ; cette contestation se cristallise autour d’un sujet anodin mais hautement emblématique en ce qu’il révèle les positions de chacun vis-à-vis de l’autorité des textes : le nom et l’identification de la plante qui procure de l’ombre au prophète. L’Ep. 49, enfin, témoigne des débats provoqués par les travaux de Jérôme autour de l’absence, dans le texte hébreu, de la formule “Dieu vit que cela était bon” en Genèse 1.8.
18 Les idées d’origine et d’autorité entretiennent un lien étroit dans la culture romaine, comme le reflète le soin apporté à l’élaboration du mythe troyen, censé fonder en droit la suprématie de l’Vrbs. À Rome, la dialectique de l’origine et de l’autorité irrigue le politique et la culture tout entière, ce qui ressort particulièrement en cas de crise de l’autorité, où la référence à l’origine est plus présente que jamais. Un problème découle de son essence même : celui de sa propre origine, car elle ne saurait être simplement autoréférentielle. L’objet d’investigations de Jérôme, à savoir la Bible juive, échappe à ce principe de régression à l’infini, du fait de l’affirmation de son origine divine. Le contenu des textes originaux, assimilé à la ueritas, est donc un absolu transcendant et intangible, extérieur et supérieur à celui qui assure sa transmission. La ueritas adoptée comme mot d’ordre par le traducteur hiéronymien révèle une communauté d’inspiration avec la culture juive, car dans le judaïsme, toutes les valeurs personnelles et sociales se fondent sur la vérité. La vérité, תמא (émét), représente une valeur éthique suprême, tant pour l’individu que pour la collectivité. Les rabbins enseignent que “l’existence du monde repose sur trois choses : la vérité, la justice et la paix”, dans l’idée que, lorsque règne la vérité, la justice en découle nécessairement, puis la paix, sentie comme le plus grand bienfait pour une société (Avot 1.18). Dans l’éthique juive, la vérité est étroitement liée à d’autres valeurs humaines supérieures ; bien que la vérité relève du domaine de Dieu seul, elle n’en offre pas moins à l’homme le chemin de l’imitation divine.
19 Pour prolonger cette réflexion, à propos d’autres figures d’autorité, voir le compte rendu de la journée d’étude qui s’est tenue le 13 mai 2013 à Lyon, intitulée : “L’autorité : une affaire de compétences ?”, accessible en ligne sur http://erama.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique12.
20 D’autres points des travaux hiéronymiens peuvent avoir retenu, de même, l’attention d’Augustin. S. Deléani étudie, par exemple, l’un des leitmotive de l’œuvre augustinienne, “Redite, praeuaricatores, ad cor”. Il s’agit d’un emprunt à Isaïe 46.8b. Or, si l’on s’interroge sur la nature et la provenance de cette traduction latine, on remarque que l’on a affaire à une traduction analogue à celle proposée par Jérôme d’après le texte hébreu, dans son Commentaire du Prophète. Cette version, conservée dans la Vulgate, ne s’accorde pas avec le texte des LXX, du moins sous la forme où il nous a été transmis. Augustin aurait donc peut-être retenu, entre les différentes versions, la formulation hiéronymienne pour son caractère insolite et par là même évocateur (Deléani 1992, 30 et 38).
21 Trad. pers.
22 Or le fait est d’autant plus significatif que la notion d’auteur est appariée avec celle de postérité. Comme le souligne A. Compagnon, “toute personne qui écrit ou a écrit n’est pas un auteur, la différence étant celle du document et du monument. Les documents d’archives ont eu des rédacteurs ; les monuments survivent. Seul le rédacteur dont les écrits sont reconnus comme des monuments par l’institution littéraire atteint l’autorité de l’auteur” (Compagnon 2008, 5).
23 Suivant Jérôme lui-même, l’identité du nom d’auteur ne suffit pas à prouver une attribution, car il peut y avoir homonymie ou pseudonymie. Jérôme donne donc quatre critères internes d’attribution de textes au même auteur ; or, ces quatre critères reviennent en fait à définir l’auteur comme principe d’une certaine unité d’écriture, ou encore comme cohérence, les différences et contradictions du corpus qui lui est attribué étant elles-mêmes réductibles grâce à l’hypothèse d’une évolution ou d’une influence. Les critères, que la philologie a confirmés, sont les suivants : un niveau constant de valeur (il faut retirer à un auteur les œuvres inférieures en valeur), une cohérence conceptuelle (il faut retirer à un auteur les œuvres en contradiction conceptuelle), une unité stylistique (il faut retirer à un auteur les œuvres aux mots et tours inusités), un moment historique défini (il faut retirer à un auteur les œuvres qui se réfèrent à des événements postérieurs à sa mort) (Hier., Vir. ill., 7).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Tradition et innovation dans l’épopée latine, de l’Antiquité au Moyen Âge
Aline Estèves et Jean Meyers (dir.)
2014
Afti inè i Kriti ! Identités, altérités et figures crétoises
Patrick Louvier, Philippe Monbrun et Antoine Pierrot (dir.)
2015
Pour une histoire de l’archéologie xviiie siècle - 1945
Hommage de ses collègues et amis à Ève Gran-Aymerich
Annick Fenet et Natacha Lubtchansky (dir.)
2015