Augustus auctor ? Le débat sur les dépouilles opimes (Tite-Live 4.20.5-11)
p. 81-91
Texte intégral
1Les occurrences du terme auctor sont extrêmement nombreuses dans l’œuvre de Tite-Live, même s’il ne nous reste plus que 35 des 142 livres initialement écrits par l’historien padouan. Ces occurrences présentent des sens variés (“responsable de”, “à l’origine de”, “source, auteur qui a du poids”) et, plutôt que de balayer l’ensemble de ces emplois, je me concentrerai ici sur un passage de l’Ab Vrbe condita qui présente la singularité de compter quatre occurrences d’auctor en une vingtaine de lignes, concentration frappante à laquelle s’ajoute la mention d’Auguste, nommément cité (rappelons qu’Auguste n’est cité qu’à trois reprises dans les 35 livres de l’Ab Vrbe condita qui nous sont parvenus1). Ce passage – le débat sur les dépouilles opimes, au chapitre 20 du livre 4 – est bien connu des spécialistes de Tite-Live, car c’est un élément incontournable de toute discussion sur les relations entre Tite-Live et Auguste2. Or le terme auctor est l’une des clés de ce passage, et l’étude de ses emplois peut apporter, je l’espère, une contribution supplémentaire à cette uexata quaestio3.
2Situons tout d’abord brièvement le contexte dans lequel se situe ce passage. Le livre 4 de l’Ab Vrbe condita relate les événements des années 445 à 404 a.C., et les chapitres 1 à 24 sont, entre autres, consacrés aux guerres menées contre Fidènes et contre les Étrusques entre 445 et 434 a.C. La guerre contre Fidènes, colonie romaine qui s’était ralliée à Lars Tolumnius, roi de Véies, se déroule en 437, et est menée par le dictateur Mamercus Aemilius. C’est au cours de ce conflit que le tribun militaire Aulus Cornélius Cossus tue Tolumnius en combat singulier (chapitre 19). Le début du chapitre 20 (§ 1-4), constitue l’épilogue de ce récit ; il relate le retour triomphal de l’armée à Rome et le triomphe accordé au dictateur. Cossus, quant à lui, dépose les dépouilles prises sur le cadavre du général ennemi, dites “dépouilles opimes” (spolia opima), dans le temple de Jupiter Férétrien4, comme Romulus, vainqueur d’Acron, roi de Caenina, l’avait fait avant lui5. Remontant aux premiers siècles de l’histoire de Rome, l’épisode est entouré d’obscurité, a fortiori en tant qu’événement antérieur à l’incendie de Rome par les Gaulois de Brennus en 390 a.C., une période pour laquelle, de l’aveu de Tite-Live lui-même, les faits sont encore plus obscurs et difficiles à établir en raison de la disparition de la plupart des documents d’archives6. Il donne donc lieu, comme ailleurs chez Tite-Live7, à une digression d’ordre historiographique, l’historien tentant de lever les incertitudes qui entourent l’événement en débattant, voire en polémiquant à distance avec d’autres historiens, prédécesseurs ou contemporains. Cette digression fait immédiatement suite au récit factuel et s’étend du § 5 au § 11 :
(5) Omnis ante me auctores secutus A. Cornelium Cossum tribunum militum secunda spolia opima Iouis Feretri templo intulisse exposui ; (6) ceterum, praeterquam quod ea rite opima spolia habentur quae dux duci detraxit, nec ducem nouimus nisi cuius auspicio bellum geritur, titulus ipse spoliis inscriptus illos meque arguit consulem ea Cossum cepisse. (7) Hoc ego cum Augustum Caesarem, templorum omnium conditorem aut restitutorem, ingressum aedem Feretri Iouis quam uetustate dilapsam refecit, se ipsum in thorace linteo scriptum legisse audissem, prope sacrilegium ratus sum Cosso spoliorum suorum Caesarem, ipsius templi auctorem, subtrahere testem. (8) Qui si ea in re sit error, quod tam ueteres annales quodque magistratuum libri, quos linteos in aede repositos Monetae Macer Licinius citat identidem auctores, septimo post demum anno cum T. Quinctio Poeno A. Cornelium Cossum consulem habeant, existimatio communis omnibus est. (9) Nam etiam illud accedit, ne tam clara pugna in eum annum transferri posset, quod imbelle triennium ferme pestilentia inopiaque frugum circa A. Cornelium consulem fuit, adeo ut quidam annales uelut funesti nihil praeter nomina consulum suggerant. (10) Tertius ab consulatu Cossi annus tribunum eum militum consulari potestate habet, eodem anno magistrum equitum ; quo in imperio alteram insignem edidit pugnam equestrem. Ea libera coniectura est, (11) sed, ut ego arbitror, uana, cum auctor pugnae, recentibus spoliis in sacra sede positis, Iouem prope ipsum, cui uota erant, Romulumque intuens, haud spernendos falsi tituli testes, se ‘A. Cornelium Cossum consulem’ scripserit.
“(5) C’est en m’appuyant sur l’ensemble des auteurs qui m’ont précédé que j’ai dit qu’Aulus Cornélius Cossus avait déposé les deuxièmes dépouilles opimes dans le temple de Jupiter Férétrien en qualité de tribun militaire ; (6) cependant, outre le fait que l’on appelle proprement dépouilles opimes celles qu’un général a arrachées à un autre général, et que nous ne reconnaissons pas d’autres généraux que ceux qui combattent sous leurs propres auspices, l’inscription tracée sur les dépouilles prouve elle-même, contre eux et contre moi, que Cossus était consul lorsqu’il s’en empara. (7) Pour ma part, ayant entendu que c’est ce qu’avait lu de ses yeux César Auguste, fondateur ou restaurateur de tous nos temples, sur la cuirasse de lin, lorsqu’il entra dans le temple de Jupiter Férétrien qui tombait en ruine sous le poids du temps, et qu’il a fait refaire, j’ai jugé que ce serait presque un sacrilège de retirer à Cossus et à ses dépouilles le témoignage de César, bâtisseur du temple même. (8) Quant à savoir si l’erreur vient de ce que les annales, ouvrages fort anciens, et les livres des magistrats, écrits sur du lin et déposés dans le temple de Junon Monéta, dont Licinius Macer invoque très souvent le témoignage, mentionnent, six ans après seulement, un Aulus Cornelius Cossus consul en même temps que Titus Quinctius Poenus, libre à chacun de se faire son opinion. (9) Car à cela s’ajoute un autre élément interdisant de reculer un si glorieux combat jusqu’à cette date : à l’époque du consulat d’Aulus Cornélius, il y eut presque trois années sans guerre pour cause d’épidémie et de famine, à tel point que certaines annales, comme en signe de deuil, se bornent à mentionner le nom des consuls. (10) Deux ans après son consulat, on retrouve Cossus tribun militaire à pouvoir consulaire, et, la même année, maître de la cavalerie ; dans ce commandement, il livra un second combat équestre mémorable. Toutes les conjectures sont permises, (11) mais vaines à mes yeux, puisque l’auteur du combat, après avoir déposé les dépouilles toutes fraîches dans l’enceinte sacrée, les yeux fixés pour ainsi dire sur Jupiter lui-même, à qui il les offrait, et sur Romulus, témoins redoutables pour qui aurait forgé un faux titre, s’est désigné comme ‘Aulus Cornélius Cossus, consul’.”
3Le passage est particulièrement complexe. La digression, qui prend la forme d’un raisonnement construit, aux articulations nettement marquées, devrait clarifier les termes du débat et établir, in fine, la position personnelle de Tite-Live. On notera la forte présence de la 1ère personne du singulier dans le passage, ainsi que les verbes ratus sum et arbitror, qui laissent attendre une prise de position claire : l’historien s’engage pleinement dans le débat. Or, à l’issue de cette digression, le lecteur ne peut être que désorienté. Que pense Tite-Live, en définitive ? Cossus était-il consul ou simple tribun militaire ? La réponse reste nébuleuse. Il nous faut donc reprendre dans le détail les étapes de l’argumentation de Tite-Live pour tenter d’y voir plus clair.
4Tite-Live rappelle d’abord que, s’il a, jusque-là, affirmé que Cossus était tribun militaire, c’est parce que l’ensemble de ses prédécesseurs le disait. Cette position personnelle est étayée non seulement par l’auctoritas des sources (le terme auctores, au § 5, a son sens classique d’“auteurs dont les propos ont du poids”), mais aussi par leur unanimité. On pourrait (devrait ?) en rester là, mais une thèse contradictoire, annoncée par ceterum, se fait jour. Le § 6 énonce alors une double objection : d’une part, la définition même des dépouilles opimes interdit que Cossus ait été tribun militaire (un tribun militaire ne combat pas sous ses propres auspices), de l’autre, on possède une preuve matérielle du fait qu’il ne l’était pas, à savoir l’inscription sur les dépouilles déposées dans le temple de Jupiter Férétrien. La conclusion du § 6 est donc que Cossus ne pouvait être tribun. Le § 7 introduit une précision supplémentaire : la source de cette preuve matérielle est Augustus Caesar lui-même. À ce stade du raisonnement, Tite-Live devrait s’incliner devant l’auctoritas d’Auguste, auctoritas scientifique (il a lu l’inscription) et auctoritas politico-religieuse (ce serait presque un sacrilège de mettre en doute la parole d’Auguste), se ranger à la thèse défendue par l’empereur et tirer la conclusion qui s’impose : Cossus était consul, et non tribun militaire (§ 7). Ce n’est pourtant pas ce qui se produit. Au contraire, Tite-Live relance le débat dans les §§ 8 à 10, en développant une argumentation serrée : il y a une erreur quelque part (si ea in re error sit) et il faut chercher à la résoudre. Peut-être s’agit-il d’une erreur de chronologie ? On aurait placé le combat contre Lars Tolumnius en 437 a.C., alors qu’il aurait eu lieu six ans plus tard, quand Cossus était consul, un fait attesté par une preuve matérielle de la même nature que celle qu’Auguste met en avant, à savoir les libri lintei, que Licinius Macer, utilisé par Tite-Live, cite très souvent comme témoignages de poids (c’est à nouveau le terme auctores qui est employé). Cette hypothèse est aussitôt réfutée par Tite-Live (§ 9). Une autre hypothèse est alors introduite : il y aurait eu confusion avec un autre combat plus tardif, situé à un moment où Cossus était tribun militaire à pouvoir consulaire (§ 10). Tite-Live ne prend pas la peine de la discuter, et conclut de façon ouverte, en laissant à son lecteur la responsabilité de trancher, avec cette formule désinvolte : ea libera coniectura est. Le passage serait déjà suffisamment déroutant si l’on en restait là. Pourtant, Tite-Live rajoute un dernier point à son propos, qui complique davantage encore les choses (§ 11). Alors que l’incise ut ego arbitror promet au lecteur l’énoncé de la position définitive de Tite-Live (enfin !), ce dernier prend en fait le contre-pied de ce qu’il vient de dire : le lecteur est libre de se faire son opinion, mais cela n’aura de toute façon aucun intérêt (uana), puisqu’il est certain que Cossus n’a pas pu mentir en écrivant “consul” sur les dépouilles opimes, ce qui constituerait un sacrilège. En d’autres termes, Tite-Live passe par pertes et profits tout le raisonnement qu’il avait précédemment bâti et résout d’une façon pour le moins désinvolte l’aporie dans laquelle il se trouvait. Résumons en quelques mots cette digression circulaire : Cossus était forcément consul (§ 6-7), mais c’est impossible (§ 8-10), et pourtant il était forcément consul (§ 11). Au terme de cette seconde lecture, sommes-nous plus avancés ? Pas vraiment, même si Tite-Live semble donner implicitement raison à Auguste.
5Ainsi, ce passage, qui commence comme bien d’autres digressions d’ordre historiographique et méthodologique de l’Ab Vrbe condita, et présente des points communs avec elles, en particulier la forte implication de l’historien dans le débat, l’invocation de l’auctoritas scientifique de tel ou tel historien, et la construction d’un raisonnement logique, argumenté, s’en différencie pourtant radicalement par cette conclusion ouverte et incertaine. La raison en est évidente : ici, Tite-Live ne débat, ou ne polémique pas avec tel ou tel annaliste ou historien grec, mais avec le princeps lui-même. Si le passage est si contourné, ce n’est pas seulement parce que la question est complexe : Tite-Live est manifestement embarrassé. Pourquoi cette gêne ? C’est que l’enjeu n’est pas d’ordre historiographique, mais politique. On sait que, en 29 a.C., à un moment où son pouvoir n’était pas tout à fait affermi, Octave avait refusé à M. Licinius Crassus, le petit-fils du triumvir, proconsul de Macédoine, qui avait tué Deldo, roi des Bastarnes, la gloire de déposer les dépouilles opimes, au motif que seul un général combattant sous ses propres auspices – ce qui n’était pas le cas des tribuns militaires, ni de Crassus lui-même8 (en tant que proconsul, il combattait sous les auspices d’Octave) – pouvait le faire. C’est probablement à ce moment-là qu’Octave avait invoqué le précieux document historique, qu’il avait fort opportunément pu consulter dans le temple de Jupiter Férétrien tout juste restauré, afin d’écarter l’hypothèse selon laquelle Cossus aurait pu déposer les dépouilles opimes tout en combattant sous d’autres auspices que les siens : le cas de Cossus ne constituait donc pas un précédent, et le fait de combattre sous ses propres auspices, avec un imperium plein, devenait une condition sine qua non pour pouvoir déposer les dépouilles opimes9. La question des dépouilles opimes était donc une question politiquement sensible, et qui tenait manifestement à cœur à Octave-Auguste, puisque le thème réapparaît chez Properce et tient une place importante dans la seconde partie de l’Énéide10, et que la statue de Romulus portant les dépouilles opimes figurait en bonne place sur le Forum d’Auguste11.
6Ce que suggère donc le texte de Tite-Live, ce n’est pas qu’Auguste serait incompétent en tant qu’historien (il aurait mal lu l’inscription), qu’il serait faillible (error) – ce qui serait déjà gênant –, mais bien plutôt qu’il aurait sciemment menti et falsifié la vérité historique en prétendant avoir lu “consul” sur l’inscription de la cuirasse de Cossus, commettant ainsi un sacrilège. En d’autres termes, Tite-Live n’insinue pas qu’Auguste est un politique qui, voulant jouer à l’historien, se révèle mauvais historien, mais – ce qui est bien plus grave – qu’il a pris le masque de l’historien pour manipuler les faits historiques dans un but politique. Dans cette perspective – qui, depuis l’article fondateur de H. Dessau en 1906, recueille un large consensus parmi les historiens12 – Octave-Auguste aurait agi ainsi pour ne pas risquer de voir sa propre gloire éclipsée par celle d’un rival potentiel ; déposer les dépouilles opimes représentait en effet une gloire insigne, puisque seuls trois généraux, au cours de l’histoire romaine, l’avaient fait : Romulus, Cossus et Marcus Claudius Marcellus, vainqueur du roi gaulois Viridomaros lors de la bataille de Clastidium, en 222 a.C.13.
7S’il n’est pas aussi célèbre que les pages consacrées à Romulus, à Camille, à Hannibal ou à Scipion, ce passage est bien connu des livianistes car il représente un élément incontournable de toute discussion sur les relations entre Tite-Live et Auguste. Il est souvent invoqué, d’une part pour étayer l’hypothèse d’une relation directe entre les deux hommes, Auguste n’hésitant pas à livrer à l’historien des informations utiles à la rédaction de son œuvre14, d’autre part pour poser la question des opinions personnelles de Tite-Live par rapport à Auguste et à son œuvre politique. Pour certains commentateurs, Tite-Live subvertirait ici discrètement la vérité officielle qu’Auguste avait voulu imposer, et le passage serait implicitement ironique, voire subversif15. Pour ma part, plus que de subversion, je parlerais de prise de distance : Tite-Live n’est pas dupe, et tient à le montrer, fût-ce de façon indirecte. En effet, s’il était vraiment convaincu par la version d’Auguste, et embarrassé par la discordance entre cette dernière et celle des autres sources, il lui aurait suffi de qualifier directement Cossus de consul sans même évoquer le débat historiographique sous-jacent – ce type de digression méthodologique étant l’exception, et non la règle, chez Tite-Live. Or l’historien a tenu à insérer, manifestement après coup16, cette digression déconcertante, qui obscurcit les choses au lieu de les clarifier17. Certes, il n’a sans doute pas eu le choix (qu’Auguste le lui ait demandé, ou qu’il se soit senti obligé de le faire), mais il a tenu à lui donner cette forme précise, et il convient donc de chercher les motifs d’un tel ajout, une question dont le terme auctor pourra peut-être nous donner la clé.
8Dans tout le passage, les enjeux politiques restent sous-jacents. La discussion se présente exclusivement comme une discussion d’ordre méthodologique : quels sont les critères à retenir pour l’établissement de la vérité historique ? Quelles sources l’historien doit-il privilégier pour établir les faits ? Et comment doit-il les utiliser ? Pour Tite-Live, ces sources sont de deux types : d’une part, les historiens antérieurs (omnes ante me auctores au § 5, tam ueteres annales et Licinius Macer au § 8, quidam annales au § 9), d’autre part les témoignages matériels (titulus spoliis inscriptus au § 6, in thorace linteo scriptum au § 7, magistratuum libri lintei au § 8). Tous sont qualifiés d’auctores : ce sont non seulement les sources factuelles de son récit, mais aussi les garants de sa valeur scientifique. De ce point de vue, l’auctoritas scientifique d’Auguste semble, à première vue, légitimement fondée : son témoignage repose sur l’autopsie (§ 7 : Augustum Caesarem se ipsum in thorace linteo scriptum legisse), critère de scientificité historique depuis Hérodote, et il se fonde sur le même type de preuve matérielle (la cuirasse de lin de Cossus) que Licinius Macer avec les libri lintei. Face à lui, cependant, se trouvent d’autres historiens, qui fondent également leurs affirmations sur l’autopsie (§ 8 : tam ueteres annales quodque magistratuum libri, quos linteos in aede repositos Monetae Macer Licinius citat identidem auctores), mais qui n’ont pas d’intérêts politiques particuliers dans l’affaire et ont pour eux l’unanimité et le soutien d’un raisonnement scientifique, hypothético-déductif. Dès lors, en l’absence de contrôle d’un tiers, les dires d’Auguste relèvent de l’argument d’autorité, et non de la méthode historique. Tite-Live suggère ainsi que, dès lors qu’Auguste intervient dans le débat historique, on sort du cadre scientifique, réservé aux experts, les auctores, pour entrer dans celui de la conjecture, ouvert à tous (existimatio communis omnibus est, écrit-il au § 8 ; libera coniectura est, conclut-il au § 10, après avoir présenté les termes du débat).
9Cette conclusion implicite est renforcée par le jeu sur les autres emplois d’auctor dans le passage, car Tite-Live n’évoque pas seulement les auctores comme sources de l’historien et garants de la valeur scientifique de son récit ; sont également qualifiés d’auctores Cossus (auctor pugnae) et Auguste lui-même (auctor templi). Si l’emploi de l’expression auctor pugnae pour désigner “celui qui est à l’initiative du combat” est tout à fait habituel, auctor templi est moins courant. L’expression désigne en premier lieu celui qui est à l’origine, à l’initiative de la construction d’un temple ; on peut donc la traduire par “le bâtisseur du temple” ou “le fondateur du temple”. Or ici, elle désigne l’individu qui a fait reconstruire le temple : ce n’est pas Auguste qui a fait bâtir le temple de Jupiter Férétrien (œuvre, selon la tradition, de Romulus) ; en revanche, il l’a fait reconstruire (§ 7 : refecit) entre 32 et 30 a.C. alors que le temple tombait en ruines18. Cela ne signifie pas qu’on ne pouvait pas qualifier d’auctor templi l’individu à l’initiative de la reconstruction d’un temple. Ovide, par exemple, évoquant dans les Fastes le temple de Magna Mater, range sous la même étiquette d’auctor templi le fondateur (inconnu) du temple et Metellus et Auguste, qui, tous deux, firent reconstruire, à des dates différentes, le temple qui menaçait ruine19. Auguste lui-même, dans le passage des Res gestae consacrée à son œuvre religieuse et, en particulier, à sa politique de construction et de rénovation d’édifices religieux, unifie sous le même verbe feci des constructions nouvelles et des reconstructions de temples20. L’emploi de l’expression auctor templi pour le temple de Jupiter Férétrien peut ainsi se justifier par l’idée d’une refondation complète du temple après Romulus.
10Il n’était donc pas aberrant, d’un point de vue sémantique, de parler d’Auguste comme de l’auctor templi du temple de Jupiter Férétrien : conformément au sens de la racine *aug‑, l’auctor templi, s’il est avant tout le fondateur du temple, celui qui est à l’origine de son existence, peut aussi être celui qui contribue à la permanence et à la prospérité du temple, à son “augmentation”, par exemple en le faisant reconstruire lorsqu’il tombe en ruine. Il n’en reste pas moins qu’auctor n’était pas nécessairement le terme le plus immédiat pour désigner non pas le fondateur du temple, mais celui qui avait présidé à sa refondation. Preuve en est que, quelques lignes plus haut, Tite-Live qualifie Auguste de templorum omnium conditorem aut restitutorem, deux expressions bien davantage attestées qu’auctor templi, et, surtout, dans le cas de restitutor, plus appropriées. Souci de uariatio ? Sans doute. Mais aussi, assurément, volonté d’introduire le terme auctor à propos de l’empereur. Car ce que suggère ainsi Tite-Live, c’est qu’Auguste, s’il est bien un auctor, n’est pas un auctor comme Licinius Macer ou comme lui-même, Tite-Live, aspire à le devenir. Dans le débat historiographique sur les dépouilles opimes, Licinius Macer et les autres annalistes apportent le poids de leur auctoritas scientifique au raisonnement de Tite-Live, et, à ce titre, sont des auctores ; Auguste, en revanche, se contente de clore le débat en recourant à l’argument d’autorité. Il est donc renvoyé à son seul statut d’auctor templi. Comme Cossus, auctor pugnae, il est du côté de ceux qui agissent, qui font l’histoire – le soldat, le politique – et non de ceux qui l’écrivent de façon scientifique.
11Auguste est-il, peut-il être un auctor ? Oui, répond Tite-Live, assurément. Mais à chacun son auctoritas : celle d’Auguste n’est pas celle de l’historien. Et, s’il faut revenir à la question des liens entre Tite-Live et Auguste, ou entre l’œuvre de Tite-Live et l’idéologie augustéenne, ce que nous montrent les emplois d’auctor dans ce passage, c’est une claire volonté de distanciation de la part de Tite-Live, moins par rapport à Auguste lui-même que par rapport à une tentative d’empiètement sur son terrain d’expertise. Dans cette digression, Tite-Live retourne contre Auguste ses propres armes : celles de la méthode historique. Quand Auguste feint de se placer sur le terrain de l’historien, Tite-Live le remet à sa place, celle de l’homme d’État. Ce qui ne veut pas dire que le passage soit subversif ou qu’il dénonce Auguste comme falsificateur ou sacrilège. Je crois fondamentalement à une communauté de vues entre le princeps et l’historien21, et la désignation d’Auguste comme templorum omnium conditor aut restitutor n’est pas la reprise servile de ce que l’on appellerait de nos jours les “éléments de langage” de la propagande augustéenne ; c’est, dans la bouche de Tite-Live, un éloge sincère. Mais un projet partagé peut se réaliser dans des domaines différents, selon des modalités diverses : à chacun son domaine de compétence, d’expertise, et sa forme d’auctoritas.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Liv. 1.19.3 ; 4.20.7 ; 28.12.12.
2 La bibliographie sur la question est pléthorique. Au cours des seules cinquante dernières années, on trouve six articles portant le titre “Livius und Augustus” ou “Livy and Augustus”, sans compter les études portant sur Tite-Live, Auguste et un troisième terme. Voir Syme 1959 ; Mette 1961 ; Petersen 1961 ; Walsh 1961 ; Burck 1991 ; Badian 1993, auxquels on peut ajouter Deininger 1985 et Luce 1990. On trouvera une synthèse récente, avec bibliographie, dans Mineo 2015, in Mineo, éd. 2015, 125-138.
3 Je renvoie, sans prétendre à l’exhaustivité, aux articles de Mensching 1967, Daly 1981, Mori 1984, Krafft 1998, Flower 2000, Salamon 2003, Tarpin 2003 et Sailor 2006, ainsi qu’à l’ouvrage de Miles 1995, 40-47.
4 Omnibus locis re bene gesta, dictator senatus consulto iussuque populi triumphans in Vrbem rediit. Longe maximum triumphi spectaculum fuit Cossus, spolia opima regis interfecti gerens ; in eum milites carmina incondita aequantes eum Romulo canere. Spolia in aede Iouis Feretri prope Romuli spolia, quae, prima opima appellata, sola ea tempestate erant, cum sollemni dedicatione dono fixit ; auerteratque in se a curru dictatoris ciuium ora et celebritatis eius diei fructum prope solus tulerat. “À la suite de ce complet succès, le dictateur, par décret du Sénat ratifié par le peuple, rentra en triomphe dans la Ville. Au cours de ce triomphe, celui qui, de loin, attira le plus les regards fut Cossus, qui portait les dépouilles opimes prises sur le roi qu’il avait tué ; dans les chansons naïves qu’ils composèrent sur lui, les soldats le comparaient à Romulus. Il accrocha les dépouilles à titre d’offrandes, avec une dédicace solennelle, dans le temple de Jupiter Férétrien, à côté de celles que Romulus avaient déposées, les premières – et les seules à cette époque – à porter le nom d’ ‘opimes’ ; ses concitoyens avaient détourné les yeux du char du dictateur pour le regarder et il avait recueilli à lui seul presque tout le fruit de la solennité de ce jour” (sauf mention contraire, les textes latins sont cités dans l’édition de la C.U.F. et dans une traduction personnelle).
5 Liv. 1.10.5-7.
6 Liv. 6.1.1-3 : Quae ab condita urbe Roma ad captam eandem Romani sub regibus primum, consulibus deinde ac dictatoribus decemuirisque ac tribunis consularibus gessere, foris bella, domi seditiones, quinque libris exposui, res cum uetustate nimia obscuras uelut quae magno ex intervallo loci uix cernuntur, tum quod rarae per eadem tempora litterae fuere, una custodia fidelis memoriae rerum gestarum, et quod, etiam si quae in commentariis pontificum aliisque publicis priuatisque erant monumentis, incensa urbe pleraeque interiere. Clariora deinceps certioraque ab secunda origine uelut ab stirpibus laetius feraciusque renatae urbis gesta domi militiaeque exponentur. “L’histoire des Romains depuis la fondation de la ville de Rome jusqu’à sa prise, d’abord sous les rois, puis sous les consuls, les dictateurs, les décemvirs et les tribuns consulaires, qu’il s’agisse de guerres extérieures ou de séditions internes, je l’ai racontée en cinq livres – événements rendus obscurs par leur extrême ancienneté, comme les objets que l’on peine à distinguer quand ils sont très loin, ainsi que par la rareté, pendant toute cette période, des témoignages écrits, seuls gardiens fidèles du souvenir des faits historiques, et par la destruction, dans l’incendie de la ville, de la plupart de ceux qui se trouvaient dans les registres des pontifes et d’autres archives publiques et privées. Il y aura à présent plus de clarté et de certitude dans l’histoire intérieure et extérieure de la Ville, que l’on vit renaître plus luxuriante et féconde, comme une plante qui repart de sa souche.”
7 Dans le livre 21, par exemple, Tite-Live polémique à plusieurs reprises avec Coelius Antipater. Voir, en 21.38, la mise au point historiographique sur les effectifs de l’armée d’Hannibal lors de son arrivée en Italie et sur le trajet suivi par ce dernier pour franchir les Alpes. De même, en 21.46.10, Tite-Live réfute l’affirmation de Coelius Antipater selon laquelle le consul Scipion aurait été, lors de la bataille du Tessin, sauvé par un esclave plutôt que par son fils, le futur Africain – une opinion partagée par “la plupart des historiens” (plures auctores). En 21.47.4-6, il évoque les opinions divergentes de différents auctores sur la traversée du Pô par l’armée d’Hannibal, pour réfuter la version de Coelius (Coelius auctor est Magonem… flumen… tranasse), préférant ajouter foi (potiores apud me auctores sunt…) aux historiens qui connaissent le Pô (peritis amnis). Une autre digression méthodologique qui fait écho à la discussion sur les dépouilles opimes se trouve en 22.31.8-9 : Tite-Live polémique avec Coelius et d’autres annalistes antérieurs qui prétendent qu’en 217 a.C., Fabius était dictateur. Au terme d’une discussion argumentée, Tite-Live réfute cette position et affirme que Fabius était seulement prodictateur. L’article de Krafft 1998 offre une recension et une analyse approfondie des digressions méthodologiques dans l’Ab Vrbe condita (en particulier n. 8 p. 120 pour la recension des digressions).
8 La question de savoir si Crassus, en tant que proconsul, disposait, ou non, d’un imperium plein et combattait sous ses propres auspices est débattue. Pour H. Flower, c’était bien le cas – ce que confirmerait d’ailleurs le fait que le Sénat lui ait accordé le triomphe en 27 a.C., puisque les conditions étaient les mêmes ; elle affirme que “there could be no doubt, either then or now, that Crassus met all the traditional criteria for dedicating spolia opima” (Flower 2000, 52). C’est également la conclusion à laquelle arrive M. Tarpin, au terme d’une analyse approfondie de la question (Tarpin 2003, 283-292 et 297-298). Il est possible que, sur le moment, Octave ait simplement opposé à la requête de Crassus l’argument selon lequel seul un consul en exercice pouvait déposer les dépouilles opimes, et que l’argument de la hiérarchie des auspices ait été introduit ultérieurement dans la vulgate augustéenne (ce dont témoignerait le texte de Tite-Live), à un moment où tous les généraux romains avaient un imperium subordonné à celui du princeps.
9 J’ai brossé ici, faute de place, un résumé rapide d’une question fort complexe, dont les détails sont encore débattus par les historiens. Le lecteur consultera avec profit l’article de Tarpin 2003, qui étudie la question de façon extrêmement fouillée, ainsi que Flower 2000, particulièrement 44-46 et 48-59. Notre seule source antique concernant l’épisode est Dion Cassius (51.23.2-51.27.3), qui relate les combats menés par Crassus contre les Daces et les Bastarnes au cours des années 30-29 a.C., et explique que, si le Sénat a bien accordé le triomphe à Crassus pour ses exploits, ce dernier n’a pu, en revanche, déposer les dépouilles opimes dans le temple de Jupiter Férétrien parce qu’il n’était pas “général en chef”, αὐτοκράτωρ στρατηγὸς (Dio Cass. 51.24.4). Tite-Live, quant à lui, racontait les campagnes de Crassus dans les livres 134 et 135, aujourd’hui perdus, mais on ne sait s’il évoquait la question du triomphe et des dépouilles opimes. Cela semble néanmoins peu probable, car, après son triomphe de 27 a.C., Crassus disparaît complètement des sources, sans faire la carrière prestigieuse que sa noblesse et ses exploits précédents laissaient attendre. Bien plus, il semble qu’Auguste ait fait disparaître jusqu’au nom et au souvenir – de façon frappante, il omet totalement, dans ses Res gestae, les campagnes contre les Bastarnes et en Mésie – d’un rival potentiel, dont la gloire militaire aurait pu éclipser la sienne et qui, en déposant les dépouilles opimes, serait apparu comme un nouveau Romulus, alors qu’Octave, puis Auguste, cherchait précisément à s’assimiler au fondateur de la Ville (voir Tarpin 2003, 293-294). Il n’est pas certain, en revanche, que Crassus ait officiellement demandé à déposer les dépouilles opimes, avant de se le faire refuser ; il est sans doute plus probable qu’Octave ait usé de son auctoritas lors d’entretiens privés pour faire pression sur Crassus afin que celui-ci s’abstienne de revendiquer cet honneur rarissime (voir Tarpin 2003, 293 et 305-306).
10 Prop. 4.10 ; voir Garani 2007 et Porte 2011. Sur les spolia opima dans l’Énéide, voir Rochette 2007. Voir également, pour une perspective générale, les articles de Harrison 1989, Flower 2000 (part. 53-55) et Ingleheart 2007.
11 Ov., Fast., 5.559-566. Voir Springer 1955, 31-32 et Zanker 1988, 203.
12 Dessau 1906. L’argument le plus probant est avant tout celui de la faible probabilité qu’une cuirasse de lin ait été conservée intacte pendant plus de quatre siècles, a fortiori dans un temple tombant en ruine et privé de toit (voir n. 20), et que, à supposer que ce fût le cas, l’inscription soit encore lisible ; voir Syme 1979, 419-420.
13 Plut., Marc., 6-8. La version de Tite-Live n’est malheureusement pas conservée (Per. 20 : M. Claudius Marcellus cos. occiso Gallorum Insubrium duce, Vertomaro, opima spolia rettulit).
14 C’est notamment la position de Syme 1959, 43 et 46-47. Dans ce cas, il faut sous-entendre un dicentem dans l’expression cum Augustum… se ipsum… legisse audissem au § 7, qui pourrait se traduire par “Alors que j’avais entendu Auguste dire qu’il avait lu…”. C’est le choix que fait G. Baillet, traducteur de la C.U.F., qui écrit : “J’ai personnellement entendu dire à César Auguste qu’en entrant…”. Cette interprétation ne va pas de soi. On peut au contraire comprendre que Tite-Live “a entendu <dire> qu’Auguste avait lu”, c'est-à-dire qu’Auguste ne le lui aurait pas dit directement, auquel cas l’historien n’aurait pas manqué de faire part de cet honneur. Le passage exclurait donc une communication directe entre les deux hommes ; voir Burck 1991, 270 et Badian 1993, 13-16.
15 Pour une partie des commentateurs, le passage exprime une défiance de l’historien vis-à-vis d’Auguste, et une mise en cause implicite de la crédibilité de son témoignage. En faisant part des contradictions existant entre les sources antérieures et le témoignage d’Auguste, Tite-Live subvertirait discrètement la version officielle de la question. Les remarques de Tite-Live sur le sacrilège que constituerait un mensonge fait en connaissance de cause face à Jupiter Férétrien seraient donc à double sens, et viseraient Auguste, et non Cossus. Voir Syme 1959, 43-47 ; Mette 1961, 275 : Miles 1995, 40-47 et Kraus & Woodman 1997, 71-72. Mais le passage a également fait l’objet de lectures relativisant ce caractère implicitement ironique ou subversif. Aux yeux de plusieurs commentateurs, Tite-Live était au fait des implications politiques de la question, et pleinement conscient que la version d’Auguste contredisait l’ensemble des sources historiques. La seule solution pour résoudre le problème, aller vérifier par lui-même l’inscription portée sur la cuirasse de Cossus dans le temple de Jupiter, était inenvisageable, parce que cela aurait signifié mettre en doute la parole du princeps, mais aussi parce que cela comportait un risque encore plus grand, celui de constater un éventuel mensonge d’Auguste. Confronté à ce dilemme, Tite-Live chercherait à s’en sortir d’une façon satisfaisante pour l’historien et suffisamment respectueuse pour le prince, sans parvenir, toutefois, à masquer l’embarras dans lequel le plonge la situation. Voir Walsh 1961, 30 ; Burck 1991, 271-272 et Badian 1993, 14-16.
16 La digression sur Cossus et les dépouilles opimes a souvent été exploitée par les historiens à des fins de datation de l’œuvre de Tite-Live, et, en particulier, de la première pentade. Le fait que Tite-Live parle, en 1.19.3, de la deuxième fermeture du temple de Janus (29 a.C.), mais pas de la troisième (25 a.C.) nous donne un terminus ante quem : la première pentade a été achevée et publiée avant 25 a.C. La date à laquelle Tite-Live a commencé à écrire est, elle, sujette à débats. La mention, dans le passage du livre 1 précédemment cité et dans le passage du livre 4 sur les dépouilles opimes, du titre de Caesar Augustus implique que la première pentade telle que nous la lisons ait été publiée après janvier 27 a.C. Certains commentateurs en concluent que la première pentade a été rédigée entre 27 et 25 a.C. (voir, par exemple, Mineo 2015, dans Mineo, éd. 2015, xxxiv-xxxvii). D’autres, cependant, considèrent que Tite-Live commença à rédiger son œuvre aux alentours de 32-31 a.C., à un rythme de deux à trois livres par an. Dans ce cas, il est probable que le livre 4 ait été rédigé vers 29 a.C. et que la digression sur les dépouilles opimes soit un morceau ajouté après coup au récit de la guerre contre Fidènes, lors d’une deuxième édition. On peut citer à l’appui de cette thèse deux arguments probants : d’une part le fait qu’il est possible de supprimer les § 5-11 sans que le récit factuel ne perde sa cohérence, de l’autre le fait que Tite-Live n’a pas pris la peine de rectifier le titre de Cossus dans la suite du livre 4 (Liv. 4.32.4 : A. Cornelium eundem in acie fore qui priore bello tribunus militum, Larte Tolumnio rege Veientium in conspectu duorum exercituum occiso, spolia opima Iouis Feretrii templo intulerit). Voir Bayet & Baillet 1940, xvii ; Luce 1965 et Miles 1995, 92.
17 L’étude des digressions dans lesquelles Tite-Live évoque les versions concurrentes d’un même événement historique sans trancher in fine conduit P. Krafft à considérer la digression sur Cossus comme parfaitement représentative de cette catégorie et, partant, à lui refuser tout statut exceptionnel (Krafft 1998, 127-131 et 133-143). Il me semble cependant qu’une différence de taille existe entre les passages cités par Krafft et la digression du livre 4. Dans les autres digressions, Tite-Live présente les versions concurrentes de l’événement en avouant son incertitude et en laissant au lecteur le soin de trancher, de façon parfois désinvolte ; ici, l’historien expose les différentes versions de l’épisode, mais en réfute certaines, pour finir néanmoins par énoncer une conclusion qui contredit son raisonnement antérieur : le lecteur n’est donc pas laissé dans l’incertitude du fait d’une absence de conclusion claire de la part de Tite-Live, mais à cause de l’incohérence du raisonnement.
18 La reconstruction du temple eut lieu entre 32 et 30 a.C., à l’initiative d’Atticus, auteur d’une monographie sur les Claudii Marcelli. Cf. Nep., Att., 25.20.3 : Ex quo accidit, cum aedis Iouis Feretrii in Capitolio, ab Romulo constituta, uetustate atque incuria detecta prolaberetur, ut Attici admonitu Caesar eam reficiendam curaret. “Il s’ensuivit que, comme le temple de Jupiter Férétrien, érigé par Romulus sur le Capitole, avait perdu son toit sous l’effet du temps et du manque d’entretien et tombait en ruine, Auguste, sur le conseil d’Atticus, le fit reconstruire.”
19 Ov., Fast., 4.345-348 : Ipsa sedens plaustro porta est inuecta Capena ; / sparguntur iunctae flore recente boues. / Nasica accepit. Templi non perstitit auctor ; / Augustus nunc est, ante Metellus erat. “La déesse, trônant sur un char, est portée dans la ville par la Porte Capène ; on jette des fleurs fraîches sur l’attelage de génisses. Nasica l'accueillit. Le nom du fondateur du temple n'a pas été conservé ; maintenant, c'est Auguste, avant c'était Metellus.”
20 Res gestae diui Augusti 19 : Curiam et continens ei Chalcidicum templumque Apollinis in Palatio cum porticibus, aedem diui Iuli, Lupercal, porticum ad circum Flaminium, quam sum appellari passus ex nomine eius, qui priorem eodem in solo fecerat, Octauiam, puluinar ad circum maximum, aedes in Capitolio Iouis Feretri et Iouis Tonantis, aedem Quirini, aedes Mineruae et Iunonis reginae et Iouis Libertatis in Auentino, aedem Larum in summa sacra uia, aedem Deum Penatium in Velia, aedem Iuuentatis, aedem Matris Magnae in Palatio feci. “J'ai construit la Curie et le Chalcidicum attenant, le temple d'Apollon sur le Palatin avec ses portiques, le temple du Divin Jules, le Lupercal, le portique proche du cirque Flaminius, que j’ai laissé porter le nom « porticus Octavia », du nom de celui qui avait construit au même endroit le portique précédent, la tribune au Grand Cirque, les temples de Jupiter Feretrius et de Jupiter Tonans au Capitole, le temple de Quirinus, le temple de Minerve, de Junon Reine et de Jupiter Libertas sur l’Aventin, le sanctuaire des Lares dans la partie supérieure de la Voie sacrée, le temple des Pénates sur la Vélia, le temple de Juventas, le temple de la Grande Mère sur le Palatin.” (Trad. Scheid, C.U.F.).
21 Ce n’est pas ici le lieu de développer cette question, qui sera traitée de façon approfondie dans un article à paraître. Disons brièvement que, en dépit du fait qu’Auguste, selon la célèbre anecdote rapportée par Tacite (Ann., 4.34.6), qualifiait Tite-Live de Pompeianus et le taquinait sur ses supposées sympathies républicaines, on ne peut qu’être frappé des similitudes entre certains aspects du projet politique d’Auguste et le projet historique de Tite-Live. Les deux hommes partagent un même intérêt pour les exempla (comme en témoignent les statues des summi uiri et leurs elogia sur le Forum d’Auguste), une même vision du passé et de sa capacité à agir sur le présent (exprimée notamment dans la Préface de l’Ab Vrbe condita) : la reproduction des conduites exemplaires garantit la pérennité de l’imperium Romanum. Certes, les buts poursuivis sont différents, mais la communauté de vues est indéniable ; en ce sens, Auguste n’influence pas plus Tite-Live qu’il n’est influencé par ce dernier : tous deux incarnent parfaitement l’esprit de leur époque.
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