Le signataire des lettres vernaculaires médiévales est-il un auctor ?
p. 199-218
Texte intégral
1Le signataire d’une lettre peut-il être considéré comme un auctor ? D’après Michel Foucault, il ne saurait, en tout cas, être reçu comme un auteur. On sait que dans sa célèbre conférence “Qu’est-ce qu’un auteur ?”, Foucault prend le contre-pied de la tendance moderne, ouverte par Roland Barthes l’année précédente, à proclamer la “mort de l’auteur”, et réaffirme l’impossibilité de dissocier l’œuvre de l’auteur. Il décrit la “fonction auteur” comme ce qui définit le mode d’être propre à l’œuvre, comme ce qui est “caractéristique du mode d’existence, de circulation et de fonctionnement de certains discours à l’intérieur de la société1”. On aura peut-être moins remarqué qu’à ce moment, pour mieux faire percevoir ce que cette fonction a de singulier, Foucault oppose l’auteur et l’œuvre à d’autres couples d’écrits et de scripteurs. Il affirme en effet qu’ “il y a dans une civilisation comme la nôtre un certain nombre de discours qui sont pourvus de la fonction “auteur”, tandis que d’autres en sont dépourvus. Une lettre privée peut bien avoir un signataire, elle n’a pas d’auteur2 ; un contrat peut bien avoir un garant, il n’a pas d’auteur. Un texte anonyme que l’on lit dans la rue sur un mur aura un rédacteur, il n’aura pas un auteur3”. Foucault différencie donc la “fonction auteur” de trois autres figures : le signataire, le garant et le rédacteur, qui assument chacun une forme de responsabilité ou d’autorité à l’égard de l’écrit qu’ils produisent. À chacune de ces figures correspondrait un mode d’être du discours. La “fonction” impliquée dans la lettre serait la “fonction signataire”, et, d’après Michel Foucault, la “fonction signataire” n’aurait rien de commun avec la “fonction auteur”. Quelles seraient, alors, les caractéristiques de cette “fonction signataire” ? Et dans quelle mesure les traits de ce signataire se rapprocheraient-ils de ceux de l’auctor, ou en différeraient-ils ? Pour les lettres écrites en ancien français entre le xiie siècle et le début du xve siècle4, il semblerait que le signataire de la lettre soit tout d’abord celui qui rend la missive agissante, active, comme en témoigne le lexique qui entoure la pratique épistolaire, en particulier le verbe mander et ses dérivés. Toutefois, ce lexique concerne avant tout le texte lui-même. Or un auctor qu’on ne saurait désigner, nommer, forme une figure paradoxale, ce qui implique de se pencher sur les façons de désigner et de mettre en scène l’auctor épistolaire dans les lettres vernaculaires du Moyen Âge.
Agir par lettres : autour de mander
2Une remarque pour commencer. Par souci de clarté, j’ai utilisé dans mon titre le terme signataire. Toutefois, les lettres en ancien français n’ont pas à proprement parler de signataire, puisque l’usage des sceaux se répand peu à peu à partir du xiie siècle et se généralise au xiiie siècle, jusqu’à ce qu’ils deviennent le signe de validation principal des missives et des actes5. Certes, dans le cadre des chancelleries, on trouve toujours plusieurs souscriptions au bas d’un certain nombre d’actes. À partir du xive siècle, on voit même certaines mentions hors-teneur, qui étaient portées sur le repli de l’acte et qui, à l’origine, n’étaient que des indications à usage interne, se transformer en signes de validation complémentaires6. Toutefois, dans les récits en langue vernaculaire, jusqu’au début du xve siècle, le seul signe de validation dont il soit fait mention est le sceau. Celui-ci remplit tout d’abord une fonction d’appropriation : à l’origine, il est une marque qu’un propriétaire appose sur un objet. En outre, en apposant son sceau au bas de la lettre, celui qui l’envoie lui confère une pleine validité. L’apposition d’un sceau au bas d’une lettre implique donc une double validation, validation du support et validation du discours, comme l’a montré B. Fraenkel. Sceller ou signer une lettre, c’est d’abord déposer sa marque sur un support, comme l’artisan dépose la sienne sur les objets qu’il fabrique ; et c’est en même temps “confére[r] une valeur opérative à un discours écrit” : sans ces signes, le texte n’est “que la description d’une intention”, et non la réalisation de cette intention. L’apposition du sceau fait donc du sigillant un “garant” : il est “celui qui approuve” le texte écrit en son nom et lui confère un “surplus de valeur” grâce auquel il acquiert force décisive et efficacité7.
Formes de l’auctoritas investies dans les lettres : l’évolution du lexique
3Cette autorité investie dans la lettre par le biais de ses signes de validation se retrouve dans les connotations du lexique employé pour désigner les textes épistolaires au Moyen Âge. Pour la plupart, ces termes sont directement issus des mots latins qui désignaient la lettre : lettres vient de litterae, chartre est issu de carta, et epistre de epistula, qui est devenu en latin médiéval epistola. Seul brief, qui vient de breve, ne remonte pas au latin classique, mais est issu du vocabulaire diplomatique développé à l’époque carolingienne8. Néanmoins, le sens de ces mots, en ancien français, n’est pas exactement le même qu’en latin9. Or leur évolution me paraît témoigner d’un renforcement de l’auctoritas investie dans la lettre par le biais de l’apposition du sceau.
4Epistre est sans doute le terme pour lequel le phénomène est le moins marqué. Ce mot reste, jusqu’au xive siècle, d’un emploi rare en français : on l’utilise principalement dans le cadre de traductions de lettres écrites en latin, et à ce titre déjà investies d’un certain prestige par la langue qu’elles utilisent, langue de l’Église, des rois et des savants10. En outre, les auteurs d’epistres sont le plus souvent des auctores au sens médiéval du terme, c’est-à-dire des instances de référence et des modèles11. On parle ainsi des “epistres” des Pères de l’Église, des “epistres des Dames de Grece” composées par Ovide (on aura reconnu là les Héroïdes), ou encore des “epistres” de penseurs qui ont acquis une notoriété suffisante pour que leurs écrits fassent l’objet de traductions, comme Abélard et Héloïse12. L’epistre est donc la traduction d’une lettre composée par un auteur qui a acquis le statut de modèle et d’origine d’une tradition. Dans les années 1360, Guillaume de Machaut emploie pour la première fois ce terme pour parler de missives composées directement en moyen français, lorsqu’il parle de “mettre cy nos escriptures […] / Que l’en doit appeler epistres / C’est leurs drois noms et leurs drois titres13”. Il ne fait pas de doute que le recours à ce “titre” soit destiné à leur faire acquérir le statut de modèles, en s’appuyant à la fois sur sa propre réputation d’auteur, alors bien établie, et sur leur insertion dans une œuvre littéraire, le Livre du Voir Dit. La promotion de la lettre en epistre est donc étroitement associée à l’émergence d’une figure d’auteur épistolaire au sens de Foucault, puisque la réunion des lettres dans le cadre d’un dit les intègre de fait à une œuvre.
5À l’opposé de epistre, qui tire la lettre et son “auteur” vers la littérature, chartre (qui est l’ancêtre de la charte du français moderne) les ramène du côté du droit, et désigne la plupart du temps des actes juridiques rédigés pour confirmer une action politique. Il est probable que cette évolution du sens de carta soit liée à celle du vocabulaire juridique utilisé au sein de la chancellerie royale14. En effet, sous les Carolingiens, les actes étaient encore désignés par des termes techniques qui les répartissaient en différentes catégories, comme praeceptum, auctoritas, constitutio, decretum, edictum, ou sanctio. Ces noms s’appliquaient aux actes émanant de l’autorité royale, composés in palatio, tandis que les actes “privés”, émanant de particuliers, étaient désignés plutôt par carta, notitia ou breve. Au xie siècle, l’emploi du vocabulaire devient plus flou, et les noms de la première liste ont peu à peu disparu : ils ont été remplacés par des termes empruntés au lexique de l’acte privé, en particulier scriptum, pagina et carta, qui étaient appliqués indifféremment à tous les actes, en accord avec une plus grande attention portée à la matérialité des écrits. Par la suite, lorsque la chancellerie capétienne s’est organisée, carta est devenu le nom générique des diplômes les plus solennels. Il n’est donc pas étonnant qu’en ancien français, chartre soit employé de manière privilégiée pour des lettres qui sont des instruments de l’exercice du pouvoir, et rime fréquemment avec son homonyme chartre qui désigne la prison. Une chartre est donc une lettre dotée à la fois d’une valeur performative et d’une force coercitive.
6Ces connotations juridiques auraient également pu s’imposer pour lettres. En effet, les chancelleries médiévales avaient hérité de l’Antiquité l’habitude de donner à leurs diplômes une forme épistolaire. Aussi, dès l’époque carolingienne, litterae faisait partie des noms donnés aux actes privés. Or, à la fin du xiie siècle, dans le vocabulaire des chancelleries, litterae tend à s’imposer et à remplacer l’ensemble des autres noms donnés aux actes, à l’exception de carta. Les litterae apertae, ou lettres patentes, étaient en effet, par rapport aux cartae, des actes non solennels, de forme simplifiée15. Toutefois, ce phénomène ne semble pas avoir eu d’incidence sur le sens du mot dans le vocabulaire courant, sans doute parce qu’il continuait d’y être employé pour un grand nombre de documents dépourvus de valeur juridique. En effet, lettres, dans les récits en ancien français, apparaît plutôt comme un terme non marqué : non seulement il paraît dépourvu de valeur juridique, mais il ne renvoie plus à l’acte accompli au travers de l’écrit envoyé, comme le faisait litterae en latin classique16 : il semble plutôt associé à l’escrit dans sa matérialité.
7Quant à brief, s’il a une origine juridique, son sens en ancien français ne paraît pas en avoir gardé de trace, puisqu’il peut désigner tout message écrit. Cette évolution est probablement due au fait que les brefs n’avaient pas nécessairement de valeur juridique par eux-mêmes aux yeux des notaires, mais se rapprochaient plus des notices17. En outre, elle a sans doute été favorisée par la parenté de brief avec l’adjectif homophone issu de brevis, qui invitait plutôt à mettre l’accent sur le style du document.
8Globalement, l’on se rend donc compte qu’entre le latin classique et l’ancien français, la répartition des différentes valeurs entre les noms de la lettre a été complètement reconfigurée. Or cette évolution paraît s’expliquer principalement par le détour des usages juridiques : loin de s’être transmis en droite ligne du latin classique aux langues vernaculaires, le vocabulaire de la lettre semble avoir été filtré entre-temps par les chancelleries – du moins en ce qui concerne le français. Ainsi, l’effacement relatif de epistre, qui, aux xiie et xiiie siècles, n’est en fait utilisé que dans le cadre de traductions directes à partir du latin, pourrait sans doute être lié à l’abandon progressif de epistola dans le vocabulaire diplomatique18. Par conséquent, même si seul chartre a finalement conservé une valeur juridique nette en ancien français, cette évolution, prise dans son ensemble, peut témoigner d’un renforcement de l’association de la lettre au droit, donc de l’investissement de l’auctoritas dans l’écrit épistolaire.
La valeur opérative de la lettre
9Par ailleurs, la valeur qui était celle de litterae en latin classique (renvoyer à l’acte accompli au travers de l’écrit envoyé)19 me paraît avoir été transférée sur les substantifs dérivés du verbe mander, comme mandement ou mant. Mander lui-même est fréquent dans les textes épistolaires, où il apparaît souvent dès l’ouverture, dans les salutations, “saluz vos mant”.
10En règle générale, les dictionnaires répartissent les emplois de mander et mandement autour de deux axes : d’une part, ceux associés à la transmission d’une injonction ; et d’autre part, ceux rattachés au simple envoi d’une information20. Cette distinction semble confirmée par l’existence de deux doublets pour mander : “mander et commander” ou “mander et faire savoir”. De plus, lorsque mander sert à transmettre un ordre et qu’il est suivi d’une complétive, celle-ci se met au subjonctif, tandis que pour une information elle est plutôt à l’indicatif. On considère donc que mander signifie à l’origine “faire connaître à quelqu’un sa volonté”, et que, par extension, il serait devenu un synonyme de tramettre, c’est-à-dire “transmettre”. Or, en principe, une “formule d’écriture” comme “mander salut” se rattache plutôt au second de ces deux ensembles sémantiques. Aucune auctoritas ne s’exercerait alors au travers de la lettre, puisqu’elle signifierait sans agir21.
11Toutefois, considérer mander en contexte épistolaire comme un synonyme de tramettre, et le traduire simplement par “envoyer” ne me paraît guère convaincant. Certes, l’analyse proposée ci-dessus semble logique, et permet une saisie efficace du sens de mander. Néanmoins, je ne crois pas qu’il y ait de solution de continuité entre les deux significations de mander. J’en veux pour preuve les exemples proposés par les dictionnaires : même lorsque la lettre ou le mandement sont supposés ne transmettre que des “nouvelles”, celles-ci dissimulent souvent l’expression d’un “vueil”, d’une volonté. Le mot lui-même apparaît dans un exemple de message “informatif” : “son vueil mande par son message”. Certes, le but est peut-être avant tout d’informer le destinataire de ce que souhaite l’expéditeur, et le message en question n’est pas nécessairement doté d’une valeur juridique ou d’une force coercitive. Mais l’idée sous-jacente est bien que cette volonté soit respectée et suivie d’effets : j’aurais donc tendance à considérer qu’un tel message est doté d’une force illocutoire. Dans la même perspective, lorsque mander est suivi d’un nom, je ne ferais pas de différence majeure entre des formules telles que “mander secours” ou “mander bataille” (classés dans les messages de commandement), et des expressions telles que “mander chevaux et armures” ou “mander de pain, de vin et d’autres vivres” (classées dans les messages informatifs). Le registre sollicité est le même : il s’agit d’accomplir des devoirs féodaux et chevaleresques. Les premières expressions sont simplement plus abstraites, tandis que les secondes renvoient à des objets concrets liés à l’accomplissement de la volonté sous-jacente. De même, des expressions comme “mander conseil”, “mander amour et service”, “mander amitié”, “mander salut et dilection” ou “mander salut et amitié” (elles aussi classées dans les envois informatifs), me paraissent bel et bien renvoyer à des actes de langage, et impliquer qu’un locuteur cherche à agir sur un autre, à créer des liens sociaux au travers de ses écrits. Mander quelque chose implique donc bien de conférer une valeur opérative au discours, d’exercer un pouvoir au travers des mots envoyés.
12Le phénomène est encore plus marqué si l’on se tourne vers les substantifs mant et mandement. Pour mant, on retrouve le doublet “sommes à vostre vueil et mand”. En outre, dans “je vois vostre mand accomplir”, le mant s’identifie, par métonymie, à la volonté de l’expéditeur du message. Pour mandement, le DMF classe dans les “messages informatifs sans idée d’injonction” à la fois les “proclamations publiques de la part d’une autorité”, les “lettres ouvertes qui accordent une faveur, une autorisation”, les messages de nouvelles et les messages d’invitation. Or les deux premières catégories renvoient au mandement diplomatique qui s’est développé sous les Capétiens. Celui-ci se caractérise par l’emploi de formules de notification telles que fidelitati tue mandamus, mandamus et precimus, mandando precimus, mandamus, si vous mandons22. D’après Giry, ces formules ont d’abord été utilisées pour les actes les plus simples, notamment les lettres aux agents royaux. Puis, à partir de Philippe Auguste, elles ont été employées pour la correspondance administrative, destinée à notifier la volonté du roi et à transmettre ses ordres. Je ne pense donc pas que l’on puisse en exclure l’idée d’injonction : même si, à l’idée d’ordre, vient s’ajouter celle de proclamation publique et officielle, l’exercice de l’autorité reste bien présent. Quant aux simples messages de nouvelles, Pierre Cromer lui-même note que l’exemple donné (“manda comment il s’en aloit pour lever le siege […] Quand […] oyrent ce mandement et ilz furent bien informez […] si en orent grant doubte”) contient une nuance de menace, visible à la réaction des destinataires du message (le “doubte” étant la peur). Ainsi, même si le message n’a pas en soi de valeur illocutoire, il comporte un effet perlocutoire.
13En somme, lorsque le verbe est mander, même les simples “nouvelles” ne sont généralement pas anodines : elles appellent une action du destinataire, contiennent une demande implicite. Rien n’est plus caractéristique de cette valeur que les différences de construction entre les verbes mander et tramettre lorsqu’il s’agit d’envoyer une lettre : on tramet la lettre elle-même, c’est-à-dire que l’on envoie avant tout un objet, inerte, tandis que l’on mande quelque chose par lettres : les lettres sont l’instrument destiné à transmettre un discours, le lieu où s’exprime une subjectivité agissante. Un mandement est donc l’expression à distance d’une volonté. Au niveau le plus faible, il s’agit simplement d’informer de cette volonté ; au niveau le plus fort, d'ordonner, l’ “ordre” pouvant parcourir toute la gamme qui va de demander à commander (les deux dérivés de mander conservés par le français moderne) : il sera, selon le contexte, une prière, une invitation polie, une requête entourée de toutes les précautions nécessaires, une simple demande ou une injonction, “mandement, priere, promesse, don [ou] requeste”. Ces différentes façons de mander se distinguent seulement par un jeu sur le rapport hiérarchique entre l’expéditeur du message et son destinataire.
14Le sémantisme de mander reposerait donc sur l’association de trois composantes. Tout d’abord, comme tramettre, il implique un envoi, une forme de communication indirecte. Ensuite ce qui est ainsi communiqué est, presque toujours, une volonté, un “vueil” qui demande à être accompli avec diligence. Enfin, dans un certain nombre de cas, la réaction attendue du destinataire est un déplacement : il doit franchir la distance couverte par le message pour rejoindre le mandateur, comme le montrent des phrases telles que “quand tel seigneur vous mande querre, venez a li”, “je viens a vostre mandement pour vous aydier”, “a vostre mant venons”, “sa femme le fist tantost savoir a son amy, qui n’eust pas failly voluntiers a son mandement, mais vint tout incontinent” ou “là fist un grant mandement et amas de gens d’armes”. Là encore, il ne me semble pas y avoir de solution de continuité, mais plutôt une gradation de l’invitation à la convocation. En outre, quoique la mise en marche du destinataire ne soit pas le but de tous les mandements, cette valeur de mander est néanmoins significative. En témoigne d’abord l’existence d’un troisième doublet, “mander et faire venir”. De plus, lorsque c’est une aide militaire qui a été réclamée par l’expéditeur, mandement peut, par métonymie, désigner l’effet de ce déplacement, à savoir la réunion d’une troupe armée en un lieu donné, comme dans le dernier exemple. Le but du mandement serait donc d’aller quérir le destinataire, de requérir sa présence : le mandement est un commandement qui engendre un mouvement – mouvement qui, par la réunion des interlocuteurs, matérialise la convergence de leurs volontés, et le consentement du destinataire à la demande du locuteur. En se déplaçant, il valide en quelque sorte l’autorité manifestée dans la lettre. Le fait que la transmission même de la volonté soit indirecte et se fasse par le biais d’un message, découle de cette importance des déplacements dans le sémantisme de mander : il faut d’abord que la volonté de l’expéditeur franchisse elle-même l’espace qui la sépare du destinataire, pour que celui-ci puisse répondre à la demande.
15Que nombre de lettres soient qualifiées de mandement et emploient, pour décrire les actions qu’elles accomplissent, le verbe mander, révèle donc qu’une véritable autorité s’investit dans la lettre, et qu’en ce sens son “mandateur” peut légitimement être considéré comme un auctor : en apposant son sceau au bas d’une lettre, non seulement il s’approprie le texte qui porte sa marque mais il en garantit la validité, et confère une valeur opérative à son écrit.
Désigner l’auctor dans les lettres médiévales en ancien français : autour de de par
16Un problème apparaît toutefois à ce stade : s’il est manifeste que la lettre est, pour le Moyen Âge, l’un des instruments de l’expression de l’auctoritas, et s’il paraît évident que cette auctoritas ne peut s’exercer que parce que la lettre est validée et authentifiée par son auctor, il n’existe, en ancien français, aucun nom pour nommer ce dernier. Certes, épistolier existe dès le Moyen Âge. Mais un epistolier, en moyen français, est un livre de lettres, comme dans les expressions “un Epistolier de tres-belle lettre de fourme”, “ung Evangelier et ung Epistolier dont les aiz sont d’argent dorez à ymages enlevez” ou encore “De ce dist aussi ung nommé Sidoine en son Epistolier”. Le mot renvoie au recueil des epistres écrites par les auctores, non aux auctores eux-mêmes. Signataire ne peut encore exister ; sigillant a été inventé par les diplomatistes, et ne réfère d’ailleurs pas forcément à l’auctor épistolaire, puisque les témoins aussi peuvent compter au nombre des sigillants d’un acte. Quant à mandateur, que j’ai utilisé à la fin du paragraphe précédent, c’est un pur néologisme formé à partir du verbe mander et du suffixe nominal -teur (cette création m’a paru plus appropriée que mandataire, qui n’apparaît qu’en 1528 et qui désigne l’exécutant porteur du mandat, et non pas l’auctor qui est à l’origine de l’action)23.
Rituels d’inscription : les salutations, mise en scène de l’auctor
17Dès lors, comment les lettres médiévales désignent-elles leur auctor ? Dans un premier temps, ce sont les salutations qui servent à le présenter : l’on écrira par exemple, comme Christine de Pizan s’adressant à l’humaniste Jean de Montreuil : “Reverence, honneur avec recommandacion, a vous mon seigneur le prevost de Lisle, tres chier sire et maistre, saige en meurs, ameur de science, en clergie fondé et expert de rethorique, de par moy Cristine de Pizan, femme ignorant d’entendement et de sentement legier24”. Par humilité, suivant les règles de la captatio benevolentiae, Christine se nomme après son correspondant : l’adresse précède la suscription, par laquelle l’autrice de la lettre se désigne elle-même. Au contraire, dans les actes diplomatiques qui revêtent la forme épistolaire, il est fréquent que la suscription précède l’adresse : l’auteur du diplôme se pose en majesté à l’initiale de l’acte où se manifeste son auctoritas. Jeux subtils, déclinables à l’envi, où se montre un rapport de force en même temps que se définit une relation, comme dans cette lettre du Roman du Chatelain de Couci et de la Dame du Fayel (fin du xiiie siècle) où la Dame répond à une déclaration d’amour du châtelain : “A cevalier de noble afaire, / Preus as armes, sage et courtois, / Mande salus plus de cent fois / Celle qui amours habandonne / A vous25”. Acceptant son amour, elle s’engage dans une nouvelle relation, que les mots de la salutation créent de toutes pièces. La mise en scène de l’auctor épistolaire est donc ordonnée en fonction du destinataire : le mandateur se définit avant tout comme le partenaire de son interlocuteur, et non comme le rédacteur ou l’expéditeur d’un écrit. Cela n’a, en réalité, rien de bien surprenant : la pratique est encore la même de nos jours.
18En revanche, contrairement à ce qui se produit dans les apostrophes modernes, le mandateur est désigné à la troisième personne. Celle-ci pourrait avoir pour modèle le discours du messager, qui, dans un message oral, présente toujours le mandateur au destinataire en parlant de lui à la troisième personne. Toutefois, dans la lettre, une fois passées les salutations, le mandateur réinvestit son discours à la première personne. Au contraire, dans le discours du messager, la troisième personne se maintient pour toute la durée du message. Une autre explication est donc nécessaire. Rappelons que la troisième personne renvoie à une absence, tandis que la première, qui fait partie des embrayeurs du discours, instaure une présence : dans la lettre, une fois posé le contexte de communication, la distance s’abolit, et la présence du mandateur s’impose directement face au destinataire, sans intermédiaire. Le messager, lui, est un mandataire qui s’efface plus difficilement, qui conserve sa personnalité propre. Plus que celui du messager, le modèle pourrait donc être celui des inscriptions : une fois le mandateur mis en scène, il est considéré comme virtuellement présent, et peut, à son tour, prononcer une parole performative, celle de la teneur de la lettre. Parfois, d’ailleurs, le glissement de la troisième personne aux personnes du discours se produit à l’intérieur même des salutations, comme dans la lettre de la Dame du Fayel citée précédemment. Ailleurs, les salutations sont énoncées directement à la première personne : “A vos, ma dame la roïne Genevre, […], je, Yselt, roïne de Cornoaille, la plus chetive qui vive, salut26”. Dans cette lettre d’Iseut à Guenièvre insérée dans le Roman de Tristan en Prose, la reine de Cornouailles emploie en fait une formule juridique proche de celle des serments : le je, pronom tonique, reçoit plusieurs appositions qui définissent celui qui parle, et le titre auquel il parle. Cet emprunt au droit montre qu’il ne s’agit pas seulement, dans les salutations, de reproduire en tête du discours épistolaire les salutations du messager. Il s’agit bel et bien d’instituer le mandateur comme tel, en lui conférant le statut d’auctor de ce qui va être dit ensuite. Pour être auctor d’une lettre, pour entrer dans le rôle de mandateur, il faut être inscrit en tête de la lettre.
19À cet égard, l’évolution du style des lettres à partir du xive siècle pourrait apparaître comme un affaiblissement de la perception du mandateur en auctor. Vers 1350 en effet, dans les lettres familières et les actes les moins solennels (lettres closes, lettres missives), l’adresse prend la forme d’une simple apostrophe, comme dans les lettres modernes. Dans le Voir Dit, par exemple, la première lettre du Poète à sa Dame s’ouvre directement sur l’interpellation “Ma treschiere et souveraine dame27”. Le Poète de La Prison Amoureuse use d’un style tout aussi direct pour s’adresser au Prince qui a fait de lui son correspondant, et l’appelle “Chiers et grans amis28”. Il faut dire qu’à cette époque, même dans les actes les moins solennels (ceux qui émanent directement du roi et sont cachetés du sceau du secret, en cire rouge, comme les lettres closes ou les lettres de sceau plaqué), les anciennes salutations sont remplacées par deux éléments séparés : d’une part, en tête de la lettre, une mention en vedette, “De par le Roy”, et d’autre part, à l’ouverture de la teneur, une adresse comme “Cher et bien amé29”. Ce remplacement des salutations solennelles par une simple apostrophe pourrait sembler rabattre le discours épistolaire vers une parole courante, dépourvue de toute valeur particulière. La lettre, en somme, se rapprocherait alors de la “conversation entre absents” qu’elle veut être depuis l’Antiquité30.
De par : le mandateur comme cause première de l’action
20L’épistolier médiéval, cependant, a une particularité, qui l’éloigne de ce modèle : son nom, surtout dans les lettres qui prétendent tout de même à une certaine solennité, est souvent introduit par la locution prépositionnelle de par. Celle-ci peut tout d’abord être utilisée en vedette de la lettre, avant l’apostrophe qui ouvre la teneur, comme dans les lettres closes dites “De par le Roy”. Elle peut également apparaître dans les salutations des lettres ordinaires, lorsqu’elles en comportent encore. Par exemple, la première épître dédicatoire du Débat sur le Roman de la Rose commence par “A vous mon seigneur le prevost de Paris, par la grace de Dieu et providence de vostre bon sens esleu a si digne siege et office comme garde de si haulte justice, recommandation avec obeissance premise de par moy Cristine, faible d’entendement et la meindre des femmes desireuses de vie honneste31”. Enfin, de par peut figurer dans les souscriptions apposées au bas de la lettre : on trouve cette locution dans de nombreuses lettres copiées dans le manuscrit All Souls 18232, ainsi que dans la 30e lettre du Voir Dit, qui est signée “De par vostre ami, qui ne scet / se vos cuers l’aimme ou se il le het33”. Or la souscription fait partie du dispositif de validation de la lettre. Elle n’a certes pas la même valeur performative que l’apposition du sceau ou de la signature, mais elle précède la signature et, dans le cas d’une copie, elle seule subsiste pour identifier le mandataire. Que de par introduise et pose le mandateur en tête de la lettre, ou bien qu’il apparaisse à la fin, dans le dispositif qui lui confère sa valeur opérative, l’emploi de cette préposition semble donc conférer au discours épistolaire une certaine solennité, et avoir un lien avec la transformation du mandateur en auctor.
De par et l’origine : lieu, temps, cause
21Tout d’abord, dans les souscriptions du ms. All Souls 182, de par s’inscrit dans une relation dialectique, et s’oppose à a : “De par le Roy a Roger Waldene” (n°14, 1396/1398) ; “De par le Roy a la Contesse d’Oxenforde” (n°20, 1393/1399) ; “De par Th[omas] de Stanley, clerc, a Maistre Johan Bathe” (n°37, c. 1403)34. De par introduit donc le nom du mandateur, et a celui du destinataire. Ce dispositif rappelle celui de la salutatio du latin classique, qui reposait naturellement sur l’emploi des cas : nominatif pour l’épistolier, datif pour son correspondant. Il est possible qu’en latin vulgaire ou en bas latin se soit développée l’habitude de soutenir ces cas par l’emploi de prépositions, comme on le faisait dans d’autres contextes. Le de par de la langue vernaculaire serait donc l’héritier des valeurs d’un de qui, s’opposant à ad, désigne le point de départ.
22L’origine désignée par de par est d’abord géographique, ainsi qu’en témoigne une occurrence de cette locution chez Machaut, dans la 32e lettre du Voir Dit : “Se il va vers vous des gens de par deça35”. Compte tenu du rôle joué par le déplacement dans le sémantisme de mander, donc dans la définition même du mandateur, cela n’a rien d’étonnant. On peut, du reste, retrouver de par dans quelques compléments circonstanciels de lieu comme dans “De par tot acuillent la preie” (Benoît de Sainte-Maure, Chronique des ducs de Normandie, c. 1180)36. À partir du xive siècle, cette valeur locative aboutit au développement d’expressions lexicalisées comme de part en part ou de part et d’autre (on remarquera qu’alors, la préposition s’écrit toujours de part). De par apparaît aussi comme complément de venir ou d’autres verbes de mouvement comme consuivre ou descendre : “Bien oiste communament / Que de par lui vint le présent” (Floire et Blanchefleur, seconde version, c. 1150), “quant heritage descent de par le mere ou de par l’aiole” (Philippe de Rémi, sire de Beaumanoir [fils], Coutumes du Beauvaisis, 1283).
23Cependant, ces derniers exemples s’éloignent du simple complément de lieu, dans la mesure où ils font coïncider l’idée de provenance et celle de cause. La seconde citation, en particulier, associe de par à un héritage. Celui-ci peut être matériel : “une maison qui vint de part son ael” (Rôle de bans de tréfond, 1220) ; “la tierce partie de mon heritage de par pere et de par mere” (Testament de Jeanne de Fougères, Archives J 406, 1269). Il peut aussi être politique : “Troiens fu de part sa mere / Et Greus de part sum pere” (Le Roman de Brut, xiie siècle) ; “frans hom de par pere et de par mere” (Le Livre dou roi Alixandres, c. 1385). De par, dans ce contexte, devient complément du nom et désigne une origine temporelle (aïeux, père et mère), qui est aussi source et cause. En outre, ce que transmettent les personnes introduites par de par est généralement un bienfait, et ce bienfait, qu’il s’agisse d’un héritage ou d’une situation politique, est doté d’une valeur juridique. Celle-ci se retrouve également dans quelques expressions où le don reçu ne relève plus des rapports de filiation, mais plutôt des liens de vassalité. Ou bien de par sert à exprimer l’idée que la terre vient du seigneur : “Toute la terre de par vous recevrai” (Roman d’Auberi, xiie siècle). Ou bien, par un renversement de la perspective, la possession de la terre devient la cause d’un hommage rendu par les vassaux à leur suzerain : “De par la terre a pris l’omage / des chevaliers” (Blancandin ou l’Orgueilleuse d’amour, premier tiers du xiiie siècle). La transmission du bien est liée à une parole qui crée un lien (vinculum)37. La signification de de par déborde donc largement la simple idée de provenance ou d’origine géographique pour s’orienter vers l’expression d’une causalité qui n’est pas sans rapport avec la figure de l’auctor, dans la mesure où les entités invoquées à l’aide de de par ont un double rôle d’origine et de garant.
24Or la construction de ces exemples est similaire à celle qui prévaut pour les scènes de message. Par exemple, les compléments du verbe venir peuvent être ambigus : lorsque Pierre Bersuire, dans sa traduction de Tite-Live (Ab Vrbe condita), écrit qu’ “un caduceateur vint de par Antioche au consul” (1354-1356), ou lorsque Philippe de Mézières note que “Vint messagiere a la royne de par toutes les isles d’Orient […] pour demander aide et secours contre les thurs […]” (Songe du vieil pèlerin, 1389), “Antioche” et “les isles d’Orient” peuvent fonctionner au sens propre, comme compléments de lieu indiquant l’origine, ou par métonymie. “Antioche” et “les isles” désigneraient alors des personnes morales commanditaires des messagers, comme dans les exemples suivants : “Uns briés i vint de part le rei, ki comanda par dreite fei que beste a altre ne mesface” (Marie de France, Fables, De Vulpe et Columba, fin xiie) ; “Eis venir soudeement / Messages de part l’apostoille / Portanz lettres prientes en boille” (Frère Angier, Vie et Dialogues de Saint Grégoire, 1212-1214) ; “Le roy lui avoit enjoint d’aler en Lenguedoc hastivement porter lettres de part lui au duc d'Anjou” (Christine de Pizan, Le livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, 1404). Dans chacune de ces phrases, de par peut d’ailleurs être considéré aussi bien comme un complément des verbes venir ou porter, que comme un complément des noms “briés”, “messages” ou “lettres”. La valeur locative est apparente. Mais dans chacun de ces exemples, elle est associée à une délégation de pouvoir, qui fait des message(r)s de véritables représentants de leur commanditaire. L’on retrouve donc, dans le cas des messages, la même association entre les idées d’origine et de cause qui caractérisait les autres emplois de de par : le mandateur introduit par de par est présenté comme le promoteur de l’action, l’origine du geste épistolaire.
Le complément d’agent : de par et de part
25De par est d’ailleurs fréquemment employé pour désigner l’agent d’un procès. Il est alors l’équivalent du par du français moderne, et introduit de simples compléments d’agent rendus nécessaires par la forme verbale utilisée. Il sera alors complément de verbes au passif : “Iert Karahues erranment assailli et de par lui de bataille aatis” (Adenet le Roi, Enfances Ogier, dernier quart du xiiie siècle). Aatir signifie défier ; iert est le passé simple de l’auxiliaire être). Ou bien il pourra nommer l’agent d’un verbe à la forme impersonnelle : “A ce li fut respondu de par nous que, celle clause non contreitant, les convenances deivent estre tenues” (Lettre d’Eudes IV, duc de Bourgogne, à Robert de Béthune, 1316). Il pourra également compléter de verbes à l’infinitif : “Par l’usage de ladite ville […] est requis, asçavoir de par le vendeur consigner soubs la main de justice la denree et marchandise par luy vendue, et par l’acheteur les deniers du marché […]” (Coutumier de Douai, Nouveau coutumier général, II, 985b ; cet exemple montre que, dans cet emploi, de par alterne avec un simple par). Enfin, il pourra compléter un verbe au participe passé employé comme adjectif : “a certene persone esleue de par euls” (Archives JJ 75, f°186v, 1344), “Et le fourfet venu et né de par vous sur nostre tres chier frere, amenderons quant nous porons” (Froissart, Chroniques, tome 4, 1391-1410).
26Ces emplois permettent de comprendre comment la préposition a été formée. En effet, l’orthographe de de par varie : la préposition s’écrit tantôt de par, tantôt de part, ce qui rend son origine obscure. Bien entendu, ces variations orthographiques pourraient s’expliquer par des différences dialectales, voire par des choix orthographiques de la part des éditeurs modernes des textes. Toutefois, ces variantes d’écriture posent problème dans la mesure où elles font signe vers deux étymologies différentes : la locution de par(t) a-t-elle été créée par l’association de deux prépositions38 ? Ou bien a-t-elle pour base le nom part ? La chronologie, à cet égard, ne fournit guère d’informations : les deux orthographes sont aussi anciennes l’une que l’autre. De même, du point de vue de la signification, aucune répartition claire ne se dessine : que ce soit pour parler d’un lieu d’origine, d’un héritage, de l’agent d’une action, de son promoteur ou de son garant, l’une et l’autre sont employées à tour de rôle. Tout au plus peut-on remarquer une spécialisation tardive : à partir du xive siècle, de part figure de plus en plus fréquemment dans des locutions figées comme de part en part. Et c’est finalement de par qui l’emporte comme préposition, puisque c’est cette orthographe qui est encore utilisée en français moderne. Ce triomphe final n’est sans doute pas sans lien avec le poids relatif des deux orthographes : d’après le sondage que j’ai effectué à partir des textes numérisés dans la base de données des éditions Garnier, les occurrences de de part sont au nombre de 50 environ, contre près de 1000 occurrences pour de par.
27Il paraît donc probable que de par a été créé plutôt par l’association des prépositions latines de (dont on sait que ses emplois se sont beaucoup étendus entre le latin classique et le latin médiéval39) et per. Cette création serait liée au développement de l’emploi des prépositions. Elle pourrait s’être amorcée au plus tôt dès le latin vulgaire (aux alentours du iie siècle p.C.), lorsque de + ablatif et per + accusatif s’approprient l’expression du complément d’agent au détriment de l’ablatif seul. En effet, grâce à son initiale consonantique, de acquiert d’abord une valeur instrumentale en se substituant aux prépositions ab ou ex qui, déjà, étaient venues renforcer l’ablatif complément d’agent indiquant la source d’un procès (ainsi que l’ablatif complément circonstanciel de cause). Parallèlement, ad + accusatif est de plus en plus utilisé en lieu et place du datif d’intérêt pour désigner la personne que l’on veut impliquer dans le procès, son bénéficiaire ou sa victime. L’opposition qui sera plus tard au cœur des salutations en ancien français se mettrait donc en place dès cette époque. Per + accusatif, de son côté, remplace l’ablatif complément circonstanciel de moyen, avec deux traductions possibles : “au nom de”, comme dans l’expression du latin chrétien per Jesum Christum ; ou bien “par l’intermédiaire de” ou “au moyen de”, comme dans les expressions per cartem ou per auctoritatem (deux exemples pour nous tout à fait révélateurs). En latin médiéval, de paraît s’approprier à son tour cette signification, toujours en étendant ses emplois au détriment de ab et ex : il peut alors exprimer aussi bien l’origine que la cause, comme le fera ensuite de par. À ce stade, de et per ont donc acquis des significations proches, ce qui pourrait autoriser leur renforcement mutuel. Que de se construise avec l’ablatif et per avec l’accusatif n’a probablement pas dû être un obstacle majeur à cette évolution, puisque le syncrétisme entre accusatif et ablatif semble avoir commencé à peu près à la même période. Le renforcement mutuel des deux prépositions pourrait donc s’être développé dès le latin vulgaire, à la suite de l’effacement des cas. Il est possible qu’ensuite, avec la réintroduction des déclinaisons à la faveur de la réforme carolingienne, cette cohabitation se soit effacée en latin. Mais la préposition nouvellement forgée se serait en revanche maintenue dans les langues vernaculaires. La restauration des déclinaisons pourrait même expliquer l’existence de la variante de part, si l’on songe que les clercs qui copiaient les textes en ancien français étaient avant tout habitués à copier du latin. L’association de de et par a pu leur paraître surprenante du fait de leur connaissance des cas, et ils peuvent avoir été tentés, par conséquent, de réinterpréter la locution prépositionnelle en considérant qu’elle avait été formée à partir du substantif part.
La cause première de l’action
28Les utilisations de de par pour indiquer l’origine et nommer le complément d’agent permettent donc de comprendre comment la locution a été formée. Toutefois, ces emplois ne sont pas les plus révélateurs pour ce qui concerne sa signification profonde et son emploi en contexte épistolaire. De par sert plus essentiellement à nommer les personnes au nom desquelles les actions sont accomplies : non pas les agents de l’action au sens strict, les intermédiaires à travers lesquels le procès s’accomplit – mais les personnes qui en ont eu l’initiative et qui possèdent la puissance nécessaire à son accomplissement. Ainsi, les plus anciennes occurrences connues de de par, celles de la Chanson de Roland, correspondent à des actions accomplies au nom de Dieu : “Sainz Gabriel qui de part Deu le guarde”, “Sainz Gabriel de part Deu li vint dire”, “Sis unt asolt e seigniez de part Deu”. Dans ces expressions, l’ange ou le prêtre ne sont que des intermédiaires : Dieu seul, introduit par de par, a pu leur transmettre la puissance nécessaire à la réalisation de ces actes. En ce qui concerne Gabriel, qui se contente d’agir sur le destinataire, Dieu est aussi son commanditaire : l’ange fait figure d’intermédiaire (première citation) et de messager (seconde citation). Pour le prêtre, la valeur performative de son action est plus nette encore, puisqu’il accomplit un acte sacramentel qui permet de modifier l’état du récipiendaire, mais la délégation du pouvoir est moins directe : elle passe par l’institution ecclésiastique, qui confère aux prêtres, au nom de Dieu, la capacité à administrer les sacrements. Il s’agit donc toujours d’une parole autorisée et, en dernière analyse, les paroles et les gestes accomplis par le ministre tiennent leur valeur de Dieu, qui seul peut les rendre efficaces. À chaque fois, de par sert à présenter l’instance dont le locuteur tient son pouvoir et qui garantit l’acte accompli. Ces emplois par des personnes habilitées à prononcer des paroles efficaces diffèrent des formules qui, pour conférer une certaine solennité à l’action, prennent Dieu pour garant : “Je te deffie de par la puissance de Dieu mon createur” (Jean d’Arras, Mélusine, p. 220, 1393) ; “Je, de part Dieu, dis a tous que” (Jean d’Outremeuse, Ly Myreur des histors, av. 1400). La puissance divine est ici invoquée, comme dans les serments, pour assurer de l’authenticité de l’engagement : la parole performative crée un lien non seulement entre la personne qui parle et celle à qui elle s’adresse, mais aussi par rapport au tiers et garant qu’est la divinité. “Dieu”, introduit par de par, apparaît donc tantôt comme la source, tantôt comme l’inspirateur, tantôt comme le garant des actions accomplies en son nom : toutes fonctions fréquemment dévolues à l’auctor.
29De par utilisé après un verbe à l’actif sert donc à nommer la personne qui confère sa pleine efficacité à l’action lorsqu'elle est différente de l’agent qui accomplit l’action. Les grammairiens intentionnalistes (étudiés par Irène Rosier-Catach) théorisent cette distinction en utilisant l’opposition entre la “cause première”, seule réellement responsable de la “valeur opérative” de l’acte accompli, et la (ou les) cause(s) seconde(s), “instruments” son action qui assument chacun un rôle précis dans l’accomplissement du procès40. La “cause première” peut être, comme dans les exemples précédents, un acteur surnaturel qui utilise des intermédiaires. Mais, très fréquemment aussi, il s’agit d’un humain, notamment lorsque celui-ci recourt à une délégation de pouvoir : “i fut envoies specialment de par l’abbé et de par le couvent” (Cartulaire de Saint Martin de Tournai, f°168v, 1239) ; “Feisme assavoir, dire et senefier par nos doians et sergens establis de par nous a ce faire” (Archives JJ 181, pièce 231, 1318). Ces deux exemples montrent bien comment la transition se fait entre le simple complément d’agent et la désignation d’une cause première : dans le premier cas, l’abbé et le couvent sont à la fois le complément d’agent du verbe envoyer et les commanditaires d’un délégué ; tandis que, dans le second, l’opposition entre le simple par et la préposition composée de par sert justement à distinguer le commanditaire de son agent. Parfois, les autorités humaines paraissent simplement invoquées à l’appui d’actions qu’elles n’ont pas nécessairement commandées directement, comme dans cet exemple tiré du Roman de Lancelot en Prose : “Quant ge vi le grant outrage qu’il m’avoit fait, si l’en fils aresnier de par le roi” (premier tiers du xiiie siècle). Le personnage qui parle semble prendre l’initiative de l’action tout en s’appuyant sur l’autorité d’Arthur. Néanmoins, cette initiative repose probablement sur une transmission de pouvoir, similaire à celle valable pour les légats et autres représentants, ou du moins sur une consigne, un principe général (réparer tous les torts et outrages commis dans le royaume), que les agents sont chargés d’actualiser au cas par cas. Le roi demeure donc le garant de l’action : il est celui qui a posé le principe qui la valide, celui qui lui confère sa légitimité, celui sans lequel elle perdrait toute efficacité. Il se rapproche ainsi de la figure de l’auctor. La plupart du temps, la proximité avec l’auctor est plus nette encore, puisque la personne introduite par de par a l’initiative de l’action accomplie par un intermédiaire : “E cil li furent depreiant / de par lur naturel seignor / qui li requiert de grant duçor / que de son nevo ait pitié” (Benoît de Sainte-Maure, Chronique des ducs de Normandie, v. 10019, c. 1180) ; “De par l’amiraut de Carthage lor vont demander le paiage” (Florimont, c. 1888) ; “Ce brievet li reporteras, / que tu de par moy li donras” (Jakemes, Le Roman du Châtelain de Couci, fin xiiie siècle) ; “De par Estienne de Verneuil […] nous a esté signifié que il est […]” (Archives JJ 76, f°76, f°223v, 1346) ; “Pourquoy, tres honnourables et puissains seigneurs, je vous prie, tant comme je puis, et vous requiers, de part le roy, que vous plaise […]” (Lettre du capitaine d’Aubeterre aux Jurats de Bordeaux, juillet 1415). Très fréquemment, les mandataires sont chargés d’accomplir des actes de parole très proches de ceux qui peuvent être associés au sémantisme de mander : plusieurs des exemples ci-dessus relèvent d’ailleurs d’un contexte épistolaire. Mais le véritable auctor de ces paroles est la personne désignée par de par : c’est elle qui en a l’initiative et qui leur garantit les conditions de félicité nécessaires à leur accomplissement.
Particularités de de par en contexte épistolaire : l’auctor, le rédacteur et le destinataire
Auctor et acteurs de l’écriture épistolaire : fonctions et personnes
30De par est donc l’instrument de la mise en scène de l’auctor, de celui qui est investi de l’auctoritas nécessaire pour rendre opérant un discours qui est transmis à distance. Son utilisation dans les salutations, et plus généralement dans les lettres et les scènes de message, peut ainsi être reliée à la multiplicité des acteurs que suppose la communication à distance. Autrement dit, de par rappelle que l’on a souvent affaire, dans les lettres, à un “modèle d’auteur à deux têtes41”, où le mandateur, celui “au nom” duquel la lettre est transmise et envoyée, ne se confond pas nécessairement avec le rédacteur : ce sont bien deux “fonctions” différentes, qui peuvent être remplies concrètement par le même individu aussi bien que par deux individus différents.
31En réalité, les acteurs engagés dans l’écriture épistolaire sont au nombre de quatre. Le premier, celui qui veut envoyer la lettre et qui initie l’écriture, pourrait être décrit comme le commanditaire de la lettre ; c’est lui qui est introduit par de par. Le second, celui qui compose la lettre, ou qui la “dicte” comme on le dirait au Moyen Âge, est le dictator du latin médiéval – le rédacteur du français moderne. Le troisième, celui qui couche la lettre par écrit, qui la met au propre, est le scribe, ou, en latin, le scriptor. Enfin, le quatrième est celui qui appose au bas de la lettre les signes qui permettent de la valider, et d’attester que le texte résultant de l’ensemble du processus est conforme à l’intention initiale. Si le signe en question est une signature, on parlera de signataire ; si c’est un sceau, de sigillant. Dans le cas des actes émanant des chancelleries ou des offices de notaires, ce sigillant peut être distinct du commanditaire, puisque les chancelleries valident souvent des diplômes émis par des tiers. Ce n’est plus le cas dans les lettres : le commanditaire et le sigillant – celui qui donne l’impulsion initiale à l’écriture et celui qui valide le résultat – y sont toujours une seule et même personne. Les lettres se distinguent en cela des actes diplomatiques. C’est cet acteur unique, situé à la fois à l’origine du projet et à son terme, que désigne le mot signataire en français moderne. Le signataire recouvre donc un double rôle, une double fonction d’initiation et de validation, mais qui ne peut être occupée que par un acteur unique.
32En revanche, dans les lettres du Moyen Âge, le mandateur, le rédacteur et le scribe peuvent être des personnes différentes. Dans le Roman du Châtelain de Couci et de la Dame du Fayel, par exemple, la Dame dicte sa réponse à la déclaration d’amour du châtelain à sa suivante Isabelle, qui se charge de l’écriture en tant que tâche matérielle : “De l’escrire bien ouverai ; / Et vous a fait deviserés / Ce que mander lui vorés42”. Scribe et rédactrice sont des personnes distinctes, tandis que les fonctions de commanditaire et de rédactrice sont remplies par la même personne, la Dame. Inversement, le rédacteur et le scribe peuvent être un seul et même individu, distinct du commanditaire. Cette situation est celle qui apparaît presque systématiquement lorsqu’un roi éprouve le besoin d’écrire une lettre. Le prince délègue à la fois la fonction de rédacteur et celle de scribe à un même personnage, spécialiste de l’écrit, qui lui sert de secrétaire : la fiction est sur ce point assez fidèle à la réalité de la pratique. L’on obtient donc bien finalement un “modèle d’auteur à deux têtes”, avec d’un côté un mandateur, qui remplit toutes les fonctions de l’auctor, et de l’autre un rédacteur, qui s’efface derrière lui. De par servirait à mettre en scène cette subordination commune au rédacteur et au messager, qui, en principe, ne prétendent exercer aucune auctoritas sur le message qu’ils contribuent à faire parvenir au destinataire.
Se faire reconnaître comme auctor : le rôle de la fides dans la définition de l’auctor épistolaire
33Mais le rédacteur n’est pas la seule personne face à laquelle de par affirme l’auctoritas du mandateur : elle s’exerce aussi, comme le signale la corrélation avec a (issu de ad), à l’égard du destinataire. Cette implication est particulièrement nette dans les lettres fictives de la littérature. De par n’y est employé qu’assez rarement, et dans des contextes qui sont toujours significatifs. Dans le Voir Dit de Guillaume de Machaut par exemple, toutes les occurrences de de par sont concentrées sur quelques lettres. On en trouve d’abord une dans la souscription de la lettre 30, d’ailleurs assez inhabituelle : “de par vostre ami qui ne scet se vos cuers l’aimme ou se il le het”. Une autre apparaît dans la lettre 39, où la dame donne au poète d’étranges consignes pour la venue de son prochain messager : “qu’il deist qu’il venist de ma suer et qu’il m’aporte lettres de par elle”. Enfin, cinq occurrences figurent dans les lettres 44 à 46, qui forment un trio : “Si vous pri tant humblement que je puis que vous le veuilliés croire de ce que il vous dira de par moi” ; “mes secretaires a esté devers moi, et m’a dit pluiseurs choses de par vous” ; “j’ai bien veu, oÿ et consideré tout ce que li porteres de ces lettres m’a dit de par vous, par la creance qui estoit en ces lettres” ; “si vous pri que vous le veuilliez croire, de ce que il vous dira de par moi autant comme moy meisme” ; “si vous plaise savoir que j’ay bien oÿ et entendu tout ce que li porteres de ces lettre m’a dit de par vous, par unes lettres de creance”. À l’évidence, de par s’affirme dans des contextes de crise, où la relation qui sous-tend la tenue de la correspondance s’effrite : ces lettres figurent dans la seconde partie du livre, où la relation amoureuse entre le poète et sa dame s’enlise, et vers la fin de la correspondance. Mais la détérioration de la relation n’est pas seule en cause dans l’emploi de de par. Les expressions “vueillez croire” et “lettres de creance” indiquent que le mandateur a besoin de réaffirmer l’investissement de sa volonté dans la lettre, dans le but de renouveler la fides de son correspondant, qui est en train de s’amenuiser : il s’agit d’être crédible, d’obtenir une “créance”. En outre, la crise entre les deux correspondants a rendu nécessaire l’intervention d’un tiers : c’est à ce messager que les lettres doivent servir de “creance”. Autrement dit, de par sert à authentifier les dires du messager, à leur conférer une authenticité. De par est donc utilisé en dehors des souscriptions d’abord lorsque, pour une raison ou une autre, le mandateur éprouve le besoin d’affirmer son rôle d’auctor du message transmis et de faire appel à la fides de son correspondant.
34Cependant, on ne retrouve a priori rien de tel dans ma seconde série d’exemples, extraits de la Prison amoureuse de Jean Froissart : “j’ai recheü de par vous unes lettres qui moult me donnent a penser pour tant que vous me tenés a vostre compagnon et appellés a vostre consel” (lettre 2) ; “j’ai recheü de par vous unes lettres es queles je ajouste grant foi” (lettre 4) ; “j’ai recheü de par vous deus paires de lettres et un livret” (lettre 9). En fait, chez Froissart, ce n’est plus le mandateur qui utilise de par pour évoquer ses propres messages, mais le destinataire d’une lettre qui parle du courrier qu’il vient de recevoir en employant de par. Il pourrait donc s’agir de l’exacte réciproque de ce qui se passait chez Machaut : dans le Voir Dit, le mandateur fait appel à la fides de son correspondant en cas de crise ; dans la Prison amoureuse, le destinataire réaffirme sa fides lorsqu’il accuse réception des lettres. Toutefois, de même que, dans le Voir Dit, le renouvellement de l’auctoritas du mandateur ne se faisait pas dans toutes les lettres, de même, dans la Prison Amoureuse, on n’accuse réception d’envois en utilisant de par que lorsque ceux-ci le méritent : le premier engendre une réflexion, le second une satisfaction, et le troisième est d’un volume inhabituel. Par ailleurs, un seul des deux correspondants utilise de par pour accuser réception d’une lettre : le Poète, lorsqu’il s’adresse au Prince. Bien entendu, on pourrait y voir une simple marque de déférence de Froissart à l’égard de son mécène, Wenceslas de Luxembourg. Toutefois, étant donné que le Poète, à chaque fois, complimente son royal interlocuteur sur la qualité de ses envois, et affirme leur valeur, il me semble que le jeu de Froissart est un peu plus subtil que cela : il se pourrait qu’en utilisant de par, il ne se contente pas de réaffirmer sa fides de poète soumis à la volonté de son mécène. Il pourrait suggérer aussi, en creux, que la fides d’un correspondant, loin de s’appuyer seulement sur le statut du mandateur, sur son titre, repose aussi sur la valeur de ses envois. Enfin, en complimentant son royal correspondant, il affirme aussi sa propre autorité de poète capable d’évaluer les envois du prince – car Wenceslas de Luxembourg se pique d’être poète et, en ce domaine, Jean Froissart est son “maistre” autant que son obligé. Autrement dit, le statut d’auctor, qu’il s’agisse d’être épistolier ou poète, est bel et bien conféré subjectivement par quelqu’un qui, en accordant sa fides aux dires transmis par la lettre, confirme le statut du mandateur.
Conclusion : de l’auctor à l’auteur ?
35Il me semble à présent bien établi que le mandateur présenté dans les salutations et introduit par de par exerce les mêmes fonctions que l’auctor latin. En tant que commanditaire, il est l’origine de la lettre, celui qui promeut le discours, qui le met en mouvement (et qui, par la même occasion, met en mouvement le destinataire de sa lettre, au propre ou au figuré). En tant que sigillant, il est aussi le garant de la missive, notamment de sa conformité à la réalité – qu’il s’agisse de la conformité d’un récit aux événements qui se sont déroulés, ou de la conformité des intentions exprimées aux pensées et intentions réelles qui ont donné lieu à la rédaction de la lettre. Le sceau, par exemple, garantit à un vassal que l’ordre donné par le mandement est bien conforme aux intentions de son seigneur. En outre, en scellant la lettre en tant que commanditaire, le mandateur s’approprie le discours, puisque le sceau est aussi une marque de propriété. Le mandateur assume donc la “fonction d’appropriation” de Foucault, il reconnaît pour sien le texte de la lettre : il en assume la responsabilité, en devient partie prenante. De plus, le mandateur est celui qui valide le discours : il est celui qui, en approuvant le texte écrit en son nom, lui confère sa pleine force opérative et performative et permet au texte épistolaire de n’être pas seulement la description d’une intention, mais la réalisation de cette intention. En témoigne le sémantisme de “mander”, puisque ce verbe désigne un acte de langage. Enfin, comme l’auctor latin, le mandateur se voit conférer ce titre par son correspondant qui, en lui témoignant de sa fides, confirme son statut.
36Il subsiste toutefois quelques différences entre la figure du mandateur et l’auteur d’une œuvre littéraire ou scientifique, tel que Foucault le définit. Certes, le “modèle d’auteur à deux têtes” propre à l’écriture épistolaire pourrait, à première vue, faire penser à la “pluralité d’ego” que Foucault invoque comme quatrième caractéristique de l’auteur. Mais la multiplicité des acteurs a en réalité plus à voir avec le modèle de la parole déléguée qu’avec celui de l’auteur au sens de Foucault. De même, la mise en scène des salutations, avec son glissement de la troisième à la première personne, est principalement destinée à abolir la distance en faisant passer le mandateur de l’absence à la présence, ainsi qu’en témoigne la dynamique spatiale qui anime le glissement entre de par et à. Enfin, je n’ai pas l’impression que l’écriture d’une lettre modifie le statut du mandateur de la même façon que le fait l’écriture d’une œuvre littéraire. En particulier, Foucault insiste sur le fait que “le nom d’auteur n’est pas situé dans l’état civil des hommes” et qu’il “n’est pas non plus situé dans la fiction de l’œuvre43”. Or l’apparition du nom du mandateur dans les salutations, tout comme l’apposition du nom du signataire au bas d’une lettre, implique bien un mouvement qui va de “l’individu réel et extérieur” à la lettre et réciproquement. Contrairement à l’auteur, le mandateur n’est pas à cheval sur la réalité et la fiction, à moitié dans l’œuvre et à moitié dans la réalité : il est soit dans la réalité, comme Christine de Pizan ; soit dans la fiction, comme la Dame du Fayel. On pourrait résumer cette différence en comparant les deux schémas de la page suivante :
37Du moins, cette différence subsiste aussi longtemps que les lettres sont de simples missives, et qu’elles n’ont pas été réunies en recueil pour former une œuvre. En effet, pour Foucault, ce qui fait l’auteur, c’est l’œuvre. À cet égard, on peut, bien sûr, rappeler que la lettre œuvre, agit et crée une nouvelle situation : elle modifie le statut de la personne civile, en ajoutant à sa persona privée ou publique de nouveaux aspects. La parole épistolaire n’est donc pas “une parole quotidienne, indifférente44” : l’auctor lui permet d’œuvrer et la dote d’une puissance performative. Mais ce statut reste étroitement ancré dans un rapport à la réalité, et dans une action sur cette réalité. Aussi, tant que les lettres ne sont pas réunies et conservées en recueil, elles restent plus ou moins “une parole qui s’en va, qui flotte et qui passe, une parole immédiatement consommable45”. L’auctor épistolaire ne peut donc devenir auteur qu’en élargissant d’emblée la portée de sa lettre et en prévoyant son inclusion dans un futur recueil épistolaire, c’est-à-dire en la concevant non comme une missive, mais comme une épître, une lettre d’art.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Foucault [1969] 2001, 826.
2 C’est moi qui souligne.
3 Foucault [1969] 2001, 826.
4 Ces lettres sont peu nombreuses : la correspondance, au Moyen Âge, s’écrit majoritairement en latin. On trouve toutefois, dès le xiie siècle, des lettres en langue vernaculaire insérées dans des œuvres narratives, dans des textes allégoriques, et dans des dits. Puis, à partir du xive siècle, des recueils de lettres commencent à se développer, comme celui du manuscrit All Souls 182 de la bibliothèque d’Oxford (Legge, éd. 1941).
5 Pour les signes de validation des documents diplomatiques, voir par exemple Giry 1925, 622 sq.
6 Ibid., 761-763 & 770-772. Sur le développement de la signature, voir Fraenkel 1992.
7 Fraenkel 2001, 417-418.
8 Guyotjeannin 1989, 121-122.
9 Sur les noms latins de la lettre, voir Gavoille L. 2000.
10 Sur le rapport entre latin et langues vernaculaires au Moyen Âge, voir Lusignan 1987 ; Lusignan 2004 ; Grévin 2012.
11 Sur le sens pris par auctor au Moyen Âge, voir Chenu 1927 et Zimmermann dir. 2001.
12 La correspondance d’Abélard et Héloïse, dont l’authenticité a fait l’objet de multiples débats, a été traduite au xiiie siècle en ancien français. Dans ce cas, l’emploi du latin semble avoir été le trait le plus déterminant pour le choix de epistre comme nom donné aux lettres.
13 Guillaume de Machaut, éd. Imbs 2001, v. 492-495.
14 Sur le vocabulaire diplomatique, voir Giry 1925, 732 ; Guyotjeanin 1989, 121-124.
15 Giry 1925, 750-751 ; 742-743.
16 Gavoille L. 2000, 20-28.
17 Guyotjeannin 1989, 121-123.
18 Ibid., 122.
19 Gavoille L. 2000, 20-28.
20 Voir par exemple, dans le Dictionnaire du Moyen Français (DMF), l’article de Cromer 2015.
21 Sur la distinction que font les grammairiens du Moyen Âge entre les formules destinées à signifier et celle vouées à agir, voir Rosier-Catach 1994 et Rosier-Catach 2014.
22 Giry 1925, 743 sq.
23 Sur la valeur des suffixes nominaux en -teur et en -taire, voir Benveniste 1975, 60-61.
24 Christine de Pizan, éd. Hicks 1977.
25 Jakemes, éd. Delbouille 1936, v. 3132-3136.
26 Curtis, éd. 1963-1985, § 572.
27 Guillaume de Machaut, éd. Imbs 2001, Lettre n° 2.
28 Jean Froissart, éd. Fourier 1974, Lettre n° 2.
29 Giry 1925, 780-785.
30 Cf. Gavoille É. & Guillaumont 2017, 14-15.
31 Christine de Pizan, éd. Hicks 1977. De par figurait également dans la lettre à Jean de Montreuil citée plus haut.
32 Legge, éd. 1941.
33 Guillaume de Machaut, éd. Imbs 2001, lettre n° 30.
34 Legge, éd. 1941.
35 Guillaume de Machaut, éd. Imbs 2001, lettre n° 32.
36 Tous les exemples qui suivent proviennent soit de dictionnaires, qu’il s’agisse de celui de Godefroy ou du DMF, soit de la base de données des Classiques Garnier (Corpus de la littérature médiévale en ligne).
37 Rosier-Catach 2014, 517.
38 Je remercie Sophie Roesch d’avoir attiré mon attention sur la validité de cette hypothèse. Sur les prépositions composées en latin, voir Väänänen 1981, § 203 et Bourgain 2005.
39 Väänänen 1956.
40 Rosier-Catach 2014, 530.
41 Fraenkel 2001, 414-417.
42 Jakemes, éd. Delbouille 1936, v. 3090-3092.
43 Foucault [1969] 1994, 826.
44 Ibid.
45 Ibid.
Auteur
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