Auctor au Ier siècle après J.-C. : l’invasion du domaine des lettres1
p. 147-160
Texte intégral
1Quand et comment le vocable auctor s’est-il introduit dans le domaine des lettres et a-t-il pris le sens d’auteur d’une œuvre littéraire ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut tout d’abord envisager les deux sens principaux qui figurent dans l’article auctor du TLL : “instigateur” (TLL : impulsor) et “garant” (TLL : testis), avec toutes les nuances possibles2. Mais l’examen des occurrences ne donne pas de résultat intéressant ni probant pour le sens d’“instigateur”. L’idée, en particulier, que l’auctor est un “créateur” est marginale, voire inexistante3. L’enquête est au contraire fructueuse pour le sens de “garant”. Y retrouve-t-on la dimension temporelle, que Myriam Revault d’Allonnes a soulignée à propos de la notion d’autorité, ce va-et-vient entre passé, présent – et, dans une certaine mesure, futur – qui lui donne toute sa force institutionnelle à Rome4 ? Oui, mais elle est atténuée : si l’auctor-garant est celui auquel on se réfère, donc préexistant, l’antériorité n’est cependant pas marquée. En revanche, il y a dans ce mot une dynamique d’une autre nature : on est auctor-garant de quelque chose pour quelqu’un. Cette fois-ci on quitte la dimension temporelle pour celle, horizontale, de la communication, une communication à trois termes : le garant (auctor), la chose garantie (garant de), le destinataire (garant pour).
Autorité et communication
2Pour mieux saisir cette dimension communicationnelle, je me fonderai sur une analogie. Dans le diptyque “garant de / garant pour” on retrouve un schéma rhétorique classique : la double orientation du discours, ad res (vers son objet) et ad audientes (vers ses auditeurs). De même que la rhétorique a pour but la persuasion, de même l’auctor s’adresse à un destinataire qu’il veut sinon convaincre, du moins rassurer.
3Le processus n’est jamais exclusivement ad res : dans le cas du discours, on passerait alors de la rhétorique à la philosophie, dont le but est de “dire le vrai”, sans souci d’un destinataire ; dans le cas de l’“auctor de”, il s’agirait d’une force qui irait de l’objet à l’auctor et de l’auctor à l’objet, en dehors de tout contexte social ; en fait, cela n’aurait aucun sens, l’auctoritas ayant par définition un caractère social.
4L’autre processus – l’orientation du discours ad audientes et l’idée de l’“auctor pour” – est dominant : la force (uis, dunamis) qui se dégage ou du discours ou de l’origine a vocation à lier quelqu’un. Toutefois il convient d’introduire une distinction entre les domaines de la rhétorique et de l’autorité : contrairement à celle du discours, la force de l’autorité n’est pas de l’ordre de la persuasion, et surtout, elle n’est jamais liée à l’argumentation. Citons Hannah Arendt : “Là où la force est employée l’autorité proprement dite a échoué […] ; là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté5”. Donc l’auctor s’adresse à un destinataire, mais d’une manière spécifique, sans medium proprement humain, selon un principe implicite, mystérieux. Et ce destinataire lui accorde en retour son adhésion ou sa confiance.
5Il y a des cas où les trois termes de la communication sont présents. J’ai pris comme exemples des textes qui associent explicitement auctor et res ; quant au destinataire, il y est soit directement mentionné, soit indirectement représenté par l’intermédiaire des verbes.
Ov., Met., 8.725 : Desierat narrare cunctosque et res et mouerat auctor.
“Il avait fini son récit et tous avaient été touchés à la fois par le sujet et par le garant.” (Lélex qui a raconté la métamorphose de Philémon et Baucis).
Liv. 2.37 : Consules cum ad patres rem dubiam sub auctore certo detulissent, auctor magis, ut fit, quam res ad praecauendum uel ex superuacuo mouit…
“Comme les consuls avaient présenté devant le Sénat l’information douteuse en se fondant sur un garant sûr, l’informateur, comme à l’accoutumée, les toucha plus que l’information, les invitant à prévenir la menace, même inutilement.”
Ov., Met., 12.532 : Credita res auctore suo est.
La chose [i.e. la métamorphose de Cénée en oiseau] fut crue en raison de son garant.
6Dans tous ces exemples l’auctor est à la fois “garant de” et “garant pour” ; le lien est fait par les verbes : deux fois mouere (toucher, émouvoir), une fois credere (croire). L’auctor suscite – ou non – une adhésion ou un mouvement de l’âme. Les deux premiers textes, qui recourent au verbe mouere, se ressemblent, mais aussi ils s’opposent : dans le premier (celui d’Ovide) res et auctor sont associés, travaillent dans le même sens, alors que dans le second (celui de Tite Live) res et auctor sont dissociés, et le destinataire (les sénateurs) se fie plus à l’auctor qu’aux res. Une remarque importante : il se trouve que dans tous les cas, res désigne à la fois des paroles et le référent de ces paroles ; et celui-ci est généralement difficile à croire (une métamorphose) ou douteux (une information incertaine). Le garant de ces “choses” rassure.
7Dans d’autres textes, la référence aux res est absente, il ne reste que l’auctor et un destinataire ; l’accent est alors mis sur la fonction de l’auctor, qui consiste à “faire croire”.
Liv. 8.26.6 : Haud ignarus opinionis alterius, qua haec proditio ab Samnitibus facta traditur, cum auctoribus hoc dedi, quibus dignius credi est, tum foedus Neapolitanum – eo enim deinde summa rei Graecorum uenit – similius uero facit ipsos in amicitiam redisse.
“Je n’ignore pas la seconde tradition, selon laquelle ce sont les Samnites qui auraient livré la ville, mais d’une part j’ai fait crédit aux garants les plus dignes de confiance, d’autre part le traité avec les Napolitains – c’est là en effet que les Grecs eurent ensuite leur gouvernement – rend plus vraisemblable de penser que les Grecs sont d’eux-mêmes revenus dans l’amitié romaine.”
Liv. 36.7.11 : Quae igitur res mihi fiduciam praebet coniungi nobis Philippum posse ? una, communis utilitas, quae societatis maximum uinculum est ; altera, auctores uos Aetoli.
“Qu’est-ce qui me rend confiant dans l’idée que Philippe peut s’allier avec nous ? D’abord l’intérêt commun, qui constitue le lien le plus solide pour une alliance, ensuite le fait que vous en soyez les garants, vous les Étoliens.”
8Les verbes credere (accorder du crédit, croire) et fiduciam praebere (inspirer confiance) confirment qu’il s’agit d’un processus de communication, où l’un fait croire et l’autre croit. Il y a entre ces deux textes un point commun intéressant : dans les deux cas, on a affaire à un balancement, introduit par cum… tum ou par una… altera ; ce balancement introduit un parallèle entre des auctores et un autre élément, les deux allant dans le même sens et se confortant l’un l’autre. Au livre 8, le narrateur-historien s’interroge sur la version des faits qui lui paraît la plus fiable : l’existence postérieure d’un traité avec les Napolitains rend pour lui vraisemblable (similius uero fecit), au même titre que les auctores – c’est-à-dire des historiens – le fait que les Grecs aient d’eux-mêmes décidé de se rendre et de retourner dans l’alliance romaine. Dans le texte du livre 36 il s’agit d’un discours où Hannibal conseille aux Étoliens de s’allier avec Philippe contre les Romains : c’est l’intérêt commun, dit-il, qui inspire confiance (fiduciam praebet), au même titre que la présence des Étoliens comme auctores. Ainsi, dans les deux cas, le second élément est un argument qui vient compléter et renforcer ce qu’apporte l’auctor, le locuteur mettant sur le même plan une personne (auctor) et un argument. On voit que si l’autorité du garant ne passe pas par l’argumentation, elle est utilisée par le narrateur ou le locuteur en parallèle avec un argument et donc, en dernier ressort, considérée comme un argument. L’auctor contribue à la persuasion, mais d’une autre manière que l’argumentation.
Les auctores comme garants d'une parole
9Le vocabulaire de la croyance et de la fiabilité (credere, fiducia) rattache auctor au champ de la fides, notion cardinale à Rome. Le TLL intègre ce champ à la rubrique “testis”6. L’auctor, en quelque sorte, atteste un fait, une parole, une vérité. Comme un témoin, il a vocation à susciter la croyance, la confiance, l’adhésion. Les associations auctor-testis (ou testimonium) sont d’ailleurs nombreuses. J’en donne un seul exemple, où les deux mots apparaissent comme quasi-synonymes :
Cic., Ver., 2.5.131 : Harum rerum omnium auctores testesque produco.
“De tous ces faits, je produis des garants et des témoins.”
10À l’intérieur de cette rubrique l’emploi le plus développé dans le TLL est auctor nuntii7, “garant d’une nouvelle”, donc à la fois d’une parole et du fait qu’elle rapporte. L’auctor est le garant d’une vérité vis-à-vis de ceux à qui il la transmet. Les exemples abondent, en voici quelques-uns, parmi les plus éclairants.
Cic., Ver., 2.4.102 : Ex bono uiro, credo, audieras et bono auctore.
“Mais c’est d’un homme de bien, sans doute, et d’un bon garant que tu tenais tes renseignements.”
Cic., Att., 3.11.1 : Me et tuae litterae et quidam boni nuntii, non optimis tamen auctoribus […] adhuc Tessalonicae tenebat.
“Ta lettre et certaines bonnes nouvelles – dont les sources toutefois ne sont pas des meilleures – […], voilà ce qui me retient jusqu’à présent à Thessalonique.”
Ov., Met., 11.666 : Non haec tibi nuntiat auctor ambiguus, non ista uagis rumoribus audis.
“Ce n’est pas un messager douteux qui t’apporte la nouvelle ; ce n’est pas par de vagues rumeurs que tu l’apprends.”
11Le nom nuntius et le verbe audire désignent une parole orale, sujette à caution. L’auctor apporte – ou non – cette caution.
12Par ailleurs les adjectifs généralement associés à auctor dans ce type de contexte sont intéressants : d’un côté bonus, grauis, certus, fidus, luculentus, locuples, idoneus ; de l’autre ambiguus, incertus, dubius, leuis. Il s’agit bien de savoir si l’on peut se fier au messager pour pouvoir considérer le message comme vrai.
13Un cas particulier mérite d’être relevé : l’absence d’auctor. L’expression sine auctore, en particulier, est fréquente. En voici quelques exemples :
V. Max. 1.6.7 : Vox sine ullo auctore ad aures eius uenit.
“Une voix parvient à ses oreilles sans qu’il y eût personne pour prononcer ces paroles.”
Liv. 44.22.6 : Rumores quorum auctor nemo exstabit.
“Des rumeurs dont personne ne prendra la responsabilité.”
Mart. 7.6.3 : Certus abest auctor, sed uox hoc nuntiat omnis.
“Personne ne s’en porte garant mais toutes les voix proclament la nouvelle.”
14Les termes qui désignent la nouvelle sont ici – évidemment – dévalués, puisqu’il n’y a pas d’auctor : il s’agit de rumeurs, d’une simple “voix”.
15Il est intéressant ici de faire intervenir la rhétorique : en effet, en rhétorique, les rumeurs font partie des preuves extra-techniques, celles qui viennent de l’extérieur. Voici ce qu’écrit Quintilien à ce propos :
Quint., Inst., 5.3 : Famam atque rumores pars altera consensum ciuitatis et uelut publicum testimonium uocat, altera sermonem sine ullo certo auctore dispersum, cui malignitas initium dederit, incrementum credulitas…
“Les ‘on-dit’ et les rumeurs sont appelés par les uns consensus de la cité et, en quelque sorte, témoignage public, par les autres propos répandus sans garant assuré, qui ont été initiés par la méchanceté, amplifiés par la crédulité…
16Il s’agit de savoir si la fama et les rumores constituent ou non une preuve valable et les deux opinions existent. Ceux qui s’en défient s’appuient sur l’idée qu’il n’y a pas d’auctor. Mais l’absence de garant précis peut être interprétée à l’inverse, comme dans le cas des proverbes :
Quint., Inst., 5.11.41 : Et ea quoque quae uulgo recepta sunt, hoc ipso quod incertum auctorem habent, uelut omnium fiunt ; quale est “Vbi amici, ibi opes”…
“Quant à ces adages populaires, ils deviennent, du seul fait qu’on ne connaît pas leur auteur, en quelque sorte l’opinion de tous ; par exemple : ‘Là où sont les amis, là est le secours’.”
17L’absence d’un certus auctor invite à penser que l’opinion ainsi exprimée est celle de “la multitude”, donc une opinion digne d’être adoptée.
18Dans tous ces exemples, la variété des traductions est frappante, en particulier l’hésitation entre “garant” et “messager”, qui préfigure l’hésitation entre “garant” et “auteur”.
Fides penes auctores erit : quand les historiens prennent leurs distances
19La question de la fiabilité se pose tout particulièrement pour l’histoire, qui doit s’appuyer sur des sources sûres pour garantir la vérité des faits. On passe donc de l’oral à l’écrit. L’historien fait alors référence à des historiens antérieurs, ce qui favorise l’introduction du sens d’“auteur”.
20Il existe une sorte de maxime que les écrivains emploient pour renvoyer le lecteur à des sources supposées connues : fides penes auctores erit, “on fera confiance aux auteurs-garants”. Or elle est généralement utilisée pour prendre ses distances vis-à-vis d’une tradition.
Sal., Jug., 17.7 : Sed qui mortales initio Africam habuerint quique postea accesserint aut quo modo inter se permixti sint, quamquam ab ea fama quae plerosque obtinet, diuersum est, tamen, uti ex libris Punicis qui regis Hiempsalis dicebantur interpretatum nobis est utique rem sese habere cultores eius terrae putant, quam paucissimis dicam. Ceterum fides eius rei penes auctores erit.
“Quant aux premiers habitants de l’Afrique, à ceux qui vinrent s’y joindre, aux croisements qui en ont résulté, bien que cette opinion diffère de la tradition généralement adoptée, je vais résumer très brièvement l’exposé qu’on m’a traduit de livres puniques, attribués au roi Hiempsal, et qui concordent du reste avec ce que pensent les indigènes eux-mêmes, en laissant aux auteurs la responsabilité de leurs dires.”
21S’interrogeant sur les populations de l’Afrique et leur origine, Salluste mentionne successivement une fama, qu’il négligera, et des “livres puniques”, qu’on lui a traduits (donc une source écrite) et qu’il va suivre d’autant plus volontiers qu’ils concordent avec l’avis des indigènes. Il les résumera, mais, comme pour se dédouaner de toute erreur possible, il renvoie le lecteur aux auctores : Ceterum fides eius rei penes auctores erit. Qui sont les auctores ? Probablement les auteurs des livres puniques, mais on ne peut pas exclure qu’il y en ait d’autres.
22C’est Sénèque qui donne l’origine, ou du moins une explication de cette phrase, visiblement proverbiale.
Sen., Nat., 4.3.1 : Grandinem hoc modo fieri si tibi affirmauero quo apud nos glacies fit, gelata nube tota, nimis audacem rem fecero. Itaque ex his me testibus numero secundae notae, qui uidisse quidem se negant ; aut, quod historici faciunt, et ipse faciam : illi cum multa mentiti sunt ad arbitrium suum, unam aliquam rem nolunt spondere sed adiciunt : “Penes auctores fides erit”.
“Si j’affirme que la grêle, comme la glace que nous voyons se former sous nos yeux, résulte de la congélation d’un nuage entier, je ferai preuve d’une audace excessive. Je me mets donc au nombre de ces témoins de deuxième catégorie, qui déclarent n’avoir pas sans doute vu eux-mêmes le fait dont ils déposent. Ou alors, j’agirai comme les historiens. Après avoir menti à leur guise sur bien des points, ils avancent quelque chose qu’ils refusent de garantir et ajoutent ‘la responsabilité en sera laissée aux auteurs’.”
23Pour justifier et assumer son incertitude sur l’origine de la grêle, il déclare faire comme les historiens : pour dissimuler leurs mensonges, ceux-ci mentionnent leurs doutes sur un point précis, pour lequel ils renvoient à des auctores8.
24Dans cette expression la traduction par “responsabilité”, partagée par Ernout et Oltramare, me paraît très juste. Ce mot en effet renvoie au lien entre l’émetteur et le récepteur. À la “garantie” apportée par le premier répond la confiance du second. La vérité est ici relative : elle dépend de celui qui l’énonce. Mais qui est responsable ? C’est, à n’en pas douter, l’historien qui écrit et qui assume un statut d’intermédiaire entre les historiens anciens (les auctores) et les lecteurs contemporains. C’est lui qui est “responsable” devant ses lecteurs. Et lorsqu’il renvoie la responsabilité de ce qu’il dit sur les auctores, il s’en dégage et prend ses distances.
Une vision positive des auctores : Valère Maxime et Vitruve
25Valère Maxime, lorsqu’il raconte un fait qui dépasse la vraisemblance, prend aussi ses distances avec les auctores convoqués. Mais il leur reconnaît aussi une valeur d’une autre nature. Je retiens un seul exemple9, qui concerne une tradition merveilleuse des origines de Rome, selon laquelle les statues des dieux Pénates se seraient par deux fois déplacées toutes seules d’Albe à Lavinium :
V. Max. 1.8.7 : Nec me praeterit de motu et uoce deorum inmortalium humanis oculis auribusque percepto quam in ancipiti opinione aestimatio uersetur, sed quia non noua dicuntur, sed tradita repetuntur, fidem auctores uindicent : nostrum est inclitis litterarum monumentis consecrata perinde ac uana non refugisse.
“Je n’oublie certes pas, quand il s’agit de gestes ou de paroles des dieux immortels que nous connaissons par les hommes qui les ont vus ou entendus, combien est ambiguë la croyance à l’égard de laquelle nous prenons position. Mais, puisqu’il ne s’agit pas de faits récents dont on nous parle, mais d’une tradition que l’on reprend, que ceux qui s’en portent garants exigent la confiance. Que notre rôle à l’égard de phénomènes consacrés par des documents écrits bien connus soit de ne pas les traiter comme s’ils étaient vains en les récusant.”
26Face à un phénomène merveilleux, Valère Maxime exprime ses doutes. Il refuse de le garantir, laissant à des auctores la responsabilité de leurs affirmations ; mais en même temps il manifeste du respect pour la tradition, en raison de la consécration que lui apportent des écrits bien connus, probablement des œuvres littéraires (litterarum monumenta). Il y a transfert sur des auctores douteux de la puissance de la tradition, qui offre une autre sorte de garantie, indépendante de la vérité des faits et fondée sur la notoriété de textes littéraires.
27Pour les textes techniques, les choses sont d’emblée plus simples : on quitte le rapport à la vérité, parce qu’on quitte le domaine des faits pour celui de la connaissance. Voici un texte particulièrement intéressant, tiré du traité d’architecture de Vitruve :
Vitr. 7. praef. 10 : Ego uero, Caesar, neque alienis indicibus mutatis interposito nomine meo id profero corpus neque ullius cogitata uituperans institui ex eo me adprobare, sed omnibus scriptoribus infinitas ago gratias, quod egregiis ingeniorum sollertiis ex aeuo conlatis abundantes alius alio genere copias praeparauerunt, unde nos uti fontibus haurientes aquam et ad propria proposita traducentes facundiores et expeditiores habemus ad scribendum facultates talibusque confidentes auctoribus audemus, institutiones nouas comparare.
“Pour moi, César [i.e. Auguste], ce n’est pas après avoir changé les titres des ouvrages d’autrui pour y insérer mon nom que je publie le présent recueil ; et ce n’est pas non plus en dénigrant les idées de qui que ce soit que je compte me faire apprécier : au contraire, je remercie infiniment tous les écrivains qui, par l’apport, au cours des temps, des ressources éminentes de leur génie, ont, chacun dans son domaine, constitué d’abondantes réserves où nous puisons, comme l’eau à des sources, pour alimenter notre propre projet. Nos écrits y gagnent en abondance et en aisance, et, forts de tels garants, nous pouvons oser entreprendre de nouveaux traités.”
28Ce texte analyse très précisément le processus scientifique selon lequel Vitruve puise à des sources (la métaphore est explicitée : uti fontibus haurientes aquam) pour fonder ses affirmations ; il s’agit des “auteurs” de traités (scriptores), qui l’ont précédé et à qui Vitruve exprime sa reconnaissance. Ils sont aussi appelés auctores, parce qu’ils garantissent de manière fiable (talibusque confidentes auctoribus) les connaissances antérieures et permettent ainsi d’écrire du nouveau. On est ici dans un processus de création plus que de validation. À la vérité, on pourrait aisément le transposer au processus de l’imitation des modèles en littérature, avec cette différence qu’il est alors question moins du fond que de la forme.
Les auctores chez Quintilien
29On le voit, à partir du moment où l’on se réfère à des écrits, le sens d’“auteur” se superpose logiquement et naturellement à celui de “garant”10 et il finit par le remplacer. Peut-on dater ce passage ? Le sens d’“auteur” apparaît chez Cicéron, mais – pour les exemples que j’ai pu examiner – le sens de “garant”, y convient quand même toujours mieux. En revanche, la valeur pure et simple d’“auteur” s’affirme de plus en plus au siècle suivant. Je vais centrer mon propos sur Quintilien (seconde moitié du ier siècle p.C.), qui est particulièrement riche, dans la mesure où il traite précisément de rhétorique et de littérature.
30Je laisse de côté les emplois où le sens de “garant” est évident, dans des expressions du type Cicerone auctore ou habeo Ciceronem auctorem ou Cicero auctor est.
31Très nombreux sont les exemples où auctores désigne les auteurs de traités de rhétorique antérieurs auxquels Quintilien se réfère. Le mot y désigne clairement un auteur, mais utilisé comme source. Je retiendrai seulement quatre passages. D’abord le début de l’Institutio, qui montre que Quintilien se situe dans une tradition, celle des auteurs de traités, tant grecs que latins :
Quint., 1. praef. 1 : … diu sum quidem reluctatus, quod auctores utriusque linguae clarissimos non ignorabam multa quae ad hoc opus pertinerent diligentissime scripta posteris reliquisse.
“J’ai longtemps été réticent <à écrire ce livre>, parce que je n’ignorais pas que des auteurs très illustres avaient, dans chacune des deux langues, laissé à la postérité des écrits nombreux et très complets concernant cette matière.”
32Puis deux expressions – parmi un très grand nombre – qui illustrent les débats qui existent entre auteurs de traités anciens, à propos des théories rhétoriques :
Quint., 3.1.7 : Est autem, ut procedente libro patebit, infinita dissensio auctorum…
“Il y a, comme on le verra en avançant dans ce livre, des débats infinis parmi les auteurs de traités…” (Trad. SFE)
Quint., 3.1.13 : His successere multi, sed clarissimus Gorgiae auditor Isocrates (quamquam de praeceptore eius inter auctores non conuenit : nos tamen Aristoteli credimus)…
“Il eut beaucoup de successeurs, mais le plus célèbre fut Isocrate, élève de Gorgias (quoiqu’il n’y ait pas accord entre les auteurs sur le nom de son maître, je fais confiance, pour ma part à Aristote).” (Trad. SFE)
33Enfin, un peu plus loin, l’affirmation de sa propre opinion, en face de celles des “auteurs” :
Quint., 3.1.22 : Non tamen post tot ac tantos auctores pigebit meam quibusdam locis posuisse sententiam.
“Cependant, après tant d’auteurs si importants, je n’aurai pas honte, ici ou là, de dire ce que je pense personnellement.” (Trad. SFE)
34Les auctores sont, comme chez Vitruve, les auteurs des traités antérieurs, mais Quintilien affirme moins sa dette et son admiration que son jugement et sa liberté.
Quintilien : la grammaire
35Le domaine de la grammaire11, traité par Quintilien au livre 1, est très important dans l’évolution du nom auctor. Les grammairiens cherchent, en quelque sorte, la vérité du langage : quelle est la forme correcte ? Les critères pour le déterminer sont, selon Quintilien12, au nombre de quatre : ratio, (la logique, qui est à part et renvoie à ce qu’on appelle aussi l’analogie), uetustas (l’ancienneté), auctoritas (l’autorité), consuetudo (l’usage), ces trois derniers étant étroitement liés. L’auctoritas renvoie évidemment aux auctores. Pour savoir quelle est la forme correcte d’un mot, il faut se référer aux bons auteurs, summi auctores. Ceux-ci sont donc envisagés à la fois comme “auteurs” et comme “garants”, ce qui pose un problème de traduction.
36Voici d’abord comment Quintilien justifie le principe du recours aux auctores :
Quint., 1.4.4 : Nec poetas legisse satis est : excutiendum omne scriptorum genus, non propter historias modo, sed uerba, quae frequenter ius ab auctoribus sumunt.
“Il ne suffit pas d’avoir lu les poètes : il faut aussi passer au crible tous les genres d’écrivains, non seulement pour le contenu de leurs œuvres, mais aussi pour le vocabulaire, car les mots tirent souvent leur autorité de la caution des auteurs.”
37Il s’agit ici de l’apprentissage – dans la classe du grammairien – du vocabulaire, qui est l’un des éléments de la correction de la langue. La traduction de Cousin est symptomatique : il rend ius par “autorité” (je préférerais “légitimité”) et surtout il traduit deux fois auctor, une fois par “caution” (qui renvoie au sens de “garant”), une fois par “auteur”.
38Voici maintenant quelques exemples concernant plus précisément la correction de la langue :
Quint., 1.6.22 : … ut cum “ebur” et “robur”, ita dicta ac scripta summis auctoribus, in o litteram secundae syllabae transferunt…
“… par exemple, dans ebur et robur, formes régulièrement employées dans la langue parlée et écrite par les meilleurs garants, ils changent en o l’u de la seconde syllabe…13”
39Il y a là une référence aux analogistes, qui, par esprit de système, reconstruisent des nominatifs ebor et robor à partir du génitif eboris et roboris, alors que les formes ebur et robur sont attestées par les meilleurs auteurs. Les deux traductions “auteurs” ou “garants” sont possibles. Autre exemple :
Quint., 1.6.10 : Prima quoque aliquando positio ex obliquis inuenitur, ut memoria repeto conuictos a me qui reprenderant quod hoc uerbo usus essem : “pepigi” ; nam id quidem dixisse summos auctores confitebantur, rationem tamen negabant permittere, quia prima positio “paciscor”, cum haberet naturam patiendi, faceret tempore praeterito “pactus sum”.
“Il est possible aussi parfois de découvrir le présent de l’indicatif d’après la flexion : je me rappelle, par exemple, avoir confondu des gens qui m’avaient blâmé pour avoir employé la forme pepigi, car, tout en admettant que cette forme avait été employée par de très sûrs garants, ils soutenaient qu’elle était irrégulière, parce que l’indicatif présent paciscor, ayant une forme de passif, devait faire pactus sum au parfait.”
40Il s’agit à nouveau des analogistes, qui font reposer la langue sur un système logique, ce qui leur fait condamner la forme active pepigi pour le parfait du verbe paciscor, qui est déponent. L’expression summi auctores, que Cousin rend par “les plus sûrs garants” pourrait aussi se traduire par “les meilleurs auteurs”. Il y a ici opposition entre deux principes : la ratio (l’analogie) et les summi auctores (l’autorité). À l’arrière-plan se trouve la querelle entre analogistes et anomalistes, la référence aux auctores se situant évidemment du côté des anomalistes. Dernier exemple :
Quint., 1.5.35 : … cum, siue “amarae corticis” seu “medio cortice” per genus facit soloecismum (quorum neutrum quidem reprehendo, cum sit utriusque Vergilius auctor…).
“… ainsi amarae corticis ou medio cortice font un solécisme de genre ; personnellement je ne blâme ni l’un ni l’autre, parce que Virgile est le garant de l’un et de l’autre…”
41Le solécisme porte toujours sur plusieurs mots, ici un nom et un adjectif qui lui est accordé, la question étant celle du genre : l’accord est fait au féminin dans le premier cas, au masculin dans le second. Les deux exemples cités étant de Virgile, Quintilien considère les deux genres comme valables, car Virgile est précisément un summus auctor, qui les garantit.
42J’ajoute enfin un texte qui concerne les figures de mots, très proches des questions de correction de la langue :
Quint., 9.3.13 : Quae ille quidem fecerit schemata : an idem uocari possint uidendum, quia recepta sunt. Nam in receptis etiam uulgo auctore contenti sumus, ut iam eualuit “rebus agentibus”, quod Pollio in Labieno damnat, et “contumeliam fecit”, quod a Cicerone reprehendi notum est, “adfici enim contumelia dicebant”.
“Et il < Salluste> en fait des figures. Reste à voir si l’on peut appeler ainsi ces tours parce qu’ils ont été admis dans l’usage. Car nous nous contentons du langage commun comme garant de ce qui est admis. C’est ainsi qu’aujourd’hui l’usage a reçu rebus agentibus, que Pollion censure chez Labienus, et contumeliam fecit, que Cicéron a blâmé, comme on le sait, car on disait <alors> adfici contumelia.
43On retrouve ici, comme pour les proverbes, l’association uulgus / auctor (“nous nous contentons du langage commun comme garant de ce qui est admis”), avec la question de savoir si ce qui est admis par la multitude, donc par l’usage, est une garantie suffisante, non plus pour fonder une argumentation14, mais pour valider une tournure.
Quintilien : la lecture des auctores
44La référence régulière aux summi auctores introduit une idée nouvelle : pour qu’un auteur soit un garant, il faut qu’il soit summus. Du reste, les écrivains cités comme auctores sont généralement très connus (Cicéron, Virgile, par exemple). À l’arrière-plan se trouve la question du canon des auteurs à retenir. C’est à cette question que répondent d’une part le chapitre 1 du livre 10, mais aussi le chapitre 8 du livre 1. Le premier fournit une liste de lecture pour l’orateur adulte et confirmé, le second pour l’enfant. Dans l’ensemble l’idée de “garant” disparaît, précisément parce qu’elle est implicitement incluse dans le principe même de la liste ou du canon. Les auteurs choisis sont les meilleurs, seuls susceptibles de donner et donc de garantir à l’élève orateur une langue et un style de qualité.
45Voici quelques extraits de ces chapitres. D’abord pour l’enfant :
Quint., 1.8.6 : Alunt et lyrici, si tamen in iis non auctores modo sed etiam partes operis elegeris : nam et Graeci licenter multa et Horatium nolim in quibusdam interpretari.
“Les poètes lyriques aussi nourrissent l’esprit, pourvu que l’on choisisse les auteurs, mais aussi les passages de leurs œuvres, car les lyriques grecs sont souvent licencieux et, dans Horace, il y a certains textes que je ne voudrais pas voir expliquer.”
Quint., 1.8.18 : His accedet enarratio historiarum, diligens quidem illa, non tamen usque ad superuacuum laborem occupata : nam receptas aut certe claris auctoribus memoratas exposuisse satis est.
“À cela s’ajoutera le commentaire des histoires <de la mythologie >, qui doit être scrupuleux, sans aller jusqu’à une étude obsessionnelle et vaine : il suffit d’exposer les versions admises ou du moins celles qui sont rappelées par des auteurs célèbres.” (Trad. SFE)
46Dans le premier texte, à propos de l’utilité des poètes lyriques pour les enfants, Quintilien met en parallèle les auteurs et les œuvres. Dans le second, il s’agit d’histoires, c’est-à-dire ici très certainement de mythes, dont on trouvera les meilleures versions chez les clari auctores15, qui en garantissent la qualité, justement parce qu’ils sont clari.
47Voyons maintenant la lecture chez l’adulte (10.1), où le mot auctor est souvent présent. Je cite juste deux moments clefs : l’annonce de la liste des auteurs et le passage des auteurs grecs aux auteurs latins :
Quint., 10.1.37 : Credo exacturos plerosque […] ut id quoque adiungamus operi, qui sint <legendi>, quae in auctore quoque praecipua uirtus.
“À mon sens, la plupart de mes lecteurs demanderont d’indiquer en outre les auteurs qu’il faut lire et la qualité principale de chacun d’eux.”
Quint., 10.1.85 : Idem nobis per Romanos quoque auctores ordo ducendus est.
“Pour les auteurs romains également, il nous faut suivre un ordre identique.”
48Plus intéressants sont les emplois d’auctor rattachés à un genre littéraire précis. Le sens est alors assez proche de “représentant”. Voici ce que Quintilien dit de la satire :
Quint., 10.1.93 : Satura quidem tota nostra est, in qua primus insignem laudem adeptus Lucilius quosdam ita deditos sibi adhuc habet amatores ut eum non eiusdem modo operis auctoribus sed omnibus poetis praeferre non dubitent.
“La satire assurément est tout entière nôtre, et Lucilius, qui est le premier à y avoir acquis une gloire importante, a encore des amateurs, qui lui sont si attachés qu’ils n’hésiteraient pas à le préférer à d’autres auteurs / représentants du genre et même à tous les autres poètes16.”
49De même pour la comédie grecque17 :
Quint., 10.1.72 : Atque ille quidem omnibus eiusdem operis auctoribus abstulit nomen, et fulgore quodam suae claritatis tenebras obduxit.
“Il [i.e. Ménandre] a effacé le renom de tous les auteurs [les représentants] du même genre et l’éclat de sa gloire les a plongés dans l’obscurité.”
50La traduction par “représentant” s’impose, à mon avis, pour auctor Tibullus dans la rubrique sur l’élégie :
Quint., 10.1.93 : Elegia quoque Graecos prouocamus, cuius mihi tersus atque elegans maxime uidetur auctor Tibullus.
“Pour l’élégie aussi, nous défions les Grecs, et Tibulle est à mes yeux son représentant le plus châtié et le plus élégant.” (Trad. SFE)
Le poète est-il un auctor ?
51Le détour par la grammaire nous montre qu’auctor est employé pour la poésie, puisque la correction de la langue s’acquiert en même temps que la connaissance des poètes et même – quelque peu paradoxalement – à partir des œuvres poétiques. De même, dans les listes de lecture, auctor est employé aussi bien pour les poètes que pour les prosateurs et surtout l’expression consacrée summi auctores englobe les deux catégories.
52On peut se demander si le mot d’auctor est naturel pour désigner un poète en dehors de ce contexte scolaire18. Les occurrences signalées dans le TLL sont assez nombreuses, mais aucune n’est antérieure à Horace et peu sont convaincantes. On observe ainsi que le mot est soit généralisant (comme dans summi auctores, qui inclut poètes et prosateurs), soit autoréférentiel, le poète se désignant lui-même comme auctor, mais sans que la dimension poétique soit soulignée (Ovide, Martial19), soit enfin déterminé par un autre mot qui désigne la poésie (auctor carminis). Pour cette dernière catégorie, on relève quelques exemples intéressants chez Horace.
53La première est dans l’Art poétique :
54Hor., Ars, 42 :
… [ut] hoc amet, hoc spernat promissi carminis auctor.
“… qu’on élira celui-ci, qu’on dédaignera celui-là, quand on aura pris sur soi de promettre un poème.”
55La traduction de Villeneuve me paraît juste. L’expression carminis auctor ne veut pas dire simplement “l’auteur d’un poème”, mais plutôt, du fait de la présence du déterminant promissi, “le garant du poème promis”. Mais les choses ne sont pas tranchées.
56Plus délicat est le cas de la Satire 1.10, qui présente une valeur métapoétique prononcée :
Hor., Sat., 1.10.64 : … fuerit Lucilius, inquam,
comis et urbanus, fuerit limatior idem
quam rudis et Graecis intacti carminis auctor
quamque poetarum seniorum turba…
“Admettons que Lucilius ait été plaisant et raffiné, admettons qu’il ait été également plus policé que l’auteur d’un poème brut et dépourvu de mots grecs et que l’ensemble des poètes plus anciens que lui…” (Trad. SFE)
57Le fait important est que le mot auctor est déterminé par carminis, ce qui produit une sorte de périphrase équivalente à poeta, et en outre par les adjectifs qui qualifient ce mot : rudis et Graecis intacti. Le sens est : “celui qui a écrit un poème comme ceci ou comme cela”20. Horace évite peut-être poeta parce qu’il l’utilise dans la même phrase au vers suivant. Mais de toute façon, aurait-il pu écrire rudis et Graecis intacti carminis poeta ? Je ne le pense pas, la redondance (“poète de poème”) aurait sans doute paru étrange.
58Chez Quintilien, un bon siècle après, on retrouve presque la même expression, carminum auctor, mais dans un autre contexte, sans détermination supplémentaire et surtout au pluriel :
Quint., 8.6.27 : Illud quoque et poetis et oratoribus frequens, quo id quod efficit ex eo quod efficitur ostendimus. Nam et carminum auctores “pallida mors aequo pulsat pede pauperum tabernas”, et “pallentesque habitant morbi tristisque senectus”, et orator “praecipitem iram”, “hilarem adulescentiam’, “segne otium” dicet.
“Il y a aussi une autre forme de métonymie, fréquente chez les poètes et les orateurs, qui consiste à indiquer la cause par l’effet. On trouve en effet en poésie : ‘D’un pied égal la mort pâle frappe à la porte des cabanes des pauvres’ [Hor., Carm. 1.4.13] et ‘et c’est là que résident la pâle maladie et la triste vieillesse’ [Verg., A., 6.275], et l’orateur dira : ‘la colère impétueuse’, ‘la jeunesse joyeuse’, ‘la paresseuse oisiveté’.”
59L’opposition est – très classiquement – entre l’orateur et le poète, c’est-à-dire entre prose et poésie. On a d’abord et poetis et oratoribus, développé ensuite (par l’intermédiaire de nam) en et carminum auctores… et orator… On en déduit très logiquement que poetae et carminum auctores sont strictement équivalents. Il s’agit d’une catégorie et non plus de l’auteur d’un poème précis.
60D’Horace à Quintilien, le mot, dans son sens d’“auteur”, s’est banalisé, il s’agit d’un terme générique. Mais lorsque le mot de “poète” doit être déterminé, on utilise auctor et non poeta21.
Bilan et hypothèse
61Le passage du sens de “garant” à celui d’“auteur” repose sur la valeur communicationnelle du mot et il se fait entre l’époque de Cicéron et celle de Quintilien. Dans ce processus le passage de l’oral à l’écrit joue un rôle important. Il n’est cependant pas chronologique : le garant d’une nouvelle peut coexister avec l’auteur-garant d’un fait historique. Sur le plan collectif, il semble que deux domaines aient favorisé cette évolution : l’histoire, qui doit garantir la vérité des faits rapportés, et la littérature technique, qui procède par accumulation de connaissances. On y trouve des références aux auctores aussi bien pour marquer une prise de distance que pour reconnaître une dette.
62Mais l’étude de Quintilien montre que la grammaire, dans ses deux composantes de correction de la langue et de lecture des poètes, a joué un rôle capital sur le plan individuel, vers le tournant de notre ère et au premier siècle. C’est du moins l’hypothèse que je propose. L’enfant, chez le grammaticus, a grosso modo entre 7 et 14 ans. Il entend tous les jours son maître lui dire : “cette forme est fautive ; elle n’a pas de bons auctores” ou bien : “pour cette histoire, reporte-toi à tel auctor, il est fiable” ou encore : “mes enfants, lisez les summi auctores, c’est à eux seuls que vous pouvez vous fier pour avoir un beau style”. J’imagine que dans l’esprit des petits Romains auctor est automatiquement associé à la correction, à la vérité, mais aussi à l’écrit, à la lecture, bref à la littérature. C’est là que prendrait naissance l’association garant / auteur, du moins au niveau de la conscience individuelle – ou même du subconscient.
Bibliographie
Arendt, H. [1954] (2003) : “Qu’est-ce que l’autorité ?” in : La crise de la culture, Paris, 121-185.
Cousin, J., éd. [1975] (2003) : Quintilien, Institution oratoire livre I, CUF, Paris.
Revault d’Allonnes, M. (2006) : Le pouvoir des commencements, Paris.
Notes de bas de page
1 Les traductions sont généralement celles de la CUF, parfois légèrement modifiées. Les traductions de l’auteur sont indiquées par la mention “trad. SFE” entre parenthèses.
2 L’organisation de l’article auctor du TLL atteste la difficulté à classer les occurrences, dans la mesure où il mélange les critères. Ainsi sont convoqués dans les différentes sections et sans distinction de niveau : 1° le type de contexte : juridique (I), littéraire (V) ; 2° les différents sens ou acceptions (II, III, mais aussi à l’intérieur de V) ; 3° les différents type des constructions : suivi du génitif (IV), ablatif absolu, type auctor est / auctorem habeo avec infinitive ou autres constructions (principalement II et V) ; 4° l’application d’auctor à autre chose qu’à des hommes (VI).
3 Quelques textes font émerger la notion d’originalité en opposant auctor à imitator ou interpres (Sen., Con., 1. praef. 6 ; Sen., Ep., 33.8) ou en assimilant l’auctor au primus inuentor d’un genre littéraire (Hor., Ars, 77).
4 Revault d’Allonnes 2006, 25-74.
5 Arendt [1954] 2003, 123 ; cité par Revault d’Allonnes 2006, 37-38.
6 Par opposition à l’autre rubrique principale : “suasor, impulsor”.
7 Ce cas est intégré à la rubrique “testis”, avec spécification : ueritatis, inprimis nuntii.
8 On trouve un usage parodique de l’expression dans l’Apocoloquintose (Sen., Apoc., 5.1), renvoyant à un auctor déjà mentionné au début de l’œuvre (1.2), tout à fait insignifiant, et pourtant seul capable de dire ce qui s’est passé au ciel lorsque Claude y arriva : In caelo quae acta sint, audite : fides penes auctorem erit. (“Apprenez ce qui se passa dans le ciel : j’en laisse la responsabilité à mon informateur.”)
9 Un autre exemple (V. Max. 3.2.24) concerne les exploits incroyables d’un soldat romain, pour lesquels Varron offre finalement une caution suffisante.
10 Le TLL divise la rubrique concernant le domaine des lettres (“in artibus et litteris”) en deux sous-rubriques : 1° “praeualente testis sensu” (avec une dominante “garant”) et 2° “praeualente scriptoris sensu” (avec une dominante “auteur”). En fait, les deux sens sont bien souvent difficiles à séparer.
11 La grammaire se compose de deux parties principales : la correction de la langue et la lecture des poètes.
12 Cf. Inst., 1.6. Cette série semble remonter à Varron. Sur ses liens avec la querelle entre analogistes et anomalistes, voir Cousin [1975] 2003, 18-28.
13 La distinction entre écrit et oral (ita dicta ac scripta) tient à la division pédagogique du livre 1, mais elle montre que les deux domaines sont concernés par l’auctoritas .
14 Voir supra : Quint., Inst., 5.11.41.
15 On remarque l’emploi de receptus, comme en 5.11.
16 Le sens de “genre” pour opus est courant chez Quintilien.
17 On trouve le même type de phrase pour le lyrisme grec, à propos de Simonide (Inst., 10.1.64).
18 Les auteurs du TLL lui consacrent une sous-rubrique : “carminis sim., eum significans qui fecit”.
19 Ov., Am. epigr. : hoc [sc. tres libelli] illi [sc. quinque libelli] praetulit auctor opus ; Mart. 7.17.7 ; 9.84.10.
20 De même, lorsqu’Ovide dit à propos de Virgile : tuae felix Aeneidos auctor, il faut entendre “celui qui a écrit l’Énéide” (Tr., 2.533).
21 La situation est la même en français : on dira un “poète”, mais un “auteur de petits poèmes”.
Auteur
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