“Je, au contraire” : figura du savant et transformation de la notion d’auteur au xvie siècle
p. 235-249
Texte intégral
1Les textes scientifiques de la Renaissance constituent un terrain d’investigation propice à une réflexion sur les déplacements qui se produisent alors entre la notion d’autorité, qui conditionne étroitement l’affirmation et la transmission des savoirs depuis l’Antiquité, et la notion d’auteur, elle-même en pleine mutation. Dans le domaine de la connaissance scientifique, en effet, et tout spécialement quand il s’agit de philosophie naturelle ou de médecine, l’information doit logiquement être garantie et rapportée à une source à la fois fiable, compétente et autorisée. En médecine, en philosophie, l’Université détermine un canon des auctoritates sur lequel s’appuie tout le système d’enseignement. Or la Renaissance est, dans le domaine scientifique, le moment d’une double remise en cause de ces auctoritates. L’examen systématique des textes antiques et médiévaux, leur passage par le crible des nouvelles compétences philologiques des humanistes, la confrontation immédiate entre plusieurs textes d’auteurs différents, que facilite l’imprimerie en permettant la constitution de bibliothèques privées d’une taille jusqu’alors inédite, fait rapidement apparaître la fragilité des textes qui fondaient l’autorité. Ceux-ci se révèlent souvent corrompus, et le savoir qu’ils véhiculent n’est pas toujours utilisable : comme l’a montré Laurent Pinon analysant les livres de zoologie, il n’était pas du tout impossible de “connaître” en théorie un animal sous son nom savant latin sans pour autant être capable de le “reconnaître” sous un autre nom (moderne vernaculaire), ou d’un auteur à l’autre, et encore moins de l’identifier en cas de rencontre fortuite dans la nature1. La restitution de nombre de textes grecs transmis jusque-là dans des versions latines ne fait que compliquer le problème, et si l’autorité que l’on reconnaît à l’homme (Aristote, Théophraste, Galien) n’est pas nécessairement remise en cause, l’identité exacte de la pensée que recouvre également cette notion fait problème, puisque le temps l’a altérée. Guillaume Rondelet, médecin-naturaliste montpelliérain, le dit explicitement au seuil de son Histoire entiere des poissons, “aucunesfois ce qui a esté bien mis par escrit par nos predecesseurs par l’injure du tems il se perd, aucunesfois par l’ignorance des homes il est corrompu2”.
2Dans les domaines nouveaux ou renouvelés de l’anatomie, de la botanique et de la zoologie (qui deviennent des disciplines universitaires autonomes3), par ailleurs, le recours exponentiel à l’observation rend nécessaire la confrontation des textes à la réalité du monde, produisant une autre forme de remise en cause et de réévaluation de la valeur des autorités, qui peut faire apparaître la part d’erreur que comportent les textes canoniques. Dans la plupart des cas, ainsi, si l’on est bien loin de jeter les auctoritates aux oubliettes de l’histoire intellectuelle, il faut à la fois les restaurer, grâce à l’exactitude de la lecture philologique et savante, les compléter et souvent les corriger, par leur confrontation à l’expérience et à l’autopsie (au sens étymologique de “vue par soi-même”), concept clef de la science renaissante et sans doute également facteur d’évolution de la notion d’auteur, dans la mesure où se trouve ainsi placé à la source de l’œuvre un “soi-même” nettement individualisé.
3Que devient la notion d’auctor dans ce contexte où exigence philologique et recours à l’autopsie modifient le statut des auctoritates ? Si bien sûr la pratique du commentaire et de la compilation se poursuit de manière bien vivante dans la continuité de l’héritage médiéval4, le dialogue critique se transforme en s’autonomisant, pour donner naissance à un nombre croissant d’œuvres indépendantes, qui ne se construisent plus dans l’ombre portée des auctoritates, par la glose, le recueil de sentences ou l’encyclopédie, mais à côté et parfois contre elles. Celui qui lit les auctoritates de manière critique, les corrige et souvent les dépasse par la production d’un ouvrage nouveau, se trouve dans la position complexe d’un passeur de texte, d’un garant d’une mémoire qui demeure capitale dans la construction du savoir, mais aussi d’un correcteur et d’un créateur (sens assumé jusqu’au tout début du xvie siècle par actor plutôt qu’autor5) ; il s’arroge une double autorité nouvelle, celle de se faire juge des autorités passées, puisque autorité ne rime plus avec vérité6, et celle de se faire juge de la vérité de la nature. Or ce mouvement s’accompagne souvent d’une dimension fortement personnelle, dans la mesure où c’est la singularité de l’œil qui observe ou de la main qui découpe qui seule garantit l’adéquation entre texte et vérité. Sans toujours utiliser le mot auteur, le texte construit pourtant ce que l’on peut appeler la figura de l’auteur. Dans le même temps, le transfert d’auctoritas ainsi produit dépouille partiellement la source antique de sa puissance, pour ramener celui qui l’a produite à n’être qu’un homme parmi les hommes : une certaine forme de fragmentation de l’auctoritas affaiblit alors ce qui passe du sens premier de cette notion dans celle d’auteur, comme garant d’un savoir que l’on recueille, imite et amplifie, pour renforcer les sèmes de singularité et d’individualité qui semblent désormais s’attacher plus nettement au mot.
4Les mouvements que l’on observe dans les écrits scientifiques de la Renaissance sont nombreux et variés, parfois contradictoires, différents selon les disciplines et les genres scientifiques. Il est impossible de prétendre à une quelconque exhaustivité, mais on pourra néanmoins souligner ici quelques traits récurrents à partir de la manière dont certains savants ont explicitement réfléchi, en latin ou en français, au statut de leur œuvre en regard de ce qu’ils désignent comme des auteurs, des autorités, ou l’autorité. Nous essaierons ainsi de mieux cerner d’abord l’empan sémantique de ces notions dans la bouche de ces hommes du xvie siècle, puis de voir par quels moyens s’affirme de manière forte l’individualité de celui qui écrit, jusqu’à la revendication de l’absolue singularité.
Critique des autorités, autorité nouvelle : l’exemple d’André Vésale
5Les livres de science du xvie siècle, qui témoignent dans certains domaines comme l’anatomie, de spectaculaires développements, sont le lieu logique d’une remise en cause, interne au milieu universitaire, des notions même d’autorité et d’autorités. Il s’agit en effet de faire accepter à l’institution des évolutions importantes, voire des pans nouveaux du savoir, qui font de facto du professeur qui en est la source un découvreur et un novateur. C’est donc d’abord la structure traditionnelle de transmission du savoir, fondée sur la lecture, le commentaire et la discussion des auctoritates, qui peut être remise en question7. Même s’il faut prendre avec précaution les imprécations des humanistes à l’encontre de leurs devanciers médiévaux ou de leurs contemporains jugés trop conservateurs, les termes choisis par André Vésale dans la dédicace à Charles Quint de sa Fabrica de 1543, pour dénoncer le partage des rôles entre le lector et le prossector dans la leçon d’anatomie, sont révélateurs de cette évolution8 :
Ces derniers [les professeurs de médecine], du haut de leur chaire, avec une rare suffisance, croassent comme des corneilles et parlent de choses dont ils ne se sont jamais approchés, mais qu’ils récitent par cœur d’après les livres écrits par d’autres, ou en lisant des descriptions qu’ils ont sous les yeux. Les autres [ceux qui ouvrent effectivement le corps] sont si ignorants des langues qu’ils ne peuvent ni expliquer aux spectateurs les parties qu’ils ont disséquées ni couper proprement ce qui doit être montré selon les indications du médecin physicien, qui (puisqu’il n’a jamais mis la main à une dissection) mène sa barque avec superbe, à partir d’un commentaire. Et c’est ainsi que tout est enseigné de travers dans les écoles et que des jours entiers passent en discussions ridicules. (f. *3ro)
6En attaquant la figure du lector, Vésale remet fortement en question le rôle central du professeur d’université comme passeur traditionnel, et donc garant et conservateur, des auctoritates antiques et médiévales, et partant, la notion même d’autorité. Pour Vésale, en effet, le recitator faillit à sa mission précisément parce qu’il la respecte. Être le recitator d’une auctoritas ne suffit pas à en garantir la bonne transmission ; dans le domaine anatomique, le commentaire ne doit plus se faire à partir du texte, mais de la pratique :
Et encore, à peine la moitié des traités anatomiques de Galien a été sauvée de la destruction. Quant à ses successeurs, parmi lesquels je compte Oribase, Théophile, les Arabes et tous ceux de nos contemporains qu’il m’a été donné de lire jusqu’à aujourd’hui, même s’ils ont laissé quelque chose qui vaille la peine d’être lu, ils se sont tous écartés de Galien. Et, par Jupiter, quiconque s’intéresse à l’art de la dissection se rend compte que rien ne leur était plus étranger que la dissection du corps humain ! Ainsi, se fiant obstinément à je ne sais quelle qualité d’écriture des uns, et comptant sur l’indifférence des autres pour la dissection, ils ont honteusement condensé Galien dans de fâcheux Abrégés, sans jamais s’écarter, fût-ce de la largeur d’un ongle, de sa pensée ; au contraire, ils écrivent sur la première page de leurs livres que leurs propres textes sont intimement farcis des préceptes de Galien, et que tout ce qu’ils écrivent est de Galien, ajoutant même que critiquer leurs écrits reviendrait aussi à condamner Galien. (f. *3ro-vo)
7On touche ici à un paradoxe apparent : Vésale reproche aux successeurs de Galien, qui pour certains (Oribase, Théophile) sont considérés comme des auctoritates par la médecine universitaire, à la fois de s’être écartés et de ne pas s’être écartés de Galien, contradiction qui se résout lorsque l’on comprend que ces médecins ont failli en se contentant de répéter les textes du médecin grec à la lettre, tout en abandonnant son geste fondamental d’anatomiste. Les commentateurs, qui dans la tradition médiévale deviennent à leur tour l’objet du commentaire et souvent eux-mêmes des auctoritates, sont ici récusés, ce qui met en péril la notion même d’autorité telle qu’elle existait dans les universités médiévales et renaissantes.
8L’autorité ainsi dégagée de la gangue des recitatores n’est en outre pas pour autant à l’abri de la critique, et Vésale décrit fort bien le double mouvement, philologique et scientifique, qui conduit à sa réévaluation :
La renaissance de l’art de la dissection, la lecture attentive des livres de Galien et la restitution irréprochable de plusieurs passages, tout cela nous prouve clairement que Galien n’a jamais disséqué de corps humain, mais que trompé par ses singes (bien qu’il ait eu deux cadavres humains secs à sa disposition), il s’est souvent montré injuste dans ses attaques contre les médecins antiques qui avaient pratiqué la dissection des corps humains. […] Mais je n’ai pas entrepris pour le moment d’exposer les théories fausses de Galien, qui est de loin le plus éminent professeur d’anatomie, et je voudrais encore moins passer d’emblée pour impie envers la source de tous nos biens [bonorum omnium autor], et trop peu respectueux de son autorité [suæ autoritatis]. (f. *3vo)
9Si Galien, à la différence des médecins qui lui ont succédé, possède selon les mots mêmes de Vésale une auctoritas, c’est parce qu’il est (formule masquée par l’exactitude de la traduction) la source unique du savoir. Mais ce statut d’autor n’empêche pas la critique, et l’on note que Vésale écrit ne pas vouloir “d’emblée”, et non dans l’absolu, paraître “trop peu respectueux de son autorité”. De fait, c’est précisément l’insuffisance – considérée ici comme naturelle – de l’auctoritas qui doit conduire à faire naître de nouveaux auteurs, qui vont gagner ce titre par l’apprentissage progressif de l’irrespect :
Je n’ignore pas, en effet, combien les médecins (à la différence des disciples d’Aristote) sont troublés quand ils constatent aujourd’hui au cours d’une seule séance d’Anatomie, que Galien s’est écarté plus de deux cents fois de la vraie description de l’harmonie des parties du corps humain, de leur utilité et de leur fonction, et qu’ils regardent les pièces disséquées d’un air revêche, animés par le plus grand désir de défendre Galien. Cependant, l’amour de la vérité les rend progressivement plus accommodants et ils finissent par accorder plus de crédit à leurs yeux et à l’efficacité de la méthode qu’aux écrits de Galien ; aussi ils s’empressent d’exposer en détail, dans des lettres envoyées partout à leurs amis, ces faits vrais qui vont contre l’opinion commune, qui n’ont pas été mendiés à d’autres sources, ni étayés sur une foule d’autorités [hæc uere paradoxa non ab alijs autoribus emendicata, neque autoritatum congerie tantum firmata] ; ils engagent si vivement et si amicalement [leurs correspondants] à les examiner et à acquérir enfin la connaissance de la vraie Anatomie qu’on peut espérer voir bientôt cette science cultivée dans toutes les universités, comme dans le passé, à Alexandrie. (f. *3vo)
10Surgit ici quelque chose de surprenant au regard de la tradition médiévale : la vérité s’oppose aux “écrits”, la “foule d’autorités” n’a plus valeur de preuve, et c’est la contestation des “écrits” du médecin grec qui donne naissance, timidement puis de manière de plus en plus ferme, à la mise en circulation d’un savoir nouveau.
11Vésale, de ce fait, après avoir évoqué la dégradation de la pratique anatomique, justifie son œuvre en mettant nettement en avant sa personnalité et son rôle individuel dans sa restauration. La science nouvelle s’écrit à la première personne, quand bien même l’auteur nouveau ne serait pas le seul de son espèce :
Alors que tous les autres faisaient des efforts couronnés de succès dans l’intérêt de nos études communes, je ne voulus pas être le seul à ne rien faire ni me montrer indigne de mes ancêtres, et je décidai qu’il fallait rappeler des Enfers ce membre de la philosophie naturelle […]. Mais ce projet n’aurait jamais abouti, si, au cours de mes études de médecine à Paris, je n’avais mis personnellement la main à cette activité. (f. *3ro)
12Et si Vésale demande la protection de Charles Quint, c’est, dit-il, pour pallier par l’autorité du prince le peu d’autorité que risque d’avoir d’abord l’œuvre nouvelle :
Il ne m’échappe pas qu’en raison de mon âge (je n’ai pas vingt-huit ans révolus), mon essai aura peu d’autorité [parum autoritatis habebit] et que les dénonciations fréquentes des théories fausses de Galien ne le mettront pas à l’abri des attaques de ceux qui n’ont pas assisté à mes cours d’Anatomie ou qui n’ont pas fait eux-mêmes de dissections. (f. *4ro)
13Que signifie alors une auctoritas à qui l’on ne peut se fier et que l’on ne peut répéter ? Sans dire clairement vouloir être un auteur, Vésale ne veut être ni un lector, ni un recitator ni même un interpres. On peut en déduire par élimination qu’il réclame la disparition des lectores au profit des seuls auctores, ceux qui “donnent leur opinion”, selon la définition de Gilbert de La Porrée. Seul l’auteur d’un savoir, au sens le plus strictement étymologique (la source), mérite le respect. Cela implique en creux que seul l’auteur d’un savoir personnel (au sens du découvreur) soit digne de porter le nom d’auteur (au sens de figure d’autorité), la survie des autorités antiques ne pouvant se faire qu’au prix de l’apparition d’autorités nouvelles. Pour Vésale, on peut “avoir de l’autorité” sans pour autant “être” une autorité au sens canonique ; l’ancienneté, la fidélité à une source reconnue ne sont plus des critères, et il existe une autorité possible des moderni, qui ne contredit pas nécessairement l’autorité ancienne si, comme dans le cadre de Galien, elle retrouve le geste de l’anatomiste plutôt que de suivre son texte fallacieux.
Construire l’autorité singulière
14Si Vésale est considéré par les historiens des sciences comme le symbole d’une forme de révolution scientifique et de rébellion contre les auctoritates, il n’est pas le seul à tenir ce discours. Un autre anatomiste, son contemporain Charles Estienne9 (dont le texte serait, selon ses dires, antérieurs à celui de Vésale10), et les médecins-naturalistes Pierre Belon11 et Guillaume Rondelet12 fournissent – entre autres – des exemples concordants de cette réflexion nouvelle sur les notions d’auteur et d’autorité, qui s’exprime ici en français. On trouve chez ces trois hommes (tous médecins et contemporains), des traits significatifs.
15Pour tous, d’abord, comme pour Vésale, la source de l’autorité de l’anatomiste ou du naturaliste réside, à l’écrit, dans sa capacité antérieure d’observation : il “est bien necessaire à l’historien du corps humain prendre garde que ce dont il doibt escripre luy soit manifeste et apparent à l’œil”, écrit ainsi Charles Estienne dans l’adresse à ses étudiants en anatomie (Dis., f. a2ro). Au début du “Premier livre de l’anatomie”, il revient sur sa méthode et insiste plus nettement sur l’originalité et la singularité de son travail :
Quoy faysans ne nous pense aulcun avoir rien escript que n’ayons diligemment apperceu et congneu à l’œil par la dessection de plusieurs corps : Car en ce cas n’avons tant cerché les autheurs que la verité des choses : entendu que (comme dit quelcung) l’authorité de ceulx qui font profession d’enseigner faict le plus souvent nuysance à ceux qui veulent sçavoir ou escripre : par ce que celuy qui n’escript que par authorité laisse le sien jugement quelquefoys et neglige et s’arreste du tout au jugement de celuy qu’il appreuve. (Dis., p. 2)
16Comme Vésale, qui opposait la “vérité” à l’opinion pourtant étayée par une “foule d’autorités”, Estienne oppose explicitement “autheurs” et “verité des choses” et distingue “celuy qui n’escript que par authorité” de celui dont l’œuvre se fonderait sur “le sien jugement”.
17Pierre Belon, dans son Histoire de la nature des oiseaux, s’autorise également de l’insuffisance des textes et de la nécessité du voyage :
Mais voyant que plusieurs de ces choses estoyent si peu descrites, que nous n’en avions que le seul nom estranger pour les deviner : n’esperay avoir meilleur moyen d’en aquerir une vraye cognoissance, que par quelque lointaine peregrination. (HNO, f. a2ro)
18Un long passage de son Histoire naturelle des estranges poissons marins mérite d’être cité ici pour mieux éclairer la complexité du rapport à l’autorité. En définissant son projet dans la Préface, Belon en souligne d’abord la nouveauté :
Cognoissant qu’il n’est animal plus vulgaire, ne plus commun en la mémoire des hommes qu’est le Daulphin, et que toutesfois il ne s’est trouvé homme qui le cognoisse : j’ay entrepris d’en bailler les vives images […] laquelle chose je pretens faire par les vrais portraicts et par les observations que j’en ay faictes. (HNP, f. A3ro)
19Le discours tenu au début de l’œuvre, pourtant, semble contradictoire :
Mais comme pour le jourd’hui je voy que les autheurs modernes qui se mettent à descrire la nature des animauls ou des plantes qu’ils ne cognoissent pas, me semblent estre semblables aux chantres de vieilles chansons, qui ne chantent que par usage, sans avoir la science de musique : Tout ainsi je n’ay proposé de m’amuser aucunement à leur ramas, ne aussi aus fables qui en ont esté faictes. Car je m’en rapporteray à ce que les principauls autheurs anciens en ont escript, desquels il me suffira prendre l’authorité en preuve de ce que j’en escriray : veu mesmement qu’ils ont eu si grand soing en mettant les choses par escript, qu’ils n’ont rien laissé en arriere, tellement que ce que l’on en dict après euls, et principalement Aristote touchant ce qui appartient à la principale description de l’histoire, ne soit qu’une repetition dicte plusieurs fois. Aussi qui ne les ensuit de bien pres, n’ha pas grand-chose à dire qui soit nouvelle. Voilà donc comment les modernes qui ont cheminé par les pas des antiques, qui se sont mis à traicter de la nature des animauls qu’ils n’ont pas veus, n’en peuvent dire sinon ce qu’ils en ont trouvé es livres des autres. Dont plusieurs pour le jourd’huy ont faict des ramas de toutes choses mal à propos, en prenant indifferemment des autheurs, tant de ceuls qui en ont menti, comme des autres qui en ont escript la verité. (HNP, f. 4ro-vo)
20Belon continue de fustiger durant quelques lignes les “autheurs modernes” pour conclure :
Parquoy sachant que l’aage renouvelle tout, et aussi que nous voions quasi toutes choses se changer de jour en jour, j’ay escript un discours particulier touchant ceci, qui au paravant n’a esté escrit de personne. (HNP, f. 4vo-vo)
21Il n’est pas au premier regard aisé de comprendre comment on passe de l’affirmation “car je m’en rapporteray à ce que les principauls autheurs anciens en ont escript” à “j’ay escript un discours particulier touchant ceci, qui au paravant n’a esté escrit de personne”. L’explication se déduit des condamnations que fait peser Belon sur les savants qui se contentent d’être des recitatores, confirmant que la source de l’autorité n’est plus un texte ancien, mais un regard nouveau. La formule apparemment paradoxale “Aussi qui ne les ensuit de bien pres, n’ha pas grand-chose à dire qui soit nouvelle” peut alors s’expliquer et s’entendre en deux sens : “ensuivre” les anciens peut vouloir dire poursuivre leur geste (Aristote voyage pour collecter l’information, Belon le rappelle) plutôt que de répéter leurs textes, mais aussi poursuivre leur travail en traquant les erreurs et en le complétant par des descriptions plus exactes et la “peinture au vif” de l’animal sous forme d’illustration naturaliste, innovation permise par l’invention de l’image reproductible. Belon fait les deux, et c’est donc en “ensuivant” de près Aristote qu’il fait en même temps œuvre nouvelle.
22Les choses sont exprimées un peu différemment chez le naturaliste Guillaume Rondelet, mais pour aboutir au même résultat. Rondelet, en effet, établit une généalogie des auctoritates de manière à rendre légitime la poursuite du travail déjà réalisé. Le savant est d’abord un continuateur, dans la tradition du commentateur :
… Lesquelles Aristote declaire en certains livres de la Philosophie naturelle. En laquelle après avoir enseigné l’universel il descend aux particuliers, comme aux livres de la generation des animaux […] jusques aux plantes. Desquelles le traité imperfait Theophraste son disciple a fort poursuivi, é bien amplifié […]. Dioscorides a pris une partie de ceste charge, qui a diligemment escrit des herbes. Pline entre autres digne de grand louange, recueillant des meilleurs autheurs tout ce qui i estoit de bon, a assemblé une Entiere Histoire Naturelle, lequel n’auroit son pareil, si Dieu lui aiant donné plus longue vie, il eut reconneu son œuvre, et i eut interposé son jugement. (HEP, Préface, f. 4aro)
23Il y a une nuance importante, cependant, dans le rapport de Rondelet aux auctoritates : il ne s’agit pas simplement de les commenter, car chacune a laissé le travail inachevé ou imparfait. On notera en particulier que Pline est réduit au rôle de compilateur parce qu’il n’a pas su, selon Rondelet, “interpose[r] son jugement”, phrase dans laquelle on entend l’écho de la phrase d’Estienne sur “celuy qui n’escript que par authorité”. L’affirmation qu’un vrai savant est à la fois esprit original, autorité scientifique et seule source et propriétaire de son livre se fait ici très nette ; il construit sa valeur contre les autres, anciens ou modernes, ou tout du moins en mettant en évidence leur insuffisance :
Je me suis efforcé tant qu’il m’a esté possible de declairer, é illustrer par letres, L’histoire des poissons ne assés bien entendüe par les livres des anciens que nous avons, ne bien traictée par les nouveaux. De ce faire je ne m’en suis destourné pour ceux qui en ont escrit devant moi. […] Mais ils ont traité ceste matiere fort mal : car ils ont grandement failli à bien declairer les parties des poissons necessaires à leur connoissance, à les nommer, à alleguer les dire des anciens […]. Je au contraire à grand peine et grands frais ai chercher en nostre mer de Languedoc, en la Gaule, en Italie, et autres lieux, plusieurs poissons, mes amis m’en ont envoié aucuns. Je les ai ouvers, é decoupés, j’ai diligemment contemplé toutes les parties interieures et exterieures. (HEP, f. a4ro-vo)
24L’existence des autorités ne doit pas “detourner” le savant d’écrire à son tour, au contraire, parce qu’il convient de combler les lacunes et de corriger les erreurs. Comme le dit de son côté Belon : “il n’y a jamais eu loy, tant fust rigoreuse, qui deffendist qu’on en peust bien adjouster une chose raisonnable, à ce qui auroit esté desja inventé”. (HNP, Preface, p. 3)
25Un autre point saillant de ces discours est de ce fait que, comme chez Vésale, les autorités ne valent pas tant par les textes qu’elles nous ont laissés, peu fiables, que par le geste initial auquel elles ont donné naissance. Chez Estienne, c’est la figure même de l’autorité (Galien) qui est utilisée pour modifier la notion d’autorité : “Mais quiconques se veult monstrer diligent contemplateur des œuvres de nature (dit Galien) ne luy fault adjouster du tout foy aux livres anatomicques, mais bien plus à ses propres yeulx” (Dis., p. 2). Guillaume Rondelet a quant à lui ces mots révélateurs :
Aristote nous a monstré au doit ce chemin é par icelui a poursuivi la nature des animaux. Ceste mesme trace Theophraste a suivi, pour bien descrire l’histoire des plantes. Par celle mesme nous entrerons en la mer, é de là sortira le commencement, et s’ensuivera le progrès é fin de tout nostre traité. (HEP, p. 3)
26Les auctoritates montrent le chemin, la “trace” ; Estienne dit aussi : “celuy faict beaucoup pour le pelerin qui monstre et enseigne du doigt le chemin ou adresse du lieu auquel il auroit intention se rendre et parvenir” (Dis., f. a2ro). Mais elles ne sont plus la source du traité nouveau, qui revendique sa singularité et prend son “commencement” dans la nature même.
27Les autorités, de ce fait, deviennent des figures symboliquement tutélaires que l’on appelle en renfort, mais a posteriori, pour garantir le savoir exposé, et parfois plus par respect des habitudes et des convenances que par nécessité. Estienne le dit explicitement et à plusieurs reprises :
Pour laquelle [l’histoire du corps humain] toutesfois confermer et asseurer davantage, à ce que rien ne soit veu manquer de ce qui sembleroit à ce faict estre necessaire et utile, nous sommes employez renforcer nostre dire avec les authoritez et sentences de ceulx qui par cy devant ont amplement et avec grand jugement traicté ceste mesme matiere. (Dis., f. a2ro)
28Il s’agit, comme Vésale, de ne pas risquer d’être accusé d’impertinence :
Toutesfoys affins que soyons en ceste part mis hors de toute suspicion d’envye comme n’estans veuz trop arrogamment mespriser l’authorité des anciens (ce que quelques ungs a tort se sont de nous persuadez) n’aurons honte d’inserer les dissections de Galien, prince des medecins, avec nostre description. (Dis., p. 2)
29Belon ne dit pas autre chose :
Au surplus, après avoir consideré que les hommes croissent en sçavoir de plus en plus les uns par-dessus les autres, et que tout ce que nous mettons en evidence n’ayant authorité que de nous mesmes, n’est grandement prisé, il m’a semblé convenable amener quelques fois les passages des bons autheurs, pour donner authorité aux choses que je diray par cy après. (Obs., Preface, f. a5vo)
30Quant à Rondelet, c’est après avoir ouvert ses poissons qu’il a “adjousté les tesmoignages d’Aristote, Theophraste, Galen, Athenée, Oppian, Ælian, Pline, selon la doctrine desquels [il a] nommé et representé les poissons à la verité” (HEP, f. a4ro-vo), mettant ainsi les savants anciens en concordance entre eux et avec la nature.
31Dernier point significatif, ce savant qui manifestement revendique l’autorité de son geste, se refuse pourtant à devenir à son tour une auctoritas pour le lecteur, qu’il invite à la liberté d’esprit. Dans l’adresse à ses étudiants, ainsi, Estienne encourage ces derniers à ne pas hésiter à “conferer et rapporter [son œuvre] avec le dire des aultres autheurs anatomistes” (Dis., f. a3ro) s’ils en sentent le besoin. Dans le tout début du “Premier livre”, il affirme :
Ne vouldrions toutesfoys nostre opinion touchant les affaires anatomicques estre du lecteur prinse comme de quelque Pythaboras, à ce que ayant aprins quelque cas de nous, ne responde : Il l’ha dit. Car nous desyrons l’opinion d’ung chascun estre libere en ceste matiere et le jugement des lecteurs n’estre aulcunement lié ou contrainct. (Dis., p. 3)
32Que déduire de ces prises de positions, dans lesquelles les mots “autheur”, “authorité” et “authoritez” apparaissent avec régularité ? On observe, dans tous ces textes, que le sens du mot auteur a nettement glissé par rapport à son sens médiéval, et n’apparaît plus nécessairement comme lié à l’autorité. S’il peut encore avoir le sens de “cause” ou “source”, les auteurs sont manifestement devenus tous “ceux qui écrivent” des livres, et peuvent être aussi bien anciens que modernes. Plus grave, l’auteur peut désormais mentir (“ceuls qui en ont menti, comme des autres qui en ont escript la verité”), ce qui sape le fondement même de l’autorité, une autorité qui n’a plus nécessairement de valeur dans le cadre institutionnel (“l’authorité de ceulx qui font profession d’enseigner faict le plus souvent nuysance…”). En ce sens, la “redicte […] n’ha rien d’asseurance ferme et stable”, dit encore Belon, donnant l’exemple de la pieuse transmission de savoirs parfaitement fautifs. Aussi n’aura-t-il “escript, chose que [luy-mesme] n’ai veue”, seule certitude pour le lecteur de “lire à la vérité” (Obs., f. a4ro). Il est d’ailleurs devenu nécessaire de distinguer les “bons” auteurs, ce qui suppose qu’il en existe de mauvais, mais on sent également que l’expression est en voie de lexicalisation pour désigner les auteurs antiques. Enfin, on observe que nos auteurs ne se nomment pas eux-mêmes “auheurs”, sinon indirectement (les “aultres autheurs anatomistes”) : on peut se demander si c’est parce que la dénomination d’auteur va désormais de soi, si c’est parce qu’ils se pensent d’abord comme médecins, ou si c’est pour mieux se démarquer d’une catégorie devenue peu sûre. Il est certain en revanche qu’ils revendiquent une part d’autorité (“ce que nous mettons en evidence n’ayant authorité que de nous mesmes”), le “vrai” auteur étant manifestement celui qui s’appuie sur le “sien jugement”, tout en étant conscient que cette revendication heurte encore les habitudes. Quant à la propriété de leurs œuvres, elle s’affirme également de manière nette : Rondelet, par exemple, achève sa préface en évoquant le fait qu’il a fait de son savoir un “traité”, qu’il désigne par les expressions “mes livres” ou “lequel mien labeur”. La notion d’autorité, enfin, semble se dédoubler : à côté d’une autorité de convenance, celle des anciens, que l’on respecte par convention et par admiration pour leur rôle fondateur (“les bons autheurs”), existe désormais une autorité nouvelle, qui, parce que “l’aage renouvelle tout”, ne tire sa valeur que de l’actualité et de l’acuité du regard que celui qui la porte pose sur la nature13.
De la théorie à la pratique : le cas de Scipion Dupleix
33Cette importance évidente de la personnalité et de l’identité de celui qui écrit, telle qu’elle est construite par le texte, dessine une figura nouvelle : celle d’un auteur qui se reconnaît d’abord à sa singularité. Un cas de vulgarisation à succès nous offre, au tout début du xviie siècle, un exemple frappant de l’importance que semble avoir prise au fil du siècle l’affirmation de soi dans et par une œuvre. La figure du vulgarisateur comme source d’une interrogation possible sur la notion d’auteur est d’autant plus intéressante que, à la différence du savant, le vulgarisateur ne prétend en principe pas faire œuvre nouvelle. Pourtant, celui qui sélectionne, ordonne et hiérarchise les autorités dont il veut transmettre la pensée peut également chercher à s’affirmer comme un individu doté de son propre jugement, de sa propre voix, voire de son propre style, et l’on peut faire l’hypothèse que le cadre de l’ouvrage de vulgarisation, qui oblige à la confrontation avec les autorités dont on se fait le passeur, est précisément utilisé comme moyen de rendre plus saillante la personnalité d’un compilateur qui se revendique auteur.
34C’est au moins le cas de Scipion Dupleix, juriste de formation et qui le resta tout au long de sa vie tout en accomplissant une belle carrière d’historiographe royal au service des Valois14 : il fut aussi l’un des tout premiers vulgarisateurs de la philosophie scolastique. À l’heure où les premiers manuels de philosophie en langue française faisaient une très timide apparition, il entreprit de vulgariser de manière assez substantielle la philosophie des universités et est ainsi l’auteur d’une Logique, d’une Physique, d’une Éthique et d’une Métaphysique, publiées entre 1600 et 1610 et ultérieurement réunies en volumes intitulés Corps ou Cours de philosophie15. Or son ouvrage se démarque nettement de ceux de ses contemporains, dans lesquels la main du vulgarisateur est en général invisible : sur le modèle du compendium, ceux-ci se contentent de présenter un savoir choisi, simplifié mais dans lequel le travail du choix, justement, a été gommé pour dégager un résultat homogène propre à l’enseignement. L’œuvre de vulgarisation de Dupleix, à l’inverse, repose sur des traits d’écriture qui tous vont dans le sens d’une affirmation très forte de la valeur singulière de celui qui dit “je”, affirmation d’autant plus surprenante qu’elle se trouve dans un corpus de textes vulgarisant la philosophie de l’autorité des autorités, si l’on ose dire, ille philosophus, Aristote. Le vulgarisateur est d’abord un juriste, et l’on pourrait appliquer à son rapport à l’autorité cette plaisante comparaison, qui lui permet d’expliquer au lecteur ce que sont la forme et la matière :
La matiere est semblable à une heredité laissée par testament, laquelle ne peut estre acquise à l’heritier que par le deceds du testateur. Car de mesme il faut que la forme precedente se perde, pour faire que la matiere soit acquise et accommodée à une nouvelle forme16.
35La Physique de Dupleix, ainsi (que nous avons plus particulièrement étudiée), se présente, d’abord comme un texte écrit à la première personne. C’est sa caractéristique la plus immédiatement frappante, lorsqu’on ouvre le livre après avoir lu des ouvrages similaires, latins ou français, un “je” d’autant plus saillant qu’il se distingue du “nous” que Dupleix utilise lorsqu’il souhaite impliquer son lecteur, un “je” qui n’apparaît pas seulement, comme il est de tradition, dans le discours préfaciel (une Physique étant a priori naturellement vouée à la non-personne, comme tout discours savant). Le texte lui-même fourmille d’apparitions soudaines de ce “je”, qui fait irruption de manière parfois inattendue dans les développements analytiques ou descriptifs et permet à Dupleix de rappeler régulièrement les divers visages de papier (vulgarisateur, pédagogue, penseur, auteur de bons mots…) qui sont les siens.
36Paradoxalement, dans une œuvre dont son auteur nous dit explicitement qu’elle s’abreuve à la “vive fontaine” aristotélicienne, Dupleix se présente souvent comme la source de la pensée exposée, à travers les verbes de discours (“je dy”, “j’ajoute”, “je responds”, “je monstreray”, etc.) et par de fréquentes modalisations. Il se projette dans le texte comme une véritable autorité, capable de discerner la vérité et de peser la valeur de la tradition pour y faire des choix, dénonçant implicitement les compilateurs qui, comme le disaient Estienne ou Rondelet, n’utilisent pas leur “jugement” : “Et parce qu’il ne suffit pas d’avoir fait le choix des deux susdites opinions, je respondray en suitte aux raisons des thomistes.” (f. 322vo) Il souligne ainsi régulièrement l’originalité de sa position, étrange pour un vulgarisateur, puisqu’elle va parfois “contre l’opinion la plus commune”.
37Dupleix fait ainsi de la vulgarisation un geste d’affirmation de soi : il ne s’agit pas simplement de compiler ou répéter, mais en réalité de donner son seul avis, de “faire de choix de l’opinion qui [lui] semblera la plus vraye” (f. 320ro) tout en cherchant sans cesse à souligner la pertinence et la supériorité de ses choix. On pourrait ne voir ici que le prolongement du travail usuel de tout compilateur, mais son propos est différent : comme les savants que nous venons d’évoquer, il cherche à se construire une figura qui se caractérise avant tout par sa singularité. L’un des aspects de ce travail est, par exemple, constitué par le rappel constant des désaccords entre philosophes :
Mais c’est une question fort agitée entre les Philosophes scholastiques, à sçavoir quel est cét object en la Physique, lequel ils recherchent avec tant d’altercation et de bruit, qu’ores que presque tous disent bien, apres s’estre assez entre-choquez, et heurtez à faute de s’entendre, ils se condamnent les uns les autres. (f. 21ro)
38La figure du vulgarisateur s’en trouve légitimée : il se présente comme un “interprète” plus habile que les autres, capable de trancher les querelles et de faire mieux que les autorités : “il n’y a rien qui ayt tant creusé le cerveau aux Philosophes anciens et modernes” (374vo), dit-il par exemple de la question des marées avant de donner son opinion. Il se met ainsi complaisamment en scène dans le rôle du pacificateur potentiel :
Il se faict un si grand bruit entre les Scholastiques touchant l’establissement de la matiere : que si je ne voulois m’arrester à l’appaiser de tous costez j’y perdrois trop de temps, et encore apres tout je craindroy d’y avoir mal employé ma peine. (f. 50ro)
39Ainsi, si Dupleix s’appuie en réalité constamment sur l’opinion des différents commentateurs d’Aristote, dont il reprend les théories, que ce soit pour les approuver ou les disputer, se faisant ainsi le digne héritier de la somme médiévale, toute sa Physique peut apparaître en réalité sous certains aspects comme une vaste entreprise publicitaire à sa propre gloire. Il ne s’agit plus ici pour le compilateur de s’effacer derrière des autorités qu’il organise, mais d’effacer pratiquement ces autorités par la mise en évidence des qualités du vulgarisateur, sans lesquelles l’autorité demeurerait obscure (et obscurcie par les autres auteurs).
40Cela implique un trait plus surprenant encore : une attaque en règle de ce que l’on peut désormais appeler les auteurs tant anciens que modernes. Comme Vésale avec Galien, Dupleix ne reconnaît comme autorité véritablement légitime qu’Aristote. Il affronte et réfute de ce fait avec constance les plus grands noms de la philosophie, avec un ton d’impertinence inhabituel. Sont ainsi pris à partie, pour les antiques, deux grandes figures pourtant chères aux humanistes : Platon (ses “idées mal conceuës”, et son “opinion du tout absurde et impie”, f. 266ro-vo), et Plutarque (dont c’est la coutume, “comme estant Platonicien, de mordre à tort ou à travers Aristote”, f. 135ro). Les médiévaux, arabes ou latins, ne sont pas mieux traités : “Averroës n’a pas ainsi respondu à ceste objection de laquelle ne sçachant comment se demesler il a eu recours à une retraicte qui ressemble plustost à une fuitte honteuse pour crainte d’estre surpris” ; quant à Saint Thomas, Dupleix nous dit d’une de ses théories qu’elle lui “fait ressouvenir de la generation du Phœnix : et comme celle-cy est fabuleuse, celle-là est imaginaire” (f. 324vo-325ro). Or ces attaques ne s’appuient pas nécessairement sur la discussion et la réfutation en bonne et due forme, on le voit : elles recourent à des arguments parfois bien peu intellectuels, voire de franche mauvaise foi, et ne craignent pas l’ironie facile et la dérision. Le texte donne ainsi l’impression d’un vulgarisateur qui entend paradoxalement s’affirmer comme esprit singulier en pratiquant ouvertement l’irrévérence.
41Dupleix, par ailleurs, défend également sa place de vulgarisateur face à la concurrence directe. Après avoir sapé les autorités antiques à l’exclusion d’Aristote, il cherche à empêcher toute autorité nouvelle de se construire, en s’en prenant systématiquement à tous les philosophes contemporains dont l’œuvre est écrite ou a été traduite en français. C’est d’abord le cas de Montaigne, aussi étonnant que cela puisse paraître, Montaigne n’étant pas un philosophe naturel et étant de surcroît mort depuis onze ans quand paraît La Physique. Mais c’est qu’il s’agit de détruire ici la figure du philosophe non professionnel, exact contraire d’un aristotélicien de métier :
Il y a plusieurs personnages de grande leçon et de bon jugement, toutesfois ignorans de la Philosophie, lesquels sont si dedaigneux qu’ils mesprisent tout ce qu’ils ne peuvent entendre d’eux-mesmes, tant ils sont malades de philautie et trop bonne opinion de soy mesme, et ne cessent de mordre et reprendre les uns et les autres en ce qu’ils n’ont jamais apris. Telles gens pourroient icy faire les pointus et les mocqueurs à l’imitation du sieur de Montaigne (qui a esté d’ailleurs homme de tres-gentil et subtil esprit) disant que c’est folie d’establir la Privation qui signifie le non-estre, pour un principe de ce qui doit estre. (f. 56ro)
42Des auteurs moins connus, comme Jean de Champaignac ou François de L’Alouëte, sont également nommément visés, ce dernier, pourtant bien obscur, étant rangé parmi “certains nouveaux Docteurs ou douteurs destructeurs des choses divines et humaines” (f. 296vo). Quant à Jérôme Cardan et Jean Bodin, ce sont clairement des figures à abattre, et on trouvera ici un échantillon de la verve de Dupleix :
Je n’ay pas voulu ici mettre en ligne de compte l’inepte opinion de Cardan, qui tient que le Monde se dissipera et dissoudra par une defatigation et lassitude : dont il est assez mocqué par Jules de l’Escale. (Physique, 1603, f. 23vo-24ro, mention supprimée dans les dernières éditions du texte)
Ces raisons quoy que salées ont semblé fades à Bodin, tant il avoit le goust depravé à savourer la doctrine d’Aristote. (f. 378vo)
43Dans La Metaphysique, Dupleix eut ainsi ce mot qu’on lui a beaucoup reproché : “Je sçay bien que Bodin faict le badin17”. Le jugement sévère des critiques du xviie siècle sur les bons mots faciles de Dupleix prouvent qu’alors le terme auteur a achevé de se généraliser, mais aussi que les auteurs sont d’abord perçus comme des individus :
Voilà un grand outrage que cet Autheur fait à Charon. Il y a avoit eu peut-estre quelque querelle entre eux, ce qui le faisoit parler avec tant d’animosité ; Toutefois il ne s’en faut pas estonner, puisque c’estoit la coustume de Duplex [sic] d’injurier et les Autheurs qui le luy plaisoient pas, comme dans sa Physique voulant alléguer une opinion du Theatre de la Nature de Bodin, qui ne luy semble pas bonne, il blasme cet Autheur par une sotte allusion, disant, Qu’en tel endroit, Bodin fait le Badin : on trouve qu’il a déchargé sa Bille en d’autres occasions assez mal à propos18.
44Dupleix était un orgueilleux qui entendait manifestement se faire une place au soleil de la philosophie en langue française. Dans la préface de ses Memoires des Gaules, il évoque sans vergogne les qualités qui ont fait de lui, et selon lui, un vulgarisateur hors pair :
une imagination vive et ferme pour bien concevoir, une mémoire heureuse pour raporter fidelement le thresor de la lecture des bons auteurs, un clair entendement pour bien raisonner, un jugement rassis et solide pour disposer methodiquement les preceptes et faire choix des opinions differentes, une subtilité hardie pour combattre les erreurs populaires, et apres tout une discretion penible au triage ou invention des termes propres à l’art19.
45Cette définition que Dupleix donne de lui-même, dans laquelle l’esprit garde la mémoire des “bons autheurs” mais affirme d’abord l’originalité et les qualités de sa pensée, ainsi que celles de l’invention ou de la qualité de la langue, est sans doute une assez bonne définition de ce que l’on peut entendre par auteur à la toute fin du xvie ou au début du siècle suivant. À la fois, “quelqu’un qui écrit des livres”, sans discrimination du “littéraire” et du “scientifique”, encore confondus pour peu de temps dans la République des Lettres, et surtout la manifestation d’un “jugement” original (notion que l’on a vu affirmée par tous les savants dont nous avons évoqué les textes), mais qui se distingue aussi par le style ou le trait d’esprit. Les autorités, par ailleurs, ont définitivement cédé la place aux “bons auteurs”, manière de désigner les “classiques” ou les “anciens” que le passage du temps a sanctifiés. Cette mémoire des auctoritates est cependant devenue une simple culture, elle n’est plus nécessairement la source du savoir, mais est simplement “rapportée”, comme le disait aussi Estienne ou Belon, comme élément de contribution et de plus en plus, ornement du texte et trace des “bonnes lettres” que possède le nouvel auteur. Si nous ne sommes pas ici dans le champ de ce que le monde contemporain a désigné comme celui du littéraire, on peut émettre l’hypothèse que les questionnement incessants de l’autorité par les savants puis les vulgarisateurs renaissants, contraints de s’abstraire de cette autorité pour mieux affirmer la leur, a certainement contribué à banaliser la notion d’auteur, réduit au rang de “scripteur” s’il n’est pas “bon”, et à promouvoir l’idée d’une figura de papier, construite par le livre, comme source identifiée et singulière d’un texte qui vaut désormais par son originalité.
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10.3917/oj.compa.2008.01.0143 :Notes de bas de page
1 Pinon 1995, 13-14.
2 Guillaume Rondelet, Histoire entiere des poissons, Lyon, Macé Bonhomme, 1558, f. a3vo.
3 Pour une approche des aspects variés de cette question, voir Grafton & Siraisi 1999 et en particulier, pour l’exemple de la botanique, Findlen 1999.
4 Commentaires et compilations qui sont bien loin d’être de simples répétitions mais sont aussi le lieu d’une réévaluation et d’une discussion constantes des connaissances transmises, ainsi que de l’affirmation individuelle du choix d’une vérité du texte, ménageant ainsi l’innovation et la transformation progressive du savoir, Cf. Zimmermann 2001, par exemple, et, pour une synthèse, la communication de M. Zink au Collège de France (Zink 2008). La tradition du commentaire reste très vive au xvie siècle, parallèlement à la naissance d’autres types d’ouvrages savants.
5 On sait ainsi que Marot remplaça le mot “acteur” utilisé d’abord dans sa Déploration de Florimond Robertet en 1527, par celui d’ “auteur”, cf. sur ce sujet Preisig 2004 (en particulier p. 92).
6 Rime “significative” signalée par Zink 2008, 147.
7 On peut rappeler la définition des rôles possibles des exégètes d’après le texte très éclairant de Gilbert de La Porrée, cité par Gilbert Dahan dans sa contribution au colloque Auctor & auctoritas : “Il y a deux genres de voyants, celui des auctores, qui donnent leur opinion, celui des lectores, qui rapportent celle d’autrui ; parmi les lectores, les uns sont des recitatores, qui redisent les mots mêmes des auctores, les autres sont des interpretes, qui explicitent par des termes plus clairs ce qui avait été dit d’une manière obscure par les auctores”, extrait du Prologue de Gilbert de La Porrée à son commentaire du De Trinitate de Boèce, cité par Dahan 2001, 261. Sur la question du commentateur-auteur scolastique, voir aussi Boureau 2001.
8 André Vésale, De humani corporis fabrica libri septem, Bâle, Johannes Oporinus, 1543. Nous citons dans la version numérisée, transcrite et traduite en français établie par J. Vons et S. Velut et disponible sur le site de la Bibliothèque Inter Universitaire de Santé : http://www3.biusante.parisdescartes.fr/vesale/debut.htm, à laquelle on peut se reporter pour le texte latin.
9 Charles Estienne, La dissection des parties du corps humain […], Paris, Simon de Colines, 1545, désormais abrégé Dis.
10 “Toutes lesquelles choses estoyent à peu près parachevée dès l’an mil cinq cens trenteneuf, et ja quasi jusques au milieu du tiers livre imprimées quant à cause d’ung procès qui survint nous fut force […] deporter de cest ouvrage et nous desister du parachevement d’iceluy : tellement que ce temps a esté loysible à beaucoup d’aultres inventer nouvelles choses touchant à cest affaire”, “Charles Estienne, docteur en medecine, à ses estudians en anatomie”, ibid., f. a2ro-vo.
11 Pierre Belon, L’Histoire naturelle des estranges poissons marins […], Paris, Regnaud Chaudiere, 1551 (désormais HNP) ; Les Observations de plusieurs singularitez […], Paris, Gilles Corrozet, 1554 (désormais Obs.) ; Histoire de la nature des oiseaux […], Paris, Guillaume Cavellat, 1555 (désormais HNO).
12 Guillaume Rondelet, Guillaume, Histoire entiere des poissons, Lyon, Macé Bonhomme, 1558 (désormais HEN).
13 On peut faire le lien entre cette promotion du regard fondateur et l’habitude que prennent nombre de savants de se faire représenter au seuil de leur œuvre, après la page de titre ou après les liminaires. Le plus célèbre de ces portraits d’auteurs est certainement celui de Vésale, mais Belon (comme Rondelet, comme Gesner, comme l’anatomiste espagnol Juan Valverde…) s’est par exemple fait représenter avec un regard particulièrement aigu en tête de son Histoire de la nature des oiseaux. Et si ce portrait est moins remarquable que celui de Vésale, il est accompagné d’un quatrain très révélateur : “Voy ce portraict, et di qu’en le voyant / Tu vois encor de celluy la semblance / Qui seul fait voir ores en nostre France / Tout ce qu’en soy voit le ciel tournoyant”.
14 Pour la vie de Dupleix, voir Blanquie 2008.
15 Pour la différence entre le Corps et le Cours et l’histoire éditoriale complexe des œuvres de Dupleix, voir Giacomotto-Charra 2019.
16 Scipion Dupleix, La Physique, Paris, Veuve Salis et Laurent Sonnius, [1603], 1618, f. 42ro.
17 La Metaphysique, [1610], 1620, p. 127.
18 Sorel, La Bibliothèque françoise, seconde édition revüe et augmentée, 1667, p. 95.
19 Memoires des Gaules depuis le Deluge jusques à l’establissement de la monarchie Françoise, Paris, Laurent Sonnius, 1649, p. 4.
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