Peut-on être auctor en matière épistolaire à la Renaissance ? L’exemple de Marc-Antoine Muret
p. 219-233
Texte intégral
La correspondance de 1580
1On sait que Marc-Antoine Muret, humaniste né à Limoges en 1526 et mort à Rome en 1585, hésita très longtemps avant de publier sa correspondance en 1580, au soir de sa vie, chez un petit éditeur parisien, Clopeiau et Coulombel1. Dans la lettre-préface de son recueil (datée du 24 août 1579), il pose frontalement la question de l’utilité et de l’intérêt d’une telle publication. En général, demande-t-il sans ambages, pourquoi lit-on des lettres ? Sa réponse est la suivante : soit pour l’éclat de leur style (quel qu’il soit), soit pour le témoignage historique qu’elles constituent, soit encore pour la valeur morale ou philosophique qu’elles véhiculent ; une dernière catégorie de lettres relève du témoignage privé, malgré tout intéressant parce qu’il est écrit par des auctores, c’est-à-dire par des hommes qui font autorité dans un domaine (littéraire, politique, etc.). Or ses propres lettres, toujours selon l’humaniste, ne remplissent aucune de ces conditions : pour la beauté de la langue, il ne saurait rivaliser avec les stylistes latins (Cicéron, Sénèque, Pline le Jeune) ; pour le fond, il s’agit bien d’un témoignage privé, mais c’est celui d’un homme qui ne prit jamais part aux affaires publiques, et qui ne saurait être considéré comme un auctor2. Qui plus est, ses lettres ont été dispersées au fil des destinataires et des époques de sa vie, et le recueil, élaboré à partir de quelques lettres rescapées, ne saurait présenter de cohérence. Bref, l’œuvre épistolaire ainsi constituée serait dépourvue d’intérêt.
2Pourtant, toujours dans cette lettre-préface, Muret dit qu’il obtempère et qu’il accepte de publier une partie de sa correspondance, pour deux raisons. D’une part, il agit en répondant à la requête de Jean Nicot, en qui il a entièrement confiance, et qui argue du fait qu’il existe un public potentiel, voire impatient, pour les lettres de Muret : ce dernier ne peut se soustraire à l’auctoritas de son ami3 ; d’autre part, il se trouve que certaines lettres circulant sous son nom ont été publiées par d’autres : or, affirme l’épistolier, ce sont des faux, inventés de toutes pièces par des personnes malveillantes – en l’occurrence un certain Denis Lambin, même s’il n’est pas explicitement nommé4. Ainsi, la publication de sa correspondance, qu’il confie à Jean Nicot, répondrait à un besoin de laisser à la postérité des lettres authentiques, dont l’origine serait attestée par leur auteur. C’est donc une première définition de l’auctor épistolaire qui se dessine ici : non pas celle d’un auteur digne d’intérêt pour son style, la portée de son témoignage historique ou de son apport philosophique ou moral, mais celle du signataire authentique d’un texte réclamé par un certain public.
3On perçoit bien que cette définition à elle seule est un peu mince pour légitimer la publication d’un recueil épistolaire : on peut écrire des lettres et en recevoir, sans pour autant être auteur d’une œuvre épistolaire digne de la postérité. L’authenticité des lettres est loin d’être suffisante pour qu’un éditeur accepte de les publier et qu’un public accepte de les lire. Il faut en effet une auctoritas qui justifie le projet éditorial ; or Muret lui-même reconnaît ne pas la posséder, comme il vient de le démontrer : c’est la raison pour laquelle il s’étonne qu’un certain nombre de personnes réclament ses lettres.
4C’est Jean Nicot, le commanditaire officiel des lettres, qui, dans un style certes alambiqué, lui décerne cette auctoritas, dans sa réponse5 :
Car, alors que dès ta jeunesse, seul parmi nos compatriotes, tu t’es hissé à cette grandeur et à cette dignité romaines aussi bien dans n’importe quel genre littéraire que par tout ton mode de vie même, au point qu’il était dans ton destin, semble-t-il, de recevoir également la citoyenneté romaine, quel est, je te prie, celui qui, quand il lira tes lettres, ne tirera pas un plaisir et des fruits particuliers de la beauté de ta prose (beauté romaine celle-ci, qui plus est) et du traitement de sujets remarquables et supérieurs ? Les choses que toi, en savant sans égal, tu as écrites à des hommes de premier plan par toute leur probité et toute leur érudition, et que tu ne peux tout simplement pas t’empêcher d’écrire quotidiennement, ne sont vraiment pas du genre de ces esquisses auxquelles on aurait tort de décerner un titre plus élevé (quel qu'il soit) que celui de lettres familières […]. Chaque siècle a eu et aura (tant que la terre sera peuplée d’hommes) ses propres normes et ses propres règles en matière d’affaires publiques, d’affaires privées, y compris d’affaires dont on pourrait aisément dire qu'elles relèvent et du public et du privé, normes et règles que ceux qui vivent à telle époque apprennent beaucoup plus, il est vrai, au contact de leur propre réalité et mettent beaucoup plus en pratique, une fois assimilée, que de celle qui fut en vogue dans un temps très reculé.
5D’une part, donc, Marc-Antoine Muret s’est hissé au rang des Anciens pour l’éclat de son style en latin ; d’autre part, il a écrit des lettres d’un tel intérêt qu’elles sont bien autre chose que de simples lettres familières ; enfin, le genre épistolaire aide à perfectionner les relations entre les hommes, et, chaque époque obéissant à ses normes propres, les lettres de Cicéron sont beaucoup moins utiles pour leurs contemporains du xvie siècle que celles de Muret. En tous les cas, que Muret ne s’inquiète pas qu’un envieux (malivolus) ait usurpé son identité pour produire des lettres nuisant à sa réputation : quiconque a lu ses écrits sait reconnaître son style et sa marque6.
6Ainsi, aux doutes (peut-être rhétoriques, mais néanmoins exposés) avancés par Muret dans la première lettre répondent les affirmations de son destinataire sur la validité de la publication de sa correspondance. L’auctoritas est fondée, ou plutôt décernée par un tiers. Il n’est pas sûr que cela soit suffisant aux yeux de l’humaniste, qui ne saurait se contenter de recevoir l’imprimatur de Jean Nicot, car ses affirmations ne font que repousser la question cruciale : en quoi les lettres d’un Muret peuvent-elles être dignes d’intérêt et apporter une aide dans les relations entre les hommes du xvie siècle ?
7C’est en analysant ses choix de mise en forme que l’on peut émettre une hypothèse sur ce qu’il entend par endosser le rôle d’auteur d’une œuvre épistolaire. Dans une précédente étude, je me proposais de mettre en lumière comment cette correspondance de 1580 est subtilement orchestrée dans son ensemble, de façon à montrer les étapes grâce auxquelles Muret est devenu un citoyen romain, le secrétaire érudit d’un grand de ce monde, un professeur reconnu, un humaniste internationalement renommé et un épistolier réfléchissant sur le genre7. Il s’agissait d’une macro-analyse sur l’ensemble du recueil. La présente étude opte au contraire pour une micro-analyse, en s’attardant plus particulièrement sur un groupe de lettres spécifique – celui qui fut adressé à l’imprimeur Paul Manuce8 – pour essayer de montrer, par cet exemple, comment l’agencement des lettres n’est pas cantonné au seul niveau de la structure générale de l’œuvre mais est également mûrement réfléchi au niveau des “sous-groupes” que constituent les cycles liés à tel ou tel destinataire. C’est peut-être là aussi, dans une mise en forme extrêmement étudiée, que Muret a revendiqué son auctoritas : en choisissant de retenir certaines lettres aux dépens de certaines autres et en les organisant de manière très méditée, il les fait accéder au statut de lettres littéraires, tandis que les autres ont été reléguées au rang de simples lettres – dignes d’oubli.
Le corpus des lettres à Paul Manuce (Ep., 1.3-21)
8La raison pour laquelle on peut choisir les lettres à son grand ami Paul Manuce est que ce groupe est le premier et le plus imposant de tous9. Le corpus peut, à ce jour, être présenté ainsi : l’ensemble qui est parvenu jusqu’à nous se compose de trente lettres ; le recueil de 1580 en a conservé dix-neuf (lettres 3 à 21) ; lors d’une édition posthume de 1618, dix autres lettres ont été publiées10 ; enfin, dans son livre sur Muret, Jean-Eudes Girot republie une lettre du 1er juillet 156111. Ainsi, sur les trente lettres, Muret décida de n’en retenir qu’un peu moins des deux-tiers. Par ailleurs, il n’a pas gardé l’ordre chronologique des lettres retenues.
9À partir de là, certaines questions se posent : sur quels critères les lettres ont-elles été conservées pour l’édition de 1580 ? Quels ont été les choix mis en œuvre pour l’ordonnancement de celles qui ont été jugées dignes d’être éditées, puisque, apparemment, il ne s’est pas contenté de les ranger en fonction de la date ? Que nous apprend une lecture chronologique du corpus entier par rapport à celle du recueil de 1580 ? On s’aperçoit vite que, selon le cas, ce n’est pas le même Muret qui se profile, ou du moins pas la même histoire. On peut certes objecter, pour ce qui est du choix des lettres, que, l’épistolier n’ayant pas récupéré toutes ses missives disséminées un peu partout, il n’a pas pu les insérer à temps pour la publication, et donc rendre le cours exact de son existence. Cela n’expliquerait pas, cependant, le brouillage des dates : on peut très bien imaginer que, ayant à sa disposition un petit corpus de lettres, il les ait publiées dans l’ordre que lui dictait la date d’envoi et ainsi, préserver au moins la chronologie – ce qu’il a délibérément omis de faire. Or, c’est par là, semble-t-il, que nous nous acheminons vers l’œuvre d’auteur pensée par l’humaniste : en effet, si Muret conservait les lettres à Manuce dans l’ordre chronologique, il nous donnerait à voir un échantillon, même tronqué, de son existence pendant les années 1558-1561, sans élever le recueil au-dessus du témoignage anecdotique. En revanche, s’il choisit non seulement de ne retenir que certaines lettres et d’en évincer d’autres, mais également de les présenter dans un ordre réfléchi qui ne correspond pas nécessairement à la chronologie réelle, le temps de l’existence se voit décanté et remanié par le temps de la mise en forme : en d’autres termes, nous ne nous trouvons peut-être pas très loin de la distinction entre autobiographie et autoportrait dont parle Michel Beaujour à propos de Montaigne12:
10L’autoportrait se distingue de l’autobiographie par l’absence d’un récit suivi et par la subordination de la narration à un déploiement logique, assemblage ou bricolage d’éléments.
11Dans le cas du cheminement autobiographique, on est face à un simple recueil de lettres qui, aux yeux d’un homme de la Renaissance, ne saurait revendiquer de statut littéraire – la vie de l’homme Muret ne présentant pas beaucoup d’intérêt (comme il l’écrit lui-même) ; dans le cas de l’autoportrait, la narration est soumise à une reconstruction d’où émerge un sens, condition nécessaire à l’élaboration d’une œuvre d’auteur.
12Reste donc à étudier dans le détail la stratégie de Muret pour faire advenir ce sens, en s’intéressant d’abord à l’ensemble du corpus dans sa présentation chronologique ; puis aux lettres qui furent éliminées ; enfin au petit corpus final dans la forme que lui a assignée l’auteur.
Les trente lettres chronologiques13
13Les lettres que Muret écrivit à Manuce et qui nous sont parvenues s’étendent sur un peu plus de trois années, du 29 mars 1558 au 1er juillet 1561. Que nous apprennent-elles ? On distingue un premier ensemble de lettres (entre le 29 mars et le 25 avril 1558) que l’on pourrait réunir sous le titre de “cycle Catulle” : en effet, même si, par ailleurs, il peut être question d’autres sujets, on y suit surtout, de façon systématique et assez précise, l’élaboration de la publication du Catulle, chez Manuce, à Venise, avec ses progrès14, ses retards15, ses difficultés16, ses solutions17.
14À partir du 27 avril, l’édition du Catulle passe nettement à l’arrière-plan (il n’en sera plus question que par allusion dans trois lettres)18, et celle du Tibulle prend le relais : du 27 avril au 26 juin, le lecteur voit se dessiner ce que l’on pourrait nommer “le cycle Tibulle”, avec les mêmes péripéties, sur la dédicace19, la progression20 et les retards pris dans le travail, etc.21. Parallèlement, comme dans le cycle Catulle, d’autres sujets sont traités, en mode mineur, tels que l’amitié entre les deux hommes, la qualité des caractères grecs des presses de Manuce, le manque de fiabilité d’un certain Colombinus (qui travaille pour Manuce), etc. On peut noter en revanche que, même s’il peut apparaître au détour d’une lettre, de temps en temps, en même temps que des remarques sur l’édition du Tibulle, il n’existe pas véritablement de “cycle Properce”, le dernier des élégiaques romains que les deux hommes ont décidé de publier, avec les deux précédents, sans doute parce que, entre le 26 juin et le 25 août, période pendant laquelle a dû s’élaborer l’édition, les deux amis sont souvent ensemble (comme le confirme l’absence de correspondance, à l’exception de deux lettres de Manuce au cours de l’été)22.
15Arrive enfin le dernier groupe de lettres qui pourrait s’intituler le “cycle des difficultés”23 : en effet, lorsque la correspondance reprend régulièrement entre les deux amis, à partir du 25 août, elle rend compte d’une réalité très pénible pour Muret : pendant les deux mois d’été, une rumeur assez nauséabonde a été propagée contre l’humaniste. Le dernier groupe de lettres à Manuce (entre le 25 août et le 6 septembre 1558) fait donc allusion à ces rumeurs, à l’aide précieuse que lui prodigue l’imprimeur vénitien, aux projets d’avenir qui passent au premier plan du fait que sa situation personnelle se dégrade et qu’il doit absolument trouver un protecteur : c’en est fait, alors, de ses projets universitaires. Muret a dû fuir la France quelques années plus tôt du fait d’une condamnation à mort pour sodomie et athéisme ; or, voici que, alors qu’il réussissait à se faire une place en Italie, les mêmes rumeurs semblent le rattraper, puisqu’elles concernent les plaintes de certains de ses élèves qui auraient quitté Padoue – Muret tenait une école – pour rentrer à Venise (comme en témoigne la lettre de Denis Lambin déjà citée24). Il va de soi que, quelle que soit la véracité des faits, la propagation de ces bruits fâcheux a dû être ressentie par le Français comme très grave.
16Restent trois lettres, l’une du 19 juillet 1559 (Ep., 1.10), où il est question de la mort du roi de France, Henri II ; la deuxième, du 29 décembre 1560, dans laquelle l’épistolier annonce fièrement sa volonté de publier ses discours adressés au pape (Ep., 1.21)25 :
Est parti te rejoindre un autre de mes discours adressé au Pontife que je désire te voir apprécier autant que l’ont apprécié ceux qui m’ont entendu le prononcer ; or, quand je pense à tes oreilles purement attiques et à ton goût pour le poli et le fini impeccables, je trouve bien audacieux même de l’espérer ; mais quand je songe à quel point tu m’aimes bien, et aussi combien tu as l’habitude d’être non seulement un juge équitable de mes productions, mais même un panégyriste bienveillant et intarissable, je pense qu’il ne peut même pas en être autrement. Sous peu, si je ne me trompe, tu recevras aussi le troisième. Or si nous progressons de la sorte, nous pourrons un jour mettre au point une sorte de corpus des discours pontificaux.
17Dans la dernière, du 1er juillet 1561, Muret, sur le point de partir pour la France dans la suite du cardinal de Ferrare, Hippolyte d’Este, fait à Manuce ses dernières recommandations26. Ainsi, ce qui nous est donné à voir à la lumière de ce parcours chronologique, ce sont avant tout d’abord les tribulations de l’érudit philologue aux prises avec le travail éditorial puis une situation personnelle d’exilé sur la sellette à la fin de 1558 – situation qui était brillamment inversée trois ans plus tard. Ces données autobiographiques sont intéressantes pour l’historien de la période ou pour le spécialiste de Muret, mais ne sauraient suffire pour faire œuvre littéraire. Passons donc aux lettres que l’humaniste a éliminées pour la publication de 1580.
Les onze lettres évincées
18Si l’on en vient maintenant aux lettres qui n’ont pas été conservées par l’humaniste, parce que, d’après lui, elles n’étaient pas en sa possession lors de la publication du recueil, en 1580, et si l’on suit les trois cycles repérés plus haut, on peut faire les remarques suivantes :
19Sur les huit lettres du “cycle Catulle”, cinq ont été éliminées27. Or, pour ce qui est du contenu, ou bien ce sont des lettres qui manifestent des inquiétudes, voire des réticences par rapport aux décisions de Manuce : par exemple, dans la lettre du 15 avril 1558 (Ep., 3.8), il reconnaît à la fois son envie de tout promettre à Manuce et sa crainte de ne pouvoir tenir ses promesses, car ses forces ne sont pas à la hauteur des attentes de son ami28. De même, dans la lettre du 19 avril (Ep., 3.2), on perçoit le malaise de l’épistolier concernant le projet de Manuce de mêler à la publication de ses propres lettres celles de Muret, qui, selon leur auteur, sont trop mal écrites pour faire l’objet d’une publication ; par ailleurs, la lettre montre qu’il n’a pas le temps de faire plus vite pour le Catulle et ne peut donc satisfaire son ami concernant la remise des feuillets corrigés ; sur un plan personnel, il fait part de ses inquiétudes à propos du jeune fils de Manuce. Ou bien ces lettres concernent un événement fâcheux sur le plan éditorial, qui ne montre pas l’humaniste à son avantage : dans la lettre du 24 avril 1558 (Ep., 3.4), Muret laisse éclater sa colère et sa panique, après que les feuillets sur Catulle envoyés à Manuce se sont volatilisés et il tente de se disculper29 ; la lettre du 25 avril 1558 (Ep., 3.5) n’a dès lors pas lieu de paraître puisqu’elle fait directement suite à la précédente, en évoquant le problème réglé concernant les feuillets égarés du Catulle. Ou bien encore, elles contiennent des lignes d’admiration pour Lambin, qui devint par la suite son ennemi juré pour avoir publié sans son accord des lettres qui ternissaient sa réputation (il va de soi que toutes les lettres où il est question de Lambin sont éliminées de l’édition officielle) : c’est le cas de la lettre du 20 avril (Ep., 3.3), dans laquelle Muret demande instamment à son ami d’intervenir au plus vite pour lui procurer l’Éthique à Nicomaque traduite par Lambin. En revanche, ont été conservées : la lettre d’ouverture pleine d’allant, d’esprit, de verve, de bonnes résolutions (Ep., 1.3, du 29 mars 1558) ; une lettre où il se montre en accord avec les projets de Manuce concernant la publication conjointe des trois élégiaques (Ep., 1.4, du 12 avril) ; une lettre où il montre son zèle dans le travail (Ep., 1.6, du 22 avril). Ainsi, les lettres conservées présentent toutes un caractère optimiste, tandis que les lettres non retenues sont beaucoup moins solaires.
20Pour ce qui est de ce que l’on a appelé le “cycle Tibulle”, sur les douze lettres qu’il contient à l’origine, deux seulement n’ont pas été retenues, la lettre du 29 avril 1558 (Ep., 3.6) et celle du 11 mai (Ep., 3.7) : tout en abordant par ailleurs des thèmes différents, ces deux lettres ont en commun d’évoquer le projet de Manuce de publier ses propres lettres, en y ajoutant un certain nombre de lettres de son correspondant : or ce projet n’était pas du goût de Muret30. Tout se passe comme si vingt ans plus tard, il n’avait jamais été question de publier ses lettres, sous quelque forme que ce fût.
21Enfin, pour ce qui est du “cycle des difficultés”, sur les sept lettres originelles, trois ont été éliminées : les deux premières (du 25 août 1558 et du 2 septembre suivant) s’appesantissent un peu trop sur les déboires de Muret, les risques qu’il court et la nécessité absolue de trouver un protecteur. Vingt ans plus tard, Muret ne tenait sans doute pas à remuer un passé personnel assez trouble31.
22La lettre 3.9 (6 septembre 1558), quant à elle, met l’accent sur la gentillesse de Manuce et évoque une recommandation pour des jeunes gens étrangers, dont il sera question dans une autre lettre, qui est publiée (Ep., 1.19, également du 6 septembre). Cette lettre revêt une importance secondaire, parce qu’elle fait double emploi avec une autre. On comprend que l’épistolier n’ait pas jugé utile de les publier toutes les deux. Enfin, il reste la lettre du 1er juillet 1561, dans laquelle Muret confie à son ami tout ce qu’il laisse à Rome, au cas où il lui arriverait malheur pendant son séjour en France : cette lettre, très conjoncturelle, aux allures personnelles et testamentaires, ne revêt une importance qu’aux yeux des deux amis.
23Ainsi, à l’exception des deux dernières citées, ce ne sont pas des lettres anodines qui sont escamotées et il n’est pas sûr qu’elles n’aient pas été en sa possession. En revanche, il est plus vraisemblable qu’elles aient été délibérément évacuées, comme le confirme l’analyse du choix final. Une fois donc repérées les informations qu’apporte la chronologie, ainsi que celles que font disparaître les lettres non retenues, la question est de savoir quelle image de lui-même l’auteur a choisi de donner par le biais des lettres conservées et redistribuées selon un ordre mûrement médité.
Les dix-neuf lettres d’auteur
24À y regarder de près, on repère la structure suivante : on trouve un premier groupe de lettres liées par l’unité chronologique (29 mars-13 mai 1558), suivi d’une lettre du 19 juillet 1559 – qui opère une césure ; puis arrive un second groupe de lettres de l’année 1558 (18 mai-6 septembre), que vient clore une lettre de 1560. Les trois cycles évoqués jusqu’alors ont disparu et sont donc remplacés par une sorte de diptyque.
25Dans la première partie de celui-ci, restent prépondérants l’aspect éditorial et la publication si importante aux yeux de Muret des trois poètes latins, Catulle, Tibulle et Properce, puisqu’il y va de son implantation définitive en Italie. Mais au lieu de traiter ce thème de manière chronologique, avec les méandres qui furent liés à cette triple publication assez délicate (d’abord le Catulle, puis le Tibulle, enfin le Properce), Muret procède autrement. Il commence par une lettre introductive qui pose en quelque sorte le décor et se veut comme le témoignage d’un nouveau départ : c’est la lettre du 29 mars 1558 (Ep., 1.3) qui comporte un compte rendu de son séjour aux bains d’Apone avec le récit circonstancié de ses petits soucis physiques et de ses bonnes résolutions pour l’avenir, destinées à le maintenir en bonne santé, pour ménager les intérêts de Manuce. Il est également fait allusion à son travail intellectuel, ou plutôt éditorial (concernant le Catulle) et aux bonnes relations qu’il entretient avec un haut personnage de Venise, Torquato Bembo. La deuxième lettre, du 12 avril 1558 (Ep., 1.4) évoque le projet de Manuce de publier ensemble les trois élégiaques32 ; en même temps, Muret y fait de nouveau allusion à Torquato Bembo et insiste sur les relations d’intimité qu’il possède avec la famille de Manuce. Vient ensuite une lettre, du 6 mai 1558 (Ep., 1.5), sur la dédicace du Tibulle à Bembo – qui était préparée par les deux allusions précédentes –, sur les corrections qui impliquent certains changements de présentation et sur la comparaison entre les presses de Manuce et celles des Français, qui leur sont nettement inférieures : il laisse ainsi entendre qu’il est bien plus prestigieux d’être publié à Venise qu’en France33... Il enchaîne avec une lettre anachronique (Ep., 1.6, du 22 avril) qui aborde une question concernant les feuillets du Catulle (qui n’est pas nommé)34 et une lettre très inquiète concernant ceux du Catulle et du Tibulle (Ep., 1.7, du 13 mai 1558)35 : ainsi, en faisant se succéder deux lettres portant sur le même sujet (l’inquiétude sur la réception de feuillets), l’habileté de l’épistolier est de faire se répondre des lettres qui n’ont rien à voir entre elles pour susciter avant tout une légère tension dramatique qui sera résolue par une lettre où il est question du soulagement concernant les derniers événements heureusement bien terminés (Ep., 1.8 du 27 avril, de nouveau anachronique)36, et par la lettre ultime (Ep., 1.9, du 8 mai 1558), qui dans ce contexte est un petit bijou : elle introduit le troisième des élégiaques (Properce) et répond ainsi à la lettre 1.4, où il était question de la publication conjointe des trois poètes ensemble ; elle est un symbole admirable du lien de confiance absolue entre les deux amis, puisqu’il y est question de la lettre de dédicace à Bembo que Muret demande à son ami de corriger, voire de réécrire si le cœur lui en dit37.
26Arrive alors la lettre 1.10 (du 19 juillet 1559, c’est-à-dire d’une année postérieure aux précédentes), qui rompt radicalement avec le groupe précédent : outre une recommandation pour un ami médecin, celle-ci contient en effet de pessimistes réflexions sur le rétablissement incongru d’un “vieillard inutile” alors que le roi de France, Henri II, vient de mourir dans la force de l’âge, à quarante ans. Par le saut dans le temps et le changement de ton brutal, le lecteur peut deviner qu’un tournant, voire un basculement, s’amorce dans les lettres de ce cycle Manuce.
27Dans la lettre 1.11 (18 mai 1558), deux thèmes nouveaux se font jour : l’allusion à une lettre de recommandation et à des bruits qui courent – ces derniers donnant un sentiment diffus de complot38. Dans la lettre suivante, Ep., 1.12 (26 mai 1558), il évoque pour la première fois une figure de félon, celle de Colombinus39. Il enchaîne avec une lettre où sont évoquées quelques histoires équivoques ainsi que les difficultés qu’il rencontre face à des passages obscurs du Tibulle (Ep., 1.13, du 2 juin 1558)40. Peu à peu, donc, le ton se fait de plus en plus pessimiste et noir : dans la lettre suivante, ce ne sont que soupçons à l’égard de certaines personnes et calomnies à son endroit41. L’humeur est si sombre que l’auteur est séduit par l’idée d’en finir avec la vie : seule son amitié avec Manuce le retient (Ep., 1.15, du 26 août 1558)42. Survient alors l’échec dans son travail éditorial, avec la lettre Ep., 1.16 (14 juin 1558), où il avoue son impuissance à obéir à Manuce pour ce qui est de textes très difficiles de Tibulle. Fait suite une lettre de feint agacement face à une indélicatesse de Manuce, d’impuissance sur les délais à tenir, et de soupçon à l’égard du toujours peu fiable Colombinus (Ep., 1.17, du 26 juin 1558).
28Mais, alors que l’épistolier semble se trouver au plus bas, soudain le ton s’inverse avec la lettre suivante (Ep., 1.18) : grâce à Manuce, il semble que de nouvelles perspectives d’avenir s’ouvrent à Muret43. Ce dernier peut même se permettre une lettre de recommandation –signe qu’il est encore sollicité44. Dans un regain de confiance, il peut alors, par un retour en arrière de plusieurs mois, en revenir à des considérations éditoriales (sur les trois élégiaques, sur les corrections qu’il suggère, sur la dédicace du Properce) et à la félonie enfin prouvée de Colombinus45. Pour finir, par un nouveau saut dans le temps, la lettre de clôture est une lettre de victoire : il est maintenant l’orateur du pape et fait publier ses discours46. Son statut en Italie est désormais brillamment assuré (Ep., 1.21, du 29 décembre 1560).
29Ainsi, à la place des trois cycles bien distincts (Catulle, Tibulle, difficultés) que l’on repère dans la chronologie, Muret opte pour la mise en regard de deux moments, séparés par une lettre de transition : le premier moment rend compte d’une période où tout va bien (bonnes résolutions, travail éditorial mené de front sur les trois auteurs, importance de la figure récurrente, voire tutélaire, de Torquato Bembo), même si quelques zones d’ombre parfois la traversent ; la lettre centrale rompt avec cette phase optimiste, en dénonçant une certaine injustice de la vie et de la fortune en ce bas monde ; à partir de là, le recueil s’oriente vers de nouvelles considérations : si les aspects éditoriaux sont toujours présents, ils sont montrés sous un jour plus pénible ; par ailleurs, nombreuses sont les allusions à des événements non éclaircis, à des personnages peu recommandables (Colombinus), à des bruits de cabales et à des calomnies qui le touchent, lui et d’autres, comme si ces dernières n’étaient que la conséquence fatale d’un état d’esprit général (et non particulier) peu reluisant, qui rend évidente la nécessité de se procurer une nouvelle situation ; en même temps, la multiplication des lettres de recommandation, quasi inexistantes dans la première partie, laisse entendre que Muret jouit d’une certaine auctoritas littéraire (qui est placée là pour contredire les rumeurs), tandis que les nombreuses allusions à l’aide indéfectible que lui procurent certains personnages aussi influents et respectables que Manuce et Pierre Morin sont garantes de la haute moralité de Muret. Pour finir, l’auteur a ménagé un coup de théâtre avec la dernière lettre de ce mini-recueil, datée de 1560, et postérieure de deux ans à l’ensemble des lettres : Muret est maintenant à Rome où il rédige et publie les lettres du pape. De toute cette seconde période, confuse et malsaine, il a réussi à sortir victorieux.
30Il semble donc que l’agencement des lettres à Manuce cherche à faire émerger un sens précis : un personnage auquel la vie en Italie sourit grâce à ses compétences de philologue, une amitié indéfectible et la figure tutélaire d’un noble vénitien voit sa situation renversée par un retournement de la Fortune : le ciel s’assombrit de jour en jour au point que la vie devient un poids, mais le salut est assuré grâce à la force de l’amitié et à la valeur d’érudit du protagoniste qui lui permettent de redresser la situation et de se faire une place brillante à Rome. Nous avons bien affaire à une mise en perspective littéraire des lettres, dans un projet qui donne à son parcours une teneur initiatique en retraçant les étapes d’une carrière ascensionnelle exemplaire, malgré les difficultés de tous ordres et le monde environnant qui l’amènent tout près de la chute. Au lieu de suivre l’itinéraire autobiographique auquel se prêtaient les lettres, Muret élabore un autoportrait, susceptible de servir, comme le réclamait Jean Nicot, de guide, voire de modèle aux lecteurs contemporains. L’auctoritas est fondée.
Bibliographie
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Beaujour, M. (1980) : Miroirs d’encre, Rhétorique de l’autoportrait, Paris.
10.3917/lsrel.beauj.1980.01 :Bernard-Pradelle, L. (à par.) : “Marc-Antoine Muret en sa correspondance : la persona entre temps linéaire et temps cyclique”, in : Marc-Antoine Muret, un humaniste français en Italie, Actes du colloque international, Rome, 22-25 mai 2013, Genève.
Girot, J.-E. (2012) : Marc-Antoine Muret, Des Isles fortunées au rivage romain, Genève.
Mancini, L. (à par.) : “Le lettere di Paolo Manuzio a Marc’Antoine Muret conservate presso l’Archivio storico della Pontificia Università Gregoriana. Con alcune riflessioni sulla Bibliotheca Mureti al Collegio Romano”, in : Marc-Antoine Muret, un humaniste français en Italie, Actes du colloque international, Rome, 22-25 mai 2013.
Muret, Marc Antoine, Epistolae, Paris, Michel Clopeiau et Robert Coulombel, 1580.
Marci Antonii Mureti Orationes, Liber Epistolarum, Poemata, Venise, Giorgio Valentini, 1618.
Marci Antonii Mureti Opera omnia accurate edidit Carolus Henricus Frotscher, Leipzig, 1834-1841 (vol. 2, Slatkine reprints, 1971).
Sterza, T. (2007) : “Manuzio, Paolo”, Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 69.
Notes de bas de page
1 Marc-Antoine Muret, Epistolae, Paris, Michel Clopeiau et Robert Coulombel, 1580. La même année, une autre édition des Epistolae avait vu le jour à Cologne, chez Petrus Horst. Sur les nombreuses éditions successives des Epistolae, nous renvoyons à la partie “Bibliographie” du livre de Girot, 2012, 613-811. Pour les citations de la présente étude, nous utilisons l’édition : Opera omnia accurate edidit Carolus Henricus Frotscher, Leipzig, Serigiana Libraria, 1834-1841 (vol. 2, Slatkine reprints, 1971). Dans le présent article : [Muret, Ep.]. Quant aux hésitations de Muret, voir Girot 2012, 153 : “C’est, à n’en pas douter, la série de publications entreprise par Locqueneulx et, plus particulièrement, le volume des Orationes avec la correspondance de Lambin, qui convainquit Muret de prendre en main l’édition de ses propres textes.”
2 Muret, Ep., 1.1 : Quis autem ego sum, ut, quod postremo loco posui, auctoritate quisquam adductus mea, res meas cognoscere cupiat ? “Or, qui suis-je, moi, pour que l’on aille, influencé par mon autorité – ce que j’ai mis au dernier rang –, désirer connaître ma vie ?”
3 Ibid. : Quas non ullo ordine aut personarum aut temporum (neque enim res tanti videbatur) sed ut quaeque allata erat, et cum eis nonnullas ad me a viris doctrina et auctoritate praestantibus scriptas, in unum volumen congerendas curavi, ut tuae vel voluntati obsequerer vel auctoritati obtemperarem. “Or, sans tenir compte d’aucun ordre de personne ni d’époque (et en effet la chose ne semblait pas de si grande importance), mais en les classant comme je les avais récupérées, ces lettres – et avec elles, quelques-unes de celles que m’avaient écrites des hommes de premier plan par leur culture et leur autorité – j’ai veillé à les rassembler en un seul volume pour me plier à ta volonté comme pour obéir à ton autorité.” On note que l’auctoritas appartient toujours à autrui – Jean Nicot comme tous ceux de ses correspondants qu’il décide de placer dans son recueil.
4 Ibid. : Hoc autem aequiore animo passus sum exstare aliquas epistolas meas, quod quaedam multis iam abhinc annis editae sunt pro meis, de quibus scribendis ego ne per somnium quidem unquam cogitavi. “Or j’ai accepté la parution de quelques-unes de mes lettres avec d’autant plus de bonne grâce que l’on en a publié un certain nombre, il y a bien des années de cela, en les faisant passer pour miennes, que je n’ai jamais songé à écrire même en rêve.” Il s’agit ici d’un “grossier mensonge”, selon l’expression de Girot 2012, 145 : ces lettres avaient bien été écrites par Muret.
5 Muret, Ep., 1.2 (lettre de Jean Nicot, 30 septembre 1579) : Nam quum iam inde ab adolescentulo, unus e nostris hominibus, Romanam illam amplitudinem ac dignitatem et quovis scribendi et toto ipsius vitae genere ita sis consectatus, ut fato tuo civitate etiam Romana donatus fuisse videare, quisquam, quaeso, erit, qui quum epistolas leget, non exorationis venustate (Romana ista quidem prorsus) et eximiarum atque praestantium rerum tractatione singularem et voluptatem et fructum capiat ? Quae tu summe doctus, ad praestantes omni probitate atque eruditione viros scripsisti, quotidieque quin scribas, efficere plane nequis, non ex earum quidem commentationum genere sunt, quibus non amplius quodvis, quam familiarium epistolarum nomen, merito debeatur. […] Fuit eritque, quoad quidem mortales terram colent, cuique seculo rerum et publicarum et privatarum, tum earum quoque, quas neutrarum expertes facile dixeris, sua quaedam norma ac ratio, quam qui id aetatis degunt, multo certe magis e re sua condiscant perceptamque usurpent, quam quae longe anteactis seculis exstitit […].
6 Ibid. : Qui enim scripta tua legerit, vix alterius cuiusquam, quantumvis affabre effictum commentum, pro tuo agnoscet. “En effet, quiconque a lu tes écrits, aura du mal à reconnaître pour tienne l’invention de n’importe qui d’autre, si bien forgée soit-elle.”
7 Cf. Bernard-Pradelle (à par.).
8 Sur Paul Manuce, voir l’article de Sterza 2007.
9 La première édition des Epistolae (qui comprend également la correspondance passive) est rangée par groupes de destinataires pouvant aller de la lettre unique à un ensemble plus ou moins conséquent : après le cycle Manuce (qui en comprend dix-neuf), viennent dans l’ordre d’importance les cycles Cardaneti et Ripari (huit lettres chacun), Van Giffen (six), Ciofano (cinq), Canano (quatre). Il serait intéressant de faire la même analyse pour ces divers correspondants, même si les cycles ont moins d’ampleur.
10 Orationes, Liber Epistolarum, Poemata, Venezia, Giorgio Valentini, 1618. Il s’agit de la première édition qui publie les lettres Ep., 3.1 à 10 (avec l’Ep., 3.11 de Manuce à Muret), que l’on retrouve dans l’édition Frotscher [Muret, Ep.], p. 208-221.
11 Girot 2012, 327-328.
12 Beaujour 1980, 8.
13 Pour un regard plus complet sur les échanges entre les deux hommes pendant cette période, voir Girot 2012, 288 (lettre de Manuce du 28 mars 1558, portant sur la santé de l’humaniste), et 292-294 (quatre lettres de Manuce, entre le 12 et le 24 avril 1558, portant toutes sur des problèmes liés à l’impression des élégiaques latins). Cf. également Mancini (à par.), et notamment les lettres 3 à 9, du 26 mars au 21 avril 1558.
14 Voir Muret, Ep., 1.3, 29 mars 1558 : De Catullo exiguam tu quidem mihi diem praefinis : sed tamen dabitur opera, ut satisfiat tibi. “À propos de Catulle, tu me laisses vraiment peu de délai, mais je ferai tout pour te donner satisfaction.” ; Ep., 3.8, 15 avril 1558 (il aimerait tout promettre mais les exigences de Manuce sont au-dessus de ses forces ; il demande de différer l’impression de certaines choses, concernant le Catulle qui n’est pas nommé) ; Ep., 3.4, 24 avril (colère terrible à l’idée que les feuillets du Catulle aient été égarés) ; Ep., 3.5, 25 avril (le problème de la perte des feuillets du Catulle est résolu).
15 Ep., 3.2, 19 avril : Obsecro te, quid est, quod tu, quod apud me Catulli reliquum est, id biduo ad te mitti petis ? An non satis est, dum ne tuis in mora sim ? Quamquam faciam equidem, quod voles ; sed neque mihi, neque tibi expedire istam celeritatem puto. Chartas quinque una cum his litteris accipies. “Mais je t'en prie, quelle raison as-tu de me demander de t'envoyer sous deux jours ce qu'il me reste encore de Catulle ? Est-ce que tu ne trouves pas suffisant que je n'aie déjà pas de retard par rapport à tes ouvriers ? Là-dessus, je ferai évidemment ce que tu voudras ; mais cette précipitation ne nous sert ni l'un ni l'autre, je pense. Tu recevras cinq feuillets en même temps que cette lettre.”
16 Ep., 1.6, 22 avril : Si Pegasi sint isti tui operarii, tamen fieri nullo modo potest, ut uno die chartas quinque descripserint, quas heri te accepisse oportet : at tuae hodiernae litterae significant opus eis deesse. Itaque quid cogitem, nescio. Chartas quinque, cum istic essem, apud te reliqui ; alteras quinque nudius tertius misi : tu, ut omnia iam confecta esse significes, cras tria folia impressa missurum esse de te dicis. Iterum tibi dico : quid cogitem, nescio (les feuillets en question concernent le Catulle, même s’il n’est pas nommé. “Si tes ouvriers étaient des Pégases, il ne pourrait se faire cependant qu'en un seul jour ils aient reproduit les cinq feuillets que tu dois avoir reçus hier : pourtant ta lettre d'aujourd'hui m'annonce que le travail leur manque. Aussi, je ne sais que penser. J'ai laissé chez toi cinq feuillets, alors que j'y étais ; je t'en ai envoyé cinq autres avant-hier : toi, pour m'informer que tout est déjà fini, tu dis que demain tu m'enverras de chez toi trois pages imprimées. Je te redis donc : je ne sais que penser.”).
17 Ep., 1.4, 12 avril : Sed quaeso te, quid tu facere cogitas ? An forte eadem opera Catullum cum commentario meo, Tibullum autem et Propertium sine ullo commentario emittere, eosque tres unum in librum coniungere ? “Mais je te le demande, quel projet as-tu en tête ? Ne serait-ce pas d'éditer dans le même ouvrage Catulle avec mon commentaire, Tibulle et Properce sans le moindre commentaire, et de les réunir tous les trois dans un seul livre ?” ; Ep., 3.3, 20 avril : Heri respondi ad eas litteras, quas a te pridie acceperam, simulque misi ad te chartas aliquot Catulli. Ego strenue urgeo. “Hier j'ai répondu à la lettre que j'avais reçue de toi la veille, et je t'ai envoyé en même temps quelques feuillets du Catulle. Pour ma part je me presse et je m'active.”
18 Ep., 1.8, 27 avril : Catulli quod reliquum est, ad te mitto. Cetera urgeo. “Je t'envoie le reste de Catulle. Je fais vite pour tout le reste.” ; Ep. 3.6, 29 avril : Catulli reliqua exspecto. "J'attends le reste du Catulle" ; Ep., 1.7, 13 mai : […] quarum alteras accepisti cum indice eorum, quae in Catullo peccaverant librarii, alteras cum tertio folio Tibulli. “or tu as reçu l'une des deux avec une liste des erreurs qu'avaient commises les imprimeurs dans le Catulle, l'autre avec la troisième page du Tibulle.”
19 Ep., 1.8, 27 avril : Cogito, cui Tibullum, cui Propertium, ex more, dicare debeam : neque satis explicare me possum. “Je m'interroge : à qui dois-je dédier le Tibulle, à qui le Properce, selon l'usage ? je ne parviens pas vraiment à me décider.” ; Ep., 3.6, 29 avril (Muret poursuit ses interrogations sur les dédicataires du Tibulle et du Properce) ; Ep., 1.5, 6 mai : Illi igitur Tibullum, cuius principium mittam ad te cras, aut summum perendie. Interea operis, quod agant, non defore, tuarum litterarum sermo declarat. “A lui donc mon Tibulle, dont je t'enverrai le début demain, au plus tard après-demain. Entre temps la teneur de ta lettre me montre que tes ouvriers ne manqueront pas de quoi faire.”
20 Ep., 1.9, 8 mai : Quid amplius ? Riliqua Tibulli cras mittam, ac fortassis etiam scholiorum partem, ut gustum aliquem futuri operis capias. Tabellarii urgent. “Quoi d'autre ? Je t'enverrai demain le reste de mon Tibulle, et peut-être même une partie des scholies, pour que tu aies un avant-goût de l'ouvrage futur. Les messagers me pressent.” ; Ep., 3.7, 11 mai : Tibulli principium, quod a me requiris, videlicet µνηµονικόν ἐστιν ἁµάρτηµα. Iam enim aliquot dies sunt, cum ad te misi duo prima folia. Tertium cum his litteris accipies ; cetera καθ’ ἡµέραν. “Le début du Tibulle que tu me réclames, visiblement est une erreur mnémotechnique. En effet cela fait déjà quelques jours que je t'ai envoyé les deux premiers feuillets. Tu recevras le troisième avec cette lettre ; et tout le reste jour après jour.” ; Ep., 1.7, 13 mai : Ego, cum primum a te litteras accepero, mittam ad te et Tibulli reliquum, et scholia. “Moi, dès que j'aurai reçu une lettre de toi, je t'enverrai le reste du Tibulle et les scholies.” ; Ep., 1.11, 18 mai : Accipies ab eo, quod superest Tibulli, et scholia mea in primum librum de quibus cupio audire iudicium tuum. “Tu recevras de lui le reste du Tibulle, et mes scholies sur le premier livre, sur lesquelles je désire entendre ton jugement.”.
21 Ep., 1.12, 26 mai : Heri misi ad te reliquam partem scholiorum in Tibullum. Nam in quartum librum cur hoc tempore nihil scribam, magna causa est. Propertium urgeo : cuius principium paucis diebus ad te mittam, id est, cum Tibulli quod ab operis descriptum est, accepero. “Hier je t'ai envoyé le reste de mes scholies du Tibulle. En effet, pourquoi je n'écris rien ces temps-ci sur le quatrième livre, il y a une bonne raison à cela. J'active le Properce : je t'en enverrai le début dans quelques jours, c'est-à-dire quand j'aurai reçu ce qui a été transcrit du Tibulle par tes ouvriers.” ; Ep., 1.13, 2 juin : Propertium urgebo, ut iubes. Scholia in Tibullum, cum inibi erit, ut excudantur, velim ad me paullo diligentius inspicienda mittas. “Je vais activer le Properce, comme tu le demandes. Quant aux scholies pour le Tibulle, quand elles seront prêtes à être imprimées, je voudrais que tu me les envoies pour que je les vérifie avec un soin particulier.” ; Ep., 1.16, 14 juin : Moriar, si quidquam umquam feci inuitus : sed tamen effugere non possum, quin tibi de Tibullo parum obsequar. “Que je meure, si j'ai jamais rien fait à contre-cœur : mais il ne peut pourtant pas m'échapper que je t'obéis peu à propos de Tibulle.” ; Ep., 1.20, 21 juin : Tibulli primum folium accepi. Scholia mitto locis aliquot leviter immutata. Lectionem non perfacilem fore operis puto, tum propter alia, tum propter crebras interpositiones. “J'ai reçu la première page du Tibulle. Je t'envoie des scholies légèrement modifiées à certains endroits. Je pense que la lecture de l'ouvrage ne sera pas très facile, entre autres à cause des multiples rajouts.” ; Ep., 1.17, 26 juin : Quae errata sunt in Tibullo et Propertii principium sine ulla dubitatione cras mittam. Nunc eo non possum, quod omnes mei absunt domo, non redituri, ut opinor, ante coenae tempus : et quatuor illa Tibulli folia sunt in cubiculo Molinii, quod ipse abiens obseravit. De Propertio etiamnum incertus sum, sed facilis iactura. “Les erreurs qui se trouvent au début du Tibulle et du Properce je te les enverrai demain sans le moindre doute. Mais aujourd'hui je ne le peux parce que tous mes gens sont sortis et ne devraient pas rentrer, à mon avis, avant l'heure du dîner : et il y a quatre pages du Tibulle dans la chambre de Molinius, qu'il ferme à clé quand il part. Pour ce qui est de Properce, je suis encore incertain, mais la perte est légère.”
22 L’une datant du 19 juillet, l’autre du mois d’août, sans précision. Voir Girot 2012, 303 et 306. Par ailleurs, une lettre de Denis Lambin nous apprend que Muret s’est effectivement absenté de Padoue pendant quelque temps, sans doute pour se rendre à Venise. Voir Muret, Mutuae, 11 : […] Ille vero, inquit, Patavio dies aliquot abfuit : quam ob causam, nescio ; nisi quod Patavii disseminatus est ab invidis, opinor, hominibus rumor de eo non bellus [...]. “Lui, en revanche, dit-il, a été absent de Padoue pendant quelques jours : pour quelle raison, je l’ignore ; si ce n’est qu’à Padoue des jaloux, je pense, ont fait courir sur lui une rumeur pas très belle.” En tous les cas, la lettre de dédicace, adressée à François de Gonzague, était déjà rédigée le 1er juin 1558. Voir Girot 2012, 645-646.
23 Il s’agit des lettres Ep., 3.1 (25 août) ; 1.15 (26 août) ; 1.14 (avant le 2 septembre) ; 3.10 (2 septembre) ; 1.18 (4 septembre) ; 3.9 (6 septembre) ; 1.19 (6 septembre également).
24 Voir supra, note 19. Dans cette lettre, Denis Lambin rapporte à Muret les paroles d’un certain Gilbert Cousin, colportant les médisances sur le relâchement moral de l’épistolier : […] Itaque nobiles aliquot adolescentes Veneti pudentes et boni, qui cum eo vivebant, recepisse se ad suos dicuntur. Muretus autem, cum paucis post diebus illos consecutus esset, hoc consilio, ut se purgaret atque aliquantum temporis, dum rumor ille defervesceret, Venetiis consedisset, Patavium rediit tristis et demissus : diciturque prioribus aedibus, in quibus laxissime habitabat, relictis, alias angustiores conduxisse […]. “C’est pourquoi quelques nobles Vénitiens, jeunes gens moralement irréprochables, qui vivaient avec lui, sont retournés chez eux, dit-on. Or Muret, comme il les avait suivis quelques jours plus tard, dans l’idée de se racheter et de se retirer quelque temps à Venise, jusqu’à ce que la rumeur retombe, revint à Padoue triste et déprimé : et l’on dit que, ayant quitté sa première demeure, où il habitait dans le plus grand relâchement, il en a loué une plus modeste.”
25 Venit ad te altera mea ad Pontificem oratio, quam cupio aeque placere tibi, atque iis placuit, qui me dicentem audierunt ; quod, cum mihi venit in mentem tuarum plane atticarum aurium et polituli illius ac limatuli iudicii, vel sperare improbum puto ; cum cogito, quantum me ames, quamque esse soleas mearum rerum non aequus modo existimator, verum etiam benignus prolixusque laudator, ne posse quidem aliter evenire arbitror. Brevi, ni fallor, accipies et tertiam. Quodsi progrediemur ad hoc exemplum, poterimus olim Pontificiarum orationum quasi σωµάτιον quoddam conficere.
26 Voir Girot 2012, 327.
27 Il s’agit des lettres Ep., 3.8 (15 avril 1558) ; 3.2 (19 avril) ; 3.3 (20 avril) ; 3.4 (24 avril 1558) ; 3.5 (25 avril 1558).
28 Il lui demande, en outre, de différer l’impression de certaines pages dont il n’est pas content, et il promet d’envoyer des feuillets corrigés pour ne pas laisser les ouvriers manquer de travail : on perçoit dans ces lignes la pression éditoriale et le malaise par rapport aux exigences de l’éditeur.
29 Par ailleurs la lettre révèle un certain étonnement, voire une certaine inquiétude, par rapport à la dernière lettre de Manuce qui semble ne pas avoir reçu une lettre de Muret qui lui parlait de son fils (Ep., 3.3).
30 La lettre du 29 avril 1558 (Ep., 3.6) aborde les sujets suivants : Muret est prêt à obtempérer pour n’importe quel dédicataire que lui proposera Manuce, à condition qu’il lui dise précisément les choses ; il s’étonne d’avoir reçu une longue lettre alors que Manuce a du mal à écrire ; il devine le projet de Manuce concernant la publication des lettres de Muret dans son recueil épistolaire et, tout en donnant son accord un peu contraint, il ne semble pas séduit par cette perspective : De epistolis tuis, video quid agas : mihique iam videre videor illum diem, cum ut illius ad Caelium, sic tuus ad Muretum liber exstabit. Nam illud quidem nimium esset, ut Caelii ad illum, sic amiculi illius tui inseri unum. Quod ego neque spero, neque ut quidquam, nisi quod tibi videbitur, facias peto. “À propos de tes lettres, je vois ce que tu manigances : et il me semble déjà voir le jour où, de même qu’il existe un livre du grand homme à Caelius, de même il existera ton livre à Muret. Car il serait certes excessif que soit intercalé un livre de ton humble serviteur comme l’aurait été un livre de Caelius à Cicéron. Ce que je n’espère pas pour ma part, et que je ne te demande pas de faire, sauf si bon te semble.” Pour finir, il revient succinctement sur le Catulle. La lettre du 11 mai 1558 (Ep., 3.7) aborde les sujets suivants : Manuce a apprécié la lettre à Bembo et Muret l’en remercie par un éloge ; sur les premiers feuillets du Tibulle que Manuce lui réclame : il en a déjà envoyé deux auparavant, il lui envoie le troisième avec la présente, et les autres suivront jour après jour ; il pense à conserver et faire recopier les lettres de Manuce.
31 La première (Ep., 3.1, du 25 août 1558) porte sur les lettres de Manuce si réussies en comparaison de celles de Muret (ce qui n’est pas à son avantage et révèle une fois de plus qu’il ne tient pas à faire publier les siennes dans le même recueil) et sur des tractations à mots couverts révélant quelques manœuvres en sous-main pour ménager l’avenir de Muret. La lettre du 2 septembre 1558 (Ep., 3.10) s’arrête sur l’affection de Manuce qui se manifeste dans la difficulté que traverse Muret ; ce dernier lui envoie six cents vers inédits ; il ne peut lui témoigner son affection comme il le voudrait ; un post-scriptum concerne une lettre du cardinal Pierre Morin l’invitant à venir : au prix de son patrimoine, il va accepter pour faire mentir tous ses ennemis qui disent qu’il veut rester à Padoue. Il s’agit, là encore, de tractations plus ou moins secrètes avec le cardinal Hippolyte d’Este que, deux décennies plus tard, l’auteur n’a pas forcément envie de voir rappelées.
32 Ep., 1.4 (12 avril 1558) : Sed quaeso te, quid tu facere cogitas ? An forte eadem opera Catullum cum commentario meo, Tibullum autem et Propertium sine ullo commentario emittere, eosque tres unum in librum coniungere ? Tale enim aliquid mihi venit in mentem suspicari. Hoc si est, non equidem reprehendo, neque improbo ; etiam librum puto vendibiliorem fore : sed tamen novum, ut puto, multis videbitur. “Mais je te le demande, quel projet as-tu en tête ? Ne serait-ce pas d’éditer dans le même ouvrage Catulle avec mon commentaire, Tibulle et Properce sans le moindre commentaire, et de les réunir tous les trois dans un seul livre ? C’est en effet quelque chose de ce genre que j’en viens à soupçonner. Si c’est cela, je n’y vois pour ma part rien à redire ou à critiquer ; je pense même que le livre se vendra mieux ; mais cependant, beaucoup trouveront le procédé pour le moins nouveau.”
33 Ep., 1.5 (6 mai 1558) : Characteres tui Graeci sane luculenti ; ac dolerem Gallorum nostrorum vicem, quos a te ceteris omnibus rebus iampridem victos, typorum quoque Graecorum elegantia superatum iri video, nisi plus te quam plerosque illorum amarem. “Tes caractères grecs sont vraiment lumineux ; et je plaindrais le sort de nos Français que tu as déjà vaincus depuis longtemps à plates coutures et qui, je le vois, vont être dépassés aussi par l’élégance de la typographie grecque, si je ne t’aimais plus que la plupart d’entre eux.”
34 Ep., 1.6 (22 avril 1558). Voir le passage déjà cité p. 223, n. 16.
35 Ep., 1.7 (13 mai 1558) : Miror, quid acciderit, quod a te nihil hoc triduo litterarum, praesertim cum adhuc ad binas meas nihil responderis ; quarum alteras accepisti cum indice eorum, quae in Catullo peccaverant librarii, alteras cum tertio folio Tibulli. Utinam ne vera sint ea, quae mihi veniunt in mentem. “Je me demande comment il se fait que je n’aie reçu aucune lettre de toi ces deux derniers jours, surtout quand tu n’as rien répondu à mes deux dernières ; or tu as reçu l’une des deux avec une liste des erreurs qu’avaient commises les imprimeurs dans le Catulle, l’autre avec la troisième page du Tibulle. Puissent ne pas être vraies les idées qui me passent par la tête !”
36 Ep., 1.8 (27 avril 1558) : Ego vero te nihil de me tam improbe suspicatum, certe scio ; teque omnia scripsisse ἁπλούστατα καὶ ἀφελέστατα, persuasissimum habeo. Sed quod ea de re scripsi, iocatus sum, non tam in te, quam in me ipsum. Sed quando tu ita vis, omittantur sane haec nomina. “En vérité, tu n’as rien suspecté d’aussi malhonnête de ma part, je le sais bien ; et tu as tout écrit en toute sincérité et toute simplicité, j’en suis bien persuadé. Mais pour ce que j’ai écrit de l’affaire, je plaisantais, non pas tant sur ton dos que sur le mien. Mais puisque tu le veux ainsi, oublions tous ces noms, je suis d’accord.”
37 Ep., 1.9 (8 mai 1558) : Mitto ad te epistolam ad Bembum, αὐτοσχεδιασµένην. Mihi crede, semel scripsi, semel relegi : sed eo fidentius, quod ad te mittitur, tanquam Aristarchum, quidquid minus placuerit, ὀβελίσοντα. Per me quidem non interpoles modo eam licet, verum etiam de integro cudas. Tanto melior erit, si tua erit, ac ne sic quidem mea esse desinet. Nam in hoc quidem genere τὰ τῶν φίλων. “Je t’envoie une lettre pour Bembo, improvisée. Crois-moi, je l’ai écrite d’un jet, je l’ai relue d’un jet : mais avec d’autant plus d’assurance qu’elle t’est envoyée à toi, comme à un Aristarque marquant d’un signe tout ce qui ne lui aura pas plu. Moi, en tous les cas, je te donne le droit de la retravailler au ciseau, voire de la reprendre complètement, au marteau. Elle n’en sera que meilleure si elle est de toi, et, même ainsi, elle sera encore de moi. Car dans ce cas certes tout est commun entre amis.”
38 Ep., 1.11 (18 mai 1558) : Quid est, quod hodie ad me Molinius scripsit, mira quaedam esse, quae tu mihi, cum istuc venissem, dicturus esses ? Si me amas, quicquid est, scribe. Ego enim, nisi quid aliud acciderit, nondum me istuc venturum puto. “Qu’en est-il de ce que Molinius m’a écrit aujourd’hui : il y aurait des choses étonnantes que tu voudrais me dire quand je viendrai te retrouver ? Si tu as de l’affection pour moi, quoi que ce soit, écris-le-moi. Moi, en effet, à moins qu’il n'y ait du nouveau, je ne pense pas encore me rendre auprès de toi.”
39 Ep., 1.12 (26 mai 1558) : Columbinum tuum misi, qui ad me accerseret ; sed is negavit se domi esse. Cras, si non modo columbinis, sed aquilinis etiam feratur alis, non effugiet colloquium meum. “J’ai envoyé un message à ton Colombinus pour qu’il me rejoigne ; mais il m’a dit qu’il n’était pas à la maison. Demain, s’il n’est pas porté par les ailes de la colombe, voire de l’aigle, il n’échappera pas à une discussion avec moi.”
40 Ep., 1.13 (2 juin 1558) : Si nihil est aliud, praeter occultam quandam coitionem factam a duobus civibus, amicis nostris, ad deiiciendum eum, qui successit in Polyphemi locum : causa nulla est, cur id tantopere celatum velis. Nam hic quidem res omnium sermone celebrata est. “Si ce n’est rien d’autre qu’une cabale montée par deux concitoyens, des amis à nous, pour rabaisser celui qui a pris la place de Polyphème, il n’y a pas de raison pour que tu veuilles à ce point tenir cela caché. Car ici du moins la chose s’est répandue sur toutes les lèvres.” La lettre est par ailleurs truffée d’allusions à des personnes ou des événements peu clairs : outre la cabale entre deux concitoyens (non identifiés), il évoque tout à la fois et à demi-mot son projet ferrarais, Henri Estienne, ses difficultés concernant Tibulle, voire un “simiesque Parisien”, qui donnent à cette lettre un tour volontairement confus.
41 Ep., 1.14 (avant le 2 septembre 1558) : Cum constituissem hodie ad te scribere, hesterno die non scripsi, quod, ἀτρέκειαν εἰπεῖν, stomachum mihi moverant versus, quos ad me miseras ; de quibus tamen valde amo te. Defunctus enim, ut semper, amici officium es, cum ea quae ad me tantopere pertinerent, mihi non ignota esse voluisti. Sed impurum ego illum, si vivo ; etsi rectius tu, qui tetra haec et impura animalia ut despiciam, mones. Coram igitur colloquemur. “Comme j’avais décidé de t’écrire aujourd’hui, je ne t’ai pas écrit hier, parce que, pour dire la vérité, les vers que tu m’avais envoyés m’avaient soulevé l’estomac ; toutefois à leur sujet je ne t’en aime que mieux. En effet, tu t’es acquitté de ton devoir d’ami, comme toujours, quand tu n’as pas voulu que j’ignore des choses qui me concernaient de si près. Mais que l’infamie soit sur lui, si je vis ; même si tu agis mieux, toi qui me conseilles de mépriser cette noirceur et cette infamie de bête. Nous en parlerons donc de vive voix.” Le reste de la lettre est à l’avenant.
42 Ep., 1.15 (26 août 1558) : Etenim qui natura in omnibus rebus meis δύσελπις πέρα τοῦ µετρίου esse soleam, tantum ex indignatione quadam superioribus diebus concepta ad illam naturalem δυσελπιστίαν adieceram, ut non tantum aliis omnibus asper, morosus, ἀπροσήγορος, verum etiam mihimet ipsi odiosus atque invisus esse coepissem. Sed redibo ad me meque amabo, ne quid non amem, quod ames tu, in quo est, quidquid usquam est, amabile. Rasarium et illud alterum hominis somnium πολλὰ οἰµώζειν iubeo. Quanquam quae indignitas est, me a tam indoctis tamque abiectis nebulonibus oppugnari ! Hoccine saeculum ? Mihi crede, nisi sustentaret me voluptas ea, quam ex amicitia nostra capio, evaderem aut Atheniensis ille µισάνθρωπος, aut Bellerophon Homericus [...]. “Et en effet, moi qui par nature suis d’ordinaire excessivement pessimiste dans tout ce qui me touche, j’en étais arrivé à ce point de mon pessimisme naturel – du fait de l’indignation conçue les jours précédents – que j’avais commencé à me montrer non seulement dur, morose, associable, avec les autres mais aussi odieux et invivable avec moi-même. Mais je vais me reprendre et je vais m’aimer, pour éviter de ne pas aimer ce que toi tu aimes, chez qui tout est aimable, jusqu’où l’on aille. Rasario et cet autre songe d’homme, je veux les voir verser beaucoup de larmes. Toutefois, quelle indignité il y a à se voir attaqué par des baudruches aussi ignares et aussi abjectes ! C’est cela notre siècle ? Crois-moi, si je n’étais pas soutenu par le plaisir que me procure notre amitié, je tirerais ma révérence comme cet Athénien misanthrope ou le Bellérophon d’Homère.”
43 Ep., 1.18 (4 septembre 1558) : Mihi vero idem plane videtur, quod tibi : nihil esse ad rationes meas accomodatius, quam si istic aliquid, quale volumus, confici possit. Quare a te iam non magnopere postulo, ut de me agas ; studere te illi alteri cuperem. Video enim, eadem via mihi quoque aliquid confectum iri. “En vérité je suis exactement du même avis que toi : qu’il ne peut rien y avoir de plus propice à mes intérêts que de pouvoir mener à bien par chez toi une chose comme nous la voulons. Aussi, je ne te demande plus instamment de t’occuper de moi ; je désirerais que tu prennes soin de ton autre ami. Je vois en effet que c’est par le même chemin que l’on mènera les choses à bien pour moi aussi.”
44 Ep., 1.19 (6 septembre 1558) : Quod autem de scriptis utriusque nostrum intellexerant, quanta inter nos voluntatum ac studiorum coniunctio esset : statuerunt, se id, quod cuperent, nullo modo melius quam per me consequi posse, mecumque egerunt, ut eos tibi quam diligentissime commendarem. “Or, ayant bien compris à la lecture de nos écrits respectifs, combien il y avait entre nous de complicité amicale et professionnelle, ils décidèrent qu’ils ne pouvaient mieux atteindre leur but que par mon intermédiaire, et ils me sollicitèrent pour que je les recommande à toi le plus instamment possible.”
45 Ep., 1.20 (21 juin 1558) : Columbinus tuus profectus est, quo scis. Ego nudius tertius ei, mox, ut dicebat, iter ingressuro, aureum nummum (tantum enim opus esse dicebat) dedi. Puto hodie reversurum. Quid actum sit, faciam te confestim certiorem. “Ton cher Colombinus est parti pour là où tu sais. Moi, avant-hier, alors qu’il s’apprêtait à prendre la route, comme il disait, je lui ai donné un écu d’or (il disait qu’il lui fallait autant, en effet). Je pense qu’il va revenir aujourd’hui. Ce qu’il en est résulté, je t’en informerai aussitôt.”
46 Voir supra, avec la traduction note 25.
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