Les étruscologues français à l’heure des régimes autoritaires
p. 273-280
Texte intégral
1L’étruscologie française repose dans l’entre-deux-guerres sur une poignée de spécialistes qui participent surtout de manière indirecte aux débats scientifiques, par la lecture critique de leurs collègues européens. Le patrimoine étrusque est alors partiellement annexé par les savants italiens qui subissent l’influence du fascisme et de son nationalisme exacerbé en “romanisant” de force l’Étrurie. Ce filtre politique déformant a rendu difficile, en France, l’appréciation objective de certains travaux scientifiques en provenance d’Italie. Pour les archéologues français, le travail sur le terrain a pu apparaître plus ardu encore, puisque l’École française de Rome ne dispose d’aucun chantier de fouille permanent dans la péninsule italienne avant la Seconde guerre mondiale.
L’étruscologie française de l’entre-deux-guerres : un no man’s land ?
2Dans ces années inquiètes, Albert Grenier (1878-1961) est le plus actif des étruscologues français, jusqu’à son élection en 1934 au Collège de France. Il a longtemps cherché à rendre aux Étrusques ce qui leur appartenait, comme en témoignent deux de ses publications des années 1920 : une première qui paraît dans les Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’École de Rome consacrée à l’alphabet de Marsiliana1 et donc au rôle que tiennent les Étrusques dans la transmission de l’écriture ; une seconde, intitulée Le Génie romain dans la religion, la pensée et l’art (1925)2, dans laquelle la dette des Romains à l’égard des Étrusques est particulièrement mise en évidence. Grenier a participé avec enthousiasme au congrès de Florence en 1928, où il s’est posé en figure de proue de la science étruscologique nationale.
3Mais la succession de Grenier à la chaire d’Antiquités nationales de Camille Jullian le voue à l’archéologie gallo-romaine. Il reprend et complète le Manuel de Joseph Déchelette, là où ce dernier l’avait laissé, c’est-à-dire aux âges du Fer. Il tente de fédérer les érudits locaux à l’échelle de la France. Il tient la “Chronique gallo-romaine” de la Revue des études anciennes. Il commence à concevoir la nécessité de lois archéologiques comparables à celles dont l’Italie s’est pourvue. Avec Eugène Albertini, ancien directeur des antiquités de l’Algérie, et Louis Leschi, un autre “Africain”, Grenier est de ceux qui préparent la législation Carcopino, adoptée par le gouvernement de Vichy en 1941 et 1942. Il travaille également à la mise en place de la revue Gallia, dont le premier numéro paraît en 1943.
4À cette époque, en France, les renouveaux historiographiques sont portés par des revues qui ne font que peu de place à l’antiquité, les Annales d’histoire économique et sociale de Marc Bloch et Lucien Febvre au premier chef3. Les Annales publient certains travaux de Grenier, mais toujours avec parcimonie, d’autant que la candidature de Marc Bloch au Collège de France a échoué face aux “Antiquités nationales” et que, par ailleurs, pour Febvre, tout article contenant le mot “archéologie” dans son titre “jette un froid”4. Il faut attendre l’après Seconde guerre mondiale (à un moment où la revue est peut-être plus “installée”) pour que les Étrusques y fassent l’objet d’articles en bonne et due forme. Assurément, les annalistes se seraient plus volontiers tournés vers Henri Hubert (1872-1927), ami de Marcel Mauss, conservateur du musée des antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye et auteur d’une synthèse sur les Celtes qui a reçu la marque de l’école sociologique française5. Mais Hubert disparaît prématurément.
5Pendant cet entre-deux-guerres, les jeunes générations d’historiens français qui prennent le chemin de l’École de Rome, principal vivier d’étruscologues, ne choisissent pas la voie étrusque, d’autant que les directeurs de l’établissement romain ne sont pas de farouches étruscologues. Émile Mâle, dont le mandat dure de 1923 à 1937, a participé au congrès de Florence sans conviction. Carcopino, lui, s’est méfié de la protohistoire. Lorsqu’en 1933, il écrit une nécrologie de Jules Martha, il revient sur son œuvre, spécialement L’Art étrusque (1889), en retenant l’accueil favorable que lui ont réservé ses homologues d’outre-Rhin et non la grande nouveauté de ce volume de Martha : “La critique allemande, pourtant fort méprisante à l’ordinaire pour nos ouvrages, rabattit de sa morgue habituelle, et, en tête de la Wochenschrift für klassische Philologie, Heydemann termina son compte rendu par une phrase de dithyrambe : ‘Tout dans ce livre se recommande à ceux qui cherchent précisions et certitudes sur l’état actuel de nos connaissances étruscologiques’”6. À cette période, Carcopino est en outre très occupé par la rédaction de son César (1936), où se lit son penchant pour les grands hommes. Or l’histoire de l’Étrurie n’en compte que peu : ou bien ils sont très mal connus (les rois étrusques de Rome), ou bien ils sont conquis et romanisés (Mécène).
6En outre, dans ces années, le magistère de Franz Cumont (1868-1947) se fait ressentir sur le choix des sujets d’enquête choisis par les élèves de l’École de Rome : l’histoire religieuse prospère. Pierre Boyancé (1900-1976) ou Adrien Bruhl (1902-1973) illustrent ce courant religieux. En parallèle de cette histoire de la religion et en accord avec elle, une autre manière de recevoir l’empreinte du temps présent consiste alors à réfléchir, comme le fait Henri Irénée Marrou (1904-1977), à la fin de l’Antiquité et au retour des “temps obscurs” dans le climat anxieux de l’avant-guerre. Par ailleurs, le Maghreb colonial continue d’être le champ d’action archéologique privilégié des Français : chaque année, des élèves de l’École de Rome sont envoyés de l’autre côté de la Méditerranée pour aller s’initier à l’archéologie de terrain, ce qui ne provoque pas non plus le renouveau des travaux français sur l’Étrurie.
7Les retards des Français en matière étruscologique s’aggravent depuis la Première guerre mondiale, où a disparu une nouvelle génération de chercheurs qui avaient commencé à se spécialiser dans ce domaine. D’autres anciens élèves du Palais Farnèse n’ont pas continué à nourrir leurs dossiers étrusques en repassant les Alpes. C’est le cas de Jean Bayet, qui n’a pas voulu exprimer son avis sur certaines publications étruscologiques faisant la part belle à l’air du temps “autoritaire”. Depuis son retour en France, il s’est réorienté vers l’étude de la littérature latine et de la religion romaine. Dans les années 1930, il ne concède à l’étruscologie qu’une note de lecture consacrée au Charun étrusque du belge Franz de Ruyt7. En 1940, sous Vichy, Bayet refuse de devenir le sous-directeur de l’École normale supérieure, et, pendant la guerre, son fils meurt dans la résistance. Autant dire que Bayet ne pouvait frayer longtemps avec des collègues convertis à des régimes anti-démocratiques. Il attend d’ailleurs l’après-guerre pour renouer avec l’étruscologie : il donne alors un article aux Studi etruschi8.
8En France, Alfred Ernout est un autre “intermittent” des études étrusques. Dans sa jeunesse, il a été chargé d’une mission en Italie par l’École des Hautes Études pour visiter les collections d’inscriptions dialectales italiques. Il y a trouvé la matière d’un mémoire sur le “parler de Préneste”. Plus tard, entré dans la profession de latiniste, il a aussi publié une étude sur “Les éléments étrusques du vocabulaire latin”9. Mais Ernout a toujours préféré s’en tenir au domaine italique (et l’étrusque n’y appartient pas stricto sensu). Dans les années 1930, il est tout à sa traduction des comédies de Plaute. En 1942, ses opinions le rendent suspect à l’occupant. Il fait partie des douze membres de l’Institut incarcérés pour quelques jours à la prison de Fresnes : lui non plus ne peut pas être soupçonné de bienveillance à l’égard des dictatures de l’heure.
9Dans ce paysage étruscologique désolé, Jacques Heurgon (1903-1995) fait figure d’exception. Pour sa thèse, il s’inscrit dans une veine historiographique déjà familière à l’École de Rome, celle des monographies locales (avant lui, il y a eu de la part des Français des thèses sur Préneste, Bologne, Pouzzoles et Tarente). D’après les indications laissées dans sa correspondance avec le poète Jean Tardieu10, Heurgon entreprend cette enquête sur Capoue par amour pour le nom de cette ville qui évoque les fameuses délices (il ne faut pas oublier qu’Heurgon, comme jeune normalien, s’est longtemps rêvé romancier). Au moment de s’engager dans cette thèse, il a aussi reçu les encouragements de Carcopino : “Vous m’avez proposé naguère un sujet de thèse qui est admirable, mais terrible, avec au milieu de mon chemin une inscription Étrusque de 61 lignes, que je grignote chaque matin depuis trois mois sans l’entamer profondément, et avec des questions aussi simples que celle de la ‘deditio Capuae’ [...] Mais tout cela est passionnant, je vous suis, aussi, reconnaissant de ce sujet”11. Le mémoire qu’écrit Heurgon à Rome est plus archéologique qu’épigraphique : il recense les bronzes et terres cuites de Capoue. Sa thèse paraît quelques années plus tard, pendant la guerre. Dans ce travail, Heurgon commence par regretter les retards archéologiques pris par les Italiens : “L’exploration systématique du fondo Patturelli et de S. Angelo in Formis12, quoique la Direction des Antiquités de la Campanie en ait maintes fois proclamé l’urgence, n’a pas avancé d’un pas au cours du dernier demi-siècle”13, avant de rendre grâce à certains de ses prédécesseurs étruscologues14.
10J. Heurgon a été animé, dès le début de sa carrière et au-delà, par le refus du romanocentrisme : “on rend de plus en plus justice, dans les causes de la grandeur romaine, à la contribution des peuples italiques : ce que Rome leur doit dans la création de ses rites, de ses lois, de ses arts et de sa langue apparaît dans une lumière toujours plus nuancée”. L’ensemble de sa thèse prouve que le jeune historien a pris fait et cause pour “sa” ville de Capoue, qu’il juge “éternelle” autant que Rome. Il est allé jusqu’à parler de “civilisation capouane” et pense même qu’au ive siècle a.C., un État “romano-campanien” s’est instauré. Les recenseurs de cette Capoue préromaine et romaine constatent sans mal ce parti pris italique. Cet ouvrage marque son temps, à tel point qu’Albert Grenier, devenu directeur de l’École de Rome à la Libération, songe à ouvrir un chantier archéologique pérenne à Capoue qu’il aurait confié à Heurgon15. Le projet ne voit finalement pas le jour.
11La thèse complémentaire d’Heurgon, quant à elle, est consacrée aux vingt-deux Inscriptions osques de Capoue, dites Iúvilas (1942). En préambule, le jeune savant y remercie ses maîtres Vendryes, Ernout et Gernet – qu’il a connu à Alger. Le corpus qui intéresse le jeune savant est déjà connu, édité et traduit, mais Heurgon souhaite le reprendre pour l’assortir d’un commentaire historique. Il avait déjà commencé à “médiatiser” cette recherche épigraphique au VI. Internationalen Kongress für Archäologie de Berlin, à la fin du mois d’août 193916, soit quelques jours avant le déclenchement de la guerre. Dans la section “Préhistoire italique”, il y a côtoyé Altheim et le jeune Pallottino, venu parler des fouilles du sanctuaire de Véies.
12Un autre jeune membre de l’École de Rome s’oriente tout à la fin des années 1930 vers l’Étrurie, c’est Raymond Bloch, grammairien et fils du linguiste et lexicographe Oscar Bloch (1877-1937), directeur d’études à l’ΕΡΗΕ17. Son diplôme d’études supérieures agréé par la Faculté des Lettres de Paris en 1936 est consacré aux prodiges romains, sujet qu’il retrouve dans le cours de sa carrière et qui le conduit à s’interroger sur la part étrusque dans certaines pratiques religieuses romaines. Malgré son jeune âge et en vertu de sa condition d’“héritier” scientifique, Bloch participe en 1940 aux Mélanges en l’honneur d’Alfred Ernout, avec une étude sur les “Origines étrusques des livres sibyllins”18, dans laquelle il propose déjà un plaidoyer pro Etruria. Mais Bloch est appelé sous les drapeaux au commencement de la guerre19. Il doit ensuite attendre le printemps 1946 pour commencer ses fouilles à Bolsena, à laquelle il consacre sa thèse, publiée bien plus tard, en 197220.
Les étruscologues français et leurs collègues d’Italie et d’Allemagne
13La qualité des rapports entretenus avec les savants italiens et allemands est difficile à estimer car, de décennie en décennie, les “sciences de l’antiquité” fonctionnent surtout nationalement. Tout se passe comme si les Français n’avaient pas eu besoin de leurs pairs européens pour travailler. D’après les analyses d’Hinnerk Brunhs, cette remarque vaut aussi pour les chercheurs allemands, qui ont été dans une certaine mesure auto-suffisants : “il suffit d’ouvrir l’important livre de Karl Christ [...] Römische Geschichte und deutsche Geschichtswissenschaft (1982) pour s’en apercevoir. Des historiens étrangers, dont des français, y figurent, certes. Mais il est frappant de voir qu’il est apparemment tout à fait possible de construire des généalogies intellectuelles, pour l’histoire de l’histoire romaine, tout en ne dépassant pratiquement jamais le cadre national”21. En vérité, les lendemains de la Première guerre mondiale ne facilitent pas la reprise des collaborations scientifiques d’une nation à l’autre. Le consensus régnant au congrès de Florence de 1928 n’est que de courte durée.
14Les registres de fréquentation de la bibliothèque du Palais Farnèse confirment cette autarcie relative des Français à Rome. De rares lecteurs étrangers à l’établissement se déplacent jusqu’à cette bibliothèque et ils ne sont pas directement étruscologues. En 1923, apparaît le nom de Pietro Romanelli ; en 1925 celui de Margherita Guarducci ; en 1927, celui de Giuseppe Lugli ; puis en 1928, l’onorevole Ettore Pais consulte des livres de l’École française. Plus tard, les Italiens continuent de constituer le groupe national le plus représenté, avec Guido Calza, Giulio Jacopi, Santo Mazzarino venus visiter la bibliothèque (en 1936 et 1937).
15L’arrivée au pouvoir de Mussolini en 1922 détériore-t-elle véritablement les relations scientifiques entre la France et l’Italie ? C’est difficile à dire. Beaucoup de membres de l’École française de Rome semblent avoir été du même avis que Pierre Cayrel, un ancien “Romain” qui n’a pas persévéré dans le métier d’historien et que j’avais interviewé en 2009 (alors qu’il avait 99 ans)22. Il m’avait dit que vivre à Rome sous le fascisme ne lui avait pas posé de problème car il tolérait la société des uns et des autres. Beaucoup se sont moqué en privé de la grandiloquence de certaines manifestations fascistes, comme Pierre Wuilleumier dans les lettres qu’il envoie alors à Carcopino... Mais l’exaltation de la romanité, motif idéologique récurrent dans l’Italie des années 1930, a pu, partiellement, influencer les esprits. Les recherches de Pierre Grimal sur les jardins romains sont précisément une défense et illustration de cette romanité sous toutes ses formes, entrant en accord avec le climat politique dont le jeune Grimal a, bon gré mal gré, pu s’imprégner pendant les trois ans qu’il a passés à Rome entre 1935 et 1937. Ils sont rares ceux qui, dans le camp français, ont affiché une nette position antifasciste, ce fut par exemple le cas de Jean Bérard, ami et correspondant d’Umberto Zanotti Bianco, fondateur de la Società Magna Grecia.
16Quant aux relations des Français avec leurs collègues allemands, elles n’ont jamais été simples, et ce depuis la guerre de 1870 et la perte du caractère international de l’Instituto di corrispondenza archeologica. La plupart du temps, les élèves de l’École française de Rome se méfient de leurs rivaux allemands et s’excusent d’aller fréquenter le Deutsches Archäologisches Institut de la via Sardegna. Sous le secrétariat général de Ludwig Curtius (1874-1954), le “réchauffement” des relations franco-allemandes ne paraît que partiellement sincère : “Curtius fera demain son entrée dans les salons directoriaux du Palais Farnèse : ce sera une date historique, il nous a déjà invités chez lui pour le même soir, et nous ne pouvons refuser ; il faut reconnaître, d’ailleurs, que son principal défaut est un excès d’amabilité maladroite – Mais la strada non è seminata di rose, comme me disait un Italien ex-libéral au sujet de l’accord avec le Saint-Siège : le 21 avril 1929 les Allemands comptent célébrer bruyamment le centenaire de l’Institut international dirigé au début par des Français : ils ne nous en ont pas encore parlé, mais je le tiens d’un archéologue italien et j’ai cru devoir en avertir M. Mâle”23.
17Le climat n’est donc pas propice aux échanges culturels quels qu’ils soient, c’est un moment de rétractation de chaque nation scientifique sur elle-même (à l’exception des nations “amies”, celles de l’Axe). Or l’étruscologie peut apparaître aux yeux des Français comme une discipline très italienne, presque une chasse gardée, notamment parce que la charge de la publication des inscriptions étrusques – à la différence des latines et grecques – échappe au centralisme berlinois (ou parisien dans le cas des inscriptions sémitiques). Sur le terrain étrusque, les savants hexagonaux paraissent marginalisés face aux Italiens, surtout, mais aussi face aux Allemands, aux Scandinaves et aux Britanniques. Le volume spécial des Studi Etruschi paru en 1930, pour les dix ans de la disparition de Gherardo Ghirardini, dessine ainsi une carte de l’étruscologie européenne dont les Français sont absents. De la même manière, les autres numéros des Studi Etruschi se passent des Français pendant les années 1930. L’étude de la langue étrusque elle-même appartient aux Italiens et aux Allemands : les essais infructueux de Martha n’ont laissé que des mauvais souvenirs ; les nouveautés linguistiques sont portées par A. Trombetti, auteur d’une importante Lingua etrusca (1928) et maître de Pallottino, et, depuis longtemps, par W. Schulze.
18Dans cet entre-deux-guerres où les rangs des étruscologues français sont très clairsemés, multiplier les recensions d’ouvrages devient un moyen de maintenir un minimum de présence scientifique. Ce sont notamment les ouvrages de Bartolomeo Nogara, Les Étrusques et leur civilisation (1936), et de Pericle Ducati, Le problème étrusque (1938), qui sont lus et critiqués. Les membres de l’EFR (anciens ou nouveaux) écrivent les comptes rendus les plus bienveillants de ces deux livres. B. Nogara (1868-1954) a dirigé la section étrusque des Musées du Vatican ainsi que le Corpus inscriptionum etruscarum24. Il est historien de l’art et épigraphiste. D’une page à l’autre de cette synthèse, Nogara ne dissimule pas son nationalisme et son penchant pour la romanité, affirmant par exemple : “Nous nous sommes demandé si les Étrusques ont eu une littérature : il semble, après cette étude, qu’on puisse répondre affirmativement [...] il reste confirmé que les Étrusques sont un peuple digne du voisinage des Romains et qu’ils ont préparé la mission civilisatrice de ceux-ci”25. L’ouvrage se termine sur une déclaration d’amour à l’Italie : “la même nation se retrouve, celle qui reconnaît en soi la voie tracée par la Rome antique, et qui consolidera ses propres forces pour garantir la moisson des siècles à venir”26. Cette romanolâtrie n’échappe pas au latiniste Alfred Ernout, qui donne un coup de griffe au livre de Nogara. Selon lui, Nogara écrit à la gloire du fascisme : “certains développements sur l’impérialisme italien auraient pu être épargnés à un public de langue française. Il est regrettable que l’esprit de parti fausse par endroits l’exposé et l’interprétation des faits”27.
19L’ouvrage de Pericle Ducati (1880-1944) paraît, lui, directement en français, avec une “mise au point” d’André Piganiol. Ce Problème étrusque ne connaît qu’une seule édition, parisienne. Nous aimerions savoir comment Piganiol a pris contact avec Ducati pour lui confier la responsabilité de ce titre, qui rejoint les autres “Études d’archéologie et d’histoire”. Mais Piganiol, connu pour son caractère solitaire et ombrageux, n’a pas laissé à ma connaissance d’archives personnelles.
20Un peu avant ce Problème étrusque, en signant le volume intitulé L’Italia antica dalle prime civiltà alla morte di Cesare (1937), Ducati avait participé à une aventure éditoriale, une histoire de l’Italie en huit volumes, confiée aux soins de Mondadori, cet éditeur favorable au régime fasciste. L’historien italien y avait accompli un éloge de César, exonéré de toute ambition monarchique, bref un César aux traits de Mussolini. Dans Le Problème étrusque, Ducati réalise une synthèse très actualisée d’histoire étrusque. Cerveteri, où d’amples fouilles archéologiques ont été accomplies durant le premier decennio fasciste, lui sert de point de départ. Au fil de son texte, Ducati unit le passé étrusque à la gloire romaine : “à la fin du viie siècle, l’Étrurie entre l’Arno, le Tibre et la mer est désormais complètement constituée. Ainsi, par l’étincelle animatrice de la race méditerranéenne, se forme une Étrurie puissante et redoutable ; mais bientôt elle s’amollit dans le bien-être, dans l’opulence, et perd toute sa force d’expansion. Au contraire, au sud du Tibre, à Rome, après la fusion de la race méditerranéenne (Sabins) et de la race indo-européenne (Latins) se constitue un peuple où les meilleures qualités des deux races, au lieu de s’affaiblir et de dégénérer, se renforcent l’une par l’autre ; c’est la fusion de l’audace, de l’agilité méditerranéenne et de la fermeté, de la ténacité indo-européenne ; il en naît le peuple romain”. Ducati est l’un des signataires du Manifeste des intellectuels fascistes ; c’est aussi, plus tard, une figure de la Repubblica sociale italiana. Pour la Revue des études anciennes, Albert Grenier recense Le problème étrusque et nomme au passage son ancien protecteur de Bologne, Edoardo Brizio, qui est aussi le maître de Ducati. Sur les engagements politiques de ce dernier, Grenier ne dit mot. Le jeune Gilbert Picard, quant à lui, rend compte du même ouvrage au Journal des Savants et dans la Revue archéologique. Il ne s’accorde pas aux interprétations “méditerranéennes” des origines étrusques que Ducati a reprises d’Hérodote, mais il accueille favorablement ce livre. Dans la Revue philologique, Ducati se voit reprocher par Ernout, décidément intéressé par toutes les questions étrusques, d’abuser des considérations raciales : “la notion de ‘race’ et de ‘pureté de race’ qui apparaît au premier plan des préoccupations de certains pays, est de celles dont l’historien sans parti pris doit se méfier le plus”28.
21Quoi qu’il en soit, les savants français prouvent leur intérêt pour la science transalpine, de même qu’ils suivent à distance les travaux des Allemands, précurseurs en matière d’histoire de l’art protohistorique et étrusque. Ainsi, Raymond Lantier, successeur d’Henri Hubert au Musée des antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, rend compte du répertoire des œnochoés de bronze de P. Jacobsthal et A. Langsdorff (Die Bronzeschnabelkannen. Ein Beitrag zur Geschichte des vorrömischen Imports nördlich der Alpen), sans sentir sa nouveauté29.
22Ce tour d’horizon des publications étruscologiques ou affiliées aux études étrusques donne donc un bilan assez malingre : l’étruscologie française des années 1930 est un terrain scientifique délaissé, qui suscite peu de vocations.
23Dans les années 1930, le contexte géopolitique européen complexifie incontestablement les échanges savants et la science étruscologique hexagonale en pâtit. Qu’à cette époque, les directeurs de l’École française de Rome ne soient pas très enclins à tourner leur regard vers l’Étrurie, ralentit encore les avancées de cette branche des sciences de l’Antiquité. C’est dans un tout autre contexte, à la fin de la guerre et par l’entremise de Ranuccio Bianchi Bandinelli, que le chantier de Bolsena est concédé aux Français en juillet 1945.
Notes de bas de page
1 Grenier 1924.
2 Grenier 1925.
3 Mais aussi la Revue de synthèse d’Henri Berr.
4 Lettre de L. Febvre à M. Bloch (dernière semaine d’octobre 1929), dans Bloch & Febvre 1994, vol. I, 223.
5 Hubert 1932.
6 Carcopino 1933.
7 Bayet 1935.
8 Bayet 1955.
9 Ernout 1929.
10 Tardieu & Heurgon 2004.
11 Bibliothèque de l’Institut de France, fonds Carcopino, lettre de J. Heurgon à J. Carcopino (25 avril, sans l’année).
12 C’est-à-dire le sanctuaire de Diana Tifatina.
13 Heurgon 1942, IX.
14 Rosenberg, Nissen, Ribezzo, Schulze, Altheim.
15 Grenier 1941, 268 (l’article est en réalité de 1946).
16 À la différence du travail effectué avant lui par V. Planta, R. S. Conway et Buck, qu’il cite en s’inscrivant par là même dans le concert de l’étruscologie internationale.
17 Bloch 1972, 4 : “Les longues promenades sur les collines escarpées dominant Bolsena, aux côtés d’Albert Grenier, marchant à soixante-dix ans d’un pas de chasseur à pied et se plaisant à évoquer ses années de jeunesse passées à Paris avec ses amis A. Ernout et mon propre père, ne sont pas près de disparaître”.
18 Bloch 1940.
19 Mobilisation qui, au passage, permet pour la première fois à une antiquisante, Marie Collon, future épouse Bérard, d’entrer à l’EFR.
20 Bloch 1972.
21 Bruhns 1997, 8.
22 Rey 2012.
23 Bibliothèque de l’Institut de France, fonds Carcopino, lettre de P. Wuilleumier à J. Carcopino, Rome, 29 mars 1929.
24 Sur ce personnage, voir dans ce volume l’article d’E. Benelli.
25 Nogara 1936, 245-246.
26 Ibid., 252.
27 Ernout 1938b, 357.
28 Ernout 1938a, 351.
29 Lantier 1933. Sur Langsdorff, voir J.-P. Legendre, in : Haack & Miller 2016.
Auteur
Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis ; sarah.rey@univ-valenciennes.fr
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