Alexander Langsdorff (1898-1946) : de l’étude des œnochoés étrusques aux plus hautes sphères du Troisième Reich
p. 117-142
Remerciements
Nous tenons à remercier pour leur aide MM. Rémy Boucharlat, Bertrand Fousse, Georges Jérome, Horst Junker (Museum für Vor- und Frühgeschichte, Berlin), Achim Leube (Université Humboldt, Berlin), Dirk Mahsarski, Thomas Markey, Bernard Sberro et Gunter Schöbel (Pfahlbaumuseum, Unteruhldingen), ainsi que Mmes Laurence Ollivier et Delphine Bellanca-Penel. Nous remercions tout particulièrement Mme Mareile Langsdorff-Claus, fille d’Alexander Langsdorff, pour les précieuses archives familiales qu’elle nous a communiquées.
Texte intégral
1Le nom d’Alexander Langsdorff est bien connu des étruscologues pour l’ouvrage sur les œnochoés de type Schnabelkanne, publié en 1929 en collaboration avec Paul Jacobstahl1. Cependant, si Paul Jacobstahl bénéficie encore de nos jours d’une renommée internationale, due notamment à ses travaux sur l’art celtique, la personnalité d’Alexander Langsdorff est par contre longtemps restée énigmatique. Seules quelques brèves mentions dans des ouvrages historiques2 permettaient d’appréhender un destin qui semblait pourtant hors du commun. Ces indices ont constitué le point de départ d’une enquête qui nous a mené jusqu’aux archives du parti nazi et de la SS à Berlin, permettant de brosser un premier aperçu d’une vie brève mais riche en péripéties les plus diverses3. La découverte de nouveaux documents et témoignages inédits4 ainsi que la parution récente de plusieurs ouvrages éclairant certains épisodes de la carrière de Langsdorff5 ont complété ce qui n’était qu’une esquisse préliminaire. Il est ainsi possible de mieux comprendre l’incroyable itinéraire de ce brillant chercheur, parvenu en un temps record aux plus hauts degrés de la hiérarchie nazie.
Le petit-fils d’“Effi Briest”
2Alexander Langsdorff naît le 14 décembre 1898 dans la petite ville d’Alsfeld, dans la province allemande de Hesse. Son père, le commerçant Eduard Langsdorff6, a épousé le 24 septembre 1897 Margot von Ardenne, fille du baron Armand Léon von Ardenne (1846-1819) et d’Elisabeth von Plotho 1853-1952). (Les grands-parents maternels d’Alexander Langsdorff sont célèbres dans toute l’Allemagne pour avoir défrayé la chronique de leur temps : en 1886 Armand Léon von Ardenne, qui est alors aide de camp du ministre de la Guerre, provoque en duel et tue d’un coup de pistolet l’amant de son épouse Elisabeth, le magistrat Emil Hartwich. L’affaire fait grand bruit, d’autant plus que von Ardenne n’est condamné qu’à une peine symbolique de dix-huit jours de prison ; il poursuit même par la suite une brillante carrière militaire7. Cette histoire est à l’origine du roman Effi Briest, paru en 1895 sous la plume de l’écrivain Theodor Fontane (1819-1898). Le personnage de fiction d’Effi Briest est directement inspiré d’Elizabeth von Plotho tandis que celui de son époux, Geert von Instetten, doit beaucoup à Armand Léon von Ardenne. L’ouvrage rencontre un grand succès en Allemagne et reste encore aujourd’hui un classique ; il est porté à l’écran en 1974 par Rainer Werner Fassbinder, avec l’actrice Hanna Schygulla dans le rôle d’Effi Briest, puis en 2009 par Hermine Huntgeburth, avec Sebastian Koch8 dans le rôle de Geert von Instetten.
Un creuset idéologique : le Wandervogel
3Ses parents s’étant fixés à Berlin, le jeune Alexander Langsdorff fréquente durant ses études secondaires les humanistische Gymnasien des quartiers berlinois de Zehlendorf et Lichterfelde. Ces établissements pratiquent un enseignement très tourné vers l’Antiquité, notamment l’étude du latin et du grec ancien ; c’est donc probablement à ce moment que naît la passion de Langsdorff pour l’archéologie. Ses camarades le surnomment alors “Sandro”, diminutif qu’il utilisera par la suite comme nom de plume. Avec son ami Hans Harmsen9, il fait partie de la section de Zehlendorf de l’organisation de jeunesse du Wandervogel (“l’oiseau migrateur”) ; ce choix ne sera pas sans conséquences sur son itinéraire idéologique. Créé à Berlin en 1901, le Wandervogel n’est pas affilié à un parti politique ; il est par contre très influencé par le néoromantisme de la fin du xixe siècle. Adepte avant tout des randonnées de groupe au grand air, le mouvement se caractérise par son refus des valeurs bourgeoises ainsi que par sa volonté de retour à la nature, par opposition à la vie moderne et au monde industriel, jugés aliénants. Le Wandervogel renoue donc avec le passé allemand et ses symboles, notamment les châteaux médiévaux qui servent souvent de but de promenade ou de lieu de campement. On s’y intéresse également aux éléments de la culture traditionnelle, comme les arts et traditions populaires et les chansons anciennes10. Tout cela oriente naturellement cette organisation vers le conservatisme, voire le nationalisme et il n’est donc pas étonnant de voir ses membres qualifiés parfois de nos jours de “hippies de droite”11. C’est donc sans surprise que l’on retrouve plus tard beaucoup d’anciens adeptes du Wandervogel au sein des mouvements de droite ou d’extrême-droite qui fleurissent dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Parmi eux, l’écrivain Ernst Jünger, idéologue de la “révolution conservatrice” dont Langsdorff sera un lecteur assidu et un fervent admirateur12.
Vers les champs de bataille de la Grande Guerre (1914-1916)
4La déclaration de guerre d’août 1914 surprend Alexander Langsdorff lors d’une randonnée dans le massif de la Rhön. Comme la majorité de ses camarades du Wandervogel, il est impatient de participer à ce que tous nomment alors avec une certaine naïveté die große Fahrt (“la grande balade”). Trop jeune pour s’engager, l’adolescent doit se contenter de passer la fin des vacances d’été à aider aux récoltes sur le domaine agricole de Wildenitz, dans le Mecklembourg. Il apprécie beaucoup cette vie laborieuse au contact de la nature et ne reprend ses études qu’à regret. Finalement, il parvient à se faire incorporer le 21 mars 1916 dans le 35e régiment de fusiliers “Prince Henri de Prusse” et ne tarde pas à être nommé au grade d’aspirant (fig. 1). Les cinq mois d’instruction sur le champ de manœuvres de Döberitz lui semblent durer “une éternité”, puis vient le moment tant attendu de la montée au front, qui a lieu en Picardie. Après avoir mené de durs combats défensifs autour des villages de Ginchy et Sailly-Saillysel et contribué à enrayer l’offensive des armées alliées sur la Somme, son unité, qui a subi des pertes sensibles, est envoyée dans un secteur plus calme, en Champagne. Toujours avide d’action, l’aspirant Langsdorff se porte volontaire pour diriger des patrouilles de reconnaissance nocturne entre les lignes. Menant ses hommes d’une manière de plus en plus hardie, la chance finit par l’abandonner et il est fait prisonnier par l’armée française dans la nuit du 17 octobre 1916.
Le roi de l’évasion (1916-1919)
5Suite à sa capture, Alexander Langsdorff est interrogé puis transféré au camp d’Irval près de Vendeuil (Aisne). L’endroit est sommairement aménagé, les prisonniers dorment à même le sol sous des tentes qui ne les protègent guère de l’humidité de l’automne (fig. 2). Langsdorff parvient toutefois à se procurer un uniforme français et se faufile un soir avec un complice sous les barbelés qui entourent le camp. Sa témérité lui joue cependant un mauvais tour : confiant dans son déguisement, il demande le chemin des premières lignes à une sentinelle française, mais son accent le trahit bien sûr immédiatement ! Menacé d’abord d’être fusillé comme espion à cause de l’uniforme volé qu’il porte, Langsdorff est finalement ramené au camp d’Irval, enfermé dans une ancienne porcherie et puni de 30 jours de régime sévère. Ce dernier comprend six heures de marche quotidienne avec un sac de sable de 20 kilos ainsi qu’une nourriture composée uniquement de pain sec et d’eau trois jours sur quatre. Le 9 décembre 1916 il est traduit devant un tribunal militaire qui le condamne à trois ans de détention malgré son jeune âge (il va tout juste avoir 18 ans). Transféré à la prison militaire d’Orléans le 24 décembre, il est envoyé quelques jours plus tard dans le sud de la France.
6Alexander Langsdorff est incarcéré le 28 décembre 1916 au pénitencier d’Avignon, bâtiment sinistre et surpeuplé où l’hygiène est déplorable et la nourriture insuffisante. Il se voit attribuer une paillasse dans le dortoir no 6, surnommé la “chambre des fous”, car les prisonniers allemands le partagent avec des déserteurs français dont beaucoup sont restés traumatisés par les bombardements. Par chance, il est affecté en mai 1917 à un groupe qui travaille dans le vignoble du domaine de Ruth, au nord-est d’Orange. Affecté aux cuisines, il reprend rapidement des forces et profite d’une surveillance relâchée pour s’évader de nouveau avec un complice, Hugo Ehrhardt, le 10 juillet 1917. Le pénitencier d’Avignon signale immédiatement par télégramme à toutes les autorités compétentes la fuite d’“Alexandre Lafgdoff” (sic) et de son camarade13. Portant des vêtements civils, les deux hommes remontent la vallée du Rhône, ne marchant que la nuit et se cachant le jour. Ils parviennent ainsi jusqu’à Voiron dans l’Isère ; malheureusement, leur déguisement n’est pas parfait et ils finissent par être démasqués et ramenés au pénitencier d’Avignon. Suivent de longs mois d’inaction et d’ennui, que le jeune homme meuble grâce à la lecture, aux tournois d’échecs ainsi qu’en perfectionnant sa pratique de la langue française. En mai 1918, les prisonniers apprennent qu’un accord a été signé entre la France et l’Allemagne concernant un allégement de leur peine, mais ce dernier semble rester lettre morte. En représailles, Langsdorff et ses camarades déclenchent une émeute le 26 mai 1918 ; la gravité de la situation est telle que les autorités françaises doivent se résoudre à leur donner gain de cause.
7Le 30 mai 1918, Langsdorff est transféré sur le Dock Pinède, un bateau-prison mouillé dans le port de Marseille où les prisonniers sont bien mieux traités qu’à Avignon. Avec un nouveau compagnon, Willy Wilke, il parvient à s’en échapper le 18 juin 1918, vêtu d’un uniforme français comme lors de sa première tentative. Arrivés à Laragne, dans les Hautes-Alpes, les évadés tombent sur une patrouille militaire et sont de nouveau arrêtés. Renvoyés à Marseille, ils sont ensuite transférés au camp de Carpiagne, dans les Bouches-du-Rhône, où règnent des conditions de détention particulièrement dures (sous-alimentation, chaleur, dysenterie). Langsdorff y purge en tout 45 jours de cellule, puis est expédié fin septembre 1918 à Gigondas dans le Vaucluse et employé à des travaux agricoles. Il y trouve un nouveau complice, Albert Bohle ; les deux hommes se procurent des tenues civiles et s’évadent le 6 octobre 1918, montant dans un train de marchandises qui les emmène à Sète, où ils se cachent dans une maison abandonnée en attendant un train en direction de la Suisse. C’est là qu’ils apprennent, le 11 novembre 1918, que l’Allemagne a déposé les armes. La nouvelle ne les décourage pas et, le 26 novembre 1918, ils se dissimulent dans le chargement d’un wagon en partance pour Genève. Ils arrivent le 29 novembre à la gare frontière de Bellegarde mais ils sont découverts in extremis lors d’un contrôle effectué à l’aide de chiens policiers.
8Après une nouvelle peine de 30 jours d’arrêts qu’il effectue à Serre-Carpentras (Vaucluse), Alexander Langsdorff est envoyé au camp d’Oddo, près de Marseille. C’est là que, début janvier 1919, il contracte la grippe espagnole qui fait alors des ravages. À peine guéri, il est incorporé dans la 62e compagnie de PGRL (Prisonniers de Guerre des Régions Libérées) et envoyé le 27 janvier en Meuse, dans la région de Saint-Mihiel. Les prisonniers y sont bien logés mais en revanche la nourriture est maigre et le travail pénible, voire dangereux : il s’agit de reconstruire les infrastructures détruites par les combats mais aussi de ramasser les munitions et les explosifs qui pullulent sur les anciens champs de bataille. Finalement, le 21 avril 1919, Alexander Langsdorff réussit à s’évader pour la cinquième fois, déguisé cette fois en soldat américain. Cette tentative sera la bonne : il parvient finalement en territoire allemand, à Mondorf en Sarre, le 27 avril 1919. Sa captivité aura duré 30 mois.
Études universitaires à Marburg et à Munich (1919-1927)
9Revenu chez ses parents à Berlin le 7 mai 1919, Alexander Langsdorff est démobilisé le 12 juin 1919 avec le grade de sous-lieutenant de réserve, décoré des Croix de Fer de deuxième et de première classe14. Il écrit alors ses aventures de guerre sous le titre de Fluchtnächte in Frankreich (“nuits d’évasion en France”)15. L’anonymat lui est toutefois imposé car si l’évadé était identifié, le gouvernement français pourrait alors réclamer son extradition16 : il utilise donc comme pseudonyme son surnom d’adolescent, “Sandro”. Sans doute nostalgique de son séjour sur le domaine agricole de Döberitz à l’été 1914, Langsdorff suit entre 1919 et 1921 des cours d’agronomie à la Landwirtschaftliche Hochschule de Berlin. Sa rencontre avec le préhistorien Walther Bremer (1887-1926) va changer le cours de sa vie et l’amener à suivre ensuite des études d’histoire, de littérature et surtout d’archéologie aux universités de Marburg et de Munich. À Marburg, il suit les cours de Walther Bremer en Préhistoire, mais aussi ceux de Wilhelm Busch (histoire moderne), d’Ernst Elster (littérature allemande), de Paul Friedländer (littérature grecque), de Karl Helm (germanistique), de Paul Jacobstahl (archéologie classique), d’Anton von Premerstein (histoire de l’Antiquité), de Friedrich Vogt (littérature allemande) et de Ferdinand Wrede (linguistique). À Munich, ses professeurs sont Ferdinand Birkner (Préhistoire), Karl Boden (géologie), Theodor Dombart (architecture et archéologie du Moyen Orient), Fritz Hommel (langues sémitiques et archéologie du Moyen Orient), Erich Kaiser (géologie), Walter Otto (histoire de l’Antiquité), Heinrich Wölfflin (histoire de l’art), Paul Wolters (archéologie classique), Eduard Schmidt (archéologie classique) et Wilhelm Spiegelberg (égyptologie)17. Alexander Langsdorff profite par ailleurs de son séjour à Munich pour participer aux fouilles dirigées dans la région par Paul Reinecke (1872-1958), directeur du service des Antiquités de Bavière.
Jacobstahl et Langsdorff : une réelle proximité
10Les professeurs d’université dont Alexander Langsdorff suit l’enseignement à Marburg et à Munich sont pour beaucoup d’entre eux des sommités dans leur domaine. En travaillant sur le terrain avec Paul Reinecke, le jeune étudiant bénéficie en outre des conseils pratiques d’un des fondateurs de la Protohistoire européenne moderne : on ne peut donc rêver meilleure formation. C’est cependant avec Paul Jacobsthal (cf. fig. 3) que Langsdorff va tisser les liens les plus étroits. Jacobstahl est un des plus éminents archéologues de son époque, brillant chercheur doublé d’une personnalité influente, puisqu’il est parvenu à faire du département d’archéologie de l’université de Marburg un des plus importants de toute l’Allemagne et à y créer dès 1920 un institut de Préhistoire18. Lorsque Langsdorff devient son élève, Jacobstahl travaille principalement sur les décors de vases grecs. C’est toutefois à un autre sujet qu’il va associer son étudiant : l’étude des œnochoés étrusques de type Schnabelkanne. Il confie ainsi à Langsdorff un sujet de thèse sur les contextes de découverte de ces objets, luimême se réservant d’en réaliser une typologie. La pratique universitaire veut souvent que le maître exploite pour son seul profit les recherches de son élève ; bien au contraire, Jacobstahl conçoit son travail avec Langsdorff comme une véritable collaboration et traite ce dernier sur un pied d’égalité. Cette générosité remarquable ne va pas tarder à porter ses fruits. Langsdorff soutient son oral de thèse le 9 mars 1927 et le titre de docteur lui est officiellement décerné le 11 juin 192919. La même année paraît sous la double signature de Jacobstahl et Langsdorff une synthèse réunissant leurs travaux respectifs20. La première partie de ce volume est directement issue de la thèse de Langsdorff et consiste en un inventaire détaillé des différentes trouvailles d’œnochoés faites en milieu funéraire ; elle est complétée par une synthèse écrite par Jacobstahl ainsi que par une annexe due également à Langsdorff, recensant des ensembles inédits de mobilier de l’âge du Fer du Sud de la Suisse issus des collections des musées de Berlin et de Braunschweig. Le Deutsches Archäologisches Institut21 ainsi que la firme Agfa contribuent à financer cet ouvrage, qui permet pour la première fois de prendre la mesure exacte des découvertes de Schnabelkanne dans le cadre plus large des importations italiques au Nord des Alpes.
11Cette publication illustre bien la relation étroite qui existe entre ses auteurs : de toute évidence Jacobstahl admire le talent de son élève22, tandis que Langsdorff vénère le maître à qui il doit beaucoup. La qualité de leur collaboration est d’ailleurs remarquée à l’époque par l’archéologue J. M. De Navarro dans une recension23 et de multiples indices viennent la confirmer. Les deux hommes effectuent ainsi un voyage d’étude en Italie et dans le sud de la France, visitant ensemble de nombreux sites et musées. Certaines notes figurant dans les carnets de Jacobstahl sont alors rédigées par Langsdorff, notamment celles concernant des découvertes observées à Avignon, Ensérune, Montpellier, Narbonne et Vienne. Sans surprise, le ton employé par Langsdorff dans sa correspondance avec son maître est “amical et familier”24. C’est d’ailleurs sans doute grâce à l’appui de Jacobstahl que Langsdorff reçoit en même temps que son titre de docteur une bourse de voyage d’étude (Reisestipendium) décernée par le Deutsches Archäologisches Institut25. Destinée aux diplômés souhaitant compléter leur formation à l’étranger, cette récompense prestigieuse constitue une étape importante dans la carrière des archéologues allemands. Pour Langsdorff, elle marque le début d’une série de périples qui vont le mener jusqu’en 1933 à travers la Grèce, la Turquie et lΊrak, mais surtout en Égypte et en Iran où il va participer à plusieurs missions archéologiques importantes.
Itinéraire archéologique : de l’Égypte à l’Iran
12Le premier séjour d’Alexander Langsdorff en Égypte est marqué par la malchance : arrivé en décembre 1929, il attrape quelques mois plus tard la malaria en Nubie et doit quitter le pays. Le 30 juillet 1930, il arrive malade dans les locaux du Deutsches Archäologisches Institut d’Athènes, puis est évacué vers l’Allemagne pour y recevoir les soins appropriés. Du 14 au 20 août 1930, il entre dans un hôpital de Hambourg spécialisé dans les maladies tropicales, le Bernhard-Nocht-Institut für Schiffs- und Tropenkrankheiten. Dès le 25 août, il repart en Égypte, jusqu’en avril 1931. Il prend part aux fouilles menées à l’hiver 1930-1931 par Georg Steindorff26 à Aniba en Basse-Nubie, où il réalise de nombreux plans en collaboration avec l’architecte Hans Schleif27. Langsdorff y dirige l’exploration d’un habitat de la culture du groupe C de Nubie (2400 à 1600 avant notre ère), chantier qui dure du 18 novembre au 31 décembre 193028. À cette époque il travaille également avec Günther Roeder sur le site d’Hermopolis, étudiant entre autres la céramique découverte lors de la campagne de 193029. Entre deux missions archéologiques, il épouse à Berlin le 26 septembre 1931 Elisabeth Schlüter, dite “Lisl”, née le 19 septembre 1909 et d’une dizaine d’années sa cadette30.
13C’est cependant en Iran, près de Persépolis, que Langsdorff va réaliser le chantier le plus marquant de sa carrière d’archéologue – pour le meilleur mais aussi le pire. Les fouilles de Persépolis constituent dans les années 1930 un des projets principaux de l’Oriental Institute de l’université de Chicago, qui nomme à leur tête en 1931 un chercheur allemand, Ernst Herzfeld. Ce dernier recrute comme collaborateurs plusieurs de ses compatriotes, dont Alexander Langsdorff en tant d’assistant chargé de la Préhistoire, Friedrich Krefter comme architecte, Karl Begner comme architecte adjoint, Hans Kühler comme technicien et Hans-Wichart von Bussing comme photographe31. Si Herzfeld se consacre principalement au célèbre palais des Achéménides, il souhaite également reprendre l’exploration du site préhistorique de Tall-i Bakun, situé à deux kilomètres au sud de la ville et sur lequel il a conduit un sondage prometteur en 1928. Il y programme donc en 1932 une fouille de grande ampleur, dont il confie la réalisation à Alexander Langsdorff et à un collègue américain de l’Oriental Institute, Donald Eugene McCown (cf. fig. 4). Les moyens financiers conséquents fournis par l’Oriental Institute permettent de recruter une équipe de 56 terrassiers iraniens encadrés par deux contremaîtres arabes ayant travaillé avec Herzfeld à Samarra, en Irak. L’importance de la surface décapée, l’emploi de la méthode stratigraphique alors nouvelle en Iran ainsi qu’un enregistrement de terrain minutieux aboutissent à des résultats exemplaires et novateurs. L’expérience en Pré-et Protohistoire acquise par Langsdorfflors de ses études a sans doute largement contribué à ce que cette opération livre des données d’une qualité telle qu’elles restent parfaitement exploitables de nos jours32. Les recherches, conduites entre le 25 mars et le 21 juillet 1932, mettent en évidence quatre niveaux d’occupation successifs, datés entre 4000 et 3500 avant notre ère33. En reconnaissance de ses travaux tant en Égypte qu’en Iran, Alexander Langsdorff est nommé en 1932 membre correspondant du Deutsches Archäologisches Institut.
14Les archives des fouilles de Persépolis donnent une image en apparence idyllique de la vie sur le chantier : sur les photographies, les membres de l’équipe apparaissent souriants et détendus et posent souvent en compagnie d’animaux de compagnie, qu’il s’agisse des chiens “Flohberger” et “Tai”, d’un sanglier apprivoisé baptisé “Bulbul”34 ou même d’une petite gazelle qu’Elisabeth Langsdorff, qui a rejoint son mari sur le site, n’hésite pas à promener en laisse (cf. fig. 5). Certains jours se forme même un quatuor à cordes dans lequel jouent Ernst Herzfeld (premier violon), Karl Begner (second violon), Friedrich Krefter (alto) et Alexander Langsdorff (violoncelle)35. Ces scènes charmantes dissimulent en fait des tensions qui iront grandissant au sein de l’équipe, notamment entre Langsdorff et Herzfeld. La sympathie de plus en plus affirmée de Langsdorff pour le nazisme ne pouvait que choquer Herzfeld, dont les grands-parents étaient juifs. Mais plus que la politique, il semble toutefois que ce soient surtout des divergences d’ordre professionnel qui aient séparés les deux hommes. Herzfeld semble avoir été jaloux de sa prééminence, souhaitant notamment conserver la mainmise sur les données scientifiques de Persépolis, qu’il considérait comme sa propriété personnelle36. De fait, lorsque Langsdorff communique à d’autres chercheurs des informations et des photographies concernant les fouilles de Tall-i Bakun, Herzfeld le prend fort mal37. Plus encore, les deux hommes semblent avoir eu des points de vue opposés en ce qui concerne les problématiques de fouille38. Herzfeld, qui est un des principaux pionniers de l’archéologie orientale, est un immense savant mais appartient de fait à une génération de chercheurs plus ancienne que celle de Langsdorff. Ce dernier est formé aux techniques de fouille les plus modernes de l’époque, face auxquelles Herzfeld est sans doute en partie dépassé. Le plan de Tall-i Bakun symbolise bien l’incompréhension qui règne entre les deux hommes et le conflit qui va en découler. Tout oppose en effet les deux petites tranchées creusées au hasard par Herzfeld en 1928 et le carroyage systématique implanté quatre ans plus tard par Langsdorff et McCown. La différence entre le travail de ces derniers et celui d’Herzfeld à Persépolis au même moment a au demeurant été remarquée39. Langsdorff n’est pas le seul à entrer en conflit avec son directeur ; des raisons similaires vont dresser au même moment Friedrich Krefter contre Herzfeld, dont il était pourtant le fidèle assistant depuis 1928. Krefter écrit même dans son journal40 qu’il craint que personne à l’Oriental Institute ne puisse réaliser à quel point la situation s’est dégradée au sein de l’équipe de Persépolis !
Du nationalisme au nazisme
15Au début de 1933, Alexander Langsdorff, souffrant de fièvre brucellose, est obligé de quitter Persépolis ; il est de nouveau soigné à deux reprises à l’Institut de Hambourg entre mai et août de la même année. Le conflit avec Herzfeld semble avoir atteint de telles proportions qu’il lui est impossible de retourner en Iran ; il choisit donc de rester en Allemagne. Ce moment est pour lui décisif, puisqu’il devient membre du parti nazi en juin 1933 (carte no 1 657 764)41. Alexander Langsdorff semble avoir eu au départ des opinions politiques plus proches de la droite conservatrice et nationaliste que du nazisme. Il se trouve à Munich les 8 et 9 novembre 1923 lors du putsch raté d’Hitler, dit aussi putsch de la Bürgerbräukeller, auquel il affirmera plus tard avoir participé42. Toutefois, si l’information est vraisemblable43, il n’en reste pas moins que le jeune homme n’a sans doute joué dans cette affaire qu’un rôle de simple spectateur. Le putsch rassemblant par ailleurs différents milieux nationalistes, il est très peu probable que Langsdorff soit nazi dès ce moment, puisque son adhésion au NSDAP n’intervient que dix ans plus tard. Cette radicalisation politique est sans doute en partie le fruit des frustrations qu’il a connues. Tout d’abord, en tant qu’ancien combattant, il a ressenti durement la défaite de 1918 et les conditions imposées à son pays par le traité de Versailles. Mais surtout, bien qu’il soit brillamment diplômé de l’enseignement supérieur, son avenir professionnel est alors des plus incertains. Avant son départ pour l’Orient, il n’a obtenu que des contrats à durée déterminée, sans aucune perspective de titularisation44. Pire encore, les résultats de son excellent travail à Persépolis, qui auraient pu lui servir de tremplin, se trouvent anéantis du fait de son départ forcé du chantier. Pour Langsdorff comme pour des millions de ses compatriotes, Hitler a donc de toute évidence représenté en cette année 1933 “l’homme providentiel”, celui qui était le mieux à même de comprendre et de résoudre les problèmes que connaissent les Allemands à ce moment. Le fait que le système nazi lui ait offert ensuite des opportunités de carrière n’a sans doute fait que renforcer cette impression. Cette admiration aveugle du “grand homme”, si caractéristique de sa génération, Langsdorff ne la limite d’ailleurs pas au Führer, puisqu’il place également dans la même catégorie Mussolini, Staline, Lénine, et même Danton45.
16Ce choix idéologique implique évidemment pour Alexander Langsdorff de cesser toute collaboration avec ses collègues d’origine juive, ainsi que d’effacer toute trace des liens qu’il a pu avoir avec eux auparavant. Dans les questionnaires qu’il remplit à ce moment à la demande de l’administration nazie, il passe bien évidemment sous silence son travail avec Jacobstahl ainsi que ses recherches en Orient, préférant se qualifier de spécialiste en “Préhistoire allemande". Toutefois, et de manière contradictoire, il n’hésite pas au même moment à participer à la monographie sur les fouilles d’Aniba parue en 1934, prouvant ainsi sa fidélité à Steindorff dont le système nazi a pourtant fait un paria du fait de ses origines juives46. En 1939, il aidera même Steindorff à obtenir le passeport qui lui permettra de quitter l’Allemagne, lui sauvant sans doute la vie47. Langsdorff sera moins tendre envers Herzfeld, qu’il accusera dans une lettre du 20 juin 193548 de diverses malversations, dont le trafic d’antiquités49. Ces accusations se basent notamment sur les informations fournies à Langsdorff par l’archéologue français Roman Ghirshman, qui lui rend visite à Berlin en avril 1935. Si ce courrier n’est guère à porter au crédit de Langsdorff, il convient toutefois selon J. Renger de relativiser son effet sur la mise à la retraite anticipée d’Herzfeld quelques mois plus tard, puisqu’on ne trouve pas trace de cette affaire dans le dossier universitaire de ce dernier50. Envers Jacobstahl, par contre, Langsdorff a observé à tout le moins une neutralité bienveillante51. Si les archives sont muettes sur ce point, le fait que Jacobstahl mentionne Langsdorff dans la préface de son Early Celtic Art, paru en 1944, montre bien l’attachement que l’auteur de l’ouvrage conservait alors pour son ancien élève.
Au service du Reichsführer-SS Heinrich Himmler
17Alexander Langsdorff franchit un autre pas décisif en s’engageant en octobre 1933 dans la SS, au sein de laquelle il est titularisé en avril 1934 (no 185 091) ; il y intègre une unité de cavalerie, la SS-Reiterstandarte 7 basée à Berlin. Ce choix n’est pas fortuit : la SS se veut une nouvelle élite et les membres de ses unités de cavalerie, en majorité d’origine noble ou bourgeoise, ont la réputation d’être plus nationaux-conservateurs que nazis. Issu lui-même d’une famille noble par sa mère, Langsdorff se retrouve donc dans une atmosphère qui convient bien à ses aspirations. Son avancement va être très rapide puisqu’en moins de deux ans il franchit six grades52 et accède au prestigieux corps des officiers SS. Ce brillant parcours illustre bien la politique de recrutement de la SS, qui cherche alors à attirer en son sein les diplômés de l’enseignement supérieur afin de renforcer son caractère élitiste. Nommé SS-Untersturmführer (sous-lieutenant) le 16 juin 1935, il est affecté à l’état-major du Reichsführer-SS Heinrich Himmler et chargé du suivi des fouilles archéologiques. C’est son prédécesseur à ce poste, l’archéologue orientaliste Paul Günter Martiny, qui lui a obtenu cette nomination53. À ce titre, Langsdorff dirige notamment les fouilles entreprises par la SS sur le site de Nauen-Bärhorst, même si cette responsabilité semble purement théorique54. Son travail s’effectue par ailleurs en liaison avec l’institut scientifique de la SS, l’Ahnenerbe, dont plusieurs cellules s’occupent d’archéologie55. Sa tâche n’est cependant pas simple car il doit faire face à de nombreux conflits, internes ou externes. Tout d’abord, au sein même de la SS, il doit compter avec une mouvance ésotérique représentée notamment par un proche d’Heinrich Himmler, le SS-Oberführer Karl-Maria Wiligut. Ce dernier, que l’on a souvent comparé à Raspoutine, souhaite en particulier faire ériger un mémorial à l’emplacement supposé du Donar-Eiche, le chêne sacré des anciens Germains56. Langsdorff, qui cherche de toute évidence à imposer une certaine rigueur scientifique, parvient à s’opposer à ce projet farfelu. Il se montre également très critique sur les travaux entrepris sous l’égide de Wilhelm Teudt sur le site des Extemsteine, dans lequel Teudt voit un lieu de culte germanique et qui n’est pas sans fasciner Himmler57.
18C’est cependant contre l’archéologue du NSDAP Hans Reinerth et contre le protecteur de ce dernier, l’idéologue du parti nazi Alfred Rosenberg, qu’Alexander Langsdorff va s’illustrer tout particulièrement. Cet affrontement est à replacer dans le cadre plus large de la lutte d’influence qui oppose alors le NSDAP et la SS, en archéologie comme dans d’autres domaines. Très habilement, Langsdorff fédère autour de lui de nombreux archéologues ennemis de Reinerth et les attire du même coup dans forbite de la SS ; au premier rang d’entre eux figure le directeur du Deustches Archäologisches Institut, Theodor Wiegand. La situation s’envenime peu à peu et atteint des sommets en octobre 1935, lorsque les tribunaux du parti nazi et de la SS sont saisis de rumeurs répandues par Reinerth et son entourage58 : Langsdorff serait en fait d’origine juive, usurperait ses décorations militaires et ne serait même pas un véritable archéologue ! Langsdorff n’a aucune peine à prouver qu’il s’agit là de propos diffamatoires, mais il est de nouveau attaqué en mars 1937 par Reinerth qui l’accuse de comploter contre lui et demande qu’il soit démis de ses responsabilités en matière d’archéologie au sein de la SS59. Peu de temps auparavant, le 1er février 1937, Alfred Rosenberg lui-même avait écrit à Heinrich Himmler pour se plaindre de l’attitude de Langsdorff60.
Une activité tous azimuts
19Parallèlement à sa carrière dans la SS, Alexander Langsdorff travaille à la fin de 1933 en tant qu’assistant au musée de Préhistoire de Berlin ; cette situation évolue très rapidement car il est nommé dès avril 1934 conservateur auprès de la direction des musées berlinois. Il y dirige le bureau des relations extérieures (Außenamt), chargé notamment des relations avec la presse. Il occupe le poste laissé vacant par l’historien de l’art et ethnologue William Cohn, destitué à cause de ses origines juives. De fait, Alexander Langsdorff semble avoir passé beaucoup plus de temps au service de Himmler qu’à celui des musées, puisque les archives de ces derniers ne conservent que fort peu de traces de son activité61. À la même époque le directeur du Deutsches Archäologisches Institut, Theodor Wiegand, souhaite que Langsdorff soit placé à la tête d’un grand institut de Préhistoire (Reichsinstitut für Deutsche Vorgeschichte) alors en projet. Ce nouvel organisme dépendrait du DAI et sa direction est évidemment convoitée par Hans Reinerth, ce que Wiegand veut éviter à tout prix. Une complexe lutte d’influence oppose alors Himmler et Rosenberg à ce sujet, mais finalement le projet n’aboutira pas62.
20Dans le même temps, Alexander Langsdorff est chargé de cours de Préhistoire à la Hochschule für Politik de Berlin. Cette nomination n’est nullement fortuite : cette école supérieure d’études politiques, fondée en 1920 pour soutenir la démocratie dans la jeune république de Weimar, est en effet en cours de “normalisation” par le pouvoir nazi. De plus, la SS cherche dès cette époque à noyauter l’enseignement supérieur, qu’elle contrôlera effectivement en grande partie à la fin des années 193063. Langsdorff assure en outre à cette époque une formation à l’archéologie au sein de la SS : c’est ainsi qu’en 1935 il donne une conférence aux officiers de la Leibstandarte, la prestigieuse garde personnelle d’Adolf Hitler, dans les locaux du musée d’ethnologie (Museum für Völkerkunde) de Berlin. À cette occasion, il présente à son public une sélection d’objets (armes, céramiques) allant du Néolithique au Haut Moyen Âge, lesquels objets possèdent comme caractéristique commune d’être considérés à cette époque comme les témoins de vagues successives d’invasion germanique à travers toute l’Europe.
21Décidément omniprésent, Alexander Langsdorff se fait même acteur dans le film Deutsche Vergangenheit wird lebendig (“le passé allemand revit”) au côté du directeur du musée de Préhistoire de Berlin, Wilhelm Unverzagt. Produit par la firme Kifo en 1936, ce documentaire est consacré aux fouilles réalisées sous l’égide de la SS sur le site de Nauen Bärhorst. Langsdorff y apparaît en grand uniforme SS, montrant notamment un décor de svastika sur un vase en céramique avec en voix off le commentaire suivant : “la croix gammée accompagne tous les moments héroïques de l’histoire allemande, comme elle a accompagné les peuples germaniques dans leur expansion historique” (cf. fig. 6). Dans la suite du film, on peut voir Langsdorff faire visiter le chantier à Heinrich Himmler, images qui illustrent parfaitement la proximité des deux hommes à cette époque.
22Enfin, ses nombreuses activités tant scientifiques que politiques n’empêchent pas Alexander Langsdorff de pratiquer des activités plus physiques. Outre qu’il excelle dans la pratique de l’équitation, il participe à des compétitions sportives paramilitaires et se voit ainsi attribuer l’insigne sportif de la SA (SA-Sportabzeichen) en bronze et l’insigne sportif du Reich (Reichssportabzeichen) en argent.
Missions diplomatiques
23En septembre 1936, Alexander Langsdorff obtient un congé auprès des musées de Berlin qui lui permet d’intégrer la Dienststelle Ribbentrop, cellule dépendant du parti nazi et créée en 1934 par Joachim von Ribbentrop (1893-1946). Cet organisme est conçu pour fonctionner en concurrence avec le très officiel ministère des Affaires Étrangères (Auswärtiges Amt) alors dirigé par Konstantin von Neurath (1873-1956) auquel Ribbentrop succédera en 1938. Au sein de la Dienststelle, Langsdorff travaille au sein de la Südostabteilung, cellule chargée du sud-est de l’Europe (Grèce, Balkans, Roumanie). À cette époque il devient un personnage très en vue, fréquente les plus hauts dignitaires du régime et les accompagne à l’étranger. Il participe ainsi à la délégation des chefs de la police allemande qui se rend à Rome du 16 au 22 octobre 1936 sous la direction d’Heinrich Himmler. Le petit groupe visite notamment les vastes installations sportives du Foro Mussolini sous la conduite de Renato Ricci, vice-ministre de l’éducation et chef de l’organisation de jeunesse fasciste des Balilla (cf. fig. 7). Lors d’un défilé, Langsdorff se trouve placé au premier rang de la tribune officielle, aux côtés de Benito Mussolini et du chef du service de sécurité SS, le redouté Reinhard Heydrich64.
24L’année suivante, Langsdorff retourne à Rome entre le 16 octobre et le 7 novembre 1937. Ce nouveau séjour dans la capitale italienne débute au côté de Himmler dans le cadre d’une nouvelle visite de la délégation de la police allemande, mais se prolonge ensuite par une mission diplomatique pour le compte de la Dienststelle Ribbentrop. Langsdorff travaille en effet dans ce cadre aux négociations qui aboutissent à l’adhésion le 6 novembre 1939 de l’Italie au pacte anti-Komintern, qui lie déjà depuis un an l’Allemagne et le Japon. Servant de secrétaire à Ribbentrop, il est notamment chargé avec son collègue Hermann von Raumer d’intégrer dans le texte du pacte les corrections nécessaires65. Son travail lui vaut d’être honoré d’une prestigieuse décoration italienne, l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare. Il est également de toutes les réceptions officielles et participe à un dîner chez le ministre italien des Affaires Étrangères, le comte Galeazzo Ciano, ainsi qu’à une soirée de gala en présence de Mussolini.
Disgrâce auprès d’Himmler et de Ribbentrop
25Au cours des années 1937-1938, la position d’Alexander Langsdorff évolue de manière défavorable. Tout d’abord, peut-être suite aux plaintes de Reinerth et Rosenberg, la direction de la cellule chargée des fouilles archéologiques auprès de l’état-major du Reichsführer-SS est confiée en mars 1937 à un géologue, Rolf Höhne. Langsdorff reste encore un temps attaché auprès d’Himmler, puis il est muté à la fin de 1938 au sein de l’institut scientifique SS Ahnenerbe, après un bref passage (1er novembre-15 décembre 1938) au SS-Hauptamt. Il n’est donc plus en contact direct avec Himmler mais dépend désormais du chef de l’Ahnenerbe, Wolfram Sievers. Langsdorff ne possède dans ce cadre que le statut très vague de chargé de mission sans affectation précise (Sonderbeauftragter). Il n’obtient même pas la direction de la cellule de l’Ahnenerbe s’occupant des fouilles archéologiques, car ce poste est occupé depuis avril 1938 par son collègue et ami Hans Schleif, avec lequel il a notamment travaillé en Égypte. De fait, il se trouve donc dépossédé de toute responsabilité tant administrative que scientifique au sein de la SS ; le bilan sur les fouilles qu’il signe en 1938 dans la revue de 1’Ahnenerbe constitue d’ailleurs sa dernière contribution à l’archéologie allemande66. On ne connaît pas les raisons exactes de ce qui apparaît comme une disgrâce évidente67. Outre le conflit avec Reinerth et Rosenberg, il est possible que Langsdorff l’inflexible se soit fait quelques ennemis dans l’entourage immédiat du chef de la SS. Dans ce cas, les nombreuses relations passées de Langsdorff avec des scientifiques d’origine juive (Jacobstahl, Steindorff, Herzfeld, Martiny, Ghirshman) ont pu servir d’argument contre lui. Par ailleurs, Himmler, féru d’ésotérisme, s’est certainement agacé du refus de Langsdorff de cautionner certaines dérives de la “mystique germanique” qui régnait alors à la SS. Cet agacement a pu être attisé par Wiligut, qui exerce alors sur le Reichsführer-SS une influence qui ne faiblira qu’à partir de 1939. Himmler avait cependant au départ une grande estime pour Langsdorff, puisqu’en 1935, il le jugeait “remarquablement sérieux et fidèle à la ligne (du nazisme)”68. Cette estime semble avoir dans une certaine mesure survécu à l’éviction de Langsdorff, puisqu’en janvier 1939 Himmler invite ce dernier au célèbre hôtel Kaiserhof pour une réception en l’honneur d’une délégation de la police italienne.
26Au même moment et de manière paradoxale, la nomination de Ribbentrop au poste de ministre des Affaires Étrangères du Reich en février 1938 va sonner pour Langsdorff le glas de sa carrière diplomatique. Comme beaucoup de ses collègues de la Dienststelle, il est abandonné par son ancien chef, qui refuse de l’intégrer dans son ministère. Par ailleurs, la Dienststelle ne traite plus après cette date que d’affaires subalternes. Si Langsdorff est présent à Vienne en mars 1938 lors de la réunion de l’Autriche au Reich, ce n’est que comme simple observateur et habillé en civil. Ensuite, il se rend à Athènes en mai 1938 avec un groupe conduit par le Dr Ley, le directeur du Front Allemand du Travail (Deutsche Arbeitsfront), mais il s’agit seulement d’une mission culturelle dans le cadre du bureau “Joie et Travail” (cf. fig. 8). Cette mise à l’écart par Ribbentrop, intervenant au même moment que sa disgrâce auprès de Himmler, pouvait faire craindre le pire pour la suite de la carrière de Langsdorff ; le destin va cependant en décider autrement.
Au Ministère de l’Intérieur
27Le 31 mars 1938, le ministre de l’Intérieur du Reich, Wilhelm Frick, convoque Alexander Langsdorff et lui propose de travailler pour lui en tant que membre de son état-major. Langsdorff accepte et sa nomination est effective le1er septembre 1938. L’intérêt de Frick ne doit rien au hasard : concurrencé par Himmler qui lui a confisqué le pouvoir sur les forces de police, il est sans doute ravi de récupérer à son profit un des collaborateurs les plus brillants du Reichsführer-SS. Ce poste consacre l’éloignement de Langsdorff de la SS, même s’il en reste membre, puisque Frick et le Reichsführer-SS se détestent. Mais il y a plus grave : en rentrant ainsi au ministère de l’Intérieur, Langsdorff accepte de participer de manière directe ou indirecte à l’appareil de répression nazi, notamment à l’application des mesures prises alors à l’encontre de la population juive. Langsdorff est opposé aux violences faites aux Juifs69 et on relève parfois son intervention au côté de Frick pour tenter d’aider certaines familles70. Il ne s’agit là que de cas ponctuels qui ne doivent pas masquer la terrible réalité, puisque la législation antisémite n’épargne alors aucun aspect de la vie quotidienne. C’est ainsi que Langsdorff signe le 29 novembre 1939 une note signalant que le sculpteur Pagels, auteur de bustes de Hitler, Goering et Hess, a une épouse juive. Le ministère de l’Intérieur en conclut qu’il faut cesser de s’approvisionner auprès de l’artiste71.
28Son rôle auprès de Frick permet à Langsdorff de retrouver les devants de la scène politique. Il accompagne le ministre aux séances du Reichtstag à Berlin ou bien dans ses déplacements dans les différentes provinces allemandes, ce qui lui permet de rencontrer de nombreuses personnalités ainsi que d’assister, le 14 février 1939, au lancement du célèbre cuirassé Bismarck dans le port de Hambourg. Frick et Langsdorff voyagent également à l’étranger (Hongrie en juin 1939) ou dans les territoires qui viennent d’être conquis par l’Allemagne (Sudètes en octobre 1938, Bohême-Moravie en mars 1939, Pologne en octobre-novembre 1939). Langsdorff a ainsi l’occasion d’approcher plusieurs fois Adolf Hitler. Le 13 avril 1939, Frick et lui sont conviés au Berghof, la résidence d’été du Führer, située à Berchtesgaden, dans les Alpes bavaroises. À la table du déjeuner, Langsdorff se trouve placé à droite d’Hitler et écoute ce dernier discourir à son habitude sur les sujets les plus divers, qu’il s’agisse de politique, de religion ou bien de ses souvenirs d’ancien combattant de la Grande Guerre. Le 28 avril suivant, Langsdorff revenu à Berlin est de nouveau convié à la table d’Hitler qui fait comme souvent à ses convives l’éloge de son régime végétarien72. Après le repas, les invités se voient gratifiés de la visite quasi rituelle de la salle contenant les maquettes des projets architecturaux d’Albert Speer.
La Seconde Guerre Mondiale : Norvège, France, Finlande
29Suite à la déclaration de guerre Alexander Langsdorff rejoint, avec le grade de lieutenant, le 310e régiment de la 163e division d’infanterie et participe à l’invasion de la Norvège. Transporté par avion à Odderoe le 11 avril 1940, il termine la campagne à Gjovik, où il reste jusqu’au 14 août 1940. Son unité rencontre peu d’opposition, puisque la3e division de l’armée norvégienne qui lui fait face capitule très rapidement ; Langsdorff doit ainsi s’occuper de surveiller pas moins de 900 officiers ennemis faits prisonniers. De retour en Allemagne le 16 août 1940, il divorce le 2 octobre 1940 et se remarie le 7 janvier 1941 avec Marlis Schneidewind, née Stockmann, de 18 ans sa cadette et avec laquelle il aura deux enfants73. Le 15 janvier 1941, il s’installe à Paris à l’hôtel Majestic, en tant que membre de l’état-major militaire en France occupée. Il parvient même à se faire accompagner par sa jeune épouse, qui est employée par le service de renseignement de l’armée, l’Abwehr, dont le siège se trouve à l’hôtel Lutetia. Langsdorff est affecté à l’Abteilung I chargée de l’administration générale, avec le rang d’Oberkriegsverwaltungsrat qui équivaut à celui de lieutenant-colonel. Il y travaille sous les ordres de Werner Best, connu comme l’un des principaux responsable des mesures prises dès octobre 1940 à l’encontre des Juifs français. Le travail de Langsdorff est plus pacifique, puisqu’il dirige la cellule Schule und Kultur (enseignement et culture). Dans ce cadre, il entretient bien entendu des contacts étroits avec la section chargée de la protection du patrimoine historique et archéologique (Kunstschutz), dirigée par le comte Franz Wolff-Metternich. Toutefois il ne travaille pas pour elle, contrairement à ce qui a pu être avancé parfois74. En matière d’archéologie, sa contribution se résume à quelques rapports succincts à l’institut SS-Ahnenerbe, notamment sur la collection Boucher de Perthes du musée d’Abbeville75 et sur les fouilles entreprises sur les mégalithes de Bretagne par son vieil ennemi Hans Reinerth. D’ailleurs, si Langsdorff visite lui-même le site de Carnac en mai 1941, le spectacle des menhirs et des dolmens le laisse indifférent : il semble à cette époque avoir laissé son passé d’archéologue définitivement derrière lui76.
30Revenu à Berlin le 25 juillet 1941, Alexander Langsdorff reprend son poste auprès du Ministre de l’Intérieur. Le 1er mai 1942, il part pour la Finlande où sa division est engagée contre les troupes soviétiques en Laponie, près du cercle polaire arctique. Il y alterne les fonctions de chef de la compagnie d’état-major et d’officier chargé des effectifs ; il gagne ainsi la Croix du Mérite de Guerre de première classe (janvier 1943) puis une barrette sur sa Croix de Fer de seconde classe (juillet 1943)77 (cf. fig. 9). Les conditions climatiques qu’il doit endurer sont particulièrement dures (30 degrés sous zéro en décembre 1942 !) mais le front est calme et les tâches militaires lui laissent le temps d’écrire plusieurs chapitres d’un roman, Der Schatzgräber (le chercheur de trésors). Rentré en Allemagne début septembre 1943, il ne rejoint que brièvement Wilhelm Frick à Prague78 où ce dernier est devenu Reichsprotektor de Bohême-Moravie ; il ne reste en effet dans la capitale tchèque qu’une quinzaine de jours (du 12 au 30 octobre 1943). De fait, Langsdorff semble s’être lassé de travailler avec Frick, qui ne lui confiait pas assez de responsabilités à son goût. Peu de temps auparavant, le 1er octobre 1943, il s’est entretenu personnellement avec Himmler. Celui-ci lui a proposé de travailler pour l’administration de l’armée allemande en Italie du Nord, qui est alors placée sous l’autorité de son ancien chef d’état-major, le SS-Obergruppenführer Karl Wolff. Langsdorff accepte immédiatement mais, pour des raisons inconnues, sa prise de fonction tarde à venir : il n’est nommé qu’en décembre 1943 et n’arrive en Italie qu’en février 1944 avec le rang de Militärverwaltungsabteilungschef, correspondant à celui de colonel79. Le 30 janvier 1944, il a été promu à un grade comparable dans la SS, celui de SS-Standartenführer. Entretemps, sa maison de Berlin a été partiellement détruite par un bombardement et il a évacué sa famille dans la région de Kladno, en Bohême centrale.
Dans l’Italie en guerre
31Depuis l’invasion de la Sicile en juillet 1943, l’Italie est de théâtre de violents combats qui menacent son inestimable patrimoine. Comme en France occupée, la protection de ce dernier est du ressort du bureau du Kunstschutz de l’armée allemande, qui possède depuis octobre 1943 une section italienne à laquelle Alexander Langsdorff est affecté. Dans ce cadre, il organise notamment une campagne photographique afin de documenter les monuments qui risquent de disparaître sous les bombardements80. C’est cependant pour une toute autre raison que l’action de Langsdorff en Italie va passer à la postérité. Sur l’ordre de son supérieur Karl Wolff, il supervise en effet en juillet-août 1944 l’évacuation des plus beaux chefs d’œuvres des collections des musées de Florence : 532 peintures et 153 sculptures sont ainsi convoyées vers l’extrême Nord de l’Italie, dans le Haut-Adige, pour être stockées dans la prison désaffectée de San Leonardo in Passiria ainsi que dans le château Neumelmans à Campo Tures81 (cf. fig. 10). Ce transfert, qui s’est fait sans l’accord des autorités italiennes, se situe à mi-chemin entre la protection et le pillage pur et simple, d’autant qu’aux trésors des musées florentins vient s’ajouter une prestigieuse collection privée de tableaux, appartenant au comte Contini. En fait, il s’agit là d’un élément important dans le double jeu mené alors par le général SS Karl Wolff. En rapprochant ces œuvres des frontières du Reich, il montre à Hitler sa volonté de les soustraire à l’avance alliée et laisse entrevoir la possibilité de les transférer en Allemagne ; en les conservant cependant sur le territoire italien il retarde un tel transfert et peut éventuellement se présenter aux Alliés comme un “sauveur”. Le 17 octobre 1944, Langsdorff tient d’ailleurs une conférence de presse à Milan afin de présenter cette opération sous un jour favorable. Quatre mois auparavant, il avait déjà rédigé à l’attention de ses homologues anglo-saxons une lettre soulignant l’action positive du Kunstschutz, dans laquelle il se rappelait également au bon souvenir de Sir Leonard Woolley qu’il avait connu lors de ses fouilles en Orient82. Ces opérations de propagande masquent cependant le fait que les autorités allemandes souhaitent de toute évidence garder un contrôle total sur les œuvres évacuées. Le directeur général des Beaux-Arts italiens, l’archéologue Carlo Anti, ne parviendra ainsi à visiter les deux dépôts du Haut-Adige qu’à la fin de novembre 1944 ; cependant, malgré ses nombreuses demandes auprès de Langsdorff, il n’obtiendra jamais l’inventaire détaillé des objets qui y sont stockés83.
32À cette époque, Alexander Langsdorff est également saisi d’une curieuse demande de Himmler qui souhaite localiser – et probablement s>approprier – la célèbre Couronne de Fer ayant servi au sacre de nombreux empereurs germaniques. Une rapide enquête fait apparaître qu’il s’agit d’une propriété du Vatican, ce qui semble avoir mis un terme aux prétentions éventuelles du Reichsführer-SS. Parallèlement à son activité au sein du Kunstschutz, Langsdorff travaille également pour l’état-major de l’armée allemande d’Italie. Le 29 avril 1945, il est décoré de la Croix Allemande en argent, l’une des plus hautes distinctions militaires nazie, destinée à récompenser l’excellence des services rendus au bénéfice de l’effort de guerre en dehors des zones de combat. L’armée allemande d’Italie capitulant le 2 mai, Langsdorff est alors fait prisonnier à Campo Tures et se montre “pleinement coopératif”. Il est longuement interrogé par deux officiers alliés chargés de la récupération des œuvres d’art, le lieutenant-colonel britannique Douglas Cooper et l’américain Deane Keller (cf. fig. π). Dans la vieille prison de San Leonardo, ces derniers découvrent "dangereusement serrés les uns contre les autres” des tableaux du Titien, du Caravage et de Bellini, ainsi que le diptyque d’Adam et Ève de Cranach “pudiquement caché sous un vieux couvre-lit”84. L’ensemble, évalué à quelques 500 millions de dollars, est soigneusement conditionné et transporté en grande pompe à Florence ; les œuvres ainsi “libérées” sont promenées en camion à travers la ville sous les ovations de la population. Expert en évasion, Alexander Langsdorff n’a aucune peine à échapper à ses geôliers pour la sixième fois de sa vie. Il franchit les Alpes, passe au Tyrol et gagne la région de l’Alpachtal où habite un de ses amis, un certain Ursin. Ce dernier lui procure des faux papiers et des vêtements civils qui lui permettent de rejoindre le nord de l’Allemagne, où l’attend son épouse Marlis85. Il semble que durant sa fuite Langsdorff ait contracté une grave infection ; il décède d’une embolie pulmonaire le 15 mars 1946 à 23 heures 10 à l’hôpital d’Eutin dans le Schleswig-Holstein ; il n’a que 47 ans.
Une vie extraordinaire mais un homme de son temps
33Le destin hors normes d’Alexander Langsdorff semble parfois sorti d’un épisode des aventures d’indiana Jones. On aurait cependant tort de le réduire simplement à un personnage archétypal de film hollywoodien et d’en faire une sorte de colonel Ernst Vogel86. Les publications qui mentionnent son travail en Iran insistent surtout sur la querelle qui l’a opposé à Herzfeld et il est même pratiquement absent de l’histoire des recherches sur Persépolis parue récemment87. Pourtant, c’est indubitablement Langsdorff qui, au côté de McCown, a mis en œuvre sur le site de Tall-i Bakun les méthodes de fouilles les plus modernes ; son apport à l’archéologie iranienne est donc loin d’être négligeable. La meilleure preuve réside dans le fait que McCown n’hésite pas à apposer le nom de Langsdorff au côté du sien sur la couverture de la monographie de cette fouille, bien que l’ouvrage soit paru à Chicago en 1942, alors que les États-Unis et l’Allemagne sont en guerre88. Ce réel talent pour la recherche scientifique se doit d’être souligné, d’autant qu’il se double d’un éclectisme remarquable : en quelques années, Langsdorff publie sur des sujets aussi divers et éloignés géographiquement que les œnochoés étrusques, le groupe C de Nubie ou bien l’habitat préhistorique de Cernadova, sur le Danube89. D’autres qualités ont été soulignées par les historiens allemands : Reinhard Bollmus cite ainsi sa “force de caractère” et son “courage”90 tandis que Michael Kater note que l’archéologue Joachim Werner le décrit encore bien après la guerre comme étant “intéressant, idéaliste et sympathique”91. Loin de se limiter seulement à être un brillant esprit, Alexander Langsdorff s’est effectivement révélé un soldat courageux lors des deux guerres mondiales et sur divers champs de bataille (France, Norvège, Finlande). Ce courage, il l’a d’ailleurs également montré lorsqu’il s’est opposé à certains membres influents du système nazi comme Wiligut, Reinerth ou Rosenberg – ce qui lui a probablement valu une disgrâce auprès d’Himmler pendant plusieurs années. Ces qualités se conjuguaient de plus avec des dons très variés, qu’ils soient littéraires, musicaux ou sportifs. Si l’on y ajoute un charme certain, Langsdorff possède donc indéniablement une aura romantique qui semble faire de lui une sorte de personnage picaresque à la Grimmelshausen92, transporté dans la tourmente des évènements de la première moitié du xxe siècle.
34S’il est évident qu’Alexander Langsdorff ne doit pas être envisagé sous le seul angle de sa carrière dans l’appareil nazi, il faut cependant se garder de l’absoudre trop vite. D’une sensibilité plutôt conservatrice (ce qu’indique sa proximité de pensée avec Ernst Jünger93) il n’en a pas moins approuvé une bonne partie du programme hitlérien, comme le confirme son adhésion au NSDAP en juin 1933. Son itinéraire politique doit cependant être replacé dans son contexte, car il est comparable à celui de beaucoup de ses compatriotes. Tout d’abord, Langsdorff est passé par le creuset idéologique du Wandervogel, qui l’a orienté tout naturellement vers le nationalisme. Ensuite, il a vécu la défaite de 1918 et les difficultés de l’Allemagne de l’époque de Weimar, qui l’ont amené à considérer Hitler comme un sauveur providentiel, d’autant plus facilement qu’il croyait au mythe du “grand homme”, qu’il soit de droite ou de gauche. L’ascension fulgurante qu’a connue sa carrière à partir de 1934 ne pouvait que conforter Langsdorff dans son aveuglement. En progressant dans la hiérarchie du système nazi, il a servi le régime au plus haut niveau, qu’il s’agisse de l’état-major de la SS, de la Dienststelle Ribbentrop ou du ministère de l’Intérieur. Dans ce dernier cas, il n’a pas hésité à devenir un des rouages du système répressif nazi et à contribuer à l’application des mesures antisémites. Pourtant, il a continué jusqu’en 1935 à fréquenter certains de ses collègues et amis d’origine juive, publiant avec Steindorff en 1934 et recevant Ghirshman à Berlin l’année suivante. En ce qui concerne Steindorff, Langdorff lui a d’ailleurs sans doute sauvé la vie en lui permettant de quitter très rapidement l’Allemagne en 1939. Cette attitude contradictoire envers les Juifs n’a cependant rien d’étonnant, puisqu’on la retrouve chez de nombreux autres Allemands de cette époque.
35De plus, si l’archéologie telle que la conçoit Langsdorff est rigoureuse et sans rapport avec les délires d’un Wiligut ou d’un Teudt, on aurait cependant tort de la croire neutre. Les conférences qu’il donne pour la SS ou bien le film Deutsche Vergangenheit wird lebendig dans lequel il apparaît sont de parfaits exemples des dérives de l’archéologie nazie, où sont mises en exergue les invasions germaniques et où les objets à décor de svastika sont instrumentalisés au profit du régime. Acteur de cette propagande, Langsdorff ne diffère pas de la plupart de ses collègues archéologues, dont une écrasante majorité n’a pas hésité à s’engager à des degrés divers au service du nazisme et de son idéologie94. Cependant, parmi ces derniers, il constitue une exception ; du fait de ses talents variés mais aussi d’une vie particulièrement riche en rebondissements et en aventures. Alexander Langsdorff est indiscutablement un personnage typique de sa génération, y compris dans ses contradictions. Il reste cependant unique en son genre et incarne donc bien, suivant les mots de Reinhard Bollmus, “une des personnalités les plus remarquables de l’histoire du nazisme”95.
Notes de bas de page
1 Jacobstahl & Langsdorff 1929.
2 Bollmus 1970,167-169 ; Kater 1974, 19-21 ; Juncker 2004.
3 Legendre 2009.
4 Notamment les informations et documents fournis par Mareile Langsdorff-Claus, fille d’Alexander Langsdorff, que nous remercions tout particulièrement pour son aide précieuse.
5 Helwing et Rahemipour 2011 ; Mahsarski 2011 ; Fuhrmeister et al. 2012 ; Mousavi 2012.
6 Alexander Langsdorff est par son père le cousin de Hans Langsdorff (1894-1939), commandant le cuirassé Graf Spee. Hans Langsdorff se suicide le 20 décembre 1939 à Buenos Aires (Argentine), après le combat infructueux de son navire contre trois croiseurs anglais lors de la bataille du Rio de la Plata.
7 Francke 1995.
8 Connu des spectateurs français pour son rôle dans le film La vie des autres (2006).
9 Devenu médecin, Hans Harmsen (1899-1989) fut un ardent partisan de l’eugénisme.
10 Selheim & Stambolis 2013.
11 Biehl & Staudenmaier 1996.
12 Langsdorff et Jünger se rencontreront d’ailleurs à Paris en mai 1943.
13 Archives Départementales du Vaucluse, R 507.
14 Croix de Fer de deuxième classe attribuée le 29 août 1919 et remise le 13 novembre 1919, Croix de Fer de première classe attribuée le 28 avril 1920 et remise le 27 mai 1920.
15 Langsdorff 1920. L’ouvrage connaîtra plusieurs rééditions en 1934, 1937 et 1942.
16 Rappelons que Langsdorff n’est pas un prisonnier de guerre évadé comme un autre, car il s’est soustrait à une peine infligée par un tribunal.
17 Les différents séjours de Langsdorff à Marburg et à Munich se répartissent ainsi : Marburg : semestre d’été 1922 – semestre d’été 1923 ; semestre d’hiver 1925/1926 – semestre d’été 1926. Munich : semestre d’hiver 1923/1924 – semestre d’été 1925.
18 Möbius 1974. Du fait de ses origines juives, Paul Jacobstahl (1880-1957) sera démis de sa chaire d’université par les nazis en 1935 et émigrera en Grande-Bretagne, où il enseignera à l’université d’Oxford.
19 Entre ces deux dates, Langsdorff travaille comme assistant aux musées de Kassel (avril 1927 à mars 1928) et de Berlin (avril 1928-été 1929).
20 Jacobstahl & Langsdorff 1929.
21 Le DAI (Institut Archéologique Allemand) organise la recherche archéologique allemande à l’étranger grâce à plusieurs antennes extérieures (Rome, Athènes, Le Caire...) mais aussi en Allemagne avec la Römisch-Germanische Kommission basée à Francfort.
22 Jacobstahl apprécie sans doute particulièrement la capacité de Langsdorff à collecter les données de manière la plus exhaustive possible ; lui-même avoue rassembler l’information de manière presque compulsive “tel un collectionneur de timbres”, cf. Crawford & Ulmschneider 2011, 136.
23 De Navarro 1930.
24 Crawford & Ulmschneider 2011, 135-136.
25 Bourse accordée le 12 juin 1929.
26 Professeur d’égyptologie à l’université de Leipzig, Georg Steindorff (1861-1951) sera persécuté par les nazis du fait de ses origines juives et émigrera aux États-Unis en 1939.
27 Steindorff 1934-1937.
28 Langsdorff 1932.
29 Roeder 1959.
30 Ne pouvant avoir d’enfants, le couple adoptera une petite fille, Annette Schaar, peu de temps après sa naissance le 4 octobre 1939. Alexander Langsdorff et Elisabeth Schlüter divorcent à la demande de cette dernière un an plus tard, le 2 octobre 1940.
31 Mousavi 2012. Ernst Herzfeld (1879-1948) est depuis 1920 professeur d’archéologie orientale à l’université de Berlin. Du fait de ses origines juives, il est obligé de prendre une retraite anticipée en septembre 1935 et part enseigner aux États-Unis (universités de Princeton et de New York).
32 Le site de Tall-i Bakun fait d’ailleurs actuellement l’objet d’une ré-étude par l’Oriental Institute de l’université de Chicago.
33 Langsdorff & McCown 1942.
34 “Rossignol” en persan.
35 Hennessey 1992,131. Alexander Langsdorff, qui joue également du violon mais aussi de la guitare, a eu tout le temps de perfectionner ses talents musicaux pendant sa longue captivité en France.
36 Mousavi 2012, 179. Cette volonté de contrôle prend parfois des proportions grotesques, comme lorsqu’Herzfeld interdit au voyageur et écrivain britannique Robert Byron (1905-1941) de prendre des photographies du site. Byron, qui disposait pourtant de l’autorisation des autorités iraniennes, racontera non sans humour l’incident dans son livre The road to Oxiana (1937).
37 Gunter & Hauser 2005, 30-31.
38 Helwing 2011, 63.
39 Cool Root 2005, 228.
40 Mousavi 2012, 180.
41 Sa candidature est parrainée par le dauphin d’Hitler lui-même, Rudolph Hess, ce qui semble indiquer que le jeune archéologue bénéficie de solides relations au sein du NSDAP.
42 Information figurant dans le curriculum vitae manuscrit fourni par Langsdorff à la SS, Bundesarchiv Berlin-Lichterfelde, RS / D 533.
43 Langsdorff étudie effectivement à cette époque à l’université de Munich.
44 Dans une lettre du 20 octobre 1931 à son ami Arnold Nödelke, Langsdorff écrit qu’il part en Iran car il n’a aucun espoir de trouver un emploi en Allemagne, cf. Helwing 2011, 63.
45 Journal d’Alexander Langsdorff, tome 3, manuscrit inédit.
46 Steindorff 1934-1937.
47 La procédure a été effectuée en un temps record : Langsdorff est sollicité par Steindorff au matin du 20 mars 1939 et le passeport est établi l’après-midi même. Steindorff quitte Leipzig le 29 mars et arrive à New York le 14 avril. Cf. lettre de Steindorff du 21 mars 1950, archives de l’université de Leipzig.
48 Mahrad 1999, 31 ; Gunter & Hauser 2005, 31-32 ; Renger 2005, 575-576 ; Helwing 2011, 63. Il faut noter que C. Gunter, S. R. Hauser et J. Renger soulignent le caractère erroné de certaines interprétations d’A. Mahrad, notamment du fait de son ignorance du contexte de cette lettre ainsi que de la complexité de la personnalité d’Herzfeld.
49 On a effectivement souvent reproché à Herzfeld d’avoir donné deux fragments de bas-reliefs de Persépolis au prince Gustave-Adolphe de Suède, mais ceci semble inexact, cf. Mousavi 2012, 183. Il est par contre avéré qu’Herzfeld a exporté illégalement des caisses d’objets archéologiques au profit de l’institut de Chicago, probablement en utilisant la valise diplomatique de l’ambassade d’Allemagne, cf. Gunter & Hauser 2005, 31.
50 Renger 2005, 575-576. La mesure prise envers Herzfeld est tout simplement le résultat de la mise en application des lois antisémites du 4 avril 1933.
51 Sur la foi d’une affirmation de R. Bollmus, nous avons évoqué une possible protection de Jacobstahl par Langsdorff ; cf. Bollmus 1970, 68 et Legendre 2009, 256. Il semble toutefois que cette possibilité soit purement hypothétique.
52 SS-Anwärter (candidat SS) le 28 octobre 1933 ; SS-Mann (soldat de deuxième classe) le 28 avril 1934 ; SS-Sturmmann (soldat de première classe) le 15 juillet 1934 ; SS-Rottenführer (caporal) le 9 novembre 1934 ; SS-Unterscharführer (sergent) le 30 janvier 1935 ; SS-Oberscharführer (adjudant) le 27 mars 1935. Source : Bundesarchiv Berlin-Lichterfelde, SSO 242 A et RS / D 533.
53 Ami de Langsdorff, Paul Gunter Martiny dirige jusqu’en avril 1935 la cellule chargée de l’archéologie au sein du service racial de la SS, le Rasse- und Siedlungshauptamt. Lorsqu’on lui découvre des origines juives par son grand-père maternel, il est obligé de quitter la SS et part travailler pour le DAI à Constantinople, cf. Leube 2007.
54 Juncker 2004.
55 L’institut scientifique SS Ahnenerbe (littéralement “héritage des ancêtres”) comptera jusqu’à 70 cellules s’occupant de sujets très divers, depuis l’histoire du droit jusqu’à la musicologie en passant par l’astronomie et l’archéologie. L’Ahnenerbe est également responsable des horribles expériences menées par les médecins SS sur des cobayes humains dans les camps de concentration.
56 Leube 2007, 97.
57 Halle 2002. Concernant les détails de l’activité archéologique de Langsdorff au sein de la SS, voir aussi Bollmus 1970 ; Kater 1974 ; Leube 2007 ; Schöbel 2002.
58 Bundesarchiv Berlin-Lichterfelde, OPG Akten F 109.
59 Halle 2002, 368 et 371.
60 Schöbel 2002, 348.
61 Juncker 2004.
62 Leube 2007, 97.
63 Kater 1974.
64 Un compte-rendu détaillé de cette visite est publié par le journal de la SS Das Schwarze Korps, no 44, 29 octobre 1936, 3 (“Besuch in Rom”).
65 L’Italie n’est théoriquement pas comprise dans le secteur d’action de Langsdorff ; Ribbentrop a sans doute fait appel à lui parce qu’il était déjà venu à Rome l’année précédente et qu’il parlait parfaitement l’italien. Hermann von Raumer, quant à lui, est un spécialiste de l’Extrême-Orient.
66 Langsdorff & Schleif 1938.
67 Kater 1974, 90 ; Halle 2002, 453.
68 Halle 2002, 360.
69 “Tout ceci n’est rien que du gâchis” écrit-il à propos des exactions perpétrées contre les juifs lors de la “Nuit de Cristal” des 9-10 novembre 1938. Journal d’Alexander Langsdorff, tome 4, manuscrit inédit.
70 C’est ainsi que le 27 octobre 1941, Langsdorff signe une lettre destinée à protéger la famille de l’écrivain Jochen Klepper, dont l’épouse était juive, cf. Rohm & Thierfelder 2007, 236.
71 Bundesarchiv Berlin-Lichterfelde, R 18 / 5144.
72 Journal d’Alexander Langsdorff, tome 5, manuscrit inédit. Dans un raisonnement pseudo-scientifique dont il est coutumier, Hitler explique à cette occasion que depuis qu’il ne mange plus de viande, il se déshydrate moins lors de ses discours !
73 Peter Désiré, né le 14 février 1942 et Mareile, née le 11 octobre 1943.
74 Heuss 2000, 219 ; Leube 2007, 97.
75 Legendre 2009, 256.
76 Journal d’Alexander Langsdorff, tome 6, manuscrit inédit.
77 Cette décoration lui est remise également en reconnaissance de ses états de service lors de la campagne de Norvège.
78 Bollmus 1970, 168.
79 Cette lenteur est peut-être due à une réticence de l’état-major de la Wehrmacht de voir son administration infiltrée par les officiers SS.
80 Schallert 2012.
81 Nicholas 1995, 299 ; Franchi 2012.
82 Nicholas 1995, 294.
83 Franchi 2012,121.
84 Nicholas 1995,315.
85 Bundesarchiv Coblence, N 1336 – 225.
86 Officier nazi du film Indiana Jones et la dernière croisade, incarné par l’acteur Michael Byrne.
87 Mousavi 2012. Langsdorff n’y est mentionné qu’une seule fois, dans la légende d’une photographie de l’équipe de fouille.
88 Langsdorff et McCown 1942. On ignore cependant la genèse de cet ouvrage, notamment en ce qui concerne l’origine des textes de Langsdorff qui y sont insérés mais qui ont dû être rédigés avant la guerre. Le journal de Langsdorff ne mentionnant pas cette parution, il est possible qu’il en ait ignoré l’existence.
89 Langsdorff & Nestor 1929.
90 Bollmus 1970, 168.
91 Kater 1974, 20.
92 Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen (1622-1676), auteur de Der abentheuerliche Simplicissimus Teutsch, paru en Allemagne en 1669 et inspiré des romans picaresques espagnols.
93 Lorsqu’ils se rencontrent à Paris en mai 1943, leur entretien se fait de toute évidence sur la base d’un socle idéologique commun.
94 Leube & Hegewisch 2002 ; Legendre et al 2007.
95 Bollmus 1970, 168.
Auteur
DRAC Auvergne-Rhône-Alpes ; jean-pierre.legendre@culture.gouv.fr
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