Les moulins en Gironde : aberrations géographiques, réalités historiques
p. 97-99
Texte intégral
1Pour qui parcourt la partie rurale de la Gironde (hors forêts landaises et zones marécageuses), le paysage est en quasi monoculture viticole. Et ceci est particulièrement net en Entre-deux-Mers, vaste plateau bosselé triangulaire entre les fleuves de Dordogne au nord, de Garonne au sud et la limite de l’Agenais (département du Lot-et-Garonne) à l’est. Le bâti consiste en petits villages et/ou hameaux mais surtout en maisons, manoirs, gentilhommières sinon châteaux isolés. Mais quelle surprise de voir bien souvent des moulins le long des ruisseaux et rivières, même au sommet des reliefs. L’immense majorité d’entre eux ne sont plus fonctionnels, ayant perdu leurs ailes pour les moulins à vent, parfois récupérés comme pièces connexes d’habitation mais plus souvent en ruines isolées.
2Il y a donc là une véritable distorsion dans un paysage où la nature n’existe plus que par le relief, ce dernier étant d’ailleurs habillé par l’action de l’homme. Des moulins au royaume des vignes : contradiction qui ne peut s’expliquer que par une (r)évolution économique qui a renversé les “vocations” culturelles, véritable témoignage d’un “duel” vigne-froment. Et ce phénomène est d’autant plus remarquable que dans les régions voisines (Landes, Agenais, Charentes) typiquement céréalières, les moulins, essentiellement les moulins à vent, n’existent guère et sont même absents du paysage agraire.
3En fait, la quasi monoculture viticole de la Gironde est une réalité relativement récente ; au début du xxie siècle, elle n’a guère qu’un siècle d’ancienneté. Car l’assimilation du vignoble bordelais au seul département de la Gironde date de la Belle Époque, phénomène confirmé à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, et jamais contesté depuis. La frontière départementale est aussi une frontière d’appellation viticole, une véritable limite entre les “Bordeaux” et l’extérieur ; comme elle l’est ainsi au nord avec la Charente-Maritime, à l’est avec la Dordogne et le Lot-et-Garonne. Car lorsque il s’est agi de protéger la marque “Bordeaux” des vins venus d’ailleurs, en l’occurrence de l’amont, les Girondins choisirent la limite administrative pour affirmer leur identité viticole. Et ceci au nom des “usages locaux, loyaux et constants” pour reprendre la formule de l’époque qui présidait aux délimitations des diverses appellations d’origine en cours d’élaboration en France. Et cela, même si cette réinterprétation était erronée, l’Histoire sur la longue durée étant vraiment bafouée. Car jusqu’au xxe siècle, le Bordelais rural était livré à une polyculture vivrière paysanne où la vigne n’était qu’un élément, certes très important, de la panoplie culturale. Et traditionnellement les vins dits de Bordeaux étaient les vins qui partaient par le port de cette ville mais provenaient d’un vaste arrière-pays.
4En réalité, les campagnes de Gironde témoignent d’une sorte d’antagonisme froment-vigne ou si l’on veut pain-vin, tous deux nécessaires à la vie quotidienne mais où le vin représente en plus de la boisson locale, la véritable source de revenus. Et cette situation de dualité agro-alimentaire ne s’explique que par une histoire politico-économique ancienne.
5Car l’appartenance personnelle du duché d’Aquitaine à la couronne anglaise pendant trois siècles (1152-1453) a tressé des liens commerciaux étroits avec les îles Britanniques. Ces dernières avaient en effet besoin de vins et n’en produisaient que de bien médiocres en raison de leur climat frais et surtout humide. Besoin de vin car l’Angleterre est encore catholique (la Réforme anglicane n’arrive que plus tard, avec Henri VIII) et utilise le vin pour le sacrifice de la messe. Et n’ayant pas encore conquis des colonies, les Anglais n’ont pas encore l’habitude des boissons chaudes d’origine tropicale, thé, café ou cacao. Ils sont donc dans la norme de la consommation alimentaire de leur temps, à base de pain et de vin. Détenant un territoire d’outre-mer, l’Aquitaine, au climat favorable à la culture de la vigne, l’Angleterre suscite en cette Aquitaine océane une puissante viticulture dont le produit lui arrive par bateaux après un voyage océanique de plusieurs semaines entre Bordeaux et divers ports insulaires, Londres principalement mais aussi Bristol et/ou des havres de la Manche. D’où l’existence de deux véritables flottes du vin, la première arrivant pour les fêtes de Noël, la seconde pour celle de Pâques, périodes de forte consommation. Il fallait pourtant bien se nourrir. Même si l’on faisait venir par bateaux des farines du nord de l’Angleterre par exemple, on gardait une partie du territoire pour les cultures céréalières. Encore faut-il faire une géographie plus précise car la vigne se situait au plus près des petits ports d’embarquement pour charger le vin vers Bordeaux d’où une plus grande importance de la vigne en vallée, “palus” en zone basse, “cote” sur les bordures escarpées. Par contre en plateau, comme en Entre-deux-Mers, la vigne s’accompagnait de frumentaux.
6Les textes puis postérieurement les cartes et statistiques diverses témoignent bien de cette répartition des cultures. Les cartes du xviiie siècle, par exemple “la carte de France” de Cassini et mieux encore “la carte de la Guyenne” de l’ingénieur Belleyme précédant les cadastres dits “napoléoniens” du premier tiers du xixe siècle donnent des localisations et des données chiffrées assez précises de cette polyculture viticole.
7Mais retenons celle du bel ouvrage de 1874 d’Édouard Féret1. Sur un million d’hectares de superficie totale du département, les vignes ne comptent que pour moins de 190 000 contre 168 000 pour les labours, 125 000 de landes, 292 000 de pins. Encore convient-il de remarquer que dans les vignes sont alors comprises des “joualles” : c’est-à-dire que les rangées de ceps sont complantées d’arbres fruitiers et non pas séparées par des bandes plus ou moins larges de céréales ou d’herbages.
8Et par ailleurs il n’est guère de communes qui n’abritent au moins une famille de meuniers. Car il faut bien assurer la consommation en farine à une époque où la nourriture de base reste le pain quotidien. Et les professions de meuniers et boulangers représentaient la catégorie artisanale numériquement la plus importante du Bordelais rural. Surtout que l’on pratiquait couramment l’échange blé-pain entre cultivateurs et meuniers, ce qui explique la fréquence des moulins dans le paysage où toute forme d’énergie, hydraulique ou éolienne, était mise à contribution.
9En fait, cette résistance de la polyculture vivrière était vigoureusement encouragée par le pouvoir central parisien représenté par l’intendant de Guyenne ; ce dernier ne cessait de lutter contre l’anglomanie viticole des Bordelais. Et ceci dans le souci d’éviter la fragilité nourricière du pays aquitain, à ses yeux trop livré à la viticulture.
10Car cette dernière était conquérante. Pour Jouannet l’augmentation de 14 % de la culture de froment entre 1815 et 1835 n’aurait pourtant pas suffi à la consommation locale2. Selon le même auteur, quelque 2000 moulins, valeur confirmée par l’étude de Vincent Joineau, rythmaient le paysage du département, dont une bonne cinquantaine dans le bassin hydrographique du Ciron3.
11Depuis l’époque médiévale les locaux, forts de leur commerce viticole vers le nord, et singulièrement les îles Britanniques, s’accrochaient à “la fureur de planter” selon l’expression péjorative de l’intendant Boucher. Et l’arrêt du Conseil d’État de 1725, d’ailleurs non suivi d’effet, prohibant toute nouvelle plantation de vignes sans l’autorisation du pouvoir monarchique suscita une véhémente réponse de Montesquieu lui-même. Tenant du libéralisme économique, il avançait aussi des arguments techniques : “le terroir est impropre à tout autre usage que celui de la vigne”, “les vignobles du Bordelais ne sauraient saturer un marché européen en pleine extension” ou encore “pourquoi rejeter tant d’acheteurs étrangers, en particulier les Anglais vers l’Espagne et le Portugal”.
12En fait, l’arrachage et l’interdiction de planter ne furent jamais appliqués et l’intendant Tourny le reconnaît lui-même en 1756, un an avant son départ de Bordeaux. Et les défrichements prônés dès le milieu du xviiie siècle pour encourager la céréaliculture profitèrent surtout à la vigne, notamment en Médoc. Mais la polyculture résistait cependant tant dans les grands domaines que surtout dans de petites tenures paysannes.
13C’est en fait la naissance officielle de l’appellation d’origine viticole “Bordeaux” au début du xxe siècle, confirmée dans l’Entre-deux-guerres, qui assura la victoire de la vigne sur les céréales. Car soucieux de préserver leur nom prestigieux de “Bordeaux” par des textes juridiques, les viticulteurs bordelais firent imposer la limite départementale de la Gironde avec les voisins de la Charente-Maritime, de la Dordogne et du Lot-et-Garonne, interdisant ainsi au Périgord, à l’Agenais et a fortiori au Quercy, à la Gascogne gersoise, à l’Albigeois l’accès à la marque “Bordeaux”. Dès lors le négoce des villes du Bordelais ne put s’alimenter en vin d’appellation que dans le département de Gironde. D’où une vague de plantation de vignes dans cet espace au détriment des autres cultures, pâturages par exemple, ou surtout frumentaires. Et de même d’intenses défrichements de landes et même de bois accompagnèrent la transformation des joualles en vignes pleines.
14De l’ancienne polyculture vivrière et de son paysage, ne demeurèrent plus que les moulins devenus inutiles, témoignant d’une économie fossile.
Notes de bas de page
1 Féret E. (1874) : Bordeaux et ses vins classés par ordre de mérite, Bordeaux : Féret et fils ; Paris : G. Masson.
2 Jouannet F. (1837) : Statistique du département de la Gironde, Paris, P. Dupont.
3 Joineau V. (2014) : Moudre les blés. Les moulins de l'Entre-deux-Mers bordelais (xie- xviiie siècle), Paris, Classiques Garnier.
Auteur
Professeur émérite à l’Université Bordeaux-Montaigne
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