Préface
p. 11-15
Texte intégral
1La Gironde ne serait-elle marquée, dans son histoire et dans son paysage, que par le vignoble, le grand large et le négoce international ? Plusieurs iniatives récentes, qu’elles soient celles d’associations, de particuliers, ou d’organismes en charge de la promotion touristique, sont là pour nous rappeler opportunément le souvenir discret mais omniprésent des moulins, aujourd’hui souvent enclavés dans un vignoble dont la forte emprise géographique est somme toute récente.
2C’est bien à partir des archives, publiques et privées, que Vincent Joineau vient, à l’issue d’une décennie de patient travail, de faire revivre les moulins ainsi que les meuniers de l’Entre-deux-Mers du xie au xviiie siècle. À partir d’un ample dépouillement de documents anciens inédits autant que d’un travail de terrain au long de treize vallées, maniant ensemble, ce qui est rare, les deux disciplines de l’histoire et de l’archéologie, il a pu atteindre dans le temps long où peu osent réellement s’aventurer, l’historicité de la technique et l’intense activité des moulins comme lieux de tensions, d’échange et de passage. Moudre les blés. Les moulins de l'Entre-deux-Mers bordelais (xie- xviiie siècles) ne pouvait rester ce beau livre destiné au public savant qui a pris place en 2014 dans la collection Histoire des techniques des Classiques Garnier. Il lui fallait un prolongement conçu à l’échelle de toute la Gironde, rejoignant le temps présent, et destiné à faire connaître de façon directe au public le “cœur des moulins” au-delà de leur apparence d’aujourd’hui, qui suggère souvent à tort l’idée d’un passé immobile.
3Les documents exposés dans la salle des voûtes des Archives départementales ont été sélectionnés en fonction de leur pouvoir d’évocation d’une histoire plus large que celle de l’Entre-deux-Mers. Il s’est agi au total d’évoquer bon nombre des quelque 2 000 moulins ayant existé dans l’actuel territoire de la Gironde, du Moyen Age aux années vingt et trente du xxe siècle, où l’installation à Bordeaux des Grands Moulins de Paris (1924) marque la fin d’une époque, celle des innombrables moulins devenus usines avec la Révolution industrielle du xixe siècle.
4“Objet patrimonial total” du xxie siècle selon le mot si juste d’Anne-Françoise Garçon, spécialiste de l’histoire des techniques et professeur à l’université de Paris 1, le moulin girondin est d’abord, comme partout ailleurs, un maillon d’un formidable équipement industriel, un moteur, le seul localement disponible pour fournir l’énergie nécessaire à la fabrication de la farine et donc à la fourniture du pain. Il est aussi très tôt susceptible d’usages associés, pour fabriquer le fer, le papier ou les draps. L’exposition montre tout d’abord l’implantation progressive sur tout le territoire et les formes diverses des moulins à eau, à vent, à nef, c’est-à-dire aménagés sur des bateaux. Au détour d’une gravure de Léo Drouyn, de mentions dans le cartulaire de l’abbaye de la Sauve-Majeure, de l’une ou l’autre de ces innombrables minutes d’actes où les notaires consignent le détail des arrangements financiers et plus largement matériels et pratiques, du plan de l’estey animant le moulin de Sainte-Croix, étonnant de fraîcheur en plein xviiie siècle, ou des spectaculaires productions techniques des arpenteurs des Ponts et Chaussées, les noms de Bagas, Peyrelongue, Daignac, Larmurey à Escoussans ou Lapouyade prennent allure palpable. Mais le moulin est aussi le lieu de toute une activité technique en perpétuelle évolution, loin de l’image d’un passé idyllique, champêtre et immobile que renvoient parfois les aménagements touristiques d’aujourd’hui. Cette activité justifie la deuxième partie de l’exposition. Ici, les documents évoquent le travail des nombreux artisans que mobilise le moulin pour son entretien et ses perpétuelles réparations. Les plans anciens, documents techniques, photographies et maquettes présentés permettent de visualiser précisément l’aménagement des retenues d’eau et écluses, et toutes les interventions qui font de la rivière aujourd’hui une pièce essentielle, inscrite désormais dans le paysage, de l’héritage meunier. Les réglements d’eau, le choix et la fabrication des meules, le nouveau développement spectaculaire des moulins à vent dans les années d’expansion de la deuxième moitié du xviiie siècle ont laissé laissé des traces documentaires abondantes, modestes ou spectaculaires. Le meunier est aussi chef d’entreprise, témoin ce Pierre Domec produisant en 1779 un état si précis des réparations au moulin de Brizard à Saint-Pierre-de-Bat, inestimable témoignage transmis par les archives privées. Le renouveau de la statistique d’État sous la Révolution, le Consulat et l’Empire, promise à une extraordinaire fortune archivistique aux xixe et xxe siècles, la création d’un Service hydraulique chargé de cartographier les lieux pour appliquer réellement une réglementation nouvelle (1848) et plus généralement le contrôle accru de l’État, ont laissé de nombreux témoignages qui suscitent l’émerveillement du chercheur mais aussi l’exercice de la critique. Un plan de la vallée de l'Engranne permet ainsi de suivre le cours de la rivière au long des six mètres de papier agencés et collés par les auteurs de relevés particulièrement précis, véritable photographie du cours d’eau constellé et même saturé de moulins au milieu du xixe siècle. La troisième partie de l’exposition s’attache au choc de la Révolution industrielle. Au travers du moulin de Porchères, témoin majeur de l'ère industrielle de la meunerie girondine et auquel reste attaché le nom de la famille Barrau, de celui de Laubardemont, de celui d’Abzac ou de celui de Monfourat voué à partir de 1835 à la production de papier, on perçoit le bouleversement économique survenu très tôt dans le xixe siècle. La minoterie a fait entrer la meunerie dans une nouvelle dimension, celle du commerce international. Après la Première Guerre mondiale, qui voit la mise en place de modes nouveaux de contrôle de l’économie et l’installation des Grands Moulins de Paris à Bordeaux qui suivit, la grande minoterie écrase un à un tous les moulins historiques girondins.
5En complément du catalogue des pièces, placé en annexe, et de la reproduction des plus significatives d’entre elles, qui l’émaillent, le présent ouvrage réunit les contributions de plusieurs historiens et érudits qui replacent le sujet dans le cadre de l'histoire économique et sociale de la région tout entière, du pays, et parfois de l’Europe. Vincent Joineau pose tout d’abord les cadres généraux d’une histoire et d’une géographie des moulins en Bordelais, Entre-deux-Mers, Libournais, Bazadais, ainsi que dans les Landes et le Médoc. Il dessine à cette occasion les contours de ce qu’est, de nos jours, l’héritage des meuniers. Jean-Bernard Marquette analyse un élément de la “jungle des comptes médiévaux”, plus précisément un registre conservé dans le fonds d’archives des Albret pour la fin du xve siècle, et qui permet de restituer en détail l’activité de plusieurs moulins. Ceux-ci – moulins de Nérac, Nazaret, Vianne, Barbaste et Padiern, Laroque et le Mas – représentent un élément de choix dans les revenus en provenance de la partie gasconne du domaine des Albret. La précision des données permet de combler en partie l’absence, pour cette haute époque, des baux eux-mêmes et de livrer des éléments uniques dans la région sur les finances transitant par cette voie. Jean Bernard Marquette s’interroge, au-delà, sur le fonctionnement et la gestion proprement dite des moulins, ainsi que sur leur aire d’approvisionnement. La contribution de Jean-Pierre Poussou porte sur l’insertion de la ville de Bordeaux et de sa région dans le commerce international des farines au xviiie siècle. Les recherches récentes qu’il a menées prolongent les intuitions de Paul Butel, qui incitait à s’interroger davantage, au-delà de la question du commerce du vin et des produits antillais, sur celle du marché de la farine, modifié complètement par l’expansion démographique et commerciale de Bordeaux à partir des années 1720-1730. Jean-Pierre Poussou confronte ses hypothèses avec celles de Vincent Joineau sur le problème du lien entre l’évolution de ce marché, de plus en plus large au point que les hautes sphères de l’État évoluent dans leur perception de la liberté du commerce en réfléchissant notamment sur le cas de l’Aquitaine, et l’évolution de la production locale. La contribution de David Redon et de Philippe Rallion nous fournit l’important dossier des moulins situés sur l’Isle et sur la Dronne. La plupart appuyés sur une fondation et une histoire ancienne, ils ont illustré notamment le foulage des textiles avant de connaître, lors de la Révolution industrielle, des destins brillants et variés où s’illustrèrent de fortes personnalités : utilisation, pour la première fois en France, du procédé Bessemer par Jackson à Saint-Seurin-sur-l’Isle ; vaste production de papier à Monfourat à l’époque de Voster, Legrand et Navarre ; huilerie de 450 employés dans le moulin de Laubardemont ; fabrication d’objets en caoutchouc au moulin de Reyreau aux Eglisottes. L’ouvrage se conclut avec les réflexions de Philippe Roudié qui apporte au sujet la vision du géographe. S’attachant au temps long et à l’évolution du paysage, Philippe Roudié porte un regard différent sur “l’antagonisme froment-vigne ou si l’on veut pain-vin”, et la tendance de fond qui au xxe siècle a fini par voir le triomphe d’une vigne omniprésente et le recul des moulins, au moins dans leur activité de production de farine, au point d’en faire les “témoins d’une économie fossile.”
6Comme on le voit, cette plongée au cœur des moulins, est l’occasion de conjuguer l’engagement des archivistes, des historiens et des géographes, et de ceux qui, aujourd’hui, bénévoles ou institutionnels, continuent de préserver et de faire vivre un patrimoine qui bénéficie indéniablement des faveurs d’un très large public. Que tous ceux qui nous ont aidé dans la réalisation de cette exposition et du catalogue qui l’accompagne, trouvent ici nos plus chaleureux remerciements. Que nos lecteurs et visiteurs puissent éprouver autant de plaisir que nous en avons eu à réaliser ce projet.
Auteur
Directrice des Archives départementales de la Gironde
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