Chapitre VI. Le concept de ville et ses formes de réalisation : une comparaison entre Éphèse et Pergame
p. 121-137
Texte intégral
La politique impériale
1Cet exposé relatif au développement de la société et à l’urbanisme conduit dans un premier temps à la conclusion générale et fondamentale selon laquelle chaque ville de l’imperium Romanum vécut son histoire propre sous la protection de la pax Augusta. En outre, non seulement il n’y eut pas d’uniformité correspondant aux grandes divisions culturelles de l’empire, mais même également à l’intérieur d’une seule et même province, et, dans ce cadre aussi, pour des villes qui, au premier abord, étaient de taille, d’importance et de renommée identiques. En conséquence, on se trouve pas en présence d’une masse amorphe de villes soumises mais devant des types différents, en quelque sorte des sujets particuliers qui se développèrent chacun à leur manière et furent remarqués en tant que tels par l’empereur, comme des unités se distinguant les unes des autres.
2A cela s’ajoute la question plus intéressante de savoir quels facteurs ont déterminé respectivement ces différentes évolutions. La réflexion générale livrée au début de l’étude (p. 15) se trouve ainsi confirmée “en détail”, dans la mesure où l’empire lui-même et la personne du souverain en question ont joué un rôle décisif pour la vie urbaine. Le climat politique général et les positions de principe d’un empereur devaient être connus des habitants des provinces. La munificence particulière d’Auguste, qui est à prendre en considération dans le contexte des conditions politiques et économiques des débuts du principat, ou la générosité inégalée d’Hadrien durent augmenter le nombre des délégations de la même manière que l’avarice notoire d’un Tibère la diminua : selon Suétone, la seule et unique marque de sa générosité fut son aide après le tremblement de terre de 17315. C’est effectivement dans la nature de la liberalitas principis qu’en dépit d’une institution permanente comme les frumentationes et des espérances en conséquence renforcées des bénéficiaires à l’égard du donateur, tous les actes de la générosité impériale ne s’en trouvaient pas moins soumis au bon vouloir du princeps316. La liberalitas ne résultait d’aucune attitude “sociale” envers une population dans le besoin et, dans ses manifestations, ne pouvait ainsi se transformer en aucune “institution” établie et permanente. Elle était bien plus un moyen politique d’attacher la loyauté spécifique de divers groupes à la forme du pouvoir du principat et à la personne du souverain. Malgré certaines habitudes et régularités qui se limitaient néanmoins à la générosité de l’empereur à l’égard de la population de la ville de Rome, la liberalitas ea ipsa ne pouvait en conséquence agir comme une pluie de bienfaits constante et régulière, mais était dépendante d’un enchevêtrement complexe de relations personnelles entre le donateur et le bénéficiaire. Par rapport aux souverains hellénistiques, le phénomène est d’autant plus net pour les empereurs romains que ces derniers, en raison de l’absence de concurrents de puissance équivalente, n’étaient en principe plus obligés de s’assurer de la loyauté des villes et des provinces au moyen de beneficia.
3Les villes savaient ou pouvaient apprendre à quel niveau leur propre cité se situait sur la grande échelle de proximité et de faveur de l’empereur. Cette correspondance par le biais de pétitions adressées au gouverneur ou à l’empereur et les réactions de ces derniers suivaient une “procédure" qui constituait en fait le noyau de la pratique politique romaine317. S’assurer les faveurs impériales, les renouveler ou les retrouver, dut être le but essentiel de chaque ambassade. Même sans exprimer la moindre requête ou plainte, ces ambassades transmettaient régulièrement leurs meilleurs vœux lors de circonstances particulières, en sondant à cette occasion la sympathie de l’empereur, sympathie à laquelle on pouvait le cas échéant recourir ultérieurement318. Par la force des choses, un esprit de compétition a dû jouer un rôle dans le cadre de ce rituel, marquer l’entrée en scène des délégués et impressionner l’empereur d’une manière positive ou négative. En l’absence de témoignages explicites qui pourraient confirmer un rapport direct, en règle générale nous en sommes réduits au stade des hypothèses qui reposent sur une réalité archéologique conservée fortuitement ou bien jusqu’à présent traitée seulement d’une manière marginale. L’empereur pouvait avoir une préférence pour une divinité particulière, dont le culte était confié à la ville en question. Il est de plus largement connu et prouvé que les “intermédiaires”, les intercesseurs ou, sous une forme institutionnalisée, les patrons de la ville jouaient un rôle décisif dans la formation de l’opinion de l’empereur.
4Parmi les nombreux autres exemples des possibilités d’un patronage effectif, la description faite par Flavius Josèphe des interventions fréquentes du petit-fils d’Hérode Agrippa1er et du fils de ce dernier, Agrippa II, en faveur des intérêts des juifs à la cour impériale est particulièrement significative319. Le rapport de Philostrate fournit la preuve la plus évidente de la concurrence et de l’hostilité entre les sophistes Polemon et Favorinus dont le premier enseignait à Smyrne et le second à Éphèse. L’amitié entre Hadrien et Polemon eut pour effet qu’Hadrien fit profiter Smyrne directement et de manière massive des ressources impériales, alors qu’il tourna le dos à Éphèse parce que, selon les mots de Philostrate, elle servait de lieu d’enseignement à Favorinus (voir supra p. 98). En dépit du deuxième temple de néocorie, paradoxalement la ville ne connut sous Hadrien aucun essor sur le plan de l’urbanisme et elle dut regarder avec envie en direction de Smyrne et bien sûr d’Athènes. Seule la personnalité d’Hadrien peut expliquer cet état de fait. Les Éphésiens nourrissaient à son égard les mêmes sentiments que ceux du rhéteur originaire d’Afrique, Cornelius Fronto. Celui-ci explique d’une manière franche à son prince d’élève, le jeune Marc Aurèle, sa position par rapport à Hadrien (Ad M. Caes., 2.1.1). Il aurait écrit de nombreux éloges en l’honneur d’Hadrien, non par amour sincère pour l’empereur, mais dans le souci d’adoucir ce dernier et de le réconcilier avec Éphèse. L’amour sous-entendrait une relation personnelle étroite et de confiance : dans la mesure où cette relation faisait défaut avec Hadrien, il lui avait certes manifesté sa déférence, mais sans pouvoir l’aimer. Quand, à un autre endroit (Ad. Ant. Pium, 5), Fronton identifiait le jour de l’accession au pouvoird’Antonin le Pieux comme celui de l’origine de son bien-être personnel, de sa dignité et de sa sécurité retrouvées, ces mots rappellent jusque dans le détail le message de soulagement et de rédemption donné par le décret du conseil des Éphésiens qui déclarèrent eux aussi l’anniversaire de la naissance d’Antonin le Pieux comme le symbole d’une ère nouvelle, un jour de fête pour la ville (voir supra p. 100).
5En raison de l’absence de constitutions générales et d’une systématique des décisions, il n’y eut en conséquence aucun traitement de type normatif des questions urbaines, l’élément personnel ayant bien plus un poids totalement subjectif lors de la concrétisation de la liberalitas impériale. On a ainsi cherché à identifier des personnages qui auraient pu jouer un rôle à cet égard dans le contexte de l’histoire de la construction.
6Le souverain pouvait mettre en marche le moteur de la construction de la manière la plus directe par l’intermédiaire de projets de construction auto-financés, ou bien par des avantages financiers qui permettaient le financement public des projets. Auguste avait fait don de deux canalisations d’eau à Éphèse et les ressources nouvelles de l’Artémision, dont il avait pourvu le sanctuaire avec la restitution des propriétés foncières, affluèrent sur son ordre dans les caisses de la ville et furent utilisées pour les travaux de voirie. La réaction en chaîne provoquée par le soutien impérial à des investissements privés qui s’effectuaient vraisemblablement à l’invitation concrète du souverain et en accord avec le gouverneur est illustrée par le fait qu’un particulier finança une portion de la canalisation, le spectaculaire aqueduc de la ville320. La décision prise par les Ephésiens sous Domitien (IK-Ephesos, 449) montre clairement comment les Σεβαστὰ ἔργα donnèrent une impulsion initiale à l’engagement local. En même temps, les cas dans lesquels l’empereur finançait uniquement les parties les plus onéreuses d’un monument (comme, par exemple, de coûteuses colonnes en marbre) prouvent une coopération étroite et l’interdépendance de l’engagement impérial et local321. C’est ainsi que des particuliers ont donné à Éphèse des colonnes pour des édifices par ailleurs vraisemblablement construits sur argent public. L’empereur Néron donna des sommes d’argent pour la réparation d’une canalisation d’eau, Hadrien fit des dons nombreux et variés à la ville à l’occasion de sa visite. Dans le cas d’Éphèse, je suppose que les phases d’intense développement de l’urbanisme bénéficiaient de l’aide directe de l’empereur, même lorsque nous ne disposons d’aucun témoignage explicite (Trajan, Antonin le Pieux, Lucius Verus). A l’inverse, l’exemple d’Hadrien illustre il est vrai le rôle de la personnalité du souverain dans l’encouragement impérial et son influence, à chaque fois spécifique.
7Les motifs et les causes d’une différence dans l’émulation impériale, discernables seulement dans leurs grandes lignes, ne sont que rarement connus de manière claire. Jusqu’à présent, nous ne disposons pour Pergame d’aucun témoignage d’un engagement impérial direct dans le secteur de la construction urbaine. Si l’on ne croit pas au hasard malheureux de l’état des sources, on pensera peut-être au patrimoine architectural déjà existant de la ville résidentielle hellénistique, mais on en sera réduit finalement au stade des hypothèses. Le fait que la ville ait été une célèbre victime du pillage des œuvres d’art par Néron dans les provinces orientales, et que les habitants se soient violemment opposés à ce vol impudent (un acte a priori impensable dans une ville où l’empereur avait lui-même investi des fonds), n’a sûrement pas été l’occasion mais plutôt déjà la conséquence d’un refroidissement des relations entre la ville et l’empereur, qui devrait remonter aux prédécesseurs de Néron. A son tour, cette situation pourrait contribuer à expliquer l’activité de construction particulièrement faible pendant tout le ier siècle. p.C., en opposition totale avec les autres villes d’Asie Mineure. La découverte de sources supplémentaires et de nouveaux travaux de recherche permettraient de savoir si ce phénomène doit être interprété comme une stagnation ou comme une phase de récupération après les temps difficiles de la fin de la République. Cet immobilisme prit fin cependant à l’époque de Trajan et Hadrien, avec un programme de construction gigantesque et soudain, qui ressembla à une nouvelle fondation de la ville et correspondit chronologiquement, sans doute pas par hasard, à l’accès des premiers Pergaméniens au sommet de l’aristocratie sénatoriale. Par contre, Ephèse vécut un développement plus continu, même s’il n’était pas tout à fait régulier, et profita de la faveur de différents empereurs : Auguste, Néron, Titus, Domitien et Trajan, puis à nouveau particulièrement Antonin le Pieux et L. Verus. Caracalla fut le dernier empereur sous lequel des marques de faveur répondant à des motifs personnels peuvent être attestées au bénéfice d’une ville ou d’un sanctuaire, ce que reflète également son itinéraire de voyages. Dans ce contexte, on comprend aussi mieux pourquoi Néron et Domitien étaient si populaires dans ces contrées des provinces orientales. Il est en effet possible de citer de nombreux exemples de leur aide concrète et des effets de cette aide. Les raisons de l’intérêt particulier des autres empereurs pour d’autres villes et les manifestations de cet intérêt, comme par exemple celui de Tibère pour Aphrodisias et celui de Caligula et Claude pour Milet, pourraient faire l’objet d’une étude complémentaire.
8Cependant, indépendamment des aides directes de l’empereur, la construction reposant sur des ressources privées ou publiques était impensable sans la bienveillance du souverain. De iure, aucune autorisation impériale n’était nécessaire dans le cas de fondations privées ainsi que dans celui des édifices publics, au moins jusqu’à une date tardive qui reste indéterminée. Les gouverneurs, voire l’empereur, étaient néanmoins de facto toujours au moins impliqués dans les grands projets de construction. Il en était ainsi en cas de désaccords dans une ville (assez fréquents à l’intérieur de la ville au sujet d’un projet de construction – la “demande d’aide” de Vedius Antoninus à l’empereur est un exemple souvent cité) ou en cas d’édifices et de terrains relevant des sacra (surtout concernant le culte impérial). Mais il s’agissait avant tout d’une nécessité fondamentale pour le donateur d’être soutenu par l’autorité impériale dans ses donations importantes et grosses de promesses pour l’avenir, sous la forme d’une confirmatio, qui devait garantir à long terme les objectifs de la fondation contre les interventions des gouverneurs et de l’administration urbaine322. La coïncidence chronologique frappante entre une activité de construction urbaine florissante et l’ascension progressive de la classe supérieure locale au sein de l’aristocratie impériale est également le résultat d’un encouragement indirect de l’empereur. L’admission dans l’ordre équestre ou sénatorial servit également de stimulant à un mode d’affirmation approprié de la position sociale, et particulièrement sous la forme de constructions. Dans le cas de la Grèce, A. R. Birley a récemment très bien souligné l’étroite relation entre d’une part la promotion de l’Athénien Herodes Atticus et celle du Spartiate Eurycles Herculanus, admis au Sénat par l’intermédiaire de l’empereur Hadrien, d’autre part l’enthousiasme du souverain pour Athènes et la Grèce en général, et l’essor architectural constaté dans toute la Grèce et singulièrement à Athènes323.
9En tant que moteur de la vie publique urbaine, l’évergétisme n’agissait par conséquent aucunement de manière absolue. Il n’était pas autarcique au sens socio-politique, mais soumis, dans toutes ses manifestations matérielles, ses concours et ses édifices, à l’autorité supérieure, le gouverneur et l’empereur. La bienveillance de ces derniers, qui variait en fonction de l’empereur et de la ville, incitait les cités et leurs financiers privés à briller au moyen de leurs propres réalisations, pour surpasser les autres villes et leurs notables, d’une manière collective ou individuelle. De son côté, une classe supérieure locale aisée et, avant tout, motivée offrait les conditions permettant à l’empereur de manifester son attention et ses faveurs à l’égard d’une cité déterminée. Dans le cas où la puissance financière locale faisait défaut, l’empereur pouvait au moyen de mesures appropriées améliorer une infrastructure insuffisante et la décoration monumentale. Mais, à l’inverse, aucune classe supérieure aussi riche et motivée soit-elle, n’était capable de réaliser un programme de construction contre la volonté de l’empereur.
La classe supérieure urbaine
10Les manifestations de la faveur impériale dans les deux villes entrant dans cette comparaison étaient aussi diverses qu’apparaît variée la typologie sociale de ces dernières. A ma connaissance, il n’existe pas encore d’études comparatives de ce genre, c’est-à-dire ayant vocation à définir des types. En revanche, une typologie urbaine définie selon les critères de l’histoire économique a déjà été établie, comme cela a été le cas pour les villes portuaires. Pour la première fois, Martin Zimmermann a en outre présenté les phénomènes de géographie du peuplement ainsi que du droit et de l’administration des villes de la Lycie centrale comme paradigme du rapport entre site portuaire et site intérieur324. Mes propres impressions, fondées sur la politique de construction et sur l’analyse du rôle des commanditaires d’édifices, devraient bien entendu reposer sur une base beaucoup plus large, que seule une histoire sociale et économique intégrale de Pergame et d’Éphèse pourrait livrer. Elles devraient néanmoins dans leurs grandes lignes correspondre à la réalité dans la mesure où une grande partie de la vie économique et de la structure sociale se reflète dans l’activité de construction. La fréquence et l’ordre de grandeur des générosités accordées par la classe supérieure locale ne peuvent être évalués qu’à partir d’une comparaison avec des phénomènes équivalents dans d’autres villes. C’est seulement sur cette base que l’on pourra tenter une typologie des couches supérieures de la population urbaine.
11Jusqu’à la fin du ier siècle p.C., Éphèse ne disposa d’aucune classe supérieure indigène dont les membres auraient été individuellement capables de financer la construction d’un édifice de prestige, marquant la physionomie de la ville, sous la forme par exemple d’une stoa, d’une porte d’enceinte monumentale, d’un temple ou d’installations thermales ou gymniques. La cause essentiel de cet état de fait est à rechercher très vraisemblablement dans l’orientation maritime évidente de l’économie éphésienne. La principale source de revenu de la classe supérieure locale (et donc sa richesse), ne reposait pas au premier chef sur de vastes propriétés foncières mais sur les ressources du négoce. Ces dernières étaient donc ainsi beaucoup plus sensibles aux crises et dépendaient davantage des conditions politiques que des fortunes immobilières se transmises sur plusieurs générations. A mes yeux, l’Artémision est la seule réalisation importante tournée vers l’intérieur des terres. Il s’agissait d’une véritable entreprise économique, dont les terrains s’étendaient dans la fertile vallée du Caÿstre et qui possédait ainsi vraisemblablement la plus grande et la meilleure part du territoire civique éphésien. L’importance de l’Artémision comme ressource financière de la ville, et en quelque sorte son rôle de relais à la générosité dans un premier temps relativement modeste des particuliers (par exemple pour l’entretien et le fonctionnement du gymnase), doit toujours être revue à la hausse. Il n’est donc pas étonnant que la ville et ses dignitaires se soient considérablement enrichis grâce à la vente des fonctions sacerdotales et autres prestations de service imposées au sanctuaire, ce dont rend compte le témoignage éloquent de l’édit du proconsul Paullus Fabius Persicus rendu sous Claude325. Aucune grande propriété foncière privée appartenant à un Éphésien ne peut être attestée au delà des environs immédiats de la ville. Dans la Vie de Damianos de Philostrate, il n’est fait pratiquement mention que des villae du riche Ephésien à proximité de la ville.
12Si la propriété foncière était absente comme source de richesse, les marchands éphésiens cédèrent d’abord le pas aux profiteurs de l’époque des guerres civiles, publicains italiens ou affranchis des grands hommes politiques romains, qui profitèrent des avantages de la situation d’Éphèse dans le contexte plus sûr du principat et s’installèrent de manière durable dans la ville. L’occupation d’un tiers seulement (même en calculant large) de la zone comprise à l’intérieur des murs d’enceinte d’Éphèse favorisa certainement l’afflux de groupes de population étrangère vers le milieu du ier siècle a.C.326. A la différence de Pergame (voir infra), il y avait donc ici ainsi de la place pour l’accueil d’une population immigrante en nombre important. Ce sont ces groupes qui, aux côtés de l’empereur lui-même, dominèrent d’abord la vie économique et contribuèrent non seulement au gigantesque essor de construction de la ville, mais également réalisèrent ce dernier dans le style pratiqué en Italie et dans les provinces occidentales. Non seulement les commanditaires d’édifices à titre individuel, mais également la ville en tant que telle s’effaçaient derrière ces fondations des cives Romani, marquées par leur caractère “italien”. De longues listes de donateurs nous ont été transmises indiquant des montants infimes (par comparaison avec Pergame), dans la mesure où il s’agissait de l’unique moyen de réunir des sommes considérables. Les plaintes du proconsul Fabius Persicus sur l’état déplorable des sanctuaires et des finances urbaines illustrent le champ limité de l’investissement public sous l’empereur Claude encore. C’est seulement sous Néron que la ville apparaît comme bailleur de fonds pour la construction d’un édifice encore tout à fait modeste, puis, sous Domitien, qu’elle assume la charge la plus lourde dans un programme de construction publique désormais impressionnant, prenant la forme de la construction de gymnases et de nymphées et de l’agrandissement du théâtre. On voudrait interpréter ce développement comme un signe infaillible de la prospérité croissante de cercles plus importants de la population urbaine, qui fit apparaître également à Éphèse au iie siècle des donateurs privés fortunés d’origine locale (comme Claudius Aristio, les descendants adoptés de Vedius Pollio et la famille de Flavius Damianos). Avec leurs bâtiments de prestige, ces donateurs ont sous Trajan lentement rattrapé l’activité de construction financée par les ressources publiques, qui était encore nettement dominante sous Domitien, pour l’éclipser complètement vers le milieu du iie siècle. Néanmoins, en dépit d’une tendance lentement décroissante, les investissements “étrangers” demeurèrent toujours un facteur décisif de la vie publique. Ils étaient opérés par des affranchis, par des archiereis du temple de la néocorie éphésienne originaires d’autres villes de la province, par des marchands égyptiens ainsi que par des sénateurs romains. Le point culminant fut atteint une fois encore avec la donation de Vibius Salutaris et avec la nouvelle construction de la bibliothèque de Celsus Polemaeanus. Pour cette raison, Éphèse n’était pas une ville démunie, mais elle ne comptait pas non plus parmi les villes les plus riches de la province d’Asie. Dion de Pruse (31.35) déclare sans équivoque les Rhodiens plus riches que les Éphésiens, ces derniers devant céder le pas, au niveau de la richesse, non seulement aux Rhodiens mais encore à d’autres villes.
13Le fondement social de la construction publique à Éphèse se reflète également au niveau de la datation et de l’ornementation artistique. Le début de la période du principat marque à Éphèse-clairement à l’inverse de Pergame, mais en conformité avec beaucoup d’autres villes, en particulier de la partie occidentale de l’empire – une césure franche dans le développement de l’urbanisme : le forum (l’agora civique) devient, par la construction de nouveaux bâtiments de prestige ou d’édifices dont le décor fut réaménagé, le centre du culte impérial. Il s’agit ainsi à Ephèse en premier lieu du nouveau temple dédié à Rome et au Divin Jules, de la basilique de l’agora civique financée par Sextilius Pollio, puis des grands monuments à arcades de l’agora commerciale ainsi que de l’aqueduc de Pollion. A Éphèse, on peut également constater une reprise consciente et majestueuse des édifices et des conceptions architecturales italo-romaines, phénomène observable d’ailleurs dans les provinces occidentales de l’empire. “On compense de cette manière le déficit d’une tradition qui fait défaut et on a part à la maiestas de l’empire”327. Le développement stylistique de l’architecture éphésienne s’est ouvert plus tôt aux influences de Rome et a progressé plus rapidement qu’à Pergame328. Un tel état de fait ne peut être compris qu’en raison du fort élément italien de la population, qui supporta financièrement ce programme de construction tout aussi bien qu’il en comprit le langage des formes.
14Éphèse avait aussi une valeur d’attraction d’un genre particulier pour les éléments “étrangers” de la population. L’administration provinciale romaine dont elle était le siège, bien sûr le port, où les magistrats romains en exercice en Asie Mineure foulaient pour la première fois le sol de cette partie de l’empire329, enfin l’Artémision en tant que banque de l’Asie (Dion Chr. 31.54), ces trois facteurs durent attirer de nombreuses familles aisées originaires de la province d’Asie ou étrangères à cette dernière. Des exemples ont été cités plus haut. Helmut Müller a souligné la fonction d’aimant de la ville lorsqu’il a présenté les théores féminins des Olympia d’Éphèse, qui possédaient certes toutes le droit de cité éphésien, mais qui, pour la moitié d’entre elles, ainsi qu’il a pu être prouvé, étaient issues de la classe supérieure des autres villes de la province330. Le port d’Éphèse n’était pas seulement la “porte” de l’Asie Mineure mais aussi une étape importante et un carrefour de la circulation des hommes et des marchandises entre la partie occidentale de l’empire, la Syrie et l’Égypte331. Ce caractère de ville portuaire aux groupes de population très fluctuants et le nombre des voyageurs de passage procurèrent à Éphèse d’une part la réputation d’être un lieu de divertissement simple et sans prétention et non un refuge de la philosophie (Philostr., V. Apoll., 4.2), et d’autre part la possibilité d’offrir la meilleure tribune possible pour une politique d’ostentation se voulant d’envergure “internationale”. Les caractéristiques adoptées localement en matière d’inscriptions honorifiques, de monuments, de manifestations cultuelles et de divertissements, pouvaient ensuite, dans un court laps de temps, être diffusées dans les régions les plus éloignées de l’empire. Il serait sûrement judicieux de consacrer une étude particulière aux inscriptions honorifiques dédiées à Éphèse en prenant en considération le lieu où elles étaient dressées, le type du monument et la catégorie sociale des dédicataires et des dédicants. C’est au moyen de cette extraordinaire publicité que les Éphésiens satisfaisaient aux exigences de gratitude et de pouvoir de leurs bienfaiteurs. Ils se sont néanmoins certainement trouvés plus d’une fois devant le dilemme suivant : accepter un bienfait proposé, avec le risque de dépendre de manière trop évidente d’une riche famille, ou bien le refuser, ce qui pouvait comparativement provoquer un retard dans le luxe des équipements de la ville par rapport aux autres cités. Nous connaissons bien des situations semblables pour la période hellénistique, lorsque par exemple le roi Eumène II lia une donation considérable à la confédération achéenne à l’exigence d’un renouvellement de l’alliance qui les liait, déclenchant par là-même une tempête de protestations de la part des Achéens332. Les conflits attestés à Éphèse entre Claudius Aristio et les Vedii d’une part, la ville d’autre part, n’ont sans doute pas d’autres causes profondes.
15Sur le plan de l’histoire sociale, Pergame se distingue le plus d’Éphèse par le fait que, dans la résidence des Attalides, les Italiens et les Romains issus de la partie occidentale de l’empire ne jouaient aucun rôle décisif dans les attitudes idéologiques et économiques de la classe supérieure. Sur les quelques 4 000 conservées, le nombre infime d’inscriptions rédigées en latin en est un premier indice irréfutable333. On constate donc à Pergame l’absence d’un groupe pratiquant le latin ayant un poids social réel, soit que ce groupe ait été en nombre trop restreint, soit que les Italiens installés à Pergame se soient rapidement ouverts à la langue, à la culture et à l’esprit de cette ville résidentielle, pratiquant ainsi l’acculturation – à moins que les deux réponses ne soient valables simultanément. Le passage souvent cité du discours tenu par Cicéron en 59 pour la défense de Flaccus, dont on a toujours déduit l’existence d’un contingent important de citoyens romains établis à Pergame, ne va pas à l’encontre de cette thèse. Aux côtés de Smyrne et de Tralles, la ville est mentionnée comme l’un des nombreux exemples de cités à forte population romaine et comme l’un des chef-lieux d’un conventus iuridicus. Le discours de Cicéron adressé au chevalier romain Decianus ne donne qu’une indication assez générale sur les possibilités de faire du commerce en Asie. Le grand nombre de cives Romani à l’intérieur d’une ville précise ne constitue pas en soi un argument et ne devrait pas être pris au pied de la lettre pour la ville en question334. Dans un court résumé sur les inscriptions de l’Asklépieion, Christian Habicht s’est exprimé sur le sujet de la diffusion du droit de citoyenneté romaine à Pergame et a mis en évidence, au sein de la classe supérieure locale, le statut pratiquement unique de pérégrin, surtout pour le début du principat. Cette situation ne se transforma qu’à l’époque d’Hadrien, au profit de la citoyenneté romaine335. Dans le cas des cives Romani, il convient par ailleurs de savoir s’il s’agissait en majorité d’anciens Italiens ou de leurs descendants, ou bien de Pergaméniens de souche qui devaient la citoyenneté à l’obligeance d’un riche patron romain ou même de l’empereur. Les faits sont relativement clairs en ce qui concerne les Romains dotés d’un gentilice impérial, du moins lorsque ceux-ci portaient un cognomen grec336. Dans le cas des gentilices non impériaux, la question de l’origine est beaucoup plus difficile à trancher et, là aussi, la prudence s’impose quant à l’hypothèse a priori de l’origine italienne. La gens Silia, dominante au iie siècle, peut difficilement se référer à des ancêtres italiens si, comme il est vraisemblable, une prytane Silia Ammion, fille d’Asklepiadès, doit être comptée au nombre de ses ancêtres337. Le même raisonnement vaut pour les Otacilii, dont le représentant le plus ancien que nous connaissions, un Cn. Otacilius Chrestus, vivait à la période augustéenne338. On voit donc se réduire le nombre des habitants romains de Pergame pour lesquels on supposerait le plus facilement une origine italienne339. et ces derniers n’apparaissent jamais dans une position et une fonction dominante au sein de la communauté, encore moins en tant que donateurs en vue de la construction d’édifices.
16A l’inverse de celle d’Éphèse, la société de Pergame se révèle très fermée, traditionaliste, plus réticente qu’ouverte aux influences italo-romaines dans tous les domaines de la vie publique. Ceci est dû vraisemblablement au fait que le territoire de la ville hellénistique était occupé en totalité, ce qui, ne serait-ce que pour des raisons d’espace, rendait très difficile ou pratiquement impossible aux nouveaux venus l’acquisition d’un pied-à-terre. Si, à Éphèse, la zone d’implantation put s’étendre de manière continue suivant les phases de développement à l’intérieur de la vaste aire comprise dans l’enceinte de la ville (voir p. 22), l’histoire de l’occupation humaine de Pergame se présente comme le produit de la volonté du souverain. Eumène Il avait projeté et réalisé une ville résidentielle entièrement nouvelle, de trame orthogonale, à l’intérieur d’une enceinte élargie et construite par ses soins. Les modifications ne se manifestèrent pas sous la forme d’un agrandissement de la superficie, mais dans le sens d’une réévaluation qualitative des quartiers résidentiels déjà existants. Depuis les guerres de Mithridate jusqu’à une période bien avancée de l’empire, on a pu constater un aménagement très ambitieux et luxueux de ces quartiers résidentiels340. dont les responsables ne doivent naturellement pas être cherchés parmi une population immigrante très hétérogène, mais au sein d’une classe bourgeoise ambitieuse, fortunée (à nouveau) et déjà bien établie sur place. Les étrangers avaient surtout la chance d’acquérir un terrain à l’intérieur de la ville lorsqu’ils disposaient des relations indispensables, c’est-à-dire s’ils disposaient d’argent et d’influence. Seule une “élite” de la population d’origine italienne put prendre pied à Pergame. On exigeait d’elle dès le départ une grande aptitude à l’acculturation, ce à quoi elle était cependant aussi disposée, puisqu’elle aspirait à appartenir au centre de la culture et du savoir hellénistique. Ces gens étaient déjà fortunés et ceux qui s’installèrent à Éphèse voulaient s’y enrichir davantage.
17C’est seulement à partir du moment où certaines conditions furent remplies qu’un immense et exceptionnel projet d’urbanisme, certes marqué par l’influence romaine, mais lié comme auparavant à l’histoire vénérable de la ville, fut réalisé à Pergame. Il fallut en effet attendre l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération d’empereurs eux-mêmes d’origine provinciale et les modifications de l’aménagement urbain rendues nécessaires à la suite de l’essor du culte d’Asklépios. Les Pergaméniens comprirent ensuite que le simple maintien des traditions favorisait une stagnation qui rejetait la ville au dernier rang des nombreuses cités prospères d’Asie Mineure. Un climat politique favorable dut ensuite être mis en place, mettant en harmonie avec les nouveaux rapports de pouvoir un passé prestigieux, égal à celui de Rome. Si le temple impérial de l’époque de Trajan et Domitien dominait par sa position et en tant que référence architecturale la nouvelle ville romaine, il n’en restait pas moins un élément constituant de l’acropole pergaménienne réalisée par les Attalides. Ce n’est pas un hasard si, en même temps, quelques notables firent à nouveau consigner des lois et règlements édictés pendant la période royale341. L’absence pratiquement totale de sources épigraphiques et archéologiques sur la ville basse d’époque romaine nous empêche d’appréhender de manière plus concrète ce phénomène au plan de la vie quotidienne.
18Néanmoins, le matériel épigraphique conservé reflète de façon évidente la volonté de la ville en question de n’accepter qu’une forme particulière de l’ostentation personnelle, accordée à un groupe précis d’individus. Les affranchis, qui jouaient un grand rôle à Éphèse, n’apparaissent pas ici en tant que commanditaires d’édifices. La seule exception que je connaisse semble confirmer la règle : il s’agit en premier lieu d’un affranchi de l’homme le plus célèbre de la ville, A. Iulius Quadratus, qui construisit ensuite, si l’inscription est restituée correctement, un temple pour Apollon (?) et Asklépios non pas de manière indépendante, mais au nom de son illustre patron342. Dans l’Asklépieion, seuls deux affranchis sont mentionnés par les inscriptions, l’un comme donateur d’un autel votif qui sort déjà de la norme par l’emploi de la langue latine, l’autre en tant que personne honorée au titre d’affranchi impérial et fonctionnaire de l’empire. Ces deux individus ne sont dans aucun cas des Pergaméniens et les deux textes ne datent que du iiie siècle. A mon sens, il n’existe à Pergame aucune inscription honorifique dédiée par un affranchi. Une manifestation d’ostentation personnelle d’un affranchi, même impérial, serait complètement inimaginable sous la forme d’une porte d’apparat à la manière de celle de Mazaios et Mithridatès à Éphèse. Outre le cas des affranchis, il semble qu’il ait été particulièrement difficile aux étrangers (pour ne pas dire impossible) de s’immortaliser dans cette ville au moyen d’un monument. Aucune construction financée par un donateur non natif de Pergame n’a encore été attestée jusqu’à ce jour. Même les bases de statues dressées dans l’Asklépieion, pour autant qu’elles aient été offertes par des non-Pergaméniens, datent de la deuxième moitié du iie siècle au plus tôt, et leur érection nécessitait non seulement un décret préalable du conseil et du peuple, mais également l’intervention de personnalités très haut placées, par exemple ayant rang de sénateur343.
19On ne peut se défendre de l’impression selon laquelle les Pergaméniens ont conduit leur politique de construction publique de manière dirigiste, très conservatrice et marquée par la tradition. L’activité de construction, très concentrée sur le plan chronologique, mais éclipsant par ses dimensions celle des autres villes, avait visiblement besoin d’un tel dirigisme aussi bien sur le plan des mentalités qu’au niveau de la réalisation pratique. Ce dirigisme est perceptible également pour des périodes lors desquelles on était attaché à une image traditionnelle de la ville, un comportement qui n’apparaît clairement que par comparaison avec d’autres villes. L’époque du principat ne laissa pratiquement aucune trace sur la physionomie de la ville de Pergame. A l’inverse d’Éphèse et de bien d’autres villes de l’empire, aucun nouvel espace public ne fut conçu, au plan architectural, pour le culte impérial en tant que centre religieux et politique. Tandis qu’Éphèse se développa par la suite avec des interruptions et plusieurs moments forts, mais de toute façon d’une manière plus continue que Pergame et atteignit seulement sous Antonin le Pieux le niveau des réalisations architecturales qui était celui de Pergame, cette dernière ville rattrapa brutalement cent ans plus tard tout ce que les autres cités avaient connu en matière d’évolution urbanistique. D’un seul coup apparut à côté de la résidence hellénistique le pendant romain, conçu sur un plan en damiers, dominé au plan visuel et conceptuel par le temple provincial dédié au culte de l’empereur Trajan.
20Cette politique fut menée par une classe supérieure urbaine qui, d’après tout ce qui a été dit jusqu’à présent, doit être qualifiée de très élitiste et qui vécut, non seulement sur le plan des conceptions mais également au plan matériel, du passé prestigieux de la ville et de son royaume. Liés par des mariages, les descendants avérés de l’aristocratie pergaménienne et ceux de l’aristocratie galate, ainsi sans doute que ceux d’un corps bien établi de magistrats et d’officiers, durent, par delà les générations, conserver la plus grande partie de leurs propriétés familiales, réparties dans un cadre dépassant la région. On a pu attester l’existence de vastes propriétés s’étendant au delà de la Lydie jusqu’en Phrygie et en Lycaonie. A Pergame, la fortune ainsi amassée et le prestige social qui lui était lié devaient certes être concentrés entre les mains de quelques familles, mais correspondaient au centuple de ce que pouvaient offrir les plus riches des citoyens éphésiens. L’accession, bien marquée dans le temps, de l’oligarchie locale au rang sénatorial en est un indice évident, déjà maintes fois cité. Les notables de Pergame possédaient en raison de leur origine, de leur fortune et de leur réseau familial une bien meilleure position de départ que ceux d’Éphèse et furent en fait en avance d’un siècle. Il est à noter qu’ils s’engagèrent financièrement dans le gigantesque programme de construction de leur ville natale au moment même où, dans les premières décennies du iie siècle, ils atteignaient le sommet du Sénat impérial, c’est-à-dire le rang de consulaire. On a déjà remarqué (voir p. 114) que lors de la phase finale de leur ascension sociale, les élites locales d’Éphèse, comme également celles d’Italie, avaient justement tendance, pour le moins, à s’éloigner de la vie publique de leur ville. Cette phase ne débuta cependant à Éphèse que vers la fin du iie siècle, lorsque se perdent également les traces des familles sénatoriales de Pergame dans la ville des Attalides (voir p. 112). A Pergame coïncidèrent d’abord un besoin de rattrapage de la construction urbaine et l’existence d’une classe sociale supérieure prête pour le Sénat, voire le consulat, qui était capable et désireuse de supporter les coûts des programmes de construction. Elle poursuivait en même temps la tradition de l’architecture “souveraine”, maîtresse d’elle-même, non seulement sur le plan des ressources financières mais également sur celui des donations individuelles à caractère personnel. A l’inverse d’Éphèse, la cité même de Pergame représentait une donnée négligeable dans le financement de monuments. Le seul exemple existant, selon moi, est la porte de l’époque de Trajan, sur la via tecta. Étant donné la fortune “royale” de certains concitoyens, l’engagement de la ville n’était ni d’usage ni d’ailleurs exigé. La fierté de la ville était (encore une différence avec Éphèse) de ne pas devoir être redevable aux donateurs étrangers en marque de gratitude. Pergame dut regarder Éphèse avec condescendance, comme on peut l’observer encore aujourd’hui dans les préjugés de deux villes rivales. Éprouvant un sentiment de supériorité évident, la ville était également trop fière pour s’abaisser à se mêler aux querelles de préséance acharnées entre Éphèse et Smyrne, et elle aspira à une position neutre344. Pline l’Ancien (Nat., 5.126) qualifie la ville résidentielle de longeque clarissimum Asiae Pergamum. Elle se distinguait concrètement de beaucoup d’autres villes d’Asie par une mentalité marquée par une histoire et une tradition vénérable et par une architecture grandiose. Au côté de Smyrne, Éphèse brillait comme une alterum lumen Asiae (ibid., 5.120).
21Trois villes de l’est de l’Espagne, Barcino (Barcelone), Tarraco (Tarragone) et Saguntum (Sagonte), aux classes supérieures urbaines desquelles G. Alföldy a consacré une étude, constituent un point de comparaison avec les cités d’Asie Mineure traitées ici345. L’auteur a observé des différences significatives, mais pouvant s’expliquer par le caractère spécifique des élites locales, lequel trouve son origine dans l’histoire respective des trois villes. Selon le mythe, Sagonte serait une colonie fondée par des Grecs venant de Zacynthe, renforcée par des Latins d’Ardée ou, selon une autre version, une fondation d’Héraklès. L’origine de la ville remonterait en tout cas bien au delà de la date de la fondation de Rome. Le tait que la ville demeura au côté de Rome en 219 a.C. avec une fides inébranlable resta dans l’histoire et témoigne d’une conscience très profonde de sa propre valeur. Barcino passait pour être Scipionum opus, une ville dont la plus grande partie de la population était constituée d’immigrants de condition sociale inférieure venant d’Italie, en majorité des affranchis ainsi que des étrangers. Les sources livrent de Sagonte l’image d’une société extrêmement attachée aux traditions, “fermée”, pour ainsi dire statique, dans laquelle il n’existait aucune mobilité. Si, au début du iie siècle, l’affranchi d’un puissant sénateur pouvait, dans un cas analogue à celui d’Éphèse, enregistrer à Barcino au moins dix statues honorifiques à son propre compte, on constate par contre à Sagonte l’absence totale des affranchis en tant que groupe organisé ayant une façade sociale. En outre, par rapport à Tarraco, à Sagonte le nombre plus élevé de sénateurs, qui en outre apparaissent plus précocement, ne frappe pas autant que le nombre des sénateurs pergaméniens par rapport à ceux originaires d’Éphèse. Le déclin relativement précoce de la ville, débutant dès vers la fin du iie siècle, caractérise Sagonte, ce qui accuse encore davantage le contraste existant avec Tarraco et Barcino par rapport à celui opposant Pergame et la dynamique ville d’Éphèse. On reconnaît ainsi des schémas de base particuliers à partir desquels on peut lire les situations et les évolutions typologiques urbaines, qui peuvent présenter des spécificités suivant la localisation géographique, l’histoire, la population ou l’économie des cités respectives.
22En dépit de toutes les différences de mentalité et de structure sociale, ni Pergame, ni Éphèse, de toute façon beaucoup plus marquée par l’influence italienne, ne pouvaient cependant se soustraire à une tendance de l’urbanisme touchant tout l’empire, qui fixa de nouvelles priorités à l’égard des espaces publics. Pergame fut du reste touchée un siècle plus tard qu’Éphèse. L’argent affluait d’abord de préférence dans le revêtement des voies, dans les nymphées, dans les portiques, les lieux de rencontre quotidienne désormais transformés, grâce à leur confort, en un “symbole culturel pour le bien-être général des citoyens”346. Viennent ensuite les thermes, les gymnases, l’entretien des théâtres et des stades, la plupart déjà assez anciens. J’ajoute également à la liste l’Asklépieion, une gigantesque entreprise de loisir et de divertissement, alors que les anciens centres politiques, l’agora, perdaient de leur importance. A Pergame, l’agora supérieure conserva pratiquement inchangé jusqu’à l’époque impériale romaine l’aspect qu’elle avait acquis au iie siècle a.C., son rôle exclusif de centre politique n’étant du reste pas assuré. L’agora de la cité d’Éphèse connut sous Auguste (et seulement sous cet empereur) un essor de la construction qui, outre les équipements urbains, constitua avant tout l’expression politique et religieuse du nouveau régime du principat. Le seul monument tardif digne d’être nommé sur l’agora civique, un nymphée de la période flavienne, tournait le dos à la place et avait sa façade orientée en direction du temple de la néocorie de Domitien. Ce phénomène de déplacement du point fort de l’urbanisme trouve également un parallèle dans la partie occidentale de l’empire. L’espace public ne correspond plus au centre traditionnel, marqué par les rituels politico-religieux, mais se trouve dispersé dans des lieux de rencontre fortuits, décentralisé en divers quartiers de la ville, là où les terrains étaient le meilleur marché. La situation des grands édifices éphésiens de la moitié du iie siècle le montre d’une manière particulièrement nette, avec le temple d’Hadrien au centre d’un quartier portuaire dominé par des thermes, des théâtres et des stades, ou bien les deux gymnases placés aux extrémités respectives de la ville, qu’un seul et même commanditaire fit ériger simultanément. Le forum attribué à Pergame à la ville basse de l’époque de Trajan et Hadrien ne peut pas être localisé à partir des bâtiments exceptionnels et caractéristiques, mais uniquement à partir de la restitution des principaux axes de circulation vraisemblablement à l’ouest de la “cour rouge” (fig. 11, no 7). Placé au-dessus et à l’extérieur de la nouvelle ville, le Traianeum constituait de manière encore plus évidente, si l’on peut exprimer les choses de cette manière, le centre désormais seulement symbolique, au plan cultuel et politique, de la nouvelle ville.
23Pour ce qui est des points forts de l’activité de construction, l’agora commerciale d’Éphèse eut une fonction beaucoup plus importante dans l’urbanisme que celle de Pergame : un constat qui correspond tout à fait au tableau qui a été esquissé. Jusqu’au iiie siècle bien avancé, cette zone fit l’objet d’incessants aménagements architecturaux et de rénovations. C’était le lieu de l’ostentation personnelle avant tout de la classe des marchands qui, avec le statut d’affranchis, pouvait se mettre en scène par l’intermédiaire des monuments. Par contre, à Pergame, après sa mise en place sous Eumène II, l’agora inférieure conserva sa configuration hellénistique dans sa simplicité, sans porte monumentale ou sans axe marqué. A l’exception d’une exèdre construite devant le portique occidental, peut-être sous Trajan, cette place n’inspira aucun riche citoyen de la ville pour y faire la dédicace de bâtiments. En revanche, avec trois siècles d’avance sur Éphèse, Pergame disposait d’un bâtiment de bibliothèque situé sur la terrasse supérieure du gymnase, et, du reste, possédait au ier siècle a.C. plus d’une bibliothèque347.
24Les besoins des populations de l’empire en matière d’architecture urbaine se révèlent aussi semblables qu’apparaissent différents dans les diverses villes les phases et les temps forts du développement architectural, ainsi que les motivations que nous pouvons identifier. Ces rythmes d’évolution reflètent ceux de l’histoire sociale des villes concernées, ils caractérisent une individualité au sein d’un ensemble : bref, ils permettent de saisir l’image du microcosme au sein du macrocosme que constituait l’imperium Romanum.
Notes de bas de page
315 Suet., Tib., 48, avec le commentaire d’E. Winter (1996, 37 et n. 293).
316 Kloft 1987, 384 sq.
317 Millar 1977, 328 sq., 420 sq. ; Bleicken 1982, 196 sq.
318 Je renvoie aux exemples réunis par F. Millar (1977, 375 sq.), et en particulier à Plin., Ep.. 10.43-44 (ambassades de Byzance présentant les félicitations de la cité à l’empereur et au gouverneur) et ISardis, 8, col. I-III (ambassade de la cité à Auguste, à l’occasion de la prise de la toge virile par C. Caesar en 5 a.C.)
319 Millar 1977, 494 sq. ; Saller 1982, 168 sq.
320 Voir les exemples réunis par S. Mitchell (1987, 350 sq.).
321 Mitchell 1987, 344 sq. ; Winter 1996,74 sq.
322 Wörrle 1988, 172 sq.
323 Birley 1997a, 209 sq. ; Spawforth & Walker 1985, 92 sq. ; Willers 1990 (n. 184).
324 Zimmermann 1992, 168 sq.
325 IK-Ephesos, 17-19, Dorner 1935, 41 sq. “Si l’on voulait résumer d’un titre succint le contenu du décret, ce pourrait être celui-ci : ‘Mesures d’économie et lutte contre la corruption’.” (Ibid., 43.)
326 Hueber 1997b, 251 sq.
327 Hesberg 1991, 196.
328 Radt 1979.
329 Dig. 1.16.5 (rescrit de Caracalla) ; cf. Plin., Ep., 10.15.17 a.
330 Müller 1980. Autre theôros Mindia Stratonikè hègoumenè dans Knibbe & İplikçioğlu 1984, 125 (AE, 1988, 1020).
331 Des Alexandrins ayant offert des édifices sont attestes à Éphèse, et des Éphésiens sont honorés à Alexandrie : Keil 1954, 226. On peut également renvoyer dans ce contexte à l’homonoia entre les deux villes attestée sous Gordien III (Nollé 1996), à laquelle se réfère certainement le relief éphésien en marbre : voir Hölbl 1978, 78 ; nouvelle illustration dans Scherrer 1995a, 155.
332 Bringmann 1993a, 92, sur Pol. 32.7-8.
333 Sur les 640 numéros que comptent les Inschriften von Pergamon, on relève 9 inscriptions latines. Les volumes des Mittheilungen de l’Institut archéologique d’Athènes publiés jusqu’en 1912 contiennent plusieurs centaines d’inscriptions : je ne dénombre que deux textes latins ; l’un fait partie d’un document bilingue. Les 160 inscriptions de l’Asklépieion comportent 7 textes latins ; 6 sont assurément dus à des membres de l’administration provinciale romaine.
334 Ver. Fl., Hist., 71 : Verum esto, negotiari libet ; cur non Pergami, Smyrnae, Trallibus, ubi et multi cives Romani sunt et ius a nostro magistratu dicitur ?
335 Habicht 1969, 163 sq.
336 Voir les chiffres donnés par Chr. Habicht (1969, 164 n. 4). Les cognomina latins ne sont d’ailleurs pas l’indice assuré d’une origine italique, comme le démontrent par exemple les Iulii Bassi (p. 68-69) et C. Iulius Rufus ὀ καὶ Ἀφφοδείσιος (IPergamon, 485,1. 20, qui date sans doute du début de l’Empire).
337 Hepding 1910, 450 sq., no 31, qui n’est pas postérieure au règne d’Auguste.
338 IPergamon, 475-476 (IGRR, IV, 465-466). A la génération suivante, Cn. Otacilius Faustus et sa fille Otacilia Faustina portent des cognomina latins : IPergamon, 497 (OGIS, 474, IGRR, IV, 464).
339 C’est le cas de L. Culcius Opimus (Jacobsthal 1908, 414 sq., no 54, l’une des rares inscriptions latines de Pergame), comme l’a déjà relevé Chr. Habicht, des Romains mentionnés sur les listes éphébiques de la fin de la République, [---]reius T.f., T. Gavius T. f., C. Caecilius A.f., L. Sextilius Cae[---], M. Lollius M.f. (Hepding 1910, 427 sq., no 13-17), et enfin de la gens Furia (Habicht 1969, 95 n. 2).
340 Ce sont les conclusions de l’étude d’U. Wulf (1994) sur le développement planifié de la ville de Pergame.
341 Voir les remarques de M. Wörrle (1969, part. 187 sq.).
342 IPergamon, 290 (IGRR. IV, 277) : ∆ιαδουμενòς Aὔλου Ἰουλίου Kουαδράτου ὑπὲ[ρ τοῦ πατρῶνος Ἀπóλλωνι Πυθίωι (?) καὶ [Ἀσκ]ληπίωι σωτῆρι τòν ναòν σὺ[ν τῶι κóσμωι ἀνέθηκεν]. L’affranchi Diadumenos est mort en Sicile, où se trouve sa stèle funéraire.
343 C’est ainsi que Sex. Iulius Maior Antoninus Pythodorus, sénateur originaire de Nysa, offrit une statue en l’honneur du chevalier T. Iulius Perseus ψηφισαμένης τῆς βουλῆς καὶ τοῦ δῆμου : Habicht 1969, 63 sq., no 27 ; le cas de la statue dédiée à Ti. Claudius Vibianus Tertullus, ab epistulis Graecis, est identique (ibid., 66 sq., no 28).
344 Kampmann 1996, 47, 93
345 Alföldy 1984 = 1986
346 Zanker 1994, 279.
347 Jacobsthal 1908, 383 sq., no 4 ; 409, no 41. De manière convaincante, H. Mielsch (1996) a déplacé vers le gymnase d’Eumène II la bibliothèque que l’on situait dans le portique nord du sanctuaire d’Athéna.
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