Chapitre III. Un césarien “de la première heure”
Années 49-47
p. 45-52
Texte intégral
1Les relations politiques entre César et Lépide dataient du début des années 60, et Lépide en 50 était connu comme pro-césarien1. Entre 49 et 44 les liens entre les deux hommes s’affirmèrent et s’approfondirent puisque Lépide devint avec Antoine un des hommes de confiance du dictateur. Sur le plan personnel, au moment de la mort de César, Plutarque n’hésitait pas à écrire qu’Antoine et Lépide étaient ses meilleurs amis2.
I. Lépide et la première dictature de césar : année 49
2En 49. Lépide fut élu préteur3 et on a considéré4 qu’il a pu être aidé par son frère Paullus, consul en 50, mais aucun témoignage ne nous le confirme. En revanche, les événements politiques du début de l’année 49 donnèrent très rapidement à Lépide un rôle politique qui dépassait largement sa charge de préteur. Pour comprendre son action rappelons brièvement quels étaient les forces et les événements politiques du moment5.
3Au cours de l’année 50 la rupture entre César et Pompée intervint6. A la lin de l’année, la prorogation du gouvernement de César en Gaule s’achevait et la question de la nomination d’un nouveau gouverneur se posait. Le consul de l’année 50, L. Aemilius Paullus, le frère de Lépide, et le tribun de la plèbe, C. Scribonius Curio que César s’était gagnés par des millions de sesterces versés7, empêchèrent toute décision à ce sujet. Au début de l’année 49, quand le Sénat dut trancher, les tribuns de la plèbe, Marc Antoine et Q. Cassius Longinus essayèrent de trouver un compromis. César devait abandonner son commandement, si Pompée qui gouvernait l’Espagne par légats interposés, faisait de même. Pompée refusa. César désirait également un second consulat qui ne fut pas accepté. Cet épisode servit de prétexte à la seconde guerre civile.
4Dès l’automne de l’année 50, à la suite de la désignation des magistrats de 49, César connaissait déjà les noms de ceux qui le soutenaient. Nous le savons par une lettre de Cicéron8 datée d’octobre 50 : “Batonius de son côté m’a apporté d’étranges terreurs ‘césariennes’ et il en a encore dit davantage à Lepta, bruits sans réalité j’espère, mais à faire frémir. Que rien ne pourra le décider à licencier son armée, qu’il a pour lui les préteurs désignés, Cassius le tribun de la plèbe, Lentulus le consul”. La suite des événements politiques ne donne pas entièrement raison à Cicéron. En effet, les deux consuls C. Claudius Marcellus et L. Cornélius Lentulus furent élus comme anti-Césariens9 et tous les préteurs n’étaient pas favorables à César. Ainsi, C. Coponius commanda une partie de la flotte de Pompée qui se trouvait à Rhodes10 tandis que R. Rutilius Lupus et C. Sosius étaient réputés Républicains11, En revanche, M. Lepidus, A. Allienus et L. Roscius Fabatus étaient favorables à César12. Il en était de même parmi les tribuns de la plèbe. Si Antoine, Q. Cassius Longinus, L. Caecilius Metellus étaient Césariens, C. Cassius Longinus et L. Marcius Philippus étaient proches de Pompée13. Par ailleurs César savait qu’il ne pouvait pas compter sur beaucoup de sénateurs.
5Les joutes oratoires entre les deux factions commencèrent très tôt en 49. Mais la date clé de ce début d’année fut le 12 janvier, jour où César franchit le Rubicon avec la XIIIe légion et occupa Ariminum sans résistance. A partir de cette date, commença la guerre civile entre César et Pompée. Lorsqu’on apprit à Rome l’avancée césarienne, le peuple fut saisi de panique, et le 17 janvier Pompée quitta l’Vrbs vers la Campanie, suivi le janvier par les deux consuls14. De nombreux sénateurs partirent également et ceux qui restèrent furent considérés comme Césariens. Pour le début de l’année, aucune source ne parle de Lépide, mais il est probable que ce dernier était à Rome où il exerça dès le 18 janvier le pouvoir en remplacement des consuls. En effet, le préteur avait comme le consul l’imperium et l’auspicium, tout en lui restant inférieur. Il pouvait aussi convoquer l’assemblée du peuple et le Sénat, présider les Comices où étaient élus les magistrats inférieurs et, enfin, proposer des lois15.
6Au cours du mois de mars 49, César poursuivit Pompée à Brindisium, mais ce dernier quitta le port le 17 mars avant l’arrivée de César. Il partit pour l’Orient grec équiper une puissante armée. César, arrivant trop tard, ne put le suivre, faute d’une flotte disponible. Il dut se contenter de la prise de la ville. Il décida donc de se replier vers Rome où il y arriva aux premiers jours d’avril. Or, au début du mois de mars. César avait écrit à Cicéron pour lui demander conseil. Nous le savons par une lettre adressée à Atticus16. Il désirait ardemment obtenir la charge de consul et éviter un interrègne, et voulait que Lépide réunisse les Comices et désigne les consuls. Le nom de Lépide n’est pas expressément cité mais la suite des événements prouve qu’il s’agit du futur triumvir. Cicéron fut hostile à ce procédé : “Ce phénomène d’indignité et de bassesse qui affirme que des Comices consulaires peuvent être tenus par un préteur... car il lui importe extrêmement qu’on n’en arrive pas à un interrègne. C’est ce qu’il obtient si les consuls peuvent être créés par un préteur. Mais nous savons dans nos livres qu’il n’est point licite qu’un préteur crée des consuls, ni même des préteurs, et que cela ne s’est fait en aucun cas : les consuls, parce qu’il n’est pas constitutionnel qu’un magistrat inférieur soumette à élections un magistrat supérieur ; les préteurs, parce que leur élection se présente comme celle des collègues consuls, dont la magistrature est supérieure”. Sur ce point précis de la constitution romaine, Cicéron reprenait les arguments développés par l’augure M. Valerius Messalla17. Le futur dictateur suivit le conseil de Cicéron et trouva un autre procédé pour obtenir le consulat.
7César résida une semaine à Rome au début d’avril 49, juste avant de partir pour l’Espagne. Il prit deux décisions pour réorganiser Rome et l’Italie, décisions qui nous sont rapportées de manière identique par Plutarque18 et Appien19. Il confia Rome à Lépide et l’Italie à Antoine. En donnant le commandement de l’Vrbs à Lépide, César officialisait ce qui existait depuis janvier 49. Ce commandement était une marque de confiance envers Lépide et était la preuve de la loyauté de Lépide à l’égard du futur dictateur. On peut supposer que pendant ce séjour romain, les deux hommes réfléchirent sur la meilleure façon pour César d’obtenir le consulat. César quitta Rome le 7 avril et partit pour l’Espagne battre les légions pompéiennes.
8Ce fut au cours de l’automne 49 que la question du consulat se régla20. Au mois d’octobre, Lépide “créa” César dictateur, qui lors de son retour à Rome convoqua les Comices qui l’élirent consul. Il ne semble pas que Lépide eût des difficultés pour effectuer cette nomination parce que les indécis étaient partis vers le camp de Pompée, et que seuls les partisans césariens étaient présents à Rome. Ce n’était pas la première fois dans l’histoire constitutionnelle romaine qu’un préteur mettait en place la procédure de nomination d’un dictateur. Traditionnellement, aux débuts de la République, le dictateur était nommé par un consul sur ordre du Sénat (ex senatus consulto), mais aux derniers siècles de la République des exceptions apparurent. En 217, en pleine deuxième guerre punique, et devant l’absence des consuls, ce fut le peuple qui nomma Q. Fabius Maximus dictateur. Or, il avait fallu que les Comices soient présidés et cela n’avait pu être fait que par un préteur21. En 82, le dictateur fut désigné par une loi votée sur proposition d’un interrex22. Pour l’année 49, seul. Dion Cassius discute la constitutionnalité de la procédure23. Si le rôle de Lépide dans la nomination de César dictateur fut bien établi, la procédure retenue reste non élucidée. Pour Plutarque24, Lépide créa César dictateur ex senatus consulto, en revanche, chez Dion Cassius, César25 et Appien26, c’est le peuple (par une lex de dictatore creando) qui créa le dictateur. Il semblerait que l’information donnée par Plutarque soit inexacte. En réalité, le Sénat avait été convoqué par César en dehors de la ville de Rome au début du mois d’avril 49. Mais les trois jours de débat n’avaient rien résolu. La situation a dû être débloquée par Lépide qui convoqua le peuple dans le cadre d’une contio plutôt que dans celui de Comices27. Comme le remarque très justement L. Canfora, il est possible que Lépide “ait cherché un aval ou un semblant d’aval populaire pour une décision dont la gravité et les suites pouvaient inquiéter”28. Quelle que soit la procédure suivie, il faut seulement retenir le rôle déterminant de Lépide pour la mise en place de la première dictature de César. Ce dernier était encore à Marseille lorsqu’il apprit sa nomination tin octobre 49. Il rentra à Rome courant novembre-décembre 49 et y resta onze jours pendant lesquels il convoqua les Comices qui l’élirent consul avec P. Seruilius Isauricus, le fils de celui qu’il avait jadis servi en Orient. Il profita de l’occasion pour assigner à ses partisans les provinces qui lui étaient effectivement attachées. Lèpide reçut le gouvernement de l’Espagne Citérieure29. Nous ne connaissons pas la raison pour laquelle César octroya précisément cette province à Lépide, mais on peut y voir raisonnablement une récompense de sa part. Sur le plan juridique, la lex Pompeia de 52 ne fut pas respectée, puisque le délai de cinq ans prévu entre une magistrature et une promagistrature ne fut pas tenu. De même, L. Curchin remarque qu’au dernier siècle de la République, la Citérieure était habituellement une province consulaire, l’Ultérieure prétorienne30. César ne tint évidemment pas compte ni de la lex Pompeia ni de la coutume concernant l’attribution des provinces à des magistrats de rang consulaire ou prétorien31.
9Après avoir réglé la question des provinces. César déposa la dictature dont il n’avait plus besoin. Cette première dictature avait duré environ deux mois dont onze jours à Rome et César n’avait pas daigné, comme le prévoit la coutume, prendre un maître de la cavalerie.
2. Lépide en Espagne : années 48-47
10Lépide arriva au début de l’année 48 dans une province, l’Hispania Citerior, qui depuis le iiie siècle était partiellement sous le contrôle de Rome32. Au cours du premier siècle, l’Espagne fut déchirée par la guerre civile. D’abord avec Sertorius, le marianiste dissident battu par Pompée en 72. Puis aux accords de Lucques33, Pompée reçut l’Espagne qu’il gouverna à partir de 55 par légats interposés et en 49 ses représentants Afranius, Petreius et Varron y disposaient de sept légions dont une levée sur place (uernacula). Donc, au moment de la bataille d’Ilerda, l’Espagne était déjà largement inféodée à la gens Pompeia par le biais d’une nombreuse clientèle34. Après la capitulation de l’armée pompéienne, la Bétique se soumit sans combat à César. Ce dernier y nomma gouverneur Q. Cassius Longinus35 qui avait déjà été questeur de cette province en 50 et qui s’était fait remarquer par sa rapacité auprès de ses administrés36. Puis César quitta l’Espagne à l’automne 49 pour retourner à Marseille. Si toute résistance au futur dictateur semblait pour l’instant avoir disparu, elle pouvait à tout moment réapparaître. Toutefois ce ne fut pas dans le cadre de la guerre civile avec les Pompéiens que Lépide eut à intervenir fin 48.
2.1. La médiation de Lépide en Hispania Ulterior
11Au printemps de l’année 48, César demanda à Q. Cassius Longinus de passer en Afrique pour empêcher Juba de Numidie de recevoir l’aide des Pompéiens. Q. Cassius prépara son armée près de Cordoue, mais des Espagnols se liguèrent contre lui parce qu’ils ne supportaient plus son gouvernement. Au même moment, des Latins d’italica, dans le même état d’esprit que les Espagnols, décidèrent de l’assassiner. L’un d’eux profita du fait qu’il était en train d’examiner des placets dans la basilique du forum de Corduba, pour le frapper de deux coups de poignard. Q. Cassius ne fut que légèrement blessé, mais le bruit de sa mort se répandit dans la ville et dans les camps. Son armée en profita pour se révolter et deux légions qui provenaient du camp d’occupation de Varron firent sécession et se donnèrent pour chef le questeur M. Claudius Marcellus Aeserninus. Ce dernier, qui venait d’apprendre la victoire de Pharsale, se disait dévoué à César, mais il permit quand même à ses soldats d’assiéger la ville d’Ulia (Monteinayor) où était dressé le camp de Q. Cassius avec les trois légions qui lui étaient restées fidèles. Il semble donc que les rebelles de Marcellus étaient Pompéiens. Q. Cassius, immobilisé, ne put partir pour l’Afrique aider César. C’est au contraire celui-ci qui fut obligé de lui envoyer d’Afrique des troupes maures sous la direction de son allié le roi Bogus de Maurétanie. C’est à ce moment que Q. Cassius fit également appel à son collègue Lépide37. Le récit de l’intervention du gouverneur de l’Hispania Citerior est longuement rapporté dans le Bellum Alexandrinum (59.2) : “Deux jours après, Cassius établit son camp à environ 4000 pas de Cordoue, en deçà du cours du Baetis, en vue de la place, sur une hauteur. Il écrit au roi, Bogus de Maurétanie et au proconsul M. Lépide en Espagne Citérieure de venir aussi vite que possible lui porter secours ainsi qu’à la province dans l’intérêt de César”.
12Bogus envoya de l’aide à Cassius et la lutte entre Cassius et Marcellus continua jusqu’à l’arrivée de Lépide : 63.1 “Sur ces entrefaites, Lépide, accompagné de 35 cohortes légionnaires, d’un grand nombre de cavaliers et d’autres auxiliaires arriva à Ulia avec l’intention d’arranger sans parti pris les différends de Cassius et Marcellus’’.
13Le point intéressant de ce récit est le fait que Lépide ne prenne pas position en faveur d’un des deux belligérants malgré l’appel de Q. Cassius. Lépide vint, selon l’expression heureuse de R. P. Weigel, comme une “troisième partie impartiale”38, en fait comme un médiateur. Lèpide voulait éviter l’affrontement entre Q. Cassius et Marcellus parce que son objectif était de sauvegarder l’unité de la province. Ce serait seulement en cas d’échec de la médiation qu’il utiliserait sa force armée. Marcellus ne fit pas de difficultés et se soumit à l’autorité du gouverneur de l’Hispania Citerior. Il en fut autrement de Cassius.
14Puis : 63.1 “A son arrivée, sans hésiter, Marcellus se confie à lui et se met à sa disposition. Cassius, en revanche, se cantonne sur ses positions, soit qu’il eût le sentiment qu’il était de rang supérieur à celui de Marcellus, soit qu’il craignît que Lépide n’eût été prévenu par la complaisance de son adversaire. Lèpide établit le camp près d’Ulia et agit en complet accord avec Marcellus. Il défend qu’on livre bataille. Il invite Cassius à sortir et donne sa garantie sur tous les points. Cassius, après avoir longtemps hésité sur la conduite à tenir et sur le degré de confiance qu’on pouvait avoir en Lépide, s’apercevant toutefois que ses plans ne mèneraient à rien s’il persistait dans son dessein, exige que les fortifications soient détruites et qu’on lui accorde la sortie libre. Non seulement la trêve était conclue, mais l’on abattait les ouvrages déjà presque achevés et les gardes étaient retirés des retranchements lorsque les auxiliaires du roi, à la surprise de tous, s’élancèrent sur le poste de Marcellus qui était le plus proche du camp du roi et y tuèrent par surprise un grand nombre de soldats. Si le combat n’avait pas été rapidement interrompu par l’indignation et l’intervention de Lépide, une catastrophe se serait produite”.
15Le passage fait ressortir sans ambiguïté la volonté de négociation de la part de Lépide. Il voulait à tout prix éviter les combats. Il interdit donc qu’on livra bataille à Cassius. Comme ce dernier était particulièrement méfiant à cause d’une éventuelle collusion entre Lépide et Marcellus, le gouverneur de l’Hispania Citerior lui donna toutes les garanties pour qu’il puisse venir négocier. Cassius, d’abord réticent, semblait être prêt à une médiation lorsque les troupes du roi Bogus intervinrent et attaquèrent par surprise les soldats de Marcellus. Ici encore, Lépide intervint promptement et fit cesser les combats. A partir de ce moment, Cassius refusa toute médiation et ne pensa plus qu’à quitter l’Espagne, d’autant plus qu’il apprit à la fin de l’année 48 sa disgrâce et son remplacement par C. Trebonius39.
16Enfin : 64.1 “La route était ouverte à Cassius. Marcellus joignit son camp à celui de Lépide. Au même moment. Lépide et Marcellus partirent avec leurs troupes pour Cordoue et Cassius pour Carmona. Vers la même époque, Trébonius arriva pour gouverner la province comme proconsul. Dès que Cassius eût appris son arrivée... il embarqua sur un navire pour ne pas se livrer, à ce qu’il disait, à Lépide, à Trebonius, à Marcellus”.
17Le destin de Cassius s’acheva tragiquement à l’embouchure de l’Ebre où il périt noyé lors d’une tempête40.
18Lépide, dans cette affaire, joua pour la première fois le rôle d’un médiateur. Il a toujours voulu éviter les combats entre Cassius et Marcellus et ceux entre Bogus et Marcellus. Il voulait garder la province d’Espagne Ultérieure unifiée. Son talent de négociateur est un trait important de sa personnalité. Ce goût et ce talent pour la négociation furent reconnus puisqu’en 44 le Sénat l’envoya traiter avec Sextus Pompée et en novembre 43, ce fut encore lui qui fut à l’origine de la formation du second Triumvirat.
19Pour l’Espagne, la réussite de Lépide était indéniable, mais ponctuelle. D’après Dion Cassius cette intervention lui valut le triomphe. Elle permit l’unité de la province et le regroupement des cités et des légions de l’Espagne Ultérieure sous l’autorité du nouveau gouverneur, C. Trebonius. Ce succès fut toutefois de courte durée, parce qu’une année plus tard, fin 47, Scipion et Caton persuadèrent Cn. Pompée, le fils aîné de Pompée le Grand, de passer en Espagne. Les troupes qui s’étaient mutinées contre Q. Cassius s’insurgèrent à nouveau, chassèrent Trebonius de la Bétique et mirent le siège devant Carthagène. Ce fut sur ce rivage que Cn. Pompée les rejoignit et se placèrent sous ses ordres. César fut donc obligé de faire une seconde campagne d’Espagne en 45.
2.2. Le premier triomphe de Lépide
20Le premier triomphe de Lépide mérite un développement particulier parce qu’il est à l’origine d’un certain nombre de difficultés. Seul Dion Cassius y fait référence et écrit41 : “A son retour, il (César) l’honora d’un triomphe quoique Lépide ne combattit aucun ennemi, le prétexte étant qu’il réconcilia Longinus et Marcellus”.
21La première question qu’il convient de se poser est de savoir si, à la fin de la République, le triomphe42, qui était la récompense suprême accordée par le Sénat au général vainqueur, pouvait exister sans victoire militaire et à la seule appréciation de César.
22La seule réglementation connue pour le triomphe à l’époque républicaine est rapportée par Valère-Maxime43. Il était bien précisé que le général devait remporter la victoire dans le cadre d’une guerre juste et que le nombre de victimes devait être au moins de cinq mille hommes tués. C’était le Sénat qui appréciait s’il y avait lieu ou non de triompher. Selon l’ampleur de la victoire, il pouvait accorder des supplications, des journées d’action de grâces, décider de l’ovation ou du triomphe. Donc au regard des conditions requises pour triompher, Lépide n’en remplissait aucune. Mais César pouvait-il passer outre ces conditions et comme dictateur, récompenser Lépide par un triomphe ?
23Dans le cadre des institutions romaines, le dictateur pouvait priver tous les autres chefs d’armée de l’imperium indépendant et des auspices pour garder seul les honneurs militaires44. Sylla n’avait jamais cherché à user d’une telle suprématie, il avait laissé triompher C. Valerius Flaccus et L. Licinius Murena45. César agit de même puisqu’il permit à Q. Pedius et à Q. Fabius Maximus de triompher ex Hispania avec lui en 4546. Juridiquement César pouvait donc permettre à Lépide de triompher, mais il manquait justement l’élément fondamental auquel était attaché le dictateur : celui de la victoire militaire47. César ne triompha qu’à la suite de victoires. Il célébra quatre triomphes en septembre 46 à la suite de victoires sur la Gaule, sur l’Égypte, sur Pharnace et sur l’Afrique. En octobre 45, après la bataille de Munda, il triompha ex Hispania.
24Or, le séjour de Lépide en Espagne paraît avoir été calme puisque Dion Cassius et Appien ne mentionnent aucune action militaire, seul le Bellum Alexandrinum rapporte la médiation de Lépide entre Cassius et Marcellus. Pourtant, la province de Citérieure était loin d’être pacifiée. Ainsi en 56 a.C., Metellus Nepos, gouverneur de la Citérieure fut aux prises avec un soulèvement des Vaccéens, peuple qui occupait la moyenne vallée du Duero entre Zamora, Valladolid et Palencia48. Les guerres civiles laissèrent de côté la progression de la conquête, les sources faisant d’abord ressortir la lutte existant entre César et Pompée. Pourtant, comme le remarque P. Le Roux49, cette conquête n’était ni arrêtée, ni probablement ralentie. D’ailleurs Lépide avait une armée, puisqu’il partit pour l’Ultérieure avec trente-cinq cohortes. Il paraît raisonnable de penser qu’au cours de son séjour hispanique. Lèpide ait eu maille à partir avec quelques peuples ibériques et qu’à la suite d’une victoire militaire, ses soldats l’aient salué imperator50, première étape vers le triomphe, célébré à la fin de l’année 47.
Notes de bas de page
1 Cic., Att., 4.8.
2 Plut., Caes., 67.2.
3 MRR, II. p. 257. Plut., Ant., 6.4.
4 Weigel 1973, 179.
5 Pour les événements historiques de la période nous nous sommes référés à Rawson 424-467, dans CAH 1994. En langue française : Roddaz dans Hinard 2000, le chapitre XIX, les chemins de la dictature 747-800, et David 2000, 212-243. Pour César, dont la bibliographie est immense, nous avons utilisé : Meier 1989 ; Carcopino 1968 ; Le Bohec 1994 ; Étienne 1997 ; Canfora 2001 ; Le Bohec 2001.
6 La guerre civile a fait l’objet d’une abondante bibliographie. Citons plus particulièrement : Bruhns 1978 ; Rubin 1980 ; Berti 1988 ; Buckhardt 1988.
7 App., BC., 2.26.
8 Cic., Att„ 6.8. Éphèse, 1er octobre 50.
9 MRR, II, p. 256. Suet., Caes., 29.2.
10 MRR, II. p. 257 ; Caes., Ciu., 3.5.3.
11 Shackleton Bailey 1968, 273.
12 Shackleton Bailey 1968, 273.
13 MRR, II, p. 259.
14 Caes., Ciu.. 1.14.
15 Gaudemet 2000, 175-176.
16 Cic. Au. 9.9.3. Domaine de Formie, 17 mars 49.
17 Gel., 13.15.4 : “... Le préteur bien qu’il soit collègue du consul, ne peut suivant le droit demander l’élection d’un préteur ni d’un consul, du moins d’après ce que nos prédécesseurs nous ont transmis ou la tradition observée jusqu’à maintenant et clairement exposée dans le livre XIII des carnets de Gains Tuditanus : c’est que le préteur a un imperium inférieur et le consul un imperium supérieur ne peut pas faire l’objet d’une demande émanant d’un imperium inférieur ou d’un collègue supérieur d’un collègue inférieur sans violation de droit". Mommsen 1893. 144. On ne trouve pas d’exemple de consul désigné par un préteur.
18 Plut., Ant,. 6.4 : “Il confia Rome à Lépide qui faisait fonction de préteur ; Antoine, qui était tribun de la plèbe, eut les armées de l’intérieur de l’Italie”.
19 App., BC., 2.41.5 : “Il donna ensuite à Aemilius Lepidus, la responsabilité de la Ville et au tribun de la plèbe Marc Antoine, celle de l’Italie et de la force armée qui s’y trouvait”.
20 Rawson dans CAH 1994. p. 431.
21 Mommsen 1893, 168. Liv. 22.8.5.6 : dictatorem populus creauit.
22 App., BC., 1.98.
23 D.C. 41.36.1 : “Il (Lépide) le nomma lui-même contrairement aux coutumes ancestrales”. Voir Hinard & Cordier 2002, 63. Pour ces auteurs. Dion Cassius doit suivre une tradition qui remonte à Cicéron. En effet, comme nous l’avons vu, ce dernier était défavorable à la “création" d’un dictateur par un préteur. Cf. Cic., Att., 9.9.3.
24 Plut., Caes., 37.2 : “Nommé dictateur par le Sénat”.
25 Caes.. Ciu., 2.21.5 : “(A Marseille) il y apprend qu’une loi de dictature (legem de dictatore latam) a été portée et que c’est lui-même qui a été nommé dictateur par le préteur M. Lepidus (dictatorem dictum a M. Lepido praetore cognoscit)”.
26 App., BC., 2.48.
27 Sur les problèmes constitutionnels pour la mise en place de la première dictature de César : de Martino 1973, 228-231 ; Carcopino 1968, 398, n. I. L’auteur ne voit pas de contradiction flagrante entre les deux procédures. Pour lui les deux témoignages ne s’excluent pas parce que, soit une loi invite le Sénat à dire qu’il y a lieu à création dictatoriale, soit le Sénat a tenu à faire couvrir son vote par une loi. Voir également : Brennan 2000, 121 ; Ferrary 2003, 137.
28 Canfora 2001, 271. Voir également Hinard & Cordier 2002, LI-LII
29 D.C.43.1.1 ; App., BC., 2.48 ; Caes., B. A., 59.2.
30 Curchin 1991,58.
31 Curchin 1991, 58. La règle avait déjà ses exceptions. Caecilius Metellus fut nommé gouverneur en Espagne Ultérieure pendant la guerre contre Sertorius et était de rang consulaire.
32 Nous traiterons la romanisation de la province lors de l’étude du second séjour de Lépide en Espagne.
33 D.C. 39.33.2 ; Veli. 2.48.1.
34 Harmand 1970. 183-203 ; Roddaz. 2000.
35 MRR, II, p. 259 et p. 261.
36 Harmand 1970. 197 n’y voit pas une erreur de jugement de la part de César parce que les relations orageuses de Cassius et des Espagnols étaient de notoriété publique. Il pense au contraire que la nomination d’un “agent provocateur” pouvait servir ses desseins politiques.
37 Le Bohec 2001,401.
38 Weigel 1973, 182.
39 Carcopino 1968,457 ; MRR, II. p. 288.
40 Carcopino 1968.457.
41 D.C. 43.1.2.
42 Sur le triomphe : Versnel 1970 ; Auliard 2001.
43 V. Max. 2.8.1.
44 Combès 1966, 160-161.
45 Id., ibid., 160
46 Id., ibid., 160.
47 En ce sens. Degrassi 1947, 566. En revanche. Pais 1920, 269, pense que Lépide a pu triompher sans de réels succès militaires, ce dont nous doutons.
48 Le Roux 1982a, 53.
49 Id., ibid., 53.
50 Une difficulté semblable se pose lors de son second séjour en Citérieure en 44. A la fin de l’année 43, le 31 décembre, il célébra à Rome un triomphe pour avoir conclu la paix avec Sextus Pompée. C’est la thèse généralement admise, thèse qui nous semble difficilement acceptable en l’état des circonstances politiques du moment. On peut en revanche supposer qu’il ait accompli une mission de pacification. Voir Roddaz 1988a, 329.
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