Leçon de chinois ou le rêve de l’étranger
p. 225-230
Texte intégral
1Je voudrais commencer par rappeler un fait d’actualité qui concerne le milieu universitaire français : cette année, on voit figurer au programme du concours de l’agrégation le nom de Victor Segalen avec deux titres importants de son œuvre, Stèles et Équipées. On sait que ce sont là deux textes inspirés de la Chine, de cette Chine que Segalen avait connue à travers ses voyages, ses lectures et ses recherches archéologiques, on sait aussi que Stèles est une œuvre bilingue avec la présence des épigraphes chinoises en tête de chaque poème français. Mettre au programme de l’agrégation française de Lettres une œuvre aussi sinisante et interroger les candidats sur un texte qui renvoie d’un bout à l’autre à une civilisation extrême-orientale, c’est accueillir la voix de l’autre au sein du même, c’est reconnaître la place de l’étranger dans une littérature nationale, c’est consacrer, par ce rituel annuel de l’institution universitaire, un siècle d’échanges culturels et littéraires entre la France et la Chine.
2Car, depuis bientôt cent ans, on voit venir en Chine des écrivains des plus importants de la République des Lettres française, on les voit même produire les plus beaux de leurs textes en Chine. En dehors de Segalen, nous pensons bien sûr à Henri Michaux, à André Malraux, mais aussi à la deuxième ou à la troisième génération d’écrivains de ce siècle qui, de Simone de Beauvoir à Roland Barthes en passant par les écrivains d’avant-garde du groupe Tel Quel, ont été amenés à visiter la Chine et à en dire leur vision. Qu’ils s’intéressent à une Chine livresque, classique et impériale ou à une Chine vivante, nouvelle et révolutionnaire, ces écrivains ont en commun d’appréhender la Chine en tant que valeur différente de l’Occident, et leur vision s’imprègne souvent d’un certain mythe de l’Autre comme contre-exemple de soi-même.
3Mais l’histoire des relations littéraires franco-chinoises ne date pas d’hier. Bien avant notre siècle, bien avant que les écrivains français aient pu mettre les pieds sur le sol chinois, l’Empire du Milieu représentait déjà un pôle d’attraction dans leur imaginaire. Pour rappeler une des images dix-neuviémistes de la Chine, nous pouvons relire ce poème exquis de Mallarmé qui, en quelques vers, esquissait le portrait poétique du Chinois :
Je veux délaisser l’Art vorace d’un pays
Cruel, et, souriant aux reproches vieillis
Que me font mes amis, le passé, le génie,
Et ma lampe qui sait pourtant mon agonie,
Imiter le Chinois au cœur limpide et fin
De qui l’extase pure est de peindre la fin
Sur ses tasses de neige à la lune ravie
D’une bizarre fleur qui parfume sa vie
Transparente, la fleur qu’il a sentie, enfant,
Au filigrane bleu de l’âme se greffant.
(« Las de l’amer repos... »)
4Ce Chinois, lunaire tout en finesse et en délicatesse, est beaucoup moins une réalité qu’une abstraction issue d’un idéal de pureté artistique auquel aspirait toute une génération de poètes parnassiens et symbolistes. Comparés aux écrivains du siècle dernier qui avaient un rapport plutôt fictif à la Chine, ceux du XXe siècle inaugurent sans aucun doute un nouveau rapport, plus complexe et plus substantiel, puisqu’ils ne sont plus limités à regarder la Chine à travers un paravent, ou une porcelaine des Ming. Grâce aux informations toujours plus abondantes, grâce à leur contact personnel avec la réalité chinoise, leur connaissance de l’Orient gagne en profondeur. Mais cela ne veut pas dire que, chez eux, la Chine devienne purement et simplement un objet de connaissance scientifique, cela ne veut pas dire qu’ils cessent de projeter sur la Chine le rêve de l’étranger. Le propre de l’écrivain, du poète, est de vivre imaginairement le réel, de laisser parler l’imaginaire dès le moindre signe du réel, surtout lorsqu’il s’agit d’un réel étranger. On pourrait même dire que plus ils sont familiers avec les aspects concrets de la culture chinoise, plus riche est leur matière de rêve. Certes on ne regarde plus la Chine à travers un paravent, mais on ne regarde pas non plus une totalité, une abstraction, d’ailleurs la Chine, abstraite, n’existe pas. Le regard est toujours défini par un champ de vision, il est toujours une question de point de vue, choisi, adopté, modifié en fonction de l’intérêt du sujet regardant. Même dans leur rencontre directe avec la Chine, les écrivains d’Occident, animés par le désir de l’Autre, le besoin de l’ailleurs, se tournent plus volontiers vers le côté différent de la Chine, vers ce qu’ils considèrent comme ses traits distinctifs.
5 Or, aux yeux de bien des écrivains français, l’élément fondamental de l’altérité chinoise réside avant tout dans la langue chinoise, et plus précisément dans le système d’écriture qui en est le support. Ils trouvent là une matière suffisamment exotique pour nourrir le rêve de l’étranger. Comme le disait Claudel, « il est impossible, pour un poète d’avoir vécu quelque temps en Chine et au Japon sans considérer avec émulation tout cet attirail là-bas qui accompagne l’expression de la pensée ». Claudel lui-même, dans Religion du signe et Idéogrammes occidentaux, Segalen dans la préface de Stèles et ses autres écrits sur la Chine, Michaux dans Un barbare en Chine et Idéogrammes en Chine, ont livré chacun à sa façon des réflexions et des rêveries sur le génie chinois du signe. Pour eux, la spécificité de cette écriture non phonétique consiste à établir, par mimétisme figuratif et métaphore graphique, un rapport direct entre signe et sens, à créer un lien naturel et immédiat entre les mots et les choses, à témoigner, en tant que « symboles nus courbés à la courbe des choses », de l’originelle rencontre de l’homme et du monde.
6Dans cette représentation lyrique du chinois, on reconnaît facilement la part d’idéalisation du poète occidental. Scientifiquement parlant, l’écriture chinoise, système de transcription d’une langue naturelle, partage avec les autres écritures les mêmes traits conventionnels. Bien qu’à l’origine, dans les pictogrammes, l’immédiateté entre signe et chose soit plus ou moins visible, la stylisation progressive et la phonétisation partielle au cours de leur évolution plusieurs fois millénaire rendent les caractères de moins en moins idéographiques, de plus en plus arbitraires quant à leur rapport aux choses désignées. Mais le regard du poète n’est toujours pas celui du savant. Des spécialistes ont beau démontrer que l’écriture chinoise, dans son fonctionnement réel, c’est-à-dire dans l’usage qu’on en fait, n’est pas si différente de l’écriture phonétique, les poètes, eux, tout conscients qu’ils sont de la valeur d’usage d’une langue comme d’une autre, n’attendent du chinois que la possibilité d’une écriture autre, ne veulent y retenir que ce qui leur est le plus étranger et donc le plus stimulant : le principe fondamental de la figuration. Rien ne sert donc d’épiloguer sur le bien-fondé de leur vision du chinois : celle-ci ne se justifie que par une vision moderne (et occidentale) de la poésie conçue comme langage nécessaire, capable de déjouer l’arbitraire du signe.
7Pour illustrer ce rapport remarquablement « littéraire » des écrivains français à la Chine, je vais m’appuyer plus longuement sur l’exemple d’un poète contemporain, Gérard Macé. Celui-ci, dans un recueil de prose poétique intitulé Leçon de chinois1, parle de son expérience d’apprentissage du chinois comme celle d’un voyageur immobile qui cherche l’ailleurs dans le jardin des langues :
Pressé de questions, comme le voyageur à son retour : alors, vous apprenez le chinois ? Comment ? Et surtout pourquoi ?
Or le chinois vous prend parce qu’un but quelconque [...] est hors de question.
[...] aujourd’hui qu’il n’y a plus d’ailleurs [...], Marco Polo ne quitterait pas Venise, il apprendrait des langues (p. 23).
Le chinois que j’apprends échappe non seulement à toute valeur d’usage, à toute valeur d’échange, mais encore à tout désir de savoir (P- 45).
8Cette « leçon de chinois » ne se donne donc point comme une « méthode » de langue appelée à répondre au besoin réel du touriste, par contre elle joue bien le rôle catalyseur de l’imaginaire poétique, précisément en raison de son étrangeté :
L’imaginaire a son idiome à lui, qu’il impose à la moindre erreur ; mais si j’apprends une langue aussi étrangère, n’est-ce pas pour le laisser parler ? (p. 33.)
La fascination devant la langue la plus étrangère est parente du premier éblouissement devant le poème : offert et chiffré, lui aussi (p. 38).
9Telle serait donc la logique d’un exotisme langagier : chinois, langue de l’Autre, idiome de l’imaginaire, écriture poétique. Cette logique est d’autant plus réconfortante qu’elle peut parfois transformer la fascination de l’étranger en un heureux retour sur soi. Quand l’étranger n’est plus considéré comme altérité extérieure à soi, mais comme l’autre de soi-même, le face à face à l’altérité du chinois peut conduire à la découverte d’« un français orienté » (p. 53), c’est-à-dire que le poète demandera à sa propre langue, et à la poésie, d’être « chinoise » :
C’est en français que j’apprends le chinois, (p. 46.)
Je rêve d’une langue (et je crois la parler quelquefois, à l’orée du sommeil ou au bord de l’insomnie) où le moindre signe, dans ses vides et ses pleins, dans le déchirement de l’air à le prononcer, nous dirait les méandres de son apparition et la lente approche de sa mort ; une langue où tout roman serait comme nié d’avance, car il réclamerait pour être lu ou pour être écrit un peu plus de vie humaine.
Le chinois lui-même a failli à cette tâche [...].
Mais la poésie seule, vraiment inouïe, redevient « chinoise » comme je l’entends (p. 36-37).
10Dans le français courant, le mot « chinois », employé au sens figuré, se dit souvent de ce qui est obscur, compliqué ou incompréhensible. Chez Gérard Macé, il semble prendre des sens encore plus extensifs, pour désigner soit l’étranger en général, soit la poésie « vraiment inouïe », soit tout idéal rêvé. Cette sémantique très élastique de la figure métaphorique du chinois nous invite à penser que, dans les études sur « les écrivains français et la Chine », il n’y a pas seulement lieu de rechercher les rapports de fait ou d’évaluer des influences, il y a aussi un grand intérêt à travailler sur toutes les connotations subjectives, toutes les associations affectives que chacun peut investir dans les mots tels que « Orient », « Chine » ou « chinois », qui sont moins des notions géographiques que des thèmes ou motifs. Au rêveur de langue, on demandera donc, non pas « que pensez-vous de la Chine ? », mais « qu’entendez-vous par Chine ou chinois ? ». Dans le texte de Gérard Macé par exemple, nous remarquons que le « chinois » tel qu’il l’entend est non seulement associé à l’idéal de la poésie, mais aussi au rêve de l’enfance ou à l’étrangeté du familier :
Vieil écolier, étemel apprenti (et trop réel fabulateur), je réinvente une enfance en apprenant le chinois.
Devant ces caractères d’abord illisibles, en écoutant ce babil dont je ne parviens qu’avec peine à isoler les sonorités, revit l’enfant sous la table qui tâchait de trouver un peu de sens à la conversation des adultes, lointaine et perdue comme un continent à la dérive... (p. 38.)
Considérées à partir d’une autre langue, les figures entre la vitre et le tain ne seraient pas les mêmes. Les animaux du miroir non plus : grenouille et bœuf, coq et serpent, dragon et licorne... (p. 46.)
11Sortis des siècles de cloisonnement géographique et mental, les hommes du XXe siècle sont particulièrement avides du divers, désireux de l’ailleurs, épris de l’inconnu. Ce besoin de l’exotique, au sens étymologique du terme, s’explique d’abord par un esprit d’ouverture et une volonté de compréhension mutuelle qui caractérisent l’ère de la planétarisation. Mais, plus loin que la connaissance du monde extérieur, la quête de l’autre peut aussi amorcer la quête de soi, et rêver l’étranger n’est peut-être qu’une façon de se rêver, dans la mesure où ce qui nous fait rêver chez l’autre, c’est peut-être ce que nous portons déjà en nous-mêmes ou ce qui révèle notre propre altérité. L’étranger ne permet pas seulement de nous dépayser, mais aussi de mieux nous retrouver. D’ailleurs, comme l’identité elle-même n’est pas une chose donnée, l’homme a besoin de l’autre pour se connaître, pour se former une image, sinon une identité, c’est ce que dit une vieille sentence chinoise, celle même que Segalen avait mise en exergue d’un de ses poèmes-stèles : « l’homme se sert de l’homme comme miroir ». Dans ce jeu infini de regards-miroirs réside tout le secret, toute la nécessité des relations intersubjectives et interculturelles. Déjà, pour Segalen, Tailleurs n’était pas recherché comme un but, mais vécu comme une étape indispensable dans l’itinéraire circulaire de la connaissance humaine où l’approche de l’autre rejoint l’approche de soi : « on fit toujours un voyage au loin de ce qui n’était qu’un voyage au fond de soi ». Cette citation est souvent interprétée comme argument pour privilégier la valeur du même et minimiser le rôle de l’autre. Mais je pense que, sous sa forme même, elle sert aussi bien la cause du même que celle de l’autre, du propre et de l’étranger, et dans le cas des écrivains français, de l’Occident et de l’Orient. Cette dialectique, Gérard Macé la formule à sa façon, toujours en utilisant la « figure » du Chinois :
Apprendre le chinois, c’est ré-éduquer une main morte, en paralysie depuis toujours à l’orient de soi-même (p. 13.).
12Et il termine son recueil par une citation du poète russe Ossip Mandelstam : « Fondamentalement le Japon et la Chine ne sont pas à l’Extrême-Orient mais l’Extrême-Occident : ils sont plus à l’ouest que Londres et Paris ».
13En effet, depuis que l’on sait que la Terre tourne, l’Orient et l’Occident sont devenus des notions relatives. Nous avons chacun notre orient et notre occident, c’est à nous de les explorer dans leur complémentarité réciproque, de les faire dialoguer.
Notes de bas de page
1 Gérard Macé, Leçon de chinois, Montpellier, Fata Morgana, 1981. Dans la présente communication, toutes les indications de pages qui suivent immédiatement les citations renvoient à cette édition.
Auteur
Université de Pékin
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