La chine de Pascal Quignard
p. 215-224
Texte intégral
1«Un enfant, le ventre nu, urinait sur un remblai de briques rouges », lit-on dans La Dernière leçon de musique de Tch ’eng Lien1. Cette petite scène, observée par Tch’eng Lien et son élève Po Ya, illustre le réalisme, et même le « naturalisme » tel que l’entend Pascal Quignard. Naturalisme qui réside dans un intérêt pour les petites choses, pour les maux de ventre, le sang, l’urine, les « humeurs », ces « sordidissima » où l’auteur voit la marque originelle du roman dans l’Antiquité2, alors que celui-ci ne pouvait certes pas s’appeler « roman » et qu’il n’y avait pas de mot pour le nommer.
2En même temps, cette attention portée à l’insignifiant procède d’une sorte de spiritualité qui ne se cherche pas dans la grandeur. L’homme solitaire s’abîme dans la contemplation d’une lentille d’eau, d’un grain de blé, toutes choses minuscules qui sont autant de fragments d’éternité appartenant à « tous les matins du monde ». Tous les matins du monde est le titre du livre le plus célèbre de Pascal Quignard, et paru quelque temps après La Dernière leçon de musique de Tch ’eng Lien. Deux musiciens français, M. de Sainte-Colombe et Marin Marais, y rencontrent un enfant qui urine également. Un même enfant donc, lors d’une promenade qui ressemble, ou bien plutôt qui est celle-là même des musiciens chinois « de l’époque des Printemps et des Automnes », bien avant Jésus-Christ : Tous les matins du monde viennent de La Leçon de musique, d’une façon ostensible. Sainte-Colombe est ce maître de musique chinois, dont il reproduit à peu de choses près la méthode d’enseignement. Même caractère atrabilaire, même façon de s’exprimer par énigmes qui laissent l’élève perplexe.
3En effet, Tch’eng Lien brise le luth, vieux de sept cents ans, de son disciple Po-Ya, demandant à ce dernier de mettre plus de sentiment dans sa façon de jouer la musique, et M. de Sainte-Colombe renvoie Marin Marais, qui ne saurait pas non plus ce qu’est la vraie musique, malgré son habileté. Ces deux récits marquent une sorte de « déraillement » du temps, qui superpose des époques, insensible à la datation. Ce déraillement va de pair avec un paradoxe développé dans toute l’œuvre, et notamment les Petits traités. D’une part, tous les matins du monde ne reviennent pas, d’autre part, c’est toujours la même vie qui continue : « Il voit l’île, le pont, l’eau qui s’écoule, sans âge, au-delà du temps ». Cette image très classique de l’écoulement du temps rejoint le propos d’Henri Michaux évoquant une « Eau, vide de forme » qui parle au cœur du Chinois3. Cette image entre aussi en concurrence avec une autre, celle de la roue, du cycle, de l’étemel retour, image non moins chinoise pour nous, et amenée ici par la musique : « la musique, c’est un corrigé de temps plus ou moins revenant. En elle, il semble que le temps fasse à lui-même retour, qu’il retourne à plus loin que son origine »4.
4Celui qui voit cette île, ce pont et cette eau, c’est Marin Marais, dans Un épisode tiré de la vie de Marin Marais, un des trois textes recueillis dans La Leçon de musique et qui précède donc lui-aussi Tous les matins du monde. Par une sorte d’inversion du temps, voulue par la chronologie de l’œuvre, le silence et la retraite de M. de Sainte-Colombe, – le maître –, imiteront le silence et la retraite de son élève Marin Marais, dont l’histoire est écrite avant la sienne.
5Le troisième texte qui compose La Leçon de musique est Un jeune Macédonien débarque au port du Pirée. Il évoque aussi l’histoire d’un élève, Aristote, venu suivre en 366 avant Jésus-Christ les cours de l’Académie à Athènes. Si ce dernier n’est pas musicien, la question posée est la même, c’est celle de la voix du jeune garçon qui mue et qui fait naître le désir de musique. Ainsi, trois pays, trois époques, se superposent. Et si Pascal Quignard choisit de nommer Aristote par la périphrase « jeune Macédonien », ce n’est sans doute pas par hasard. Car la macédoine, dans notre langue, désigne un plat défini comme mélange, et Quignard, dans Albucius, voit le genre mêlé qu’est le roman comme une macédoine. Par un surcroît de confusion, ce jeune Macédonien, en débarquant au Pirée, « demande son chemin à un vieux débardeur bleu, originaire des rives de la Weser. C’est moi »5. Superposition dans une même scène, de trois pays et de trois époques, et qui est elle-même une sorte de calque puisque cette phrase est à rapprocher d’un vers du dernier Goethe que cite l’auteur dans sa Rhétorique spéculative : « Suis-je au bord du Neckar ? Suis-je au bord de l’Euphrate ? »6.
6Mais la confusion des temps et des lieux ne fait qu’ajouter à celle qu’offre toute date, intrinsèquement. Qu’est-ce qu’une date ? Par quel événement la caractériser ? « En septembre 1640 – alors que René Descartes, en Hollande, couvert de gloire, portait en terre la petite fille âgée de cinq ans qu’il avait eu d’une servante et qu’il avait appelée Francine –, à Déhou, dans le Deccan, Toukârâm a compté qu’avant de devenir un petit fœtus dans le ventre de sa mère, cela faisait huit millions quatre cent mille fois qu’il était sorti par la porte d’une matrice humaine »7... D’un côté, ce propos évoque un étemel recommencement, de l’autre il fait exploser la notion même de date et la prétention à lui attacher tel événement plutôt qu’un autre. 1640 n’est donc qu’une date, et comme toute date, fondamentalement anachronique, impropre. Souvent, ces dates surgissent comme des blocs de temps retrouvés dans des ruines, – des stèles, dirait peut-être Segalen. Dates qui pourraient être celles du roman historique, dates qui semblent importer, mais dont on nous dit qu’elles devraient, à la manière des Chinois, ajouter à l’irréalité : « Dans les romans historiques, il me paraît habile d’utiliser la technique des Chinois où les dates ne doivent être notifiées que quand elles ajoutent à l’irréalité, c’est-à-dire quand elles sont totalement inutiles. C’est-à-dire quand le tragique côtoie le rêve. C’est-à-dire quand la précision elle-même devient un fantôme dans l’histoire »8. Tous les matins du monde sont donc en 1640, dans une barque flottant sur la Bièvre, dans l’immobilité, comme dans le roman du même nom.
7Cette expérience désorientante du temps, l’écriture littéraire l’autorise, c’est même proprement là l’expérience littéraire, si l’on suit le poète Michel Deguy, – à qui Pascal Quignard a consacré un essai –, lorsqu’il écrit : « La métempsycose des œuvres s’ébruite » (Deuils). Pour Pascal Quignard, cette métempsycose, qu’il ne nomme pas comme telle mais qui se déduit de ses textes, nous dirige naturellement vers la Chine, même si cette théorie est originellement indienne : ainsi, dans La Dernière leçon de musique de Tch ’eng Lien, Fong Ying est le luthier qui ne vit ni ne meurt vraiment depuis bientôt onze mille ans : « Monsieur, comme vous me voyez, j’ai été un lion, j’ai été le pavillon de l’oreille d’une veuve, j’ai été un nuage rose dans l’aurore ! J’ai été un pain aux raisins. J’ai été une brème9... »
8La littérature selon Quignard a quelque chose à voir avec le bouddhisme, même s’il prononce rarement le mot, ce bouddhisme qui permet d’unir en une même sagesse l’Inde, le Japon ou la Chine, et croit en la multiplicité infinie des temps et des espaces. « Le moyen, en produisant des œuvres, de « renaître dans le calme pur et l’extinction », pour reprendre une expression de Zhang Chao10 ? »
9La Chine, c’est aussi le pays de la sagesse et de la méditation. Il semble naturel et presque redondant de dire « Les anciens sages de la Chine »11. Cette sagesse en vient même à déteindre, et comme l’écrit perfidement Amélie Nothomb dans un des livres les plus originaux sur ce pays (ou du moins sur quelques uns de ses aspects à un moment donné), la Chine « a l’étonnant pouvoir de rendre prétentieux tous ceux qui y sont allés – et même tous ceux qui en parlent ». Et, toujours selon elle, cette prétention fait écrire12. Cette prétention, il semble que Quignard l’affiche et l’exagère, mais il l’exporte plutôt vers la Chine qu’il ne l’importe. Lorsqu’il écrit toute une suite de Petits traités, il pense aux sages latins ou aux solitaires jansénistes, mais tous, qui sont taciturnes et qui méritent indistinctement d’être appelés « Tacite », ont quelque chose de chinois, à moins que ce ne soient les Chinois qui aient quelque chose de janséniste. Tous visent au dépouillement, à la rareté des paroles, à une énigmaticité qui semble chinoise, forcément. « Ils s’assirent et écoutèrent pendant cinq heures le bruit du balai qui ôtait la poussière » : cette patience, chinoise, de Tch’eng Lien et de Po Ya, on pourra la retrouver chez d’autres, en d’autres lieux et d’autres temps.
10Ces Petits traités, qui s’émiettent et qui mêlent jusqu’au vertige les époques et les lieux, s’arrêtent pour ainsi dire sur cette idée d’un perpétuel recyclage, sur une théorie des atomes : « Il avait été censeur osque. Dans une autre vie il avait connu Protagoras au début de sa carrière. Il avait aussi été persicaire, coccinelle puis de nouveau sureau »13. Les noms, les mots eux-mêmes, appellent une surimpression, comme celui de Tacite, le muet, qui désigne tous ces sages. Le jeu de mots permet lui-aussi de faire se rencontrer des époques : Marin Marais finit sa vie rue de l’Oursine. Ce nom évoque une « comédie très étonnante » d’Eugène Labiche14, L’Affaire de la rue de Lourcine. Dans le XLIIIetraité, Quignard signale qu’en sanskrit le calembour se dit le çlesha, c’est-à-dire la coalescence, et que la littérature indienne fut la plus calembouresque des littératures anciennes qui le furent toutes15.
11Le langage permet tous les passages. Il y a ainsi en français les petits mots, très labiles, tel le mot grain ou graine : « Tch’eng Lien mangeait des graines de pastèque tout en se promenant près du lac du Cri de la Poule »16. Scène qu’il faudrait « retrouver », au sens proustien, dans le premier traité : « Enfant, l’été [...] quand l’orage approchait [...] je me précipitais jusqu’à la treille du jardin de derrière pour arracher à la vigne un grain de raisin minuscule ». Manger des graines, manger des grains. Comme des poules, le nom du lac du Cri de la Poule nous le dit. « Vous enfouissez votre nom parmi les dindons, les poules et les petits poissons », s’exclame l’abbé Mathieu à l’adresse de Sainte-Colombe17, qui préfère sa basse-cour à la Cour. Mais le grain devient aussi comme « le grain de l’orage », de même que Roland Barthes écrivit Le Grain de la voix. Il y a donc comme une grande dérive du temps, des êtres et des choses, dans un seul point. Et le sage peut s’abîmer dans la contemplation de ce point. Telle est l’idée convenue que nous nous faisons de la sagesse chinoise, et Pascal Quignard ne craint pas de se ranger résolument dans ce qui pourrait être un stéréotype.
12« Tout est un incessant déraillement dans le réel et la mort », affirme le LIIIe traité, « Le Tribunal du temps ». Ce même traité commence par nous dire que « le lecteur voyage dans le temps » et qu’il « est presque une forme vide au cours du temps ». Un vieux prêtre du Tao ne sait plus quel est son « nom de génération », ni quel est le lieu ou le millénaire. Le taoïsme fascine par cette aspiration au vide, mais en même temps, l’oubli des œuvres terrifie Quignard, comme il doit fasciner et terrifier, en dépit de toutes les dénégations, quiconque fait profession d’écrivain. Ce qui retient Quignard dans la Chine, c’est le culte des morts, la proximité de la vieillesse et de l’enfance. « Le nom Lao-tseu est composé des caractères “vieux” et “enfant”. Le lettré est l’enfant du vieux »18.
13Se souvenir. Une partie de l’œuvre de Quignard s’applique à faire revivre des morts, Philippe de Champaigne, Lubin Baugin, M. de Sainte-Colombe, Pierre Nicole. En respectant l’insecte, on respecte quelque chose dont on n’a même pas idée, quelque chose de perdu dans ce grand déraillement. Se souvenir est une tâche primordiale, il n’y a besoin de rien de neuf, même si « tous les matins du monde sont sans retour ». Ces Petits traités, sur leur fin, évoquent donc la tante Léonie de Marcel Proust, et la recherche d’une chaîne de souvenirs que constitue le fait de placer un bonbon dans la bouche. « Tu te souviens des berlingots de tante Céline, de tante Léonie19 ? » Les toutes premières lignes de « Combray » décrivent d’ailleurs une métempsycose, fille de la lecture : « il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint »20. Plus loin, au moment d’introduire la fameuse scène de la madeleine, Marcel Proust rappelle « la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée »21, et il trouve nécessaire, pour caractériser cette expérience, de se tourner vers l’Orient : « Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés, s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables... »22.
14Certes, c’est du Japon qu’il s’agit ici23, mais il semble bien que la confusion Chine-Japon soit constitutive d’un certain orientalisme. L’Orient nous désoriente, géographiquement parlant. C’est une abstraction de l’Autre, mais singulièrement présente dans un paysage d’une rusticité bien française, comme ces boutons d’or dans les champs de Combray, au « joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a bien des siècles d’Asie, mais apatriés pour toujours au village »24.
15La madeleine est trempée dans du thé (ou du tilleul, mais chez Proust la différence n’importe guère), et tous ces pays sont des pays du thé. Boisson qui suggère l’idée de rituel. Mais la feuille du thé évoque aussi la feuille de papier, qui nous fait revenir, comme en boucle, à la Chine. Comme le rappelle Quignard, si la notion de livre folioté est chrétienne, celle de papier est chinoise, même si elle est « plus bouddhique qu’à proprement parler chinoise »25. Dans le Xe traité, « Vie de Lu », il évoque une de ces nombreuses vies de retraite qu’il affectionne, où la lecture est mise au même plan que la méditation ou que les soins apportés aux fleurs blanches des théiers : « Il froissait sous ses doigts une feuille de thé noir qui peu à peu tombait en poudre en parfumant ses doigts ». Parfois, supervisant toutes les étapes de la fabrication des feuilles et leur mise en boîte, il prenait « un de ces petits volumes fermentés et noirs » et le déposait sur l’eau frémissante : « Il regardait les couleurs dérouler des traces dans l’eau chaude, de l’orange jusqu’au rouge foncé, et il s’en émouvait ». Devenu encre, le thé situe cette opération entre l’écriture et la peinture, dans le droit fil de la sagesse bouddhique Chan, plus connue en France sous son nom japonais de Zen.
16Lecteur de Proust, et comme lui à la recherche du temps perdu, Quignard réécrit une sorte de scène de la madeleine, mais qui serait à ce moment précis détachée de l’idée torturante du souvenir. Lu Guimeng, implicitement, serait le sage puisqu’il pourrait se suffire de sentir le thé, de se livrer à des gestes en apparence anodins : « il enroulait le filet de poisson et, à l’aide des deux bois, il le plongeait dans l’eau rouge et chaude du thé »26. Mais lorsque le jeune Marcel se livrait à une opération semblable, en préparant le tilleul de sa tante, n’était-il pas dans le même état de sagesse, sans le savoir ? Une sagesse qui ne se réduit pas à la méditation abstraite, mais qui passe par l’observation du réel le plus concret, ces « sordidissima » du roman.
17Le thé, d’où sort naturellement l’idée de Chine, fait voir des mondes en miniature, suggère des mondes comme le fait la feuille écrite. Il est lui-même en feuilles et en volumes, tout un vocabulaire ambigu le rapproche du monde du livre. En France, pays du vin comme la Chine est pays du thé, des mots permettent de semblables rapprochements : « du temps où on disait relier le vin quand on assemblait les douves des tonneaux » [le temps de Du Bellay et de Budé],
18Vers les années 70 de notre siècle, la Chine a servi aux intellectuels de la modernité, pour illustrer un discours contre la littérature instituée, contre les modèles établis de lecture et de lecteurs. Elle était alors, de façon nouvelle, la référence de l’Avant-garde. Aujourd’hui, avec Pascal Quignard, elle est invoquée d’une manière inverse, comme un pays très ancien, le pays du papier, de la sagesse, de la méditation. Dans le XVIIe traité, « Liber », où sont recensés tous les supports de l’écrit, tablettes d’argile, bandes de papyrus, pelures d’écorces, microfilms, etc, et notre « livre codex » qui suppose une écriture alphabétique, il évoque Pi Cheng qui, « en 1041, recourut à des poinçons gravés sur des bois de bambou portés sur des moules de sable dans lesquels il coulait de l’argile qu’il faisait cuire ensuite. Il put imprimer de la sorte des livres en papier. Paul Pelliot a décrit avec beaucoup de minutie les procédés auxquels recoururent les premiers imprimeurs en Chine ». Et aussi : « Le plus ancien livre imprimé du monde est un long rouleau chinois [...] C’est un texte bouddhique imprimé xylographiquement »27.
19 Le XVIIe traité revient sans cesse sur cette invention chinoise du papier, et plus loin encore, sur « les plus anciens livres chinois conservés » et découverts dans les sables du Turkestan, des tablettes de bois ou de bambou : « Confucius jadis avait lu des livres semblables ». Suivent plusieurs pages où l’auteur prend un évident plaisir à détailler toutes les formes de livres dont usèrent les Chinois, « livre-tourbillon », « livre-papillon », livre qui s’ouvre comme un paravent... L’auteur, – ou son substitut, mais y a-t-il ici quelque sens à distinguer les deux ? –, quand il ne peut résister « à l’inépuisable enchevêtrement des notions et des souvenirs », enfile ses souliers carrés, replace son bonnet rond sur la tête, délaye son encre, en humecte le pinceau et improvise des petits bouts de prose sur de vieux carreaux de soie ou des mouchoirs rougis par l’usure, se faisant lettré ou quasi calligraphe.
20« Des petits bouts de prose » : la brièveté, la forme lapidaire, semblent attachées à l’Orient et à la Chine, même si Quignard évoque plus d’une fois des romans. Il y a comme une attirance pour ce que la sagesse a de bizarre, d’énigmatique, pour sa part de folie. Apparaît sage celui qui parle par énigme, sans lien. « Po-chang dit : « il est inutile de chercher la compréhension à travers le langage et les valeurs dans les mots. La compréhension appartient à la gourmandise et la gourmandise mène à la maladie »28. Cette notation rejoint totalement le jugement porté sur la forme japonaise du haïku par Roland Barthes, dans L’Empire des signes (1970). Il voyait en celle-ci le type même d’une esthétique littéraire détachée du souci de profondeur. Mais Barthes, auteur de fragments comme Quignard, reviendra dans son Roland Barthes par lui-même (1975) sur cette « illusion » : « j’ai l’illusion de croire qu’en brisant mon discours, je cesse de discourir imaginairement sur moi-même », mais « le fragment (le haïku, la maxime, la pensée, le bout de journal) est finalement un genre rhétorique »29.
21Toujours est-il que les valeurs attachées au haïku, par contamination, peuvent s’appliquer au monde chinois, celui d’une logique qui serait libérée des exigences discursives, resterait évasive, imagée. Juste retour, d’ailleurs, puisque « au Ve siècle les caractères chinois se répandirent au Japon en même temps que les épées et les miroirs »30. Il y a quelque chose de chinois, et sans doute selon une acception très impropre, dans cette logique que l’avant-garde littéraire, dans les années 70, voulait renversante et qu’elle trouvait dans les énumérations d’objets ou d’idées sans relation apparente, de Borges, lui-même fasciné par la Chine. En 1966, Michel Foucault prétendait avoir conçu Les Mots et les Choses à partir d’un texte de Borges, qui cite « une certaine encyclopédie chinoise où il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification », etc.31.
Quignard multiplie de telles listes :
L’écriture n’a que cinq mille ans d’usage. Qu’est-ce qu’une expérience de cinq mille ans ?
1. La surface d’une feuille de trèfle dans la jungle.
2. Le jet d’urine d’une mouette dans l’océan.
3. Un bonbon dans la main d’un petit enfant qui commence à peine de parler32.
22Pour beaucoup d’écrivains français, la Chine n’est pas un pays à décrire en tant que tel, mais une référence toujours évoquée par opposition à nous-mêmes. La Chine constitue alors une part de l’Orient, c’est-à-dire un monde qui raisonne autrement, quelquefois compliqué, d’où le mot « chinoiserie », qui semble faire pendant à la clarté française. L’œuvre de Marcel Proust, qui commence aussi par évoquer les ombres d’une lanterne magique, des sortes d’ombres chinoises, relève de cette chinoiserie, tout comme celle de Pascal Quignard, qui aime à évoquer à l’improviste, au détour d’une phrase, toutes sortes de références chinoises, Wang Wei Lie-tseu, dans des paragraphes qui se présentent comme des fragments.
23Mais cette invocation se fait sur un mode à la fois sérieux et amusé, l’auteur des Petits traités sachant trop bien que dans la Chine, un artiste met beaucoup de lui-même. Ainsi l’allusion incessante à la migration des corps est-elle non seulement analogique, mais humoristique à certains endroits. Et quand il imagine un disciple de Tchouang-tseu en train d’établir une échelle des êtres, son trait distinctif, son trait de pureté, « discrimine à raison du peu de trace que les êtres laissent après eux dans l’univers », si bien que les écrivains se retrouvent assez bas dans cette échelle, « plus bas que les femmes mêmes qui ne font que se reproduire et n’ajoutent rien de bien consolant à ce qui est » (« Liber »). Pirouette qui ne doit certes pas nous abuser, car si l’œuvre de Pascal Quignard se montre attentive au fugace et au volatile, en même temps elle se présente comme une sorte d’archéologie un peu désespérée, active à retrouver ce qui fut et à inventer à partir de ce qui fut et qui reste enfoui. La feuille de papier se révèle comme objet à la fois léger et très lourd, fragile et pourtant, par miracle, conservé. En un siècle qui ne retient que l’idée d’originalité et de modernité, la Chine, où apparut le papier, l’imprimé, l’éternité sur le support le plus éphémère (ou au contraire le contingent sur le support le plus solide, le plus durable), se présente comme un des sites imaginaires où l’auteur, sans illusion, prétend installer son dispositif philosophico-fictif.
24Mais ce faisant, et même s’il n’en prélève que ce qui convient à son imagination, il ne la voit plus seulement comme le lieu d’une altérité. D’une façon assez nouvelle, la Chine est intégrée dans ce grand déraillement du temps, au même titre que les Solitaires de Port-Royal, Spinoza, les penseurs grecs ou les poètes latins. Ce n’est donc plus une confrontation entre la Chine et un Français, mais la reconnaissance d’une lignée dans un héritage pluraliste. La Chine devient un point d’ancrage possible, pris entre l’évidence d’une différence et le constat d’une banalité du quotidien qui est aussi le nôtre. C’est, d’une certaine façon, la fin de l’exotisme.
Notes de bas de page
1 La Dernière leçon de musique de Tch’eng Lien, dans La Leçon de musique, Hachette, 1987, p. 121.
2 Voir Albucius, P.O.L., 1990.
3 Idéogrammes en Chine, Fata Morgana.
4 Un épisode de la vie de Marin Marais, dans La Leçon de musique, p. 67.
5 Un jeune Macédonien débarque au port du Pirée, dans La Leçon de musique, p. 85.
6 Rhétorique spéculative, IVe traité, « Sur Johann Wolfgang von Goethe », Calmann-Lévy, 1995, Gallimard, colt. « folio », 1997, p. 133.
7 LVIe traité, « Longin », Petits traités II, Maeght éditeur, 1990, Gallimard, coll. « folio », 1997, p. 667.
8 Rhétorique spéculative, Ve traité, « Gradus », p. 165.
9 La Dernière leçon de musique de Tch ’eng Lien, dans La Leçon de musique, p. 124.
10 « Liber » Petits traités I.
11 XXIXe traité, « Traité de Monsieur Hamon », Petits traités II, p. 94.
12 Amélie Nothomb, Le Sabotage amoureux, Albin Michel, 1993, p. 11.
13 LVIe traité, « Longin » Petits traités II, p. 659.
14 Un épisode tiré de la vie de Marin Marais, p. 43.
15 XLIIIe traité, « L’oreille de Marie », Petits traités II, p 364. Voir aussi, concernant la Chine, ici-même, l’article de Wu Zhongxian.
16 La Dernière leçon de musique de Tch ’eng Lien, p. 129
17 Tous les matins du monde, Gallimard 1991, coll. « folio », 1993, p. 29.
18 IIIe traité, « Le Misologue », Petits traités I, p. 66.
19 LVIe traité, « Longin », p. 661.
20 À la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, « Combray », Éd. de La Pléiade, 1954, p. 3.
21 « Combray », p. 44.
22 « Combray », p. 47.
23 De même que, plus loin, les nymphéas de la Vivone.
24 « Combray », p. 168.
25 XIIIe traité, « L’e », Petits traités I, p. 236.
26 Xe traité, « Vie de Lu », Petits traités I, p. 193-195.
27 XVIIe traité, « Liber », Petits traités I, p. 343.
28 XXIIIe traité, « La gorge égorgée ».
29 Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, « Écrivains de toujours », 1975, p. 90.
30 XVIIe traité, « Liber », Petits traités I, p. 351.
31 Michel Foucault, Les Mots et les Choses, une archéologie des sciences humaines, « Bibliothèque des Sciences Humaines », Gallimard, 1966, Préface, p. 7.
32 XVIIe traité, « Liber », Petits traités I, p. 328.
Auteur
Université d’Artois
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