Derrière la révolution chinoise. Réflexions sur Les Conquérants et La Condition humaine d’André Malraux
p. 209-214
Texte intégral
1Durant toute sa vie, André Malraux a écrit six romans dont deux romans concernant la Chine : Les Conquérants et La Condition humaine. Sans aucune exagération, cet écrivain occupe une place très particulière par rapport à ses contemporains tels que Paul Claudel, Victor Segalen, Saint-John Perse et Henri Michaux auprès des lecteurs chinois et dans le milieu de la critique littéraire en Chine. Derrière la révolution chinoise qui est le thème apparent, se cachent en réalité la vraie aspiration et les vraies recherches littéraires et philosophiques de l’auteur.
2Dans Les Conquérants, ce que Malraux a décrit, c’est la fameuse grève qui a éclaté à Guangzhou dans les années vingt. Ce mouvement est en effet la première confrontation de grande envergure entre la force révolutionnaire et la puissance réactionnaire en Chine. Malraux nous a remarquablement montré tout le processus de ce mouvement : éclatement de la grève, boycottage des marchandises anglaises, sabotage des machines par les ouvriers, rôle de la troisième Internationale et des communistes dans le gouvernement de Guangzhou, difficultés rencontrées dans la révolte, empêchement de la force droite du Parti National, répression sanglante par Tchen Jiongming sous le soutien puissant des impérialistes occidentaux.
3Dans La Condition humaine, Malraux nous a montré tout le processus d’une autre insurrection, celle des ouvriers de Shanghaï : les communistes ont mobilisé une grève générale, en profitant de la situation favorable à l’Armée d’Expédition du Nord. Mais celle-ci n’a pas pu s’emparer immédiatement de la ville, et Jiang Jieshi s’allie avec de grands capitalistes et des impérialistes européens. Il veut obliger les groupes de combat communistes à livrer leurs armes, mais ceux-ci, surtout le noyau directeur du Parti, mènent courageusement une lutte acharnée contre la politique de réconciliation de la troisième Internationale. Leur résistance est cruellement réprimée par Jiang Jieshi. Dans la deuxième partie de ce roman, l’auteur nous a montré de manière très réussie la scène extrêmement touchante de la mort héroïque des communistes et des insurgés dans ce mouvement révolutionnaire.
4Ce qui est évident, c’est que la création littéraire d’André Malraux reflète une certaine tendance politique. C’est sur une position favorable à la révolution chinoise qu’il a traité ce sujet sensible, et c’est avec une grande sympathie qu’il présente les communistes chinois alors qu’il dénonce la cruauté des réactionnaires et des impérialistes.
5Mais dans les deux romans, la tendance politique de l’auteur n’est en réalité qu’une connotation superficielle cachant un noyau de pensée, plus difficile à apercevoir par les lecteurs ordinaires. La révolution chinoise qu’il a décrite, ou le cadre de la Chine qu’il a emprunté, ne peuvent pas être considérés, à nos yeux, comme le but principal ou final de sa création littéraire. Nous pouvons bien sentir l’atmosphère de l’époque. D’un côté, dans les années vingt, tout est noir en Chine, mais beaucoup d’intellectuels chinois se lèvent, cherchent à réveiller le « lion » dormant depuis cent ans. Avec une volonté ferme et opiniâtre, ils organisent des mouvements révolutionnaires de grande envergure qui bouleversent le monde entier. Les années vingt constituent une page-clé de l’histoire de la Chine. D’un autre côté, à travers sa description de tous les personnages de différentes nationalités, nous pouvons percevoir aussi l’humanité : la Chine est plutôt le présage de l’Europe.
6Tout comme le dit Malraux, en apparence, ses romans appartiennent à l’histoire, mais s’ils sont populaires encore aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’ils ont raconté certains fragments de la révolution chinoise, mais grâce à la description de héros pour la plupart très cultivés, très clairvoyants et très courageux. Les valeurs humaines manifestées chez ces héros sont étroitement liées aux valeurs européennes d’alors, et dans une perspective plus large, elles sont transculturelles ou universelles. Pour chercher la dignité de l’homme et la valeur de l’homme, ces héros livrent un défi violent à leur destin, à travers leurs activités conscientes et à travers leurs actes héroïques dans une collectivité très unie. C’est avec une sorte d’héroïsme et d’audace qu’ils engagent leur vie. Ils représentent en quelque sorte la sagesse, la volonté, le refus et l’opposition à l’arrangement du destin et à la mort absurde.
7 Sous la plume d’André Malraux, l’existence de l’homme s’est transformée en recherche de l’origine et du sens de la vie. Pour lui, la Chine est un décor, un cadre ou une référence pour sa création. La révolution chinoise a provoqué voire approfondi les réflexions philosophiques sur la vie. Autrement dit, à ses yeux, la révolution chinoise est un mythe, soit le meilleur support pour exprimer le thème de l’absurdité de l’existence de l’homme, elle permet à ceux qui refusent l’arrangement du destin de créer sans grande difficulté la meilleure atmosphère de communication, de propager ou de chanter une sorte de volonté ferme, persistante et active, ce qui n’est issu que d’une vie très malheureuse et d’une réalité horrible. Face à ce qui est incompréhensible, Garine trouve tout absurde, surtout quand il est gravement malade, il sent que l’absurdité a retrouvé ses droits. Aux yeux de Gisors, puisque Dieu est mort, et que le superpuissant Dieu qui décide du sort de l’humanité n’existe plus, comment va-t-on traiter l’âme de l’homme ? Le monde est absurde. C’est pourquoi, il cherche toujours par la violence à chasser la tristesse, la solitude et la mélancolie qui l’obsèdent terriblement durant toute sa vie. Dans Les Conquérants, par la bouche du héros principal, André Malraux a exactement exprimé la pensée suivante : on peut accepter cette absurdité lorsqu’on est vivant, mais on ne peut pas vivre dans cette absurdité. L’inévitabilité de la mort de l’homme, c’est-à-dire, la soi-disant absurdité de la vie est insupportable et incroyable. Malraux appelle tout ce qui concerne l’absurdité « l’humiliation de l’homme », et ce qui est à l’opposée de « la dignité de l’homme ».
8En effet, les personnages de ces deux œuvres d’André Malraux se divisent en deux catégories : la première catégorie comprend tous ceux qui aiment l’aventure individuelle. Ils espèrent devenir leur propre maître par leurs propres forces et devenir « Dieu » qui jouit de la liberté et de la dignité souveraine par leur propre volonté. Ils sont toujours prêts à engager leur vie dans l’aventure très risquée. Pour réaliser leur volonté et leur idéal, ils osent lancer le défi à tout, par tous les moyens, n’importe où et n’importe quand. Mais malheureusement, chez ces personnages il n’y a pas de distinction entre la justice et l’injustice, ni entre le Bien et le Mal. Ce qu’ils cherchent, c’est quelque chose de solennel, mais en ce qui concerne les moyens et les façons auxquels ils recourent pour réaliser leur volonté, ils ne les ont jamais pris en considération. Par exemple, le policier König dit qu’il vaut mieux ne pas lui parler de la dignité, car la dignité à ses yeux est de tuer tous les révolutionnaires, que la Chine n’a aucun rapport avec lui, que la raison pour laquelle il reste dans le Parti National, c’est qu’il peut faire tuer, et qu’il ne se sent vivre que quand il tue. Une autre catégorie, ce sont les révolutionnaires, surtout les communistes. Leurs activités ne sont pas impulsées par leur propre désir, mais par la lutte révolutionnaire menée contre l’absurdité de l’existence. Garine, un des personnages principaux des Conquérants, dit à ses amis que l’ancien ordre social lui avait laissé une impression absurde très tôt, car il a été jeté en prison simplement pour avoir aidé des femmes dans la détresse. S’il est parti pour Guangzhou et s’il a participé à la révolution puis assumé la fonction du ministre de la propagande dans le gouvernement, c’est qu’il voulait lutter contre l’absurdité de l’existence de l’homme. Dans La Condition Humaine, Kyo a reconnu, après son arrestation, que c’est dans le but de chercher et de maintenir la dignité de l’homme qu’il a adhéré au Parti Communiste. Et il oppose cette dignité de l’homme à son humiliation. Nous voyons bien qu’ici, « la dignité » et l’« humiliation » sont une paire de concepts philosophiques concernant l’absurdité de l’existence. La dignité peut dépasser ou surmonter la mort alors que l’humiliation n’est qu’un dérivé de l’absurdité. Évidemment, c’est dans le but de s’opposer à l’absurdité et de maintenir la dignité de l’homme que ces héros ont participé à la révolution. Dans ce sens, ils sont en effet les « hommes nouveaux » que Pierre Drieu la Rochelle a caractérisés dans son article « Malraux, homme nouveau ». Les activités héroïques de Kyo, de Hong, de Tchen, de Garine et des autres personnages ont non seulement un contenu très riche, mais aussi une portée sociale très importante.
9On dit souvent que Malraux a beaucoup été influencé par la pensée pessimiste de Pascal, de Nietzsche, ou de Schopenhauer, mais en réalité, il a accepté en même temps l’humanisme traditionnel. Malraux a bien lié la vie à la mort, le destin à la révolte, ainsi que la dignité de l’homme à l’humiliation de l’homme. C’est en prenant l’homme pour le centre ou le noyau de ses réflexions qu’il a fondé sa philosophie de vie dans ses deux romans. Aux yeux de Malraux, le destin de l’homme est cruel, absurde et tragique, mais absolument pas invincible. Par rapport aux purs pessimistes, Malraux est très progressiste. Il part d’une condition désespérante, et transforme l’invincibilité du destin en lutte contre le destin. Sur ce point-là, sa philosophie de vie est empreinte d’une couleur combattante très forte et très active. Dans les armées vingt, la révolution chinoise manifeste exactement la philosophie que Malraux voulait exploiter d’une manière très approfondie : donner de la lumière et de l’espoir à ceux qui vivent désespérés en Europe. Après avoir lu La Condition humaine, nous savons que la complicité de Jiang Jieshi avec les impérialistes, et la direction erronée des opportunistes droits au sein du Parti Communiste, ont provoqué des pertes très lourdes lors de la révolution chinoise. Mais le but véritable de la création littéraire d’André Malraux n’est pas de dire aux lecteurs les caractéristiques tragiques et absurdes de la réalité chinoise, c’est à travers la description de la réalité malheureuse qu’il veut exprimer son sentiment héroïque et provoquer la révolte de l’homme contre son propre destin, c’est en empruntant le contexte de la révolution chinoise qu’il veut manifester sa philosophie de vie. La révolution chinoise est devenue un instrument pour atteindre son but artistique, qui est de chercher à faire connaître à tous les hommes de bonne volonté le sublime de sa propre activité. André Malraux espère, par sa création littéraire, changer la tragique condition humaine et le destin malheureux de l’homme. Pour Malraux, l’histoire cherche à transformer le destin en conscience alors que l’art permet en effet de transformer le destin en liberté ; la révolution n’est pas le but de la vie, mais un moyen pour se débarrasser de l’absurdité surtout de la mort. Le thème de la mort est un thème privilégie des œuvres littéraires de Malraux. La Condition humaine commence par la description d’un assassinat. En tant que tueur, Tchen n’a peur de rien, mais quand il a accompli sa mission meurtrière, devient la proie de l’angoisse et de l’inquiétude constantes. Il se sent vivre tout seul avec la mort et se trouve tout seul dans un no man’s land. Ayant échoué dans l’assassinat, Tchen pense à ce que dit Gisors : l’homme est tout près de la mort. Pour lui, la mort est devenue toute la signification de la vie, elle peut même dominer complètement le destin de l’homme. C’est la raison pour laquelle après l’arrestation, Tchen considère la mort comme un retour, et il préfère mourir héroïquement au lieu de vivre dans l’absurde. Bien qu’il n’ait pas réussi à tuer Jiang Jieshi, son acte héroïque a bien prouvé la signification et la valeur de sa vie. Ici il n’est pas difficile de voir le grand idéal de Malraux : essayer d’utiliser la civilisation orientale et l’esprit oriental pour sauver la réalité cruelle de l’Occident.
10Pour Malraux, le Mal n’est pas un problème, mais un mystère. Il a décrit la tragédie de la réalité chinoise pour chanter la grandeur de la volonté de l’homme qui refuse l’arrangement du destin. Les Chinois sous la plume de Malraux sont tout a fait comme les Grecs sous celle de Racine. Ici, il ne s’agit pas des Chinois mais des êtres humains, Malraux croit en la science, en la capacité de l’homme, en la camaraderie des combattants, il ne croit pas en existence de Dieu. En apparence, il a décrit le malheur du destin de l’homme, mais en réalité, ce qu’il a décrit est la lutte cruelle entre l’homme d’aujourd’hui et son propre destin. À ses yeux, la vie se caractérise par l’invincibilité de l’humiliation, par celle de l’absurdité, et par celle de la mort, mais elle est aussi plein de possibilités sans limite. Sous sa plume, les personnages sont toujours menacés de mort et se trouvent dans une condition absurde, mais ils sont pour la plupart énergiques, et pleins de pensées et d’actions. La mort est devenue un acte exaltant, elle est même plus belle que la vie elle-même. Avant de mourir, Kyo a pris du poison. Tchen n’a absolument pas peur quand il se jette vers la voiture de Jiang Jieshi en portant la bombe. Mais ce qui est plus touchant, c’est le comportement de Katow devant le supplice. Quoiqu’il possède du poison pour se suicider, il a finalement décidé de céder ce moyen à autrui. Il n’est pas difficile de voir que les réflexions de Katow sur la vie et sur la mort sont en réalité la transposition des valeurs révolutionnaires chinoises, en valeurs universelles ou transculturelles dont l’humanité a besoin depuis toujours et pour toujours. Ce sont justement ces valeurs véritables qui ont permis aux Conquérants et à La Condition humaine de provoquer, dès le premier jour de la publication, un écho immense non seulement en France, mais aussi à l’étranger.
11Le style d’André Malraux est très particulier et très impressionnant. Son langage est compact et puissant, tout comme celui de Corneille. Sous sa plume, l’économie des mots atteint la limite, et l’intrigue de ces deux œuvres est toujours captivante. André Malraux excelle dans la description psychologique des personnages, dans l’analyse de leur conscience et de leur volonté. Il a bien emprunté aux techniques cinématographiques sa création littéraire afin de démontrer de différents aspects de chaque personnage, de chaque chose, et de chaque scène. Les œuvres d’André Malraux sont les œuvres qui lient parfaitement l’art à la pensée. Tous les efforts qu’il a faits au cours de sa création littéraire sont pour chanter les valeurs transculturelles.
12L’art de Malraux est riche et varié. Ses œuvres sont incontestablement empreintes de pessimisme, mais dans sa pensée, il y a un esprit humaniste qui se forge dans l’action. Au même moment où il montre de nombreuses valeurs étemelles, il nous fait voir clairement la possibilité et la nécessité de passer d’un monde vers un autre monde. Malraux exalte l’esprit qui permettra de sauver la civilisation occidentale, voire toute l’humanité. L’exploitation du thème de l’absurdité dans ses deux romans est très approfondie. Avec ce thème, Malraux a beaucoup influencé le développement de la littérature contemporaine française. Rien d’étonnant à ce que Camus ait pu dire après avoir reçu le Prix Nobel de littérature que celui-ci devait plutôt être décerné à André Malraux.
Auteur
Université de Nankin
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