« Chinoiserie » et sinité dans La Condition humaine d’André Malraux
p. 193-208
Texte intégral
1Pour le lecteur français qui ouvre aujourd’hui encore La Condition humaine, l’impression de dépaysement reste d’une puissance et d’une immédiateté tout à fait saisissantes – et c’est dire si, à l’époque où le Prix Concourt le couronnait, le roman-culte de Malraux pouvait créer un choc encore bien plus violent sur son lectorat de 1933, comme de nombreux comptes rendus de cette époque en témoignent1. Sans doute l’intrigue même de ce « roman de la révolution » renforçait-elle aussi l’exotisme du cadre où il se déroule, pour créer cet effet de dépaysement absolu qui fait considérer La Condition humaine comme le plus extrême-oriental des grands romans français de l’entre-deux-guerres, à coup sûr celui dont le lecteur français associe spontanément le titre et l’auteur à l’image de la Chine.
2C’est sur la base toute subjective de cet effet de lecture que nous souhaiterions ici revisiter un peu la Chine de Malraux dans La Condition humaine, c’est-à-dire analyser les moyens littéraires mis en œuvre pour créer cette toute-puissante impression de « chinoiserie »– cette expression, employée on s’en doute sans la moindre connotation péjorative, nous servira ici à désigner justement l’artifice ou l’illusion de la Chine dans le roman. Ces moyens relèvent bien sûr de l’art du romancier, mais aussi moins directement de celui du lecteur, qui découvre la Chine de Malraux à travers un système préexistant de représentations, cadre de références plus ou moins conscient mais antérieur à sa lecture de La Condition humaine, et que celle-ci vient réactiver, abonder, confirmer, ou au contraire nuancer voire contredire. Ce sont donc surtout ces effets d’écriture et de lecture qui nous occuperont.
3Deux constatations préliminaires avaient induit notre projet : la première, résultant d’une relecture croisée de La Condition humaine et des deux autres romans de la « trilogie asiatique » de Malraux, nous avait convaincu que Les Conquérants (1928) et surtout La Voie royale (1930) pouvaient disputer à La Condition humaine la palme de l’exotisme extrême-oriental : la jungle siamoise de Claude Vannée et de Perken, saturée du fantastique conradien de Heart of Darkness, possède tout de même un potentiel exotique bien supérieur aux quartiers quasi-européens de Shangaï, où se déroule pour l’essentiel l’action de La Condition humaine. Deuxième constatation – souvent oblitérée justement par la prégnance de l’illusion chinoise dans le roman : la pauvreté objective du matériau authentiquement chinois utilisé par Malraux dans La Condition humaine, qu’il s’agisse du référent géographique ou du personnel romanesque. Nos jeunes étudiants, nombreux à rencontrer au lycée ou à l’université le roman de Malraux, sont toujours très surpris de la bonne réponse à la question-boutade : combien y a-t-il de Chinois dans La Condition humaine ? En ne s’intéressant qu’aux personnages de « rang 1 », seul le terroriste Tchen2 – « premier couteau » s’il en est – peut être considéré comme un véritable héros indigène. Encore faudrait-il rappeler à son propos qu’il a les « traits plus mongols que chinois » (516) et que, s’il revendique agressivement sa nationalité (« Je suis chinois, répondit Tchen avec rancune » [552] en réponse et en manière d’alibi à une question embarrassante de son maître Gisors à propos de sa sexualité d’asiatique), il n’en rejette pas moins rageusement toutes les marques réputées traditionnelles de sinité – soumission, fatalisme, « bon sens chinois » (577) –, à l’exception du « respect du maître – la seule chose que la Chine lui eût fortement inculquée » (555). Aux côtés de Tchen, deux jeunes compagnons de lutte et de martyre, Souen et Péï, qui n’apparaîtront que très épisodiquement, sont pratiquement les seuls que Malraux ait sortis de la foule anonyme des insurgés chinois – encore Souen et Péï servent-ils surtout, semble-t-il, à exalter l’héroïsme et l’abnégation de Katow lors de la grande scène du don du cyanure qui va permettre aux deux jeunes Chinois d’échapper à l’atroce supplice d’être brûlés vifs dans la chaudière d’une locomotive.
4Quant à Kyo, alias Kyoshi Gisors, on se souvient qu’il est un sang-mêlé, japonais par sa mère et français par son père, comme son double profil le reflète bien lors de sa première apparition dans le roman : « visage métis [...] presque européen », mais « bouche d’estampe japonaise » (p. 517). Sur ce point du personnel romanesque, Les Conquérants rendaient à coup sûr un son onomastique bien plus authentiquement chinois3 – tout en sacrifiant au même cosmopolitisme anthroponymique, 1110 Internationale oblige !
5En étendant cette recherche onomastique aux simples figurants de La Condition humaine, on constaterait que les personnages de la fiction malrucienne individualisés par un nom chinois sont tout aussi rares. Quelques commerçants, sympathisants de l’insurrection, et dont l’identité n’apparaît qu’à la faveur de l’enseigne de leur boutique : Lou You-shuen (517), l’associé d’Hemmelrich dans son commerce de disques et de phonos ; Shia (524), marchand de lampes, qualifié peu aimablement d’« affreux petit Chinois » dans le texte (il en faut toujours un, semble-t-il, dans la représentation occidentale – Malraux n’échappe pas plus aux stéréotypes que le dessinateur Hergé dans le célèbre album des aventures de Tintin Le Lotus bleu !). Comparses dans le meilleur des cas, simples silhouettes plus souvent, comme celle d’un autre Chinois, un certain Ma, pourtant présenté comme « l’un des principaux agitateurs » (582) et l’une des figures les plus populaires de l’insurrection, mais que Tchen ne reconnaîtra, dans une scène assez stendhalienne, que lorsque celui-ci enfourche une bicyclette d’allure aussi chinoise que lui4 !
6En ce qui concerne les personnages historiques, et à la différence très remarquable là aussi des Conquérants dont le texte est saturé de patronymes politiques et militaires chinois plus ou moins illustres, Malraux se révèle particulièrement parcimonieux dans La Condition humaine. Tchang Kaï-chek, dont la menace est omniprésente, n’apparaît explicitement nommé5 qu’en quelques occasions dans le roman (568 et passim) ; d’autres « seigneurs de la guerre » n’ont droit quant à eux qu’à une seule nomination, comme Tchang Tso-lin (538), chef militaire du Nord, ou Feng Yu-shiang (610), autre toukioun. Et Sun Yat-sen lui-même n’est qu’un hapax tardif (655) dans ce roman où Malraux ne force décidément pas plus la couleur historique que l’exotisme anthroponymique chinois.
7La même édulcoration va se retrouver dans les toponymes chinois, auxquels le romancier sacrifie le moins possible semble-t-il. En dehors de Shangaï, la ville de Han-k’eou, berceau de l’insurrection communiste, sera la seule à être régulièrement citée (mais toute la troisième partie du roman s’y déroule) ; Canton, Tien-tsin, Chan-t’eou (556) ou Pékin (557) n’apparaissent qu’une fois, tout comme Hongkong (572) ou Nankin (589), pour ne citer que les villes les plus importantes6. Le fleuve Yang-tseu n’est qu’une fois nommé lui aussi (560), malgré son importance symbolique dans les méditations des personnages et dans le « climat » du roman. Une seule allusion enfin à une province du centre de la Chine, le Hou-pei (635).
8À l’intérieur de Shangaï même et à ses alentours immédiats, rares sont les repères ayant une consonance réellement chinoise : Chapei et P’u-tung (523 et 636), les faubourgs industriels de Shangaï ; Tchang Tchéou, « la dernière gare avant Shangaï » (536), Yen Tang (533), un appontement dans le port... Pour le reste et s’agissant des lieux et quartiers stratégiques de l’insurrection, les seuls à être un peu précisément situés portent des noms étonnamment familiers aux oreilles d’un lecteur français : l’avenue des Deux-Républiques (537 et passim) où Tchen guette l’auto de Tchang Kaï-chek, et plus pauvres encore en exotisme, la gare du Nord (581) et la gare du Sud (586), où se déroulent les derniers combats pour la prise de contrôle de la ville. Un dernier toponyme shangaïen clôturera dignement ce recensement des lieux de La Condition humaine : il s’agit de Nankin Road (681), une rue mal famée du quartier international de Shangaï, où Ferral, bafoué par sa maîtresse, vient choisir « une courtisane chinoise »
9Même si la rue ici nommée à l’anglaise (« Nankin Road ») nous rappelle que nous nous trouvons dans la concession internationale de Shangaï, et non dans la ville chinoise, il serait intéressant d’observer au passage les flottements de Malraux dans sa transcription des toponymes chinois : assez souvent et après avoir tenté une graphie phonétiquement plus « chinoise » et « moderne » (préfigurant un peu la transcription pinyin, dont l’adoption ne se généralisera que bien après La Condition humaine), l’écrivain finit par opter pour la transcription « occidentalisée » et « classique ».
10Dernier type de marqueurs littéraires de « couleur locale »– auquel un mauvais romancier peut avoir la tentation de recourir pour corser à peu de frais l’illusion d’exotisme de sa fiction – : la langue (forcément étrangère) parlée par les personnages, dont quelques échos peuvent être judicieusement rapportés « en version originale » dans le roman, pour accréditer ainsi l’illusion référentielle. Ainsi la réplique d’un personnage pourra-t-elle se trouver livrée en « V.O. » dans le texte, avant que l’auteur (ou l’un de ses subrogés) ne nous en fournisse charitablement la traduction. Malraux procède ainsi dans L’Espoir7, en citant trois vers d’un sonnet de Quevedo en espagnol dans le texte (et sans traduction) – mais la langue espagnole ne possède certes pas le même coefficient d’exotisme (d’hermétisme, aussi) pour le lecteur français que la langue chinoise, sans compter les problèmes de graphie que celle-ci pouvait poser à Malraux, qui sait bien évidemment graphier à l’espagnole un point d’interrogation renversé (celui qui ouvre la citation de Quevedo), mais ne savait écrire que quelques caractères chinois... À défaut d’un dialogue complet, l’auteur pourra pour le moins incruster quelques vocables étrangers, choisis pour leur forte charge d’exotisme phonétique, et qui viendront pittoresquement émailler un discours par ailleurs rigoureusement transparent dans la langue du lecteur. Malraux se tire assez inégalement de cet épineux problème posé au romancier quand il s’agit de restituer la langue de communication de personnages étrangers. « On transcrit dans une sorte de langue européenne quelque chose qui n ’est pas européen du tout », reconnaissait-il encore en 1974, dans une conférence sur l’Asie8. Car au fait, quelle langue parlent-ils, les Chinois de La Condition humaine ? Sont-ils tous aussi polyglottes que Katow ou Kyo, capables de comprendre une question en chinois, d’y répondre en anglais ou en russe, en réservant bien sûr le français pour leurs monologues intérieurs ? Au début du roman, Tchen, apostrophé en anglais dans un ascenseur d’hôtel, coupe court à tout dialogue avec un interlocuteur importun, un « Birman ou Siamois un peu saoul » en lui disant, « en pékinois » précise le texte : « J’ignore les langues étrangères » (516). Mais Malraux n’abuse pas de ce que nous proposons d’appeler, après les anthroponymes et les toponymes, les exonymes (ou xénonymes) chinois, ces termes glissés « en V.O. » dans le texte français. Nous n’en relèverions que deux véritables dans l’ensemble du roman, tous deux se trouvant d’ailleurs immédiatement explicités : c’est d’abord le tchon (533), nom chinois désignant un groupe de combat clandestin – « une des organisations de combat communistes que Kyo et [Katow] avaient créées à Shangaï »– ; et, à propos d’un chauffeur opiomane à qui l’état de manque donne des ailes au volant de son taxi, l’expression nghien :
La voiture démarra à une allure de film. Katow, assis à gauche, se pencha, regarda le chauffeur avec attention.
– Il est nghien. Dommage, je voudrais absolument n’être pas tué avant demain soir. Du calme, mon petit ! (537)
11Et, dans une note de pied de page, d’allure très lexicographique, Malraux nous précise le sens de nghien :
En état de besoin (à propos des opiomanes). Littéralement : possédé par une habitude
12Plus originalement et à défaut de pouvoir nous faire entendre « en V.O. » l’exotisme de ces idiomes, Malraux recourt à un autre procédé, déjà rodé dans La Voie royale et Les Conquérants, et qu’il reprendra encore dans L’Espoir, où certains personnages étrangers, impeccablement francophones, gardent toutefois juste ce qu’il faut d’accent pour assurer la vraisemblance de leur statut d’étrangers et colorer leurs discours d’un exotisme de bon aloi. Par analogie avec le cinéma, c’est ce que l’on pourrait appeler le procédé de doublage, aux effets parfois déroutants voire dévastateurs lorsque le spectateur découvre, dans la version originale, que l’acteur n’a ni la même voix ni surtout l’accent chinois – et pour cause – de sa « doublure vocale » française ! Dans La Condition humaine, par exemple, c’est Tchen qui ajoute une consonne [g], peu euphonique mais très orientalisante, à la fin de certains mots : ainsi prononce-t-il « Nong » (558) au lieu de « Non » ; et Malraux, décidément aussi averti en phonologie qu’en lexicographie, précise doctement :
[Tchen] parlait français avec une accentuation de gorge sur les mots d’une seule syllabe nasale (558).
13De même, l’envoyé de Tchang Kaï-chek auprès des représentants des puissances occidentales, a-t-il lui aussi le bon goût de parler français dans le roman, avec seulement une légère tendance à diéréser les syllabes finales, autre particularité phonétique prêtée aux Asiatiques dans la représentation caricaturale que les Européens se font de la prononciation « à la chinoise » (conjointement avec la réputation de don pour les langues étrangères attribuées aux Orientaux) :
Je vous remercie au nom de mon parti... Les communistes sont fort traîtres9 : ils nous trahissent, nous leurs fidèles alli-és. Il a été entendu que nous collaboreri-ons ensemble, et que la questi-on soci-ale serait posée quand la Chine serait unifi-ée (587-588).
14Ce sont là les seules facilités que l’auteur de La Condition humaine s’accorde avec l’exotisme linguistique de ses personnages, les rendant ainsi encore plus chinois à des oreilles françaises. On ajoutera seulement que ces particularités linguistiques ou phonétiques, si elles contribuent assez efficacement à cet effet de « chinoiserie »– du moins aux yeux et aux oreilles du lecteur un peu naïf –, relèvent aussi chez Malraux d’une conception plus intéressante de l’idiolexie, liée à sa poétique des personnages : on se souvient sans doute des tics de langage qui individualisent certains personnages malruciens (Katow dans La Condition humaine, par exemple), contribuant fortement à leur « effet personnage ».
15Dans son évocation du cadre de l’action, des personnages et des « mœurs et coutumes » chinoises, il va arriver aussi à Malraux de sacrifier ici ou là à quelques chromos – concessions du romancier au « folklore » imposé par l’horizon d’attente du lecteur français, en droit d’espérer qu’un roman censé se passer dans un pays aussi étranger pour lui que la Chine lui apporte la dose convenue d’exotisme. Le décor, par exemple, dont on verra ensuite la décoloration essentielle, fournit quelques inévitables cartes postales, spectacles des rues grouillantes de Shangaï ou intimité d’un intérieur chinois « plus vrai que vrai » décrits par Malraux sans grande originalité. Ainsi de la foule de Shangaï qui se prépare à l’exode juste avant le déclenchement de la grève générale :
Brouettes à une roue avec des têtes de bébé qui pendaient entre des bols, charrettes de Pékin, pousse-pousse, petits chevaux poilus, voitures à bras, camions chargés de soixante personnes, matelas monstrueux peuplés de tout un mobilier, hérissés de pieds de table, géants protégeant de leur bras tendu au bout duquel pendait une cage à merle, des femmes petites au dos couvert d’enfants... (566-567)
16Mais ce cortège de misère chinoise est-il si différent de celui que l’auteur de L’Espoir présente lors du siège de Madrid – les paysans du Tage se sont substitués à ceux du Yang-tseu, les ânes espagnols aux petits chevaux chinois, et les serins aux merles dans les cages, mais pour le reste, le pittoresque de la misère ne l’emporte-t-il pas sur la prétendue couleur locale, chinoise ici, espagnole là ?
Nombre de paysans du Tage s’étaient réfugiés chez leurs parents, chaque famille avec son âne ; parmi les couvertures, les réveils, les cages à serins, les chats dans les bras, tous, sans savoir pourquoi, allaient vers les quartiers plus riches10...
17Revenons à Shangaï, pour un autre inventaire parallèle, fait cette fois par Kyo à son arrivée à Han-k’eou – et le pittoresque le dispute à nouveau au « farfelu », dont la tentation semble traverser encore cette évocation :
Les lampes à pétrole s’allumaient au fond des boutiques ; çà et là quelques silhouettes d’arbres et de cornes de maisons [...] au fond d’échoppes, les médecins aux crapauds-enseignes, les marchands d’herbes et de monstres, les écrivains publics, les jeteurs de sorts, les astrologues, les diseurs de bonne aventure continuaient leurs métiers lunaires [...] un reflet venait baigner la terre, luisait faiblement au fond d’une arche énorme que surmontait une pagode rongée de lierre déjà noir. Au-delà, un bataillon se perdait dans la nuit accumulée en brouillard, au-delà d’un chahut de clochettes, de phonographes, et criblé de toute une illumination... (607)
18En quelques notations d’un exotisme aussi pauvre qu’éculé, Malraux va ainsi créer un condensé, un archétype de paysage chinois, plus vrai que vrai aux yeux du lecteur français qui, à l’instar de son ancêtre parisien face aux Persans de Montesquieu, devra « avouer qu’il a l’air bien chinois », ce décor. Le paysage sonore de la rue chinoise se constitue de la même façon très stéréotypée à partir de quelques notations particulièrement clichées, véritables poncifs d’une stabilité remarquable chez Malraux, des Conquérants à La Condition humaine : le crépitement des dominos (baptisés ici plus exotiquement « mah-jong »), le claquement caractéristique des socques à semelles de bois dans les rues, la cacophonie des klaxons de voitures, des salves de pétards, le son des gongs, des cymbales, des violons ou des flûtes chinoises accompagnant quelque cortège – sans oublier le bourdonnement des « éternels moustiques »11 ou celui du ventilateur réglementaire, en guise de fond sonore obligé, garant du pittoresque et de la pseudo-authenticité d’une évocation de la nuit chinoise dix fois reprise par Malraux12... C’est une archi-Chine que le romancier de La Condition humaine crée ainsi, avec parfois sans doute de sa part une très légère distanciation humoristique qui nous laisse à penser – à espérer, en tout cas – qu’il n’est pas dupe de cet artefact oriental mis en scène dans ses romans. Ce décor d’une Chine de pacotille, c’est celui dont Clappique le mythomane se fait miroiter le folklore dans un de ses délires verbaux :
Semblables au dernier prince de la dynastie Leang, [...] montons sur les jonques impériales [...] Je serai astrologue de la cour, je mourrai en allant cueillir la lune dans un étang, [...] comme le poète Tou Fou... (527)
19C’est aussi celui de Gisors se projetant sur l’écran de ses rêves hallucinés par l’opium, un paysage onirique qui n’est pas loin de constituer la quintessence parfaite de la représentation occidentale « cultivée » de la Chine :
formes, souvenirs, idées, tout plongeait lentement vers un univers délivré. Il se souvint d’un après-midi de septembre où le gris parfait du ciel rendait laiteuse l’eau d’un lac, dans les failles de vastes champs de nénuphars ; depuis les cornes vermoulues d’un pavillon abandonné jusqu’à l’horizon magnifique et morne, ne lui parvenait plus qu’un monde pénétré de mélancolie. Sans agiter sa sonnette, un bonze s’était accoudé à la rampe du pavillon, abandonnant son sanctuaire à la poussière, au parfum des bois odorants qui brûlaient ; les paysans qui recueillaient les graines de nénuphars passaient en barque, sans le moindre son... (559-560)
20Nous avons ici affaire à de véritables « décors de chinoiserie », selon l’expression que Malraux emploiera lui-même dans ses Antimémoires pour désigner le mauvais goût de la copie de palais chinois construite pour Tchang Kaï-chek à Sian13...
21Si l’on s’intéresse maintenant aux personnages de Chinois présents dans La Condition humaine, on sera contraint de constater là aussi la pauvreté et le caractère ultra-conventionnel de leur représentation. Du petit peuple de la rue évoqué dans ses mille occupations, Malraux ne nous restitue que des inventaires très faiblement descriptifs, nous l’avons vu (« petits marchands [...], carrioles, brouettes dignes des empereurs Tang, infirmes, cages... », 571), ou des « images d’Épinal » (ainsi ce « vieux Chinois à la barbe en pinceau », 586, qui pleure dans la rue les chevaux abattus lors des affrontements ; un autre « très vieux Chinois à tête de mandarin de la Compagnie des Indes, vêtu de la robe », 549), ou enfin ce que nous oserons appeler, malgré le méta-cliché, des ombres chinoises, dont le pouvoir de suggestion pittoresque sur le lecteur est parfois tout-à-fait remarquable, Malraux ayant admirablement détouré ces silhouettes de « petits marchands semblables à des balances, avec leurs deux plateaux au vent et leurs fléaux affolés » (571)14.
22Portraitiste très conventionnel, Malraux ne manifeste pas vraiment plus d’originalité en qualité d’éthologue, et sacrifie trop volontiers là aussi aux clichés occidentaux sur les « mœurs et coutumes » chinoises15. Un véritable « dictionnaire des idées reçues » à propos de la Chine et des Chinois pourrait ainsi être glané à travers La Condition humaine (tout aussi bien qu’à travers Les Conquérants, d’ailleurs). Dans ce dernier roman, commençons par épingler l’inévitable allusion à la « grande courtoisie » des Chinois (126), que le narrateur ne signale toutefois que pour s’étonner du contraste qu’elle forme avec « leur coutume de se moucher dans leur gorge ». D’autre tropismes prétendument chinois et plus ou moins positifs seront évoqués incidemment dans La Condition humaine, comme le « grand sens de l’organisation » des Chinois (589), leur hantise de perdre la face (575), ou encore leur subtilité rhétorique : de retour en France, Ferral, confronté aux arguties des banquiers qui refusent de renflouer le Consortium franco-asiatique, observe que ses interlocuteurs français – ministre y compris – manient « une langue conventionnelle et ornée comme les formules rituelles d’Asie » (741), et il les trouve « de plus en plus chinois » (752). La formule n’est pas qu’élogieuse ici, on le devine, et derrière l’éventuelle admiration de Ferral pour la subtilité argumentative de ses interlocuteurs, il y a surtout le mépris de l’homme d’action à l’égard des sophistes.
23Malraux rapportera encore à une idiosyncrasie prétendument chinoise certaines attitudes, certains comportements (par exemple, la joie mêlée d’orgueil qu’un commerçant éprouve à « expliquer une chose à un esprit distingué qui l’ignore », 520), voire des gestes réputés typiques : Souen et Peï s’accroupissent « à la chinoise » (644) dans l’arrière-boutique d’un de leurs complices ; Shia, le marchand de lampes, se frotte les mains « avec onction » (524) ; lors de leur dernière entrevue, exceptionnellement, Tchen s’incline devant son vieux maître Gisors, « de tout le buste, à la chinoise » (554) – « ce qu ’il ne faisait jamais », précise le texte entre parenthèses. Comble de stéréotypie, les Chinois de Malraux semblent parfois jouer eux-mêmes à ressembler à des Chinois, comme la courtisane choisie par Ferral qui « les mains sagement appuyées sur sa cithare [...] avait l’air d’une statuette Tang » (681).
24On a pu apprécier dans tous ces exemples le décalage entre le caractère particulièrement indigent et stéréotypé des marqueurs d’exotisme, et malgré tout leur puissance de retentissement dans l’esprit du lecteur français. Par rapport à tant de récits de voyages en Chine, les romans de Malraux ne se mettent guère en frais d’originalité ni de précision pittoresque : ce sont vraiment les pièces les plus convenues du magasin de curiosités chinoises qu’il convoque – ainsi le chien de May et de Kyo ne pouvait-il être qu’un pékinois (542)...
25Il faudrait toutefois observer comment Malraux, lorsqu’il sacrifie à quelque évocation pseudo-exotique, la « naturalise » pour ainsi dire dans sa fiction, en lui attribuant le plus souvent une valeur dramatique. Quelques exemples nous aideront à mieux comprendre ce procédé de surmotivation dramatique qui aboutit de fait à une légitimation mais aussi à une atténuation de l’effet exotique, au profit d’une tension dramatique accrue. À son entrée dans la concession européenne, Kyo observe ainsi l’étrange manœuvre d’un marchand chinois qui « avait accroché des petits pâtés aux pointes des barbelés. ("Bon système pour empoisonner un poste, éventuellement", pensa Kyo) » (525). May, sa compagne, qui on s’en souvient est médecin, rapporte la fréquence des suicides de jeunes filles conduites au mariage contre leur gré (541). Mais ce qui pourrait n’être évoqué qu’à titre d’atroce « couleur locale », façon « palanquin des larmes », devient argument supplémentaire pour légitimer la révolte contre les tenants de l’ancienne Chine. Ou encore, au milieu de l’évocation particulièrement abstraite de la « nuit chinoise » (598) qui pèse sur Shangaï à la veille de l’insurrection (qu’est-ce donc qu’une « nuit chinoise » ?), surgit soudain un élément aussi pittoresque qu’horrible, la « promenade du bourreau » qui va reprendre à l’aube, avec les décapitations publiques des insurgés condamnés à mort : « à cette heure, il n ’y avait que les têtes coupées dans les cages noires, avec leurs cheveux qui ruisselaient de pluie » (526).
26Il arrive aussi à Malraux de gommer délibérément l’exotisme d’une évocation, au moyen de différents procédés anti-pittoresques. L’examen des variantes de La Condition humaine fait tout d’abord apparaître plusieurs exemples d’élimination pure et simple par Malraux d’une notation originellement beaucoup plus colorée : ainsi, après l’assassinat liminaire du trafiquant d’armes par Tchen, celui-ci se retrouve dans la rue, « contemplant le mouvement des autos, des pousse-pousse qui couraient sous ses pieds dans la ville illuminée »16 ; dans le texte définitif, Malraux supprime les pousse-pousse pour leur substituer de banals « passants » (515). Autre exemple dans la 3° partie, où Kyo, à bord du bateau qui l’emmène vers Han-k’eou, n’est attentif qu’au « mouvement des sampans » sur le fleuve (606) ; le manuscrit développait bien davantage le paysage, avec ses « monastères à cornes perchés sur les rocs, [...] pagodes pour touristes »17.
27Autre procédé d’édulcoration de l’exotisme : la superposition à la touche de couleur locale d’une référence ou d’une notation analogique beaucoup plus familière à l’umwelt culturel du lecteur occidental, ce qui atténue ou « acculture » l’exotisme de la notation initiale – en créant parfois de curieux effets de syncrétisme culturel ou artistique, auquel on sait que Malraux ne répugnait pas. La description de la maison du vieux Gisors est ainsi l’occasion de livrer tout d’abord au lecteur les canons architecturaux les plus traditionnels d’un intérieur bourgeois en Chine, tel que se le représente le lecteur français : « maison chinoise sans étage : quatre ailes autour d’un jardin » (529) ; à l’intérieur, le visiteur n’échappe pas à l’incontournable « collection de petits cactus » (558), à la « table à opium », à l’aquarium avec ses « cyprins noirs, mous et dentelés comme des oriflammes » (540), et surtout à la galerie d’œuvres d’art, peintures et statues, dont Gisors vit entouré. Dans le manuscrit, Malraux installait d’abord, « au fond, une superbe Kwanyne Tang »18, mais, craint-il le trop fort exotisme (ou la moindre notoriété, pour un lecteur français ?) de cette déesse chinoise de la miséricorde, il troque celle-ci contre un beaucoup plus banal « bouddha de la dynastie Wei » (538), auquel il finit même par donner « un style presque roman » ! Dans ce même musée personnel de Gisors, les phénix peints sur les murs sont d’une étonnante couleur « bleu Chardin » (528). Quelques pages auparavant, décrivant une très pittoresque boutique d’animaux dans la partie chinoise de la vieille ville de Shangaï, le romancier nous inflige à nouveau les « illustres cyprins chinois » (536) peuplant des aquariums et des « jarres phosphorescentes », dont il nous précise qu’elles sont « alignées comme celles d’Ali-Baba » : si la comparaison est très évocatrice pour un lecteur français, elle n’en apparaît pas moins ici assez disparate, voire saugrenue dans le contexte. Pour en sourire, signalons pour finir que le siège de la « section spéciale de police de Tchang Kaï-chek » est installé à Shangaï
dans une simple villa construite vers 1920 : style Bécon-les-Bruyères, mais fenêtres encadrées d’extravagants ornements portugais, jaunes et bleuâtres (705).
28Dans le même ordre d’idée, on pourra trouver que les ports chinois de Shangaï, de Han-k’eou ou de Canton tels qu’évoqués dans La Condition humaine et dans Les Conquérants sont décrits davantage sur le modèle de ceux de l’Europe du Nord que de ceux de l’Asie. Pas étonnant dès lors que le narrateur des Conquérants n’y trouve pas son compte de dépaysement : « ces lumières dans la mer et dans le ciel de Chine ne font pas songer à la force des Blancs qui les ont créés, mais à un spectacle polynésien » (138), note-t-il d’abord. Les voiles des jonques qui circulent dans la rade ont beau lui garantir qu’il est en Asie, lorsqu’il aperçoit le quartier des affaires, « de hauts édifices en profil le long du quai », l’image qui surgit aussitôt en lui est celle d’« une digue de Hambourg ou de Londres écrasée par un cône de végétation intense » (138). Même frustration exotique pour le lecteur lors de l’arrivée du héros à Canton, dont l’évocation semble tout d’abord promettre un pittoresque plus relevé : « Voici la vieille Chine, la Chine sans Européens » (163) s’exclame ainsi le narrateur dont le canot se fraye un difficile chemin à travers une véritable ville flottante :
Sur une eau jaunâtre, chargée de glaise, le canot avance comme dans un canal, entre deux rangs serrés de sampans semblables à des gondoles grossières avec leur toiture d’osier. À l’avant, des femmes presque toutes âgées cuisinent sur des trépieds, dans une intense odeur de graisse brûlée ; souvent, derrière elles, apparaît un chat, une cage ou un singe enchaîné. Les enfants nus et jaunes passent de l’un à l’autre, faisant sauter comme un plumeau plat la frange unique de leurs cheveux, plus légers et plus animés que les chats malgré leurs ventres en poire de mangeurs de riz. Les tout-petits dorment, paquets dans un linge noir accroché au dos des mères. La lumière frisante du soleil joue autour des arêtes des sampans et détache violemment de leur fond brun les blouses et les pantalons des femmes, taches bleues, et les enfants grimpés sur les toits, taches jaunes (163).
29Mais, une fois débarqué, à peine le narrateur aura-t-il le temps d’observer la ville chinoise, emporté à toute allure à travers l’ancien quartier colonial jusqu’à la résidence de Garine, dont Malraux précise que celle-ci se trouve « entourée d’une grille semblable à celles qui ornent les chalets des environs de Paris » (164).
30Ce traitement de l’exotisme une fois décrit, évalué et analysé à travers ses différentes modalités, peut-être pouvons-nous maintenant tenter d’interpréter les raisons de la faiblesse ou plutôt de l’édulcoration par Malraux de la « matière d’Orient » dans La Condition humaine. Cette pauvreté de l’exotisme a souvent été rapportée, dans une perspective biographique un peu facile, à la piètre connaissance que l’écrivain pouvait avoir de la Chine en 1933 – malgré toute la légende qu’il a laissé s’installer à ce sujet, y compris le mythe de sa participation aux insurrections de Canton et Shangaï. Avec ses plus récents et plus sérieux critiques et biographes, « il faut admettre qu’il existe une légende de Malraux en Chine »19, où celui-ci n’avait que très peu séjourné à l’époque où il écrit La Condition humaine : quelques jours à Hongkong en avril 192520, pendant son séjour en Indochine, et quelques jours à Shangaï puis à Canton en septembre 1931, lors de son tour du monde21. Selon le témoignage très postérieur de Clara Malraux, c’est lors de ce deuxième séjour que serait venue à Malraux l’idée et le titre même de La Condition humaine, sinon le début de sa rédaction, comme Malraux lui-même a pu le laisser dire : « (Malraux) m’apprit que son prochain roman se déroulerait sans ces lieux mêmes (= Shangaï) et me demanda ce que je pensais de La Condition humaine comme titre »22.
31Mais, à défaut d’une connaissance directe et approfondie de la Chine, il faut rappeler que Malraux était depuis longtemps en relation de familiarité intime et de fascination profonde avec l’Asie : s’il n’a été qu’un élève fort épisodique des cours de chinois et de persan de l’ex- « Langues O » de la rue de Lille à Paris23, Malraux était très précocément assidu dans les galeries et musées d’art oriental – musée Guimet, en particulier24. Il se trouvait donc de plain-pied dans une Asie certes plus rêvée que réelle, mais dont l’évocation finalement très romantique (comme est romantique sa vision de la révolution) s’adapte à merveille à la fable métaphysique de La Condition humaine.
32Car c’est une ambiance – même pas un décor, une ambiance – que Malraux a avant tout voulu restituer dans son roman, avec le schématisme et l’approximation que l’on a dits, et en ne concédant que le minimum à l’exotisme et à l’illusion référentielle, car si « le cadre n’est pas l’essentiel », comme Malraux le confie dans une lettre à Gaëtan Picon, « [...] le cadre n’est pas non plus accidentel. Je crois qu ’il y a dans une époque assez peu de lieux où les conditions d’un héroïsme possible se trouvent réunies »25. La Chine de La Condition humaine est donc largement allégorique et, pour emprunter à Jean Lacouture26 une analogie très éclairante, Shangaï n’y jouera pas un rôle plus important que Saint-Pétersbourg dans Crime et Châtiment. D’où cette impression curieuse, pour le lecteur français, d’une Chine à la fois très proche, très semblable, très familière – et en même temps très lointaine, très différente, très étrangère (bien que conforme aux représentations stéréotypées et fantasmatiques qui informent et saturent l’imaginaire occidental sur la Chine et les Chinois).
33On se garderait toutefois d’oublier les raisons proprement littéraires et esthétiques qui ont pu conjointement motiver ce parti-pris d’anti-exotisme chez Malraux, lequel n’entendait pas plus écrire un reportage sur la Chine – façon Albert Londres dans Mourir pour Shangaï (1932) – qu’un roman d’aventures exotiques – façon Claude Farrère dans La Bataille (1909). Roman métaphysique, La Condition humaine a peu à faire d’une reconstitution réaliste (aussi bien sur le plan historique que géographique) de la Chine de 1927. Les quelques images fortes que le jeune Malraux avait glanées lors de ses deux passages en Chine lui suffisaient largement, avec quelques souvenirs de lectures (Loti, Segalen, Claudel à coup sûr27), et au besoin le renfort de différents matériaux importés d’Indochine (l’évocation de Shangaï dans La Condition humaine doit vraisemblablement beaucoup à Saïgon, que Malraux connaissait infiniment mieux). Avec le renoncement partiel, par le romancier de La Condition humaine, à l’esthétique réaliste de la mimesis et à certaines de ses techniques narratives (abandon du « point de vue de Dieu » dans la narration, à la différence de La Voie royale et des Conquérants), Malraux se heurtait aussi à l’impossibilité subséquente de déléguer toute description « académique » à des personnages à qui le décor était censé être trop familier pour qu’ils y trouvent matière à description, a fortiori exotique. Le pittoresque importe finalement aussi peu à Malraux qu’à Kyo, qui ne perçoit plus Shangaï qu’en stratège :
Depuis plus d’un mois que, de comité en comité, il préparait l’insurrection, il avait cessé de voir les rues : il ne marchait plus dans la boue, mais sur un plan (522).
34Par ailleurs et pour en rester au plan de la motivation littéraire interne, on reconnaîtra que l’obscurité dans laquelle se passe la plus grande partie de La Condition humaine (201 pages sur 32928), de même que la localisation prédilective de l’action dans les quartiers européens de Shangaï, n’étaient pas forcément propices à des descriptions très pittoresques. Il semble plutôt que Malraux ait délibérément cherché à créer cet effet de brouillage qui dissout et décolore l’exotisme du décor29, celui-ci se trouvant dès lors réduit à quelques marqueurs ultra-conventionnels et très frustes. Quelle image précise le lecteur friand de pittoresque pourrait-il se faire d’une ville chinoise évoquée dans l’obscurité et sous la pluie (« Le profil des maisons disparaissait sous l’averse à l’odeur de fumée », 523), où seules « quelques silhouettes d’arbres et de cornes de maisons montaient dans le ciel de l’ouest » (523), où « la brume, nourrie par la fumée des navires « (683) crée un décor de cité-fantôme, telle Shangaï apparaissant « roussâtre au fond de la nuit » (536) ?
35Décidément, « c’est bien peu chinois tout cela » (121), comme le dit l’un des personnages des Conquérants s’étonnant de la fièvre révolutionnaire qui s’empare du peuple de Chine, réputé selon lui pour ne pas connaître « les idées qui tendent à l’action » (123). Et le lecteur critique – ou le lecteur chinois – pourrait bien avoir l’impression que, dans La Condition humaine, « les Chinois de Malraux ne sont pas plus chinois que ne sont romains les Romains de Corneille »30. Ils n’en dégagent pas moins, on l’a vu, pour le « vrai » lecteur occidental, une étonnante impression de sinité profonde, d’autant plus remarquable qu’elle résulte de cette exceptionnelle économie de moyens littéraires que nous avons cherché ici à démontrer. À la fin de sa vie, Malraux estimait avec orgueil que le monde commençait à ressembler à ses livres31. À la fin de La Condition humaine en tout cas, le lecteur français est persuadé que la Chine de 1927 ne pouvait que ressembler à celle de Malraux dans ce grand roman.
Notes de bas de page
1 Cf. Jean Guéhenno dans Europe du 25 juin 1933 : « J’entends qu’on se plaint aussi que l’action d’un tel livre soit par rapport à nous si lointaine, que l’auteur ait dû aller jusqu’en Chine chercher les moyens de définir notre condition. C’est cela même, au contraire, qui, à mon sens, fait de ce livre un livre exemplaire [...] Son exotisme est bien un des principes de la grandeur de cet ouvrage ».
2 Tchen Ta-eul, de son nom complet, tel qu’il apparaît p. 613 de La Condition humaine dans la nouvelle édition des Œuvres complètes d’André Malraux de la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, tome I, 1989, publiée sous la direction de Pierre Brunel. Le texte (p. 509 à 761) et la notice (p. 1272 à 1306) de La Condition humaine dans ce volume sont dus à Jean-Michel Gliksohn. Toutes nos références à La Condition humaine, ainsi qu’à La Voie royale et aux Conquérants, renverront à cette édition. Sur les noms des personnages, on se reportera à l’étude fondamentale de Christiane Moatti, La Condition humaine d’André Malraux, poétique du roman, éd. Minard, Archives des Lettres Modernes, 1983, p. 41-43.
3 Hong le terroriste, Tcheng-daï le vieux champion de l’indépendance chinoise, le général Tang, tous personnages authentiquement chinois, jouent dans l’intrigue un rôle au moins aussi actif et important que les héros présumés, Garine et Borodine.
4 Sans prétention d’exhaustivité, on citera encore Tang Yen-ta (550), le trafiquant d’armes assassiné par Tchen ; Liou Ti-yu (589), un banquier de Shangaï ; Dong Tioun (625), un commerçant de Han-k’eou ; Shuei Toun (576), lieutenant d’un des postes gouvernementaux attaqués par les insurgés... Leur apparition est souvent aussi fugitive que leur nomination est singulative – quand il ne s’agit pas purement d’ectoplasmes romanesques (ainsi le nom du lieutenant Shuei Toun, qui ne sert à Tchen que pour abuser la sentinelle du poste de police).
5 Parfois abrégé en Tchang.
6 Citons encore Kalgan (556), Whampoa (581) et son académie militaire, Ou Chang (606), un port voisin de Han-k’eou, Tch’ang-cha (624)...
7 L’Espoir, II° partie, I, VII, p. 836 éd. Pléiade.
8 André Malraux, « Qu’est-ce que l’Asie ? », conférence prononcée à Kyoto, Japon, le 22 mai 1974, reproduite in Cahier de l ’Herne André Malraux, 1982, p. 367.
9 C’est un anti-communiste qui parle.
10 L’Espoir, II° partie, II, II, p. 857 éd. Pléiade.
11 Les Conquérants, p. 220 éd. Pléiade.
12 Cf. par exemple Les Conquérants, p. 125-126 (une rue de restaurants et de fumeries à Saïgon) ; La Condition humaine, dès la p. 515 pour le « fracas des joueurs de mah-jong »...
13 André Malraux, Le Miroir des limbes, I, Antimémoires, V, I, p. 412 éd. Pléiade.
14 Cette image était déjà préparée p. 526, avec ces « ombres de petits marchands, leur boutique en forme de balance sur l’épaule » se détachant sur les boulevards déserts de Shangaï.
15 Cf. le relevé proposé dans les fiches thématiques de Hubert de Phalèse, Les voix de La Condition humaine, éd. Nizet, 1995, p. 69 sq.
16 Leçon du manuscrit, variante a, p. 1309.
17 Leçon du manuscrit, variante b, p. 1335.
18 Leçon du manuscrit, variante a, p. 1315.
19 Jean-Michel Gliksohn, Notice de à La Condition humaine, Pléiade, p. 1274.
20 Jean Lacouture, Malraux, une vie dans le siècle, éd. du Seuil, 1973 ; rééd. coll. « Points », p. 87-88.
21 Ibid., p. 125.
22 Clara Malraux, Voici que vient l’été, éd. Grasset, 1973, p. 140.
23 Jean Lacouture, op. cit., p. 23.
24 André Vandegans, La jeunesse littéraire d’André Malraux. Essai sur l’inspiration farfelue, éd. J.-J. Pauvert, 1964, p. 217.
25 Lettre autographe de Malraux reproduite in Gaëtan Picon, Malraux par lui-même, éd. du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1953, p. 2.
26 Jean Lacouture, op. cit., p. 125.
27 Sur ce point, cf. Monique Gosselin, « Poétique de l’espace dans La Condition humaine », in Espaces romanesques, P.U.F., 1982, p. 157-180.
28 Selon l’évaluation faite par Alain Meyer dans son étude sur La Condition humaine, Gallimard, coll. « Foliothèque », 1991, p. 154.
29 Comme le note Christiane Moatti (op. cit., p. 150-151), il s’agit aussi pour Malraux de « gommer tout exotisme local au profit de la dimension cosmique ».
30 Alain Meyer, op. cit., p. 28.
31 Cité par Jean Lacouture, op. cit.. p. 97.
Auteur
Université d’Artois
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