Dépouillement en faveur de l’essence. Lecture taoïste d’Henri Michaux
p. 175-184
Texte intégral
1Dans sa réponse à F. Trotet, Michaux s’explique : « La lecture “taoïste” vaut mieux que la lecture psychanalytique, ou linguistique. Elle apprend davantage de ce qui compte »1. Cette déclaration est révélatrice. Elle nous éclaires sur les relations intimes qu’entretient Michaux avec le taoïsme. Michaux a subi l’influence de Lao-Tseu, et bien des caractères propres au vieux sage chinois apparaissent en arrière-fond dans la poésie de Michaux : citons par exemple le discours sur le vide, la sagesse de la vacuité, la recherche du primitif et le culte de la faiblesse en vue de la force.
2Dans le présent travail, nous ne cherchons pas à justifier l’influence de l’un sur l’autre, mais à envisager une poésie riche de deux sagesses où s’affirme l’originalité de Michaux répondant de loin au vieux sage chinois. Ce qui retient notre attention, c’est le dépouillement vers la vacuité en faveur de l’Essence, qui distingue le poète de tant d’écrivains occidentaux.
3Chez Michaux, le dépouillement s’effectue aux quatre niveaux : spatial, spirituel, corporel et poétique.
4Par spatial, on entend son voyage réel. Michaux est un grand voyageur. Mais à la différence de tant d’autres, « il voyage contre. Pour expulser de lui sa patrie, ses attaches de toutes sortes et ce qui s’est en lui et malgré lui attaché de culture grecque ou romaine ou germanique ou d’habitudes belges ». La distanciation d’un lieu, la progression dans l’espace sont synonymes de renoncement à une culture et à une civilisation que nous possédons et qui nous possèdent. En dénonçant la civilisation fondée sur l’accumulation et la possession, il valorise le vide désertique au détriment du trop plein occidental :
Dépourvu du désert, du sens du désert, de la nostalgie du désert, l’Occident, par destin, était pour amasser, pour posséder, pour développer, pour augmenter les biens, propriétés, savoir et sa propre masse.
Les sciences, le confort, la démocratie devraient en sortir qu’il allait imposer au monde... (PAS, 236)
5Ce que le voyageur cherche avant tout, c’est un contrepoint de sa culture, où il pourrait se désancrer, se rincer l’esprit, se dénuer l’âme et comme le sage chinois, apprendre à désapprendre pour mieux appréhender2 : « Par suite, le Sage apprend à désapprendre »3, peut-on lire dans le Tao Te King. « Non, non, pas acquérir », note Michaux plus tard, « voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin » (PA, 11). Le voyage se situe ainsi par rapport au vide dans un cheminement régressif et réducteur, doublé par ailleurs du désir de découverte et de connaissance. La découverte et la connaissance du monde et de soi.
6Avant Un barbare en Asie Michaux avait voyagé en Ecuador. Mais cette terre le choquait. Il la traversa le visage fermé, l’esprit en défiance. Ecuador est un singulier journal de route. Il nous paraît que celui qui le tient s’intéresse peu à ce qu’il découvre, ou plus exactement ne veut pas s’y intéresser et résiste sans cesse à l’attrait possible du voyage. Les descriptions s’y voient tourner court, l’écriture se suicide, la notation tourne vite au silence. Le voyage tracé dans Ecuador est celui dans lequel Michaux prendra conscience de sa solitude, en relation étroite avec l’appréhension du vide. Au fond, le voyageur ne trouve qu’un rien :
Mais rien, il observe s’il y a un point, un feu quelque part, rien ! Un être quelque part... rien ! Un espion quelque part, rien ! Un bruit quelque part, rien ! Les montagnes-ravins, les montagnes-ravins, les montagnes-ravins. [...] Rien (E, 21-22).
7 Au lieu de le renforcer et de l’enrichir, ce voyage qui fait vaciller le frêle édifice de son être, lui révèle davantage le nu noir du mauvais de son moi, lui révèle sa faiblesse et aiguise sa conscience du manque et du vide.
Il souffle un vent terrible.
Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine.
Mais il y souffle un vent terrible...
Dans le trou il y a haine, effroi aussi et impuissance :
Il y a impuissance et le vent en est dense,
Fort comme sont les tourbillons,
Casserait une aiguille d’acier,
Et ce n’est qu’un vent, un vide... (E, 94)
8Dans cette perception du vide, l’être est ballotté par les événements qui vont perdre tout sens et toute signification. Il n’y a qu’une errance absurde qui n’est plus que l’errance d’un corps meurtri, vide de toute substance.
9Dans Ecuador, l’écriture garde non seulement son vieil aspect suicidaire, mais elle comporte un refus propre à Michaux du style « à traces d’images, à traces de merveilles, à trace d’émotion, à trace de miracles, à trace de génie, à trace d’humeur, à trace d’étude, à trace de tout » (E, 46). L’écriture sentimentale et néo-romantique est balayée par celui qui, dès l’origine, privilégie le mot contre la phrase : « Peu de phrases. Le gong fidèle d’un mot » (E, 61). Or la phrase et son corollaire le phrasé, sont une manière de joindre. Il s’agit là de toute une esthétique du liant, avec ses présupposés d’un centre autour de quoi les choses et les sentiments pourraient se disposer harmonieusement. Michaux le récuse ou plus carrément l’ignore. « Ce qui se trouve manquer au voyage, c’est le voyageur ; ce que détruit un voyage, c’est le voyageur ». Il n’en revient personne.
10Mais y a-t-il eu même un voyage ? Et « ce voyage, mais où est-il donc ce voyage ? » (E, 16). Quand les voyageurs du XVIIIe siècle rêvaient de remonter le Nil jusqu’à ses sources ignorées, leur souci était de rejoindre un lieu qu’ils supposaient originel, quelque source mystique et mythique comme les grammairiens, du français à l’hébreu par la voie du grec, recomposaient patiemment la langue qu’Adam parla. Dans l’espace, ou à travers les mots, ils progressent vers une connaissance qui les constituait, à défaut, peut-être, de les combler. Tout au contraire chez Michaux, l’écriture et le voyage effacent leurs traces. En arrivant à l’embouchure de l’Amazone au bout d’un an de voyage, le voyageur déclare paradoxalement :
Rien n’apparaît... Mais où est donc l’Amazone ? se demande-t-on, et jamais on n’en voit davantage [...] Je n’ai donc pas vu l’Amazone, je n’en parlerai donc pas (E, 169).
11 Le récit se termine par la rupture. « Emu en un mot, Allons finissons-en » (172). Le silence clôt le livre. « Rien ne disait rien », selon l’expression de Le Clézio.
12La vie dans le dénuement où l’on s’adresse au vide est aussi une vie ascétique de la mystique tant orientale que flamande. Comme les mystiques flamands et les taoïstes, Michaux qui avait voulu se faire moine, cultive l’effacement et à plusieurs niveaux. Dans la vie réelle, l’ascète occidental prend soin de ménager un espace vide. Jean Starobinski en témoigne dans un dialogue à quatre sur Michaux : « Je pense à l’une de mes rares rencontres avec Michaux. Je suis allé lui rendre visite dans son appartement et j’ai été frappé par l’extrême nudité des lieux – en quelque sorte celle d’une cellule – comme s’il avait besoin d’avoir autour de lui le vide initial »4.
13François Cheng parle de la même impression lorsqu’il se souvient de sa visite chez Michaux : « Son appartement est extrêmement dépouillé. Une table rectangulaire au milieu de son cabinet de travail, deux chaises à côté. Dans les coins, s’entassent partout des livres et revues. L’ensemble est d’une étonnante simplicité »5. Cette pratique nous rappelle la vie monastique des bouddhistes Tch’an dans laquelle la simplicité et le dépouillement sont considérés comme indispensables au réveil à la vérité suprême. Car la possession n’est qu’obstacle et ennemi.
14C’est une vie de dépouillement et de pauvreté qui oblige à déposséder. Effacement, du point de vue taoïste. Ou « armistice des passions » pour reprendre une expression de Michaux. « Ramakrisna est ici / Je vis sous ses yeux / Appel à tout lâcher / à me jeter dans la mer spirituelle » (Mom, 44). La pensée orientale et la mystique flamande avaient appris à Michaux que l’avoir est l’ennemi. « Avec moins on trouve, avec trop, on se perd »6, avertit Lao-tseu. Et il poursuit « Qui pratique la Voie, de jour en jour se défait de son savoir. Il s’en défait. Il s’en défait encore ». « Connaître le non-savoir, c’est le bien suprême »7. Michaux adopte la même observation : « Souviens-toi, Celui qui acquiert, chaque fois qu’il acquiert, perd (PA. 17) ». « On perd en gagnant. On recule en approchant » (EE, 58).
15En Inde, il fut particulièrement frappé par la manière dont les Hindous sont, à tout instant, prêts à lâcher, disponibles, offerts au dépouillement le plus total : « Il y a chez l’Hindou une propension à se dépouiller qui lui est aussi naturelle que de s’asseoir... l’Hindou se réveille pour tout lâcher » (BE A, 85).
16 Chez Michaux le dépouillement est aussi corporel ou plus exactement énergique. De l’Inde, il avait écrit à Paulhan qu’il apprenait d’un sage indien des exercices de respiration et de méditation, qu’il pratiquera ensuite toute sa vie. À l’image de Gandhi qui « a son jour de silence dans la semaine, de silence et de méditation, (C’est pour ce jour de silence que tant d’Hindous l’aiment et pour cela, je l’aime aussi) » (BEA, 101), Michaux lui aussi ménage dans la semaine un jour de silence où il ne répond pas au téléphone, ne dit pas un mot, ne rencontre personne. Il se voue au recueillement et à la méditation, pratique ascétique chère à l’Inde et aux taoïstes chinois.
Tous les matins il fait son examen de conscience et tord sa journée dans le sens de sa méditation. [...] Chaque matin il doit recommencer... et il médite (PLU. 116-117).
17Par méditation, on entend un processus d’effacement et de dépossession qui vise à la Vacuité suprême. La méditation et le recueillement sont au fond un ascétisme intérieur par l’intermédiaire du vide, un travail du vide au double sens. Là-dessus Houei Nen explique : « La méditation est d’abord un dépouillement intérieur, on se dépouille, on se débarrasse. Dans l’absence de pensée, l’on demeure vide d’esprit. Sans esprit, l’on demeure dans la Vacuité, dans la Voie véritable ». Au bout de l’effacement, l’être accède au plan de l’Unité primordiale, la méditation taoïste consiste également à faire demeurer le méditant dans la réalisation de l’Unité. Et l’être se place alors comme au-dessus de lui-même, dans la jouissance de sa propre unité retrouvée au sein de la Grande Vacuité. Il est placé dans cette méditation souveraine sur l’Essence, sur « le réel au-delà du réel »8, selon les propres mots de Michaux.
18Dans « Glissement », Michaux évoque cette pratique spirituelle
Défait de tout autre attribut
De sa liquidité, de sa luminosité, de sa masse de son poids...
le lac
en voie vers un autre devenir
[...]
abstraite de tout
de presque tout de presque tout
devenant essence (CCT, 135-136)
19Il s’agit de « créer le Vide » à l’intérieur du soi, en soi, afin d’opérer un détachement et de s’y maintenir en le renouvelant incessamment pour parvenir enfin à l’Essence.
20Qu’elles soient spatiales, spirituelles, corporelles ou poétiques, les propriétés de Michaux sont d’un dénuement exemplaire, tout proche du vide. « Dans mes propriétés tout est plat », déclare l’auteur de « Mes propriétés », « rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici et là, d’où vient donc la lumière ? Nulle ombre » (NR, 95). Dès le début apparaît d’emblée un monde désertique qu’accentuent les ténèbres. Le vide s’impose. La présence se signale à peine par une forme incertaine vaguement située qui est vite ébranlée par l’interrogation, anéantie par la négation.
21Condamné à vivre dans ces propriétés, l’habitant est obligé de peupler cet espace vide. « Souvent je voulus y disposer de belles avenues, je ferais un grand parc... Ce n’est pas que j’aime les parcs, mais... tout de même. Je suis condamné à vivre dans mes propriétés et il faut que je fasse quelque chose » (PLU, 95-96). Mais très souvent ce n’est qu’un désir (« je voulus »), tout effort pour combler le vide aboutit à l’échec. Tout tend à la disparition, aussi anodin et minime que soit l’objet qu’on veut créer :
Je vois dans la vie extérieure ou dans un livre illustré, un animal qui me plaît, une aigrette blanche par exemple, [...] et je prends force notes et je m’informe de tout ce qui constitue la vie de l’animal [...] Je m’occupe de la nourriture du nouvel arrivé, de son air, je lui plante des arbres, je sème de la verdure, mais telles sont mes détestables propriétés que si je tourne les yeux, ou qu’on appelle dehors un instant, quand je reviens, il n’y a plus rien, ou seulement une certaine couche de cendre qui, à la rigueur, révélerait un dernier brin de mousse roussi... à la rigueur (NR, 96).
22Il en est de même pour un crayon, une dent. L’auteur retourne volontiers à son vide : « Alors je supprime tout, et il n’ y a plus que les marais, sans rien d’autre, des marais qui sont ma propriété » (97). En effet, Michaux lucide est a priori conscient de l’échec inévitable de son entreprise : « Je pressens déjà que ça n’aboutira pas cette fois non plus ; [...] sur mes propriétés on ne se multiplie pas, je ne le sais que trop » (96). Si le premier vide est donné par le sens du manque, le vide auquel il retourne continuellement dans « Mes propriétés » est plutôt voulu. Au commencement, Michaux fait semblant de déplorer le dénuement de ses propriétés, mais au fond son indigence est recherchée, exigée et orgueilleuse. Et lorsque son œuvre échoue, c’est qu’il sape tout ce qu’il crée, et qu’il revient obstinément au commencement du langage. Michaux se comporte comme « cet architecte qui construit un château en le détruisant aussitôt après, avec des gradations très savantes et originales dans la destruction et la ruine » (PAS, 150). Quand le poète choit à travers des couches de nues inconsistantes, tout lui échappe, à l’exception de son effort de saisir l’innommé et l’innommable. « Quelle victoire, cependant, que de se trouver les mains presque vides, alors que les autres consciences ne cessent de s’approprier le monde et de se forger des richesses ! »9. Tandis que les autres univers poétiques se gonflent d’évidences imposées et recherchées, Michaux qui a saisi un presque rien est pour sa part parvenu à se défaire du langage conventionnel et social et à se vider du trop plein asphyxiant de la culture.
23Les propriétés de Michaux s’opposent à celles des autres exercés à amasser, à acquérir machinalement. Le dénuement voulu de ses propriétés contraste non sans orgueil avec la magnificence des propriétés des autres. « Il y a des gens qui ont des propriétés magnifiques, et je les envie. Ils voient quelque chose ailleurs qui leur plaît. Bien, disent-ils, ce sera pour ma propriété. Sitôt dit, sitôt fait, voilà la chose dans leur propriété. Depuis leur tout jeune âge, exercés à amasser, à acquérir, ils ne peuvent voir un objet sans le planter immédiatement chez eux, et cela se fait machinalement. Et ils ne s’en doutent pas » (NR, 99). L’envie de Michaux est feinte. Il reprend aussitôt : « Si j’avais de grandes et riches propriétés, je les quitterais. On ferait mieux de se séparer pour de bon » (NR, 100). Car, dans la perspective de la sagesse, cet espace vide de dénuement autorise tous les espoirs. Sur ce terrain vague, à partir du zéro, on peut construire des édifices vraiment personnels et originaux :
Je parlais de désespoir. Non, ça autorise au contraire tous les espoirs. Sur un terrain on peut bâtir, et je bâtirai. Maintenant j’en suis sûr. Je suis sauvé. J’ai une base (Ibid.).
24Ainsi le vide n’est-il pas perçu comme néant, mais comme un grain qui germe. Un signe parlant : « Ce grain, que voulez-vous, il me parle » (NR, 99). « Il recèle de la vie : Parfois ça s’anime, de la vie grouille. J’ai une base » (NR, 98).
25Dans le dénuement Michaux a trouvé la base de son existence. Sa demeure est pour ainsi dire construite sur une sorte de vide qui est pourtant un salut.
26À l’horizon du dépouillement, dans sa recherche spirituelle comme dans son écriture, se dessine la tentation de l’Un. « Chaînes enchaînées » évoque ce retour et de façon significative sous sa forme féminine, Une :
Ne pesez pas plus qu’une flamme et tout ira bien, une flamme de zéphyr, une flamme venant d’un poumon chaud et ensanglanté,
Une flamme en un mot.
Ruine au visage aimable et reposé, Ruine pour tout dire, ruine.
Ne pesez pas plus qu’une hune et tout ira bien.
Une hune dans le ciel, une hune de corsage.
Une et point davantage,
Une et féminine,
Une. (NR, 167).
27 Au premier niveau de la lecture, nous assistons au fil du glissement vers l’Une à un resserrement verbal, typographique et ontologique. Le poème s’ouvre et se clôt avec « ne » repris en écho central dans « ruine », la répétition de « hune » en « une » dans laquelle la perte du « h » se transforme en grain d’un mot nouveau. Enfin surgit l’Une. Tout le texte ne fait que brûler une lettre, brûler d’une lettre. Ceci est révélateur de l’originalité de la poésie de Michaux dans la mesure où l’accès à l’essentiel, à l’Un suppose des préliminaires de démission, de réduction et de diminution : « Ne pesez pas plus qu’une flamme, et tout ira bien ». Hune ne devient Une qu’en perdant le « h » initial. « Démis des sens / Pris par l’essence (95) », écrit Michaux dans Moments.
28Structuralement l’Une est disséminée dans la « ruine » et le « ne » de négation, l’avènement de l’Unité suppose une négation et une destruction : il faut d’abord jeter le mot dans la flamme –, « une flamme en un mot » pourrait être la flamme dans le mot, brûler le mot – le réduire en ruine pour qu’il devienne une voix universelle, Ruine pour tout dire (dans le double sens de l’expression).
29Le retour vers l’Un d’origine sera plus évident si nous envisageons ce texte en regard d’un chapitre de Lao-Tseu où est évoquée la naissance du monde à partir de l’Un :
Le Tao engendre l’Un
L’Un engendre le deux
Le deux engendre le trois
Le trois produit les dix mille êtres.
30Chez Lao-Tseu, la naissance se multiplie de l’un à trois ; dans le texte de Michaux, si l’on compte les mots des trois derniers vers (à l’exception de la conjonction « et » considérée dans la versification chinoise comme « mot vide » et qu’on peut ne pas compter), on aura le mouvement inverse : c’est exactement la diminution de trois à l’un :
Une (et) point davantage | 1 + 1 + 1 |
Une (et) féminine | 1 + 1 |
Une | 1 |
31Dans la perspective du taoïsme, la forme féminine suggère l’idée de naissance ou de renaissance et de fécondité. « La féminité », disait Lao-Tseu, « est la mère de toute création »10. « On parle là de la Femelle mystérieuse. La Femelle mystérieuse a une ouverture, d’où sortent le Ciel et la Terre et les dix mille êtres »11. Ainsi au bout de « Une » qui s’érige au terme du dépouillement et de la réduction, apparaît un autre horizon, celui de reproduction et de renaissance. « Un point, c’est tout » (NR, 30), écrit Michaux.
32 Suite au retour à l’Un, revient l’affluence de l’Un qui s’impose, afflue en foule de lui-même, force qui efface et unit tout, « la grande image sans objet »12 en posture d’embrassement, unifiant toute brisure :
Afflux
Afflux des unifiants
L’Un enfin
En foule
Resté seul, incluant tout
L’Un
Spacieux
sanctifiant
espacement au point culminant
au point de béatitude (Mom, 99-100)
33La typographie épouse l’affluence de l’Un. L’être n’a plus besoin de se réduire. Il vit dans l’Un, entouré de béatitude, de sérénité, d’infini et d’accomplissement.
34Dès lors, Michaux change radicalement. Disparus la colère, le refus, la souffrance et la révolte des premiers temps, vient l’heure de libération et de paix :
Accès à tout
J’habite dans la lumière
Inondé de Vérité
Tout soulève
Ce que j’aperçois
Ce qui se rencontre
Tout tourne à l’illumination (Mom, 52)
35Lao-Tseu a énormément contribué à ce grand changement. Michaux déclare tout haut13 :
C’est la Voie (Tao), sûrement
Je m’en remets à elle (Mom 50)
Dans une autre vie
Dans une autre vue
Dans un autre vide
Une main immaculée montrerait la Voie éliminant, annulant la mare des larves qui fait
basculer la base,
éloignant le mal
Le ciel est bleu
Bleu sans angoisse (CCT, 176)
36Liste des abréviations utilisées pour les œuvres de Michaux
PAS | Passages (1988) |
PA | Poteaux d’angle (1981) |
E | Ecuador (1968) |
Mom | Moments (1988) |
PLU | Plume précédé de Lointain intérieur (1979) |
BEA | Un Barbare en Asie (1989) |
CCT | Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions (1984) |
NR | La Nuit remue (1987) |
Notes de bas de page
1 F. Trotet, Henri Michaux ou la sagesse du vide, Albin Michel, 1992, p. 330.
2 « Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre ce que naïf, soumis, tu t’es tu as laissé mettre dans la tête » (PA, 9).
3 Lao-tseu, chap. LXVI.
4 Magazine littéraire, n° 220, juin 1985, p. 20.
5 Études sur la littérature étrangère, Wuhan, n° 4, 1982, p. 7-9.
6 Lao-tseu, chap. XXII.
7 Ibid., Chap. XLVIII et LXXI.
8 « Lieux sur une petite planète », in Les Cahiers de l’Herne, N° 8, p. 317.
9 Livre des fuites, p. 160.
10 François Cheng, Vide et plein, p. 32-33.
11 Lao-Tseu, chap. I.
12 Lao-Tseu, chap. VI.
13 Lao-Tseu, chap. XIV.
Auteur
Département de Français, Institut des langues étrangères du Sichuan
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