Des fourmis et des hommes : pour une « histoire naturelle » de la Chine, selon Henri Michaux (Un Barbare en Asie)
p. 161-173
Texte intégral
1La composition du Barbare en Asie1 épouse le trajet du long voyage que fit Michaux dans les années 1930-1931 : l’Inde, le Népal, Ceylan, la Chine, le Japon et la Malaisie. L’œuvre comprend cependant, à la charnière de l’Inde et de la Chine, une section surprenante intitulée Histoire naturelle : abandonnant la logique de l’itinéraire, ces deux pages épinglent des animaux, essentiellement des oiseaux, observés au cours du voyage, parfois sans précision de localité, parfois sous la mention du pays où le voyageur les a contemplés : chauve-souris pendues silencieusement sous la lune, perruches pressées, pigeons lubriques, corbeaux véloces, becs-rougestampons blancs, jabirus tueurs...
2Henri Michaux ne s’est jamais expliqué sur la présence de ce chapitre dans un livre dont il a pourtant longuement commenté l’entreprise et le sens, au long des remaniements et des rééditions. Pourtant Histoire naturelle contrarie l’organisation adoptée pour l’ensemble du récit de voyage du « barbare » : ni par son titre qui évoque Buffon ou Jules Renard, ni par son thème ces pages ne sauraient être classées dans la liste des « noms de pays ». À moins que... À moins qu’il ne faille considérer que, dans le mouvement du voyage qui conduit le mouvement du livre, cette section d’Un barbare en Asie, ne serve d’étape préparatoire ou d’ouverture au pays suivant, la Chine. Cette halte inattendue pourrait indiquer en effet, un changement de monde dont la progression géographique ne serait qu’une forme accessoire. Elle peut intéresser aussi un changement de mode dans l’écriture du « récit de voyage », changement auquel les incrustations animalières d’Histoire naturelle serviraient d’introduction.
3Comment passe-t-on en effet de l’Hindou religieux et perpétuellement adorant, au Chinois pratique et « naturel » ? Comment encore dans la rencontre de ce peuple aimé, le plus « réel » de l’Asie à ses yeux, Michaux projette-t-il les principes d’une écriture qui, à se vouloir proche de l’histoire naturelle, anticipe les formes des voyages imaginaires, ceux du Voyage en Grande Garabagne par exemple ?
4C’est en suivant la leçon de choses d’Histoire naturelle qu’on se propose d’interroger l’image de la Chine dans Un barbare en Chine : le portrait de l’homme de la rue auquel Michaux a voulu s’intéresser, peut se trouver éclairé par ce rapprochement où se révèlent à la fois la fascination de Michaux pour la « Nature » chinoise, et la difficulté d’une œuvre dont le statut n’a cessé de faire problème pour son auteur.
1 – En regardant les fourmis
5En 1933, pour la première édition d’Un barbare en Asie, Michaux rédige un « Vient de paraître » assez développé ainsi conçu :
L’auteur de ce livre, étant enfant, allait dans le jardin observer les fourmis. Il les mettait sur une table, ou lui-même s’allongeait par terre, se mettait à leur niveau.
Ce voyage dura des années pendant lesquelles il ne fut guère intéressé par autre chose.
[...] Cette fois l’auteur a été en Chine et aux Indes [...]. Il n’y a pas observé les fourmis, qui cependant abondent, mais les races humaines (p. 1121).
6La Chine vue comme une fourmilière, par le nombre et par l’industrie de ses habitants : l’image sans doute n’est pas neuve. Comparer le voyage à l’observation de l’entomologiste, dans une visée scientifique qui définit la position détachée du voyageur et qui garantit le profit de son étude : un tel rapprochement n’a rien d’inédit non plus. D’autant que les fourmis, par le type d’organisation sociale qui les régit, constituent, au même titre que l’abeille, un sujet d’étude privilégié pour qui s’intéresse aux sociétés humaines.
7Ces images ne prennent ici un relief particulier que parce qu’elles sont explicitement reliées à un épisode de l’enfance du poète. Encore cet épisode lui-même reprend-il une scène sans doute commune à bien des expériences enfantines : l’observation par le petit de l’homme de la petitesse animale, en particulier dans les formes socialisées que présentent les fourmis, fait partie des scénarios classiques de l’éveil au monde naturel et aux structures organisées des espèces vivantes. Qu’il y mesure son pouvoir de nuire ou que, plus détaché, il y contemple les règles souvent cruelles qui président à la vie des groupes, l’enfant médite dans l’observation des insectes sa propre place dans le monde vivant.
8De tels rapprochements n’ont donc en eux-mêmes rien de particulièrement remarquables. Ils pourraient en revanche avoir quelque chose de choquant. N’y a-t-il pas en effet quelque mépris à concevoir la contemplation des races humaines depuis une position élevée qui ravale l’homme étranger au ras du sol ? Mais, dans Un barbare en Chine, Michaux s’explique sur cette assimilation ; s’il faut en effet considérer les hommes comme des animaux, c’est uniquement parce qu’il importe de les juger selon leur espèce, à partir des critères qui sont les leurs, comme on le ferait pour les espèces animales :
On ne saurait assez considérer les Chinois comme des animaux. Les Hindous comme d’autres animaux, les Japonais, idem, et les Russes, les Allemands, et ainsi de suite. [...] Aussi la question de savoir si Confucius est un grand homme ne doit pas se poser. La question est de savoir s’il fut un grand chinois, et comprit bien les Chinois, ce qui semble vrai, et les orienta pour le mieux, ce qui est incertain (p. 372).
9Magnifique leçon de relativisme ! Une telle morale des espèces repose donc sur la différenciation, hors de toute prétention à la généralité ou à l’essence. L’Histoire naturelle a donc bien sa place dans le récit de voyage qui envisage les peuples comme autant de variétés des espèces vivantes. Pas plus qu’on ne saurait comparer le tigre et le singe, alors qu’on peut comparer l’épagneul et le dogue (p. 373), on ne peut adopter, pour évaluer un peuple, les critères d’une improbable commune humanité. La Chine elle-même a pu encourager Michaux dans cette conception d’un homme à saisir dans sa sphère, selon les caractéristiques de son propre univers : en Chine, on se méfie en effet des généralités ; loin de dégager des principes universels, on pratique une morale de l’intérêt restreint, morale à visage humain qui ramène l’amour de l’humanité au cercle des attachements familiaux :
le Chinois n’insiste pas sur les devoirs envers l’humanité en général, mais envers son père et sa mère ; c’est où l’on vit qu’il faut que les choses aillent bien, ce qui demande en effet un doigté et une vertu dont les saints européens sont à peine capables (p. 374).
10La démarche qui consiste à assimiler une société humaine à une espèce animale se trouve donc justifiée. Mais chez Michaux l’insecte insiste... La fourmi semble retenir son attention de façon privilégiée. Un barbare en Chine mentionne à deux reprises les fourmis. Dans les deux cas, le rapprochement sert à mettre à jour une particularité positive. Il apparaît d’abord dans l’admirable passage qui dépeint l’amour des femmes chinoises ; Michaux, visiblement émerveillé, évoque l’art de servir sans bassesse qui pousse la femme chinoise à refaire, au sortir de ses bras, la valise de son amant :
Il y a un moment, après d’autres moments, où presque tout le monde a envie de se reposer.
Vous peut-être, pas elle. Cette fourmi cherche aussitôt du travail et la voilà qui, attentive, procède à la mise en ordre de votre valise. Véritable leçon d’art chinois. On la regarde stupéfait. Pas une épingle de sûreté, pas un cure-dent qu’elle ne trouve et ne déplace et ne mette dans une position parfaite et telle que des siècles et des millénaires de savante expérience sembleraient l’avoir enseignée (p. 362).
11Industrie et tendre patience mises au service de l’autre, minutie affairée, oblation amoureuse absorbée dans la célébration d’un quotidien ainsi magnifié, la femme-fourmi intervient parmi d’autres images qui tentent de traduire le caractère irréductiblement différent de l’amour chinois. Ainsi la femme chinoise est, dans le même passage, comparée à la racine du banian dont le mouvement aérien se propage jusque dans son feuillage, ou au lierre « qui ne sait pas s’isoler » : cette sinuosité végétale qui fait constamment épouser au corps de la femme le corps de son amant, la fait se subordonner, écrit Michaux, « à ce qui serait tout de même si beau : être harmonieusement deux » (p. 363).
12Dans un autre passage, il est question d’évaluer les vertus guerrières de diverses nations : l’image d’un combat de fourmis se présente et elle sert, là encore, à excepter le Chinois des autres peuples du monde :
Pour faire combattre entre elles des fourmis, il est recommandé de leur arracher une patte et, ainsi blessées, de les rouler pêle-mêle sur le sol, en appuyant, mais pas trop fort.
Il est rare que cela n’excite pas leur rage, quelque chose d’ivre qui les prend [...]. On peut observer alors une loi bien curieuse. Une championne de 1re catégorie, imbattue jusque-là, sera renversée et malmenée par une petite championne de 3e ordre, que déjà quantité ont bousculée et dominée, et qui, remise en présence d’autres, sera presque toujours vaincue (p. 372).
13Appliquée au monde des peuples, l’observation des fourmis combattantes permet de vérifier l’étrange loi de réversibilité des forces. Dans le passage, les nations du monde défilent alors, comme à la parade : l’Américain d’abord, « solide gaillard qui va tout manger » mais qui devant le Japonais féroce, fait figure de « bon bébé à faire de l’argent ». Puis l’Anglais, conquérant qui a surtout réussi à « faire adopter sa langue à la moitié du monde » et à imposer sur toute la terre le commerce, le bain quotidien, les jeux de ballon et le tennis.
Quant aux Chinois, ils n’avaient pas l’air idiots, ils avaient l’air sages, lents, réfléchis, pas du tout vaincus, avec peut-être un rien de réprobation d’aïeul qui sait que le Temps, le Temps est un grand Maître (p. 373).
La vaillance tranquille et méditante des Chinois, comme l’amour minutieux des Chinoises, se projette donc dans le texte sur l’image favorablement connotée de la fourmi.
14D’où sortent-elles ces fourmis visiblement inséparables de l’aventure du voyage en Chine ? Elles sont partout présentes dans l’œuvre de Michaux, tour à tour inquiétantes ou cocasses. Dans l’œuvre peint, et en particulier dans les dessins à l’encre de Chine, elles grouillent, rapides, multipliées. Dans l’expérience mescalinienne, elles sont une des formes obsessionnelles de la déperdition de soi et de l’envahissement du réel. Dans les textes enfin, les fourmis sont un des éléments du bestiaire, sans doute le plus constant, dans lequel Michaux rejoue sans cesse l’aventure de sa propre intériorité. Car c’est à l’expérience du sujet et à sa relation avec le réel qu’elles renvoient. L’épisode enfantin de l’observation des fourmis, rapporté à maintes reprises, constitue chez Michaux, en effet, une étape capitale de la formation individuelle et un moment clé de la rencontre du réel. Dans un fragment intitulé Quelques renseignements sur cinquante neuf années d’existence, Michaux a accepté de jeter quelques bribes autobiographiques2. Dans cette image aléatoire qu’il entend donner de lui, par éclats et au prix de nombreuses omissions, Michaux a retenu comme une scène fondatrice l’observation d’un combat de fourmis ; l’ensemble des éléments auxquels elle se trouve liée mérite la citation de l’extrait :
1911-1914- Il a douze ans.
Combat de fourmis dans le jardin.
Découverte des dictionnaires, des mots qui n’appartiennent pas encore à des phrases, pas encore à des phraseurs, des mots en quantité, et dont on pourra se servir soi-même à sa façon.
[...].
Avec l’aide de son père, il s’intéresse au latin, belle langue, qui le sépare des autres, le transplante : son premier départ (nous soulignons).
15Ainsi se trouvent noués, dans un tissage savant qui nous ramène en droit fil d’un jardin de Belgique à la Chine, les principaux éléments d’Un barbare en Asie. Les fourmis, les mots, les mots hors des phrases, la langue étrangère, la possibilité d’être séparé, la possibilité de partir : la navette circule entre ces motifs, pour former la texture du récit de voyage de 1933, comme dans les batik et les soieries de l’orient que Michaux a tellement aimés.
16Tous les voyages qui jalonneront la vie de Michaux seront orientés par ces premières impressions de l’enfance. Or, la découverte des fourmis, commentée dans Quelques renseignements sur cinquante neuf années d’existence, succède aux troubles de l’anorexie qui ont marqué les premières armées de Michaux ; il identifie ces troubles, dans le même texte, à une grève du désir :
Il boude la vie, les jeux, les divertissements et la variation. Le manger lui répugne. Les odeurs, les contacts. Sa moelle ne fait pas de sang. Son sang n’est pas fou d’oxygène.
17La première réponse de l’entourage familial à cette inappétence de l’enfant, ce fut la transplantation forcée dont les effets furent à la mesure des espérances. Brutalement mis en contact avec les petits Flamands d’un pensionnat de campagne, l’enfant dut subir l’obligation des autres, si évidemment étrangers. Dans Un certain Plume, « Le Portrait de A. » revient sur cet épisode à la fois traumatisant et salutaire :
Mais les médecins, à force de s’acharner contre lui par l’idée fixe qu’ils ont de la nécessité du manger et des besoins naturels, l’ayant envoyé au loin, dans la foule étrangère des petits gredins, de paysans puants, réussirent un peu à le vaincre. Sa parfaite boule s’anastomosa et se désagrégea sensiblement.
18Cette première violence de la transplantation détermine le sens de toutes les expériences ultérieures du voyage, dont la fonction essentielle chez Michaux est la mise à l’épreuve du désir. Ce qui se jouera en Chine, comme précédemment en Équateur, c’est en effet la question de la conciliation avec le réel. Le voyage en Orient, enfin « son voyage » écrira-t-il, marque une trêve dans le désaccord avec le monde. « Quand je vis l’Inde, et quand je vis la Chine, pour la première fois, des peuples sur cette terre, me parurent mériter d’être réels » (Préface nouvelle, 1967)
2 – La « nature » chinoise
19Il est donc clair que ce qui comble Michaux dans la découverte des Chinois est de même nature que ce qui fut éprouvé par l’enfant en contemplant les fourmis du jardin. Il se joue là la possibilité de s’intéresser au réel, et de tirer profit pour soi-même du spectacle de la vie. On en trouvera la confirmation dans un texte de 1937, intitulé Portrait du Chinois. Michaux y reprend la même analogie pour traduire encore, non pas une généralité des sociétés humaines, mais ce qui lui semble clairement être une caractéristique des Chinois :
Le Chinois est sensible à la nature ; non comme l’Allemand ou l’Anglais, mais comme le hareng ou la fourmi. Le Blanc s’entoure d’un jardin, mais il n’est pas dans l’esprit de la nature. Le Chinois, au contraire, « est de la Nature », plein de contradictions, de règles aussi, de compromis et toujours florissant (p. 540).
20On est loin des connotations plus ou moins défavorables de grouillement et d’activité forcenée que peut évoquer l’image de la fourmilière. Être comme la fourmi, c’est en réalité être « de la Nature », c’est faire partie de cette Histoire naturelle que caractérise un impérieux mouvement vital, une harmonie avec l’ordre des choses.
21C’est donc autour de cette notion, d’ailleurs assez ambiguë, de « nature » que plusieurs années après le voyage en Asie, Michaux tente de fixer ses impressions chinoises. Le texte de 1937, resserré dans l’espace d’un portrait, cherche dans la relation du Chinois et de la Nature l’unité de sa composition ; tout y est en effet centré sur le leitmotiv de la nature. Cette unité manquait à la relation de voyage de 1933. En effet, Un barbare en Chine procède par rubriques assez aléatoires : Michaux y aborde successivement diverses particularités de l’homme de la rue, diverses qualités du génie chinois, par le biais de commentaires sur l’amour, la ville, la mort, la musique, la peinture, la philosophie, la langue chinoise.
22Ce choix de composition n’est pas en lui-même remarquable dans une relation de voyage ; il tranche cependant avec la méthode adoptée par Michaux pour évoquer l’Inde. En effet, dans Un barbare en Inde, tous les commentaires convergent vers ce qui semble constituer l’essence de cette civilisation, la religion. « L’Hindou est religieux, il se sent relié à tout » (p. 287). Presque toutes les séquences du Barbare en Inde tournent autour de ce rapport vertigineux de l’Inde et du sacré : pratiques rituelles, prières, méditations, puissance intérieure obtenue par magie et par union avec le divin, c’est l’idolâtrie de l’Hindou qui fascine Michaux et imprègne la totalité de son récit, comme elle sature en Inde l’expérience du sensible. Au contraire, le récit concernant la Chine, fragmenté en observations disparates, épouse le type de relation au monde que Michaux observe chez les Chinois : c’est dans la diversité d’attitudes et de comportements orientés vers la vie pratique, c’est dans l’excellence d’une pragmatique obtenue par habileté et sens de l’équilibre que Michaux reconnaît chez le Chinois la multiplicité du vivant. L’homme divinisé hante la conscience de l’Hindou dont l’idéal est la maîtrise des forces psychiques, l’union avec le Tout, ou comme le dit encore Michaux « la rafle assurée dans la masse divine » (p. 291). Au contraire, l’homme « naturel » de la Chine procède dans la fréquentation de Dieu comme il le fait dans le commerce, dans le jeu ou dans la guerre : par une série de transactions et de détours visant l’équilibre et l’harmonie, par un sens inné des corrélations entre les divers niveaux de la réalité.
23« Combiner », « négocier », « trafiquer », « bricoler », « marchander », « s’esquiver », « jouer », « déduire », « signifier » : tous ces verbes servent pour Michaux à qualifier le rapport que le Chinois entretient avec le monde. Un rapport toujours oblique, « parce que tout ce qui est droit met le chinois mal à l’aise et lui donne l’impression pénible du faux » (p. 368). En matière de morale, « obéir à la sagesse, une sagesse raisonnée, politico-boutiquière, discutée et pratique, a toujours été la préoccupation des Chinois » ; en matière de vie sociale, la politesse n’est pas une attitude immédiatement positive, c’est « un procédé contre l’humiliation » ; sourire et fuir, comme bâtir des portes monumentales pour les villes, c’est être protégé : « Vous demandez un renseignement dans la rue à un Chinois, aussitôt il prend la poudre d’escampette. « C’est plus prudent, pense-t-il. Ne pas se mêler des affaires d’autrui. On commence par des renseignements. Ca finit par des coups » (p. 367). En matière de poésie, l’allusion et la déduction prévalent sur la désignation directe, par un jeu de rapprochements et de connotations presque infini. L’état de ravissement où cette intrication des signes plonge le Chinois, Michaux précise qu’il « est plus opposé encore à la paix exaltée hindoue qu’à l’énervement et l’action européenne » (p. 367).
24En matière de religion enfin, la même attitude pratique domine les Chinois. Dans les temples, fourmi parmi d’autres fourmis, ils honorent des bouddhas souriants, mais dans une attitude de dévotion débonnaire et tapageuse qui n’interdit ni de fumer ni de rire :
Le Chinois n’a pas précisément, comme on l’entend ailleurs, l’esprit religieux. Il est trop modeste pour cela. [...] Et puis, il est pratique. S’il s’occupe de quelqu’un, ce sera des démons, des mauvais seulement, et encore quand ils font du mal. Sinon, à quoi bon ? (359).
25En visitant l’un des temples de Canton, Michaux a observé l’étonnant cortège des Cinq Cents Bouddhas :
Cinq cents ! S’il y en avait seulement un de bon ! Un vrai de vrai ! Cinq cents parmi lesquels Marco Polo, avec un chapeau fourni probablement par le vice-consul d’Italie. Cinq cents mais pas un sur le chemin, au petit commencement du chemin de la Sainteté.
Finies les positions hiératiques déterminant la contemplation. Les uns tiennent deux ou trois enfants sur les bras, ou jouent avec. D’autres, agacés se grattent la cuisse, ou ont une jambe levée, comme pressés de s’en aller, impatients d’aller faire un petit tour, presque tous avec des figures de petits malins, de juges d’instruction, d’examinateurs, ou d’abbés du XVIIIe siècle, plusieurs visiblement se paient la tête des naïfs, enfin, en nombre dominant, les bouddhas négligeants et évasifs. « Oh, vous savez, nous autres... »
Faut-il étouffer de rire, de rage, de pleurs ou tout simplement penser que plus forte que la personnalité d’un saint, d’un demi-dieu, est la force nivelante et vivante de la petitesse humaine ? (p. 360)
26L’attitude religieuse du Chinois est ainsi doublement « naturelle » ; d’une part, elle ignore la solennité qui raidit le juif ou le chrétien et la fascination pour le divin qui caractérise l’Hindou ; et d’autre part, elle est à la mesure des hommes : « force nivelante et vivante de la petitesse humaine » qui ramène les dieux vers la terre, dans une posture où l’on croit reconnaître un enfant allongé sur le sol en train de contempler des fourmis.
3 – L’enfance des signes
27L’enfance, où s’origine l’image de la fourmi pour le poète, a partie liée en effet avec les Chinois. Selon Michaux, l’enfance est justement l’âge véritable de la Chine, « Vieux, vieux peuple d’enfants qui ne veut savoir le fond de rien » (p367). Le goût des jeux et des pétards, la peur des humiliations, la familiarité de la mort, une certaine indifférence à la morale en dehors de son résultat pratique, sont autant de caractères de l’enfant que le voyageur retrouve chez les Chinois.
Que l’on se mette bien dans la tête que le Chinois est un être tout ce qu’il y a de plus sensible. Il a toujours son cœur de gosse. Depuis quatre mille ans.
L’enfant est-il bon ? Pas spécialement. Mais il est impressionnable. Le Chinois, une feuille qui tremble lui chavire le cœur, un poisson qui vogue lentement le fait presque s’évanouir (p. 385).
28Mais ce qui sans doute rapproche le plus les Chinois de l’enfance, c’est l’ultime séquence d’Un barbare en Chine qui le révèle. Observant des enfants qui jouent, Michaux relève la préférence qui leur fait délaisser la chose pour le signe :
Ils mettent une planche sur la terre et cette planche devient un bateau. [...] Puis, s’entendant là-dessus à plusieurs, [...] et, manœuvrant en conséquence, d’accord avec leurs signes, embarquent, débarquent, prennent le large, sans qu’une personne non avertie puisse connaître de quoi il s’agit et qu’il y a là un bateau, ici le pont, que le pont est levé... et toutes les complications (et elles sont considérables) dans lesquelles ils entrent au fur et à mesure.
Mais le signe est là, évident pour ceux qui l’on accepté, et qu’il soit le signe et non la chose, c’est ça qui les ravit (p. 386).
29Ainsi se concluent dans un Barbare en Chine, les nombreuses remarques qui tendent à prouver que le « Chinois a le génie du signe ».
30Il convient de croiser ces dernières lignes du Barbare avec celles du texte autobiographique précédemment cité. Dans Quelques renseignements sur cinquante neuf années d’existence, Michaux commentait comme une seule et même expérience l’observation des fourmis et la découverte des signes de la langue, dans le dictionnaire ou dans l’apprentissage du latin. L’insecte qui fonde sa sociabilité sur l’intelligence des signes, les mots du dictionnaire laissés à l’état de signes flottants, la langue étrangère aimée dans l’étrangeté de ses signes : tout a préparé, à travers l’épisode de l’enfance, la relation privilégiée de Michaux et des signes ; tout devait donc amener les observations du voyageur à valoriser dans la culture chinoise la capacité de faire signe.
31Comme le montre l’exemple des enfants jouant avec des bateaux imaginaires, l’idéographie ne concerne pas seulement un convention d’écriture propre à la culture chinoise mais bien une jouissance particulière dans le rapport du Chinois au réel. Et c’est sur cette jouissance, dans l’émerveillement qu’elle lui cause, que Michaux projette ses propres réticences face à la réalité massive, à l’écœurante densité du réel occidental. Qu’il s’agisse du signe pictural, musical, théâtral, ou de l’idéogramme à proprement parler, la Chine offre au « barbare » un monde enfin délivré de la représentation. Dans la peinture, « les objets sont tracés, ils semblent des souvenirs. C’est eux, et pourtant ils sont absents, comme des fantômes délicats que le désir n’a pas appelés » (p. 378). Au théâtre, la pantomime réduit l’expression des sentiments au « tracé », « comme certaines figures vues en rêves, dépourvues de tout débordement » (p. 380). Le mouvement et non pas l’épaisseur, le tracé et non pas la chair, la signification et non pas la représentation, la déduction plutôt que la désignation : ainsi la sensibilité chinoise dégage-t-elle l’homme du contact direct avec la réalité, de la volupté grossière, « enveloppante » dit Michaux, « du charnel épais » de l’Européen.
32Les caractères de l’écriture chinoise, comme les signes du jeu des enfants, ne peuvent être déchiffrés « au premier coup d’œil » (p. 365). Toujours composés, toujours combinés, ils subissent des métamorphoses qui les éloignent toujours d’avantage de la représentation. Michaux en donne pour exemple le signe désignant l’éléphant, qui au cours des siècles a pris huit formes :
D’abord, il avait une trompe. Quelques siècles après, il l’a encore. Mais on a dressé l’animal comme un homme. Quelques temps après, il perd l’œil et la tête, plus tard le corps, ne gardant que les pattes, la colonne vertébrale et les épaules. Ensuite il récupère la tête, perd tout le reste, sauf les pattes, ensuite il se tord en forme de serpent. Pour finir, il est tout ce que vous voulez ; il a deux cornes et une tétine qui sort d’une patte (p. 365).
33Cette étonnante métamorphose puisée dans la réalité historique de la Chine nous ramène à l’imaginaire de l’œuvre de Michaux, une œuvre riche, on le sait, en animaux fabuleux et en métamorphoses. En effet, cette description du signe chinois vient faire écho à toutes les fantasmagories animales qui peuplent l’écriture de l’écrivain. Comme l’éléphant perdant sa trompe, les chats de Michaux perdent leur queue, les souris leur pattes, les hommes leur tête ou leurs bras ; ailleurs les poulpes se font homme, les chevaux s’enflamment, et dans les Propriétés de Michaux, le corps en métamorphoses épouse fugitivement quantité d’apparences, successivement fourmi, forêt agitée par le vent, plage de galet, boa, typhon etc... :
À force de souffrir, je perdis les limites de mon corps et me démesurai irrésistiblement.
Je fus toutes choses : des fourmis surtout, interminablement à la file, laborieuses et toutefois hésitantes. C’était un mouvement fou. Il me fallait toute mon attention. (« Encore des changements », p. 479).
34Toutes ces transformations font du corps un répertoire d’idéogrammes, ou un de ces alphabets fabuleux que Michaux s’est plu à inventer. Elles sont autant de signes de la relation au réel : devenir ce que l’on regarde, briser les limites de l’intériorité, connaître la crise de la dimension qui peut élargir votre crâne aux proportions de l’univers ou au contraire vous faire rentrer dans une pomme, tous ces scénarios, qu’il soient d’angoisse ou d’apaisement, font participer le corps tout entier à l’expérience fondamentale de l’altérité, à ce rêve halluciné constamment repris et constamment refusé – être l’autre. Dans le « Vient de paraître » de l’édition de 1933, Michaux a traduit son effort pour se mêler à l’homme de la rue et il conclut : « Il s’est ainsi enfoncé dans la peau des autres. Toutefois, dans la peau du Chinois, il reste lui-même et souffre et regimbe » (p. 1121).
4 – « Ici, barbare on fut »
35Toute l’ambiguïté du Barbare en Chine paraît ici. Si Michaux s’attache si fortement à la Chine, c’est qu’elle vient combler des tendances profondes de son être mais en même temps elle ne cesse de le renvoyer à sa réalité de barbare. Comment donc écrire de l’autre, quand on ne peut se mettre dans sa peau qu’en souffrant ? Et inversement, comment rendre compte de la singularité des autres quand on y retrouve si visiblement des formes propres de son imaginaire ? Les idéogrammes, par exemple, ne resteront pas aliénés dans la culture chinoise : Michaux à plusieurs reprises travaillera des compositions idéogrammatiques (dans Mouvements, en 1951, en particulier) et tentera de dessiner l’alphabet silencieux dont il rêve (« Alphabet », Épreuves, exorcismes). La langue chinoise parlée, si extraordinairement différente pourtant, trouve elle aussi chez le poète une troublante intimité. Cette langue qui « joue encore en pleine nature », n’est faite que de monosyllabes, enveloppés d’un « son de gong » ; parce qu’ elle n’a pas été « forcée par une syntaxe bousculante et ordonnatrice » (p. 361), elle s’apparente à la brise, à la langue des oiseaux. Elle fait revivre cette Histoire naturelle des mots, tels que l’enfant les avait découverts dans le dictionnaire, et tels que la création poétique de Michaux les célébrera. De même, le personnage de Plume, inventé par Michaux, un an avant le voyage en Chine, n’était-il pas quelque peu chinois ? Sa façon de traverser les rues et la vie, son désarroi enfantin, sa peur des conflits, son inconsistance intérieure n’ont-ils pas quelque rapport avec « la concavité » de l’âme chinoise ?
le Chinois a l’âme concave. [...] La lune lui plaît, à laquelle la femme chinoise ressemble étonnamment. Cette clarté discrète, ce contour précis lui parle en frère. D’ailleurs beaucoup sont sous le signe de la lune. Ils ne font aucun cas du soleil, ce gros vantard, ils aiment beaucoup la lumière artificielle, les lanternes huilées qui, comme la lune, n’éclairent bien qu’elles-mêmes, et ne projettent aucun rayon brutal (p. 359).
36Mais tandis que tous les malheurs de Plume naissent de la légèreté et du vide de son être, en Chine cet effacement intérieur est heureux... L’absence d’aura des Chinois renvoie le voyageur à l’insupportable rayonnement de la civilisation occidentale. Dans Un barbare en Chine, Michaux a des mots terribles pour l’Europe : dans le visage des Blancs, il voit de « véritables groins de sanglier » ; dans la musique des Blancs, « on trotte et on claironne » ; dans les récits européens, il retrouve « ce sentimentalisme écœurant, anglais ou américain, français ou viennois, ce sens du long baiser, de la glu, et de l’affaissement de soi » (p. 378) ; dans la peinture européenne, même l’air lui semble épais : « L’Européen veut pouvoir toucher. [..] Ses nus sont presque toujours lubriques, même dans les sujets tirés de la Bible. La chaleur, le désir, les mains tripotent » (p. 378). L’Europe est du côté de l’excès, du débordement, de la prétention, de l’ordonnancement militaire de la langue, de la chair écœurante du monde.
Quand j’entends une mélodie chinoise, je me sens soulagé des erreurs et des mauvaises tendances qu’il y a en moi et d’une espèce d’excédent dont chaque jour m’afflige (p361).
37L’épreuve de la Chine, c’est donc la reconnaissance d’un peuple frère dont on se sait à jamais étranger, d’un pays intime aux portes duquel on devra demeurer. Comment alors rendre compte d’une telle entreprise ? Comment occuper à la fois la position de l’intérieur, par laquelle il faut exprimer la connivence profonde avec le monde chinois, et la position extérieure qui demeure celle de l’observateur étranger ? Cette contradiction est inhérente à l’essayisme subjectif du Barbare en Asie : tandis que l’instinct personnel intervient, avec ses préférences esthétiques et ses tendances morales, l’effort de connaissance typologique tente de dégager une vérité du monde chinois qui emprunte la forme du catalogue ou de la succession de rubriques. L’interpolation que représente Histoire naturelle, à l’intérieur du Barbare en Asie, peut correspondre à cette tentative de trouver une forme d’écriture à la fois impressionniste et détachée. Mais la science de l’homme n’est pas les sciences naturelles, et Michaux comprendra à son retour d’Asie que l’on n’écrit pas tout à fait au sujet de l’homme comme au sujet des animaux.
38Pour écrire Un barbare en Chine, et s’en satisfaire, il eût fallu démêler ce qui relevait dans un tel projet, de l’anthropologie, de l’ethnographie, de la psychologie des peuples, du journal de voyage, du récit utopique, et de l’autographie. Michaux éprouvera au fil des années un malaise grandissant face à ce livre qui lui semble trahir les pays même qu’il a aimés. L’Histoire et les événements politiques devaient d’ailleurs en modifier profondément l’apparence et rendre caduques bien de ses observations. Aussi jugera-t-il ce livre « détestable », de plus en plus étranger, de plus en plus « barbare ». Dans la « Nouvelle Préface » de 1967, l’écrivain évoque ce livre devenu autre, comme un personnage qui lui aurait échappé :
Voyage réel entre deux imaginaires. Peut-être au fond de moi les observais-je [le voyage en Inde et le voyage en Chine] comme des voyages imaginaires qui se seraient réalisés sans moi, œuvres « d’autres ». Pays qu’un autre aurait inventé. J’en avais la surprise, l’émotion, l’agacement.
C’est qu’il manque beaucoup à ce voyage pour être réel. Je le sus plus tard. Faisais-je exprès de laisser de côté ce qui précisément allait faire en plusieurs de ces pays de la réalité nouvelle : la politique ?
[...]
Ce livre qui ne me convient plus, qui me gêne et me heurte, me fait honte, ne me permet de corriger que des bagatelles le plus souvent. Il a sa résistance. Comme s’il était un personnage.
Il a un ton.
À cause de ce ton, tout ce que je voudrais en contrepoids y introduire de plus grave, de plus réfléchi, de plus approfondi, de plus expérimenté, de plus instruit, me revient, m’est renvoyé... comme ne lui convenant pas. Ici, barbare on fut, barbare on doit rester (p. 2781).
39Finalement, ce n’est qu’avec le Voyage en Grande Garabagne que Michaux trouvera la forme appropriée à sa géographie intérieure, celle qui délivre le voyage de ses multiples contraintes et illusions. Les pays imaginaires, la Garabagne, Poddema ou le Pays de la Magie, ne seront pas moins vrais que ceux qu’il a visités ; ils sont d’ailleurs nourris des voyages véritables. Peut-être le seront-ils d’avantage parce qu’ils jouissent d’une liberté d’action qui amplifie les curiosités et les exigences du voyageur. Cette neutralité que Michaux, suivant les leçons de l’Histoire naturelle aurait voulu avoir en Chine et que l’émotion lui ôta, triomphera dans la fiction des pays d’utopie. Ainsi ils pourront à la fois satisfaire l’imaginaire et son insatiable appétit, et travailler à la connaissance de l’homme, en ses « lointains intérieurs ». Dans un poème de 1935, intitulé « L’Affront » (La Nuit remue), Michaux, indique peut-être ce qui fut la véritable nature du voyage chinois, tel qu’il a changé Michaux et tel que Michaux devait à jamais le changer :
Autrefois je pondis un œuf d’où sortit la Chine (et le Tibet aussi, mais plus tard). C’est assez dire que je pondais gros.
Mais maintenant, quand une fourmi rencontre un œuf à moi, elle le range aussitôt parmi les siens. De bonne foi, elle les confond ensemble, (p. 443).
40Cette Chine sortie de l’œuf, c’est la Chine intérieure, Chine longtemps rêvée dans l’œuvre avant le voyage asiatique, et devenue l’un des territoires de l’Espace du dedans, où voisinent, on le voit encore, autant de fourmis que de Chinois.
Notes de bas de page
1 Nos références, pour l’ensemble des textes de Michaux cités ici, sont empruntées à l’édition des Œuvres complètes, t.l, Bibliothèque de La Pléiade, 1998.
2 Cet texte composé à la troisième personne du singulier a été écrit en 1958, à l’occasion d’une étude que Robert Bréchon consacrait à Michaux, Michaux, (Gallimard, La Bibliothèque idéale, 1958, p. 9-16).
Auteur
Université d’Artois
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