Un autre regard d’Henri Michaux
p. 155-160
Texte intégral
1Henri Michaux (1893-1984) est connu comme poète et peintre. Il a publié une trentaine de recueils de poèmes et peint beaucoup de tableaux à l’encre de Chine. Au début des années trente, Michaux est allé voyager en Orient. Il a visité l’Inde, la Chine et d’autres pays orientaux. Après son voyage, il a publié un journal de bord, Un Barbare en Asie. Il existe dans ce livre un chapitre intitulé : « Un Barbare en Chine ». De l’avis de R. Bellour et Y. Tran, ce livre « fixe plus l’image d’Henri Michaux »1. En outre, il a écrit « Idéogrammes en Chine » et « Portrait du Chinois ». Après avoir lu les œuvres d’Henri Michaux, nous pouvons voir qu’il s’est attaché à la Chine. Dans Un Barbare en Asie, Michaux a raconté ses impressions de voyage en Chine. Il a donné son opinion sur la philosophie, l’écriture, le théâtre, la musique, la calligraphie et la peinture de ce pays. Dans son entretien avec le poète François Cheng, Henri Michaux a certifié le lien entre lui et la Chine. Il a observé qu’il était allé dans ce pays, non pour chercher un certain exotisme, mais poussé par un instinct intérieur, et que ce qu’il avait obtenu ce n’était pas des sujets, mais une manière nouvelle de considérer les choses et un langage nouveau2. « La Chine, la beauté, la culture... Il me semblait que tout par elles m’était révélé. Tout et moi-même. Depuis, je regarde d’un autre œil »3. Par ces mots, Michaux a certifié que la Chine exerçait une grande influence sur sa vie et sa création artistique.
2Que Michaux se soit intéressé à l’art chinois et y ait trouvé un langage nouveau et une manière nouvelle de considérer les choses, cela se rapporte à sa propre expérience. Au lycée, il avait déjà manifesté son enthousiasme pour l’écriture chinoise. Selon le témoignage du poète Norge, Michaux donnait toute sa passion à l’écriture chinoise et au monde des insectes4. La lecture des Chants de Maldoror de Lautréamont l’a poussé à écrire, et il a commencé sa création littéraire.
3D’origine belge, Michaux connaît l’école flamande, s’intéresse aux tableaux qui mêlent le réel et l’imaginaire. Il n’aime pas la peinture à l’huile, mais il est sensible à la peinture à l’encre. C’est aussi la raison de son adoration pour la calligraphie et la peinture chinoises. Cette sorte d’adoration l’amène à l’enthousiasme pour toute la culture chinoise. Selon Michaux, la civilisation occidentale n’a plus d’oxygène pour personne5. Le voyage de Michaux constitue une manière de révolte contre la tradition. Partir pour l’Orient, c’était, pour lui une manière de résister à la tradition et à la soi-disant civilisation occidentale. Il voulait donc aller en Orient chercher la sagesse dans la civilisation orientale.
4La Chine ouvre de horizons nouveaux à Michaux. Au début de ce siècle, les Occidentaux cherchent la sagesse orientale pour se débarrasser de leurs angoisses dans la société moderne. Michaux a séjourné en Chine seulement quelques mois, mais il garda un enthousiasme immense pour la Chine. Dans une lettre à Paulhan, il a observé que la Chine l’avait toujours ému, car il a compris beaucoup par la culture chinoise. Trente ans après son voyage, il dit dans la préface de la nouvelle édition d’Un Barbare en Asie : « Quand je vis l’Inde, et quand je vis la Chine, pour la première fois, des peuples sur cette terre me parurent mériter d’être réels6. » Nous pouvons dire que le voyage en Chine a eu une influence importante et définitive sur Henri Michaux.
5Le lien que Michaux entretenait avec l’art chinois se rapporte à des amis d’origine chinoise. Michaux a rencontré le peintre Zao Wou-ki en 1950 et écrit pour ses tableaux une préface : « Lecture de huit lithographies de Zao Wou-ki ». Tous deux garderont une amitié durable, et voulaient même traduire le Tao-Te-King ensemble. Zao Wou-ki dit dans son autobiographie : « Michaux connaissait bien la Chine, il y avait voyagé et connaissait sa culture »7 ; « Mes longues conversations téléphoniques avec Michaux ne nous amenaient pas à parler de la peinture, mais de la Chine. Il évoquait le peuple avec gaieté et enthousiasme »8. Michaux est lié à François Cheng, l’auteur de La Langue poétique chinoise, Vide et plein, etc. Celui-ci met les Occidentaux au courant de la culture chinoise. Le lien d’amitié est utile à Michaux pour bien connaître la culture chinoise.
6De tous les genres de l’art chinois, c’est le théâtre chinois qui attire le plus Michaux et lui a donné un langage nouveau et ouvert des horizons nouveaux. La caractéristique du théâtre chinois consiste à peindre à grands traits dans le contenu et la forme. La transformation du temps et de l’espace, le façonnage des personnages, les rapports triangulaires avec les auteurs, les rôles qu’ils jouent et les spectateurs sont tout à fait différents de ceux du théâtre occidental qui décrit de façon réaliste. Dans Un Barbare en Asie, Michaux a fait remarquer que l’acteur coud le vêtement sans aiguille, sans fil, rien qu’avec des gestes. « S’il a besoin d’un grand espace, il regarde au loin, tout simplement ; et qui regarderait au loin s’il n’y avait pas d’horizon ? Quand une femme doit coudre un vêtement, elle se met à coudre aussitôt. L’air pur seul erre dans ses doigts ; néanmoins (car qui coudrait de l’air pur ?) le spectateur éprouve la sensation de coudre, de l’aiguille qui entre, qui sort péniblement de l’autre côté, et même, on a en plus la sensation que dans la réalité, on sent le froid, et tout. Pourquoi ? Parce que l’acteur se représente la chose »9. Aux yeux de Michaux, le théâtre européen est trop réaliste, « Tout est là sur scène ». Seul le théâtre chinois est un théâtre pour l’esprit. Seuls les Chinois savent ce qu’est une représentation théâtrale. Sous la plume de Michaux, le caractère des personnages est peint sur la figure. De ce fait, Michaux a saisi la nature du théâtre chinois à travers la vie quotidienne, l’action des acteurs et le langage théâtral.
7Michaux adorait aussi la musique chinoise. Il la trouvait paisible et touchante. « Confucius qui n’était pas homme d’exagération, tant s’en faut, fut tellement pris par le charme d’une mélodie qu’il resta trois mois sans pouvoir manger »10. Cette anecdote est sortie de l’« Entretien de Confucius avec ses disciples ». On peut deviner que Michaux est attiré par la musique chinoise, il se sentait soulagé des erreurs et mauvaises tendances. Michaux aimait surtout le chant de Mei Lanfang : « Qui n’a pas entendu Mei Lanfang, ne sait pas ce qu’est la douceur, la douceur déchirante, décomposante, le goût des larmes, le raffinement douloureux de la grâce »11. Acteur célèbre de l’opéra de Pékin, Mei Lanfang a rénové la représentation théâtrale en prêtant surtout attention à l’expression des sentiments ; il est le symbole du système théâtral oriental. Le chant, la mélodie et le rythme formalisés de l’opéra de Pékin sont différents du théâtre occidental qui est basé sur la vie réelle avec un peu d’exagération. Michaux a dit que la musique théâtrale chinoise indique le genre d’action ou de sentiments. C’est l’effet de l’invention dans le théâtre chinois. L’admiration de Michaux pour Mei Lanfang reflète justement sa compréhension de la musique chinoise.
8Les caractéristiques de l’art chinois sont inséparables d’avec l’écriture propre à la Chine. Le caractère chinois a connu une évolution du dessin au signe, de la réalité au symbole, c’est ce que signifie « se délivrer de la ressemblance de forme ». Michaux a observé que l’écriture chinoise a pour symbole la « simplicité », « une seule syllabe », elle aime à « prendre un détail pour signifier l’ensemble » : « Chaque mot est un paysage, un ensemble de signes dont les éléments, même dans le poème le plus bref, concourent à des allusions sans fin ». Michaux a cité un poème de Li Bai :
Bleue est l’eau et claire la lune d’automne.
Nous cueillons dans le lac du sud des lis blancs
Ils paraissent soupirer d’amour
Remplissant de mélancolie le cœur de l’homme dans la barque...
9Michaux lit ce poème comme il regarde des tableaux. Selon lui, ces quatre vers contiennent une trentaine de scènes, un bazar, un cinéma, un grand tableau. Si Baudelaire découvre la poésie dans les tableaux de Delacroix, Michaux découvre des tableaux dans le poème de Li Bai. Ce qui est semblable au propos de Su Shi sur Wang Wei : « Les tableaux dans les poèmes, les poèmes dans les tableaux ». Dans « Idéogrammes en Chine », Michaux a beaucoup apprécié la langue chinoise, disant qu’aucune langue n’a plus de beauté que la langue chinoise, car elle « donne occasion à l’originalité », « Chaque caractère fournit une tentation »12, « La calligraphie l’exalte. Elle parfait la poésie ; elle est l’expression qui rend le poème valable, qui avalise le poète »13. Michaux a saisi les traits caractéristiques de l’écriture, du tableau et des poèmes chinois ainsi que leur lien.
10Dans « Un Barbare en Chine », Michaux a dit : « La peinture, le théâtre chinois, et l’écriture chinoise, plus que tout autre chose, montrent cette extrême réserve, cette concavité intérieure, ce manque d’aura dont je parlais. La peinture chinoise est principalement de paysage. Le mouvement des choses est indiqué, non leur épaisseur et leur poids, mais leur linéarité si l’on peut dire »14. Michaux a bien compris le rôle de la linéarité dans la calligraphie et la peinture chinoises.
11La peinture chinoise est une sorte d’art plastique qui donne la priorité au trait. Si le peintre ne fait pas attention à la ressemblance de la forme, c’est qu’il a l’intention de renforcer le rôle du trait, car c’est le trait qui crée l’image, donc il a une valeur esthétique. Dans « Portrait du Chinois » Michaux dit : « Le peintre doit saisir les harmonies profondes, essentielles. Trois mois dans la montagne et la peindre en trois traits »15. Ces « harmonies profondes, essentielles » sont l’effet du rythme de l’harmonie que les peintres chinois cherchent à obtenir. « Peindre en trois traits », c’est le caractère succinct de l’art chinois. La calligraphie et la peinture chinoises ont pour outils le pinceau et l’encre, exigent un moyen de peindre la forme pour exprimer le fond et de remplacer l’authenticité matérielle par l’authenticité psychologique. C’est dans ce sens que l’art chinois est tout à fait différent de l’art occidental. Pour les artistes chinois, l’objet réel n’est pas le but de la description, mais un véhicule de la pensée. Michaux évoque ainsi ce mode d’expression : « S’il s’agit d’une fuite, tout sera représenté sauf la fuite, la sueur, les regards de droite et de gauche, mais pas la fuite. Si l’on vous représente la vieillesse, vous aurez tout là, sauf l’expression de vieillesse, et l’allure de la vieillesse, mais vous aurez, par exemple, la barbe et le mal au genou »16. Ce que Michaux entend par là, c’est l’effet d’implicite et de concavité que les artistes chinois recherchent, conformément à la sentence qui affirme « la parole a sa fin, mais la signification est durable ». Le peintre Huang Binhong l’a bien dit : « Toutes les formes de l’art chinois ont un caractère commun : implicite et symbolique, c’est l’esprit particulier de l’art oriental »17.
12L’art chinois donne à Michaux une nouvelle manière de considérer les choses. Les calligraphes et les peintres chinois mettent en pratique une perspective différente de celle de l’Occident. Michaux, dans Un Barbare en Asie et « Portrait du Chinois » a évoqué à plusieurs reprises un traité sur la peinture chinoise : Enseignements de la peinture du jardin grand comme un grain de moutarde. Aux yeux de Michaux, « Ce traité est fait avec une telle dévotion et une telle poésie qu’il fait venir les larmes aux yeux ». En fait, ce livre emprunte le nom d’un jardin où habitait Li Yu (1611-1680). Michaux a mis l’accent sur le titre du traité. Il croyait que l’éditeur avait considéré ce livre encyclopédique comme un grain de moutarde dans la peinture chinoise. Si la compréhension de Michaux diffère de l’intention de l’éditeur, elle nous a donné une idée nouvelle.
13Michaux est attiré par la théorie de la peinture chinoise. C’est dans ce livre que l’on trouve la méthode de la peinture chinoise. La tradition distingue, à propos de la perspective, trois lointains ou trois distances. 1. Gao Yuan (distance en hauteur) : le spectateur se trouve au pied de la montagne et lève son regard vers le sommet et ce qui est au-delà ; 2. Shen Yuan (distance en profondeur) : le spectateur se trouve sur une hauteur et jouit d’une vue panoramique et plongeante ; 3. Ping Yuan (distance horizontale) : à partir d’une montagne, le spectateur dirige horizontalement son regard vers le lointain où le paysage s’étend à l’infini.
14Cette sorte de perspective exerce une grande influence sur les peintres chinois. C’est aussi une manière de considérer les objets grands ou petits. Cette perspective ressemble à celle d’une personne qui est debout au sommet de la montagne et qui éprouve l’objet réel sous des angles divers. Elle rassemble toutes les impressions et tous les sentiments. Cette perspective dans la peinture chinoise exige un regard mobile qui aboutit à une vue d’ensemble. Cela tient aux habitudes des Chinois qui admirent la Nature. Ce que le peintre utilise, ce n’est pas seulement la perspective proprement dite, mais la perspective psychologique du peintre. Donc, les peintres chinois utilisent plutôt une perspective dite « aux points dispersés ». Le peintre peut mettre sur un tableau les paysages des quatre saisons. Michaux connaît bien tout cela. Il avait raison de dire que la peinture chinoise semble la nature elle-même.
15Cette manière de considérer les choses est acceptée par Michaux qui l’utilisait dans sa création artistique. Michaux a dit avec admiration : « Le Chinois possède la faculté de réduire l’être à l’être signifié ». Le poète a mis, en tête du livre Un Barbare en Asie, le mot de Lao-Tseu « Gouvernez l’empire comme vous cuiriez le petit poisson ». C’est dire qu’il admire beaucoup cette phrase de Lao-Tseu. Ce point de vue exerce une forte impression sur lui. Dans ce livre, Michaux a parlé d’un roman chinois, Fleur dans un miroir . Ce roman raconte l’histoire des héros qui voyagent dans des pays imaginaires. Michaux a fait de même dans Plume et Un Certain Plume. C’est aussi la réflexion sur la vie et le destin des petits personnages.
16Dans un entretien sur Michaux, Matta, devant les tableaux au sujet desquels Michaux écrit deux poèmes dans Moments, a dit : « Le dedans voit en même temps les neiges qui s’évaporent, tout le parcours de la Loire et ses embouchures dans l’Atlantique. Tandis que le dehors ne voit que la Loire sous le château !... La saisie de cette Loire totale est le but du poète »18. Ce passage reflète clairement le point de vue de Michaux. Michaux comprend bien qu’il n’est pas suffisant de dire les choses selon la réalité. « Ce qui est important, c’est de mettre l’esprit humain dans la substance, donner la possibilité de sentir et de vivre ». Michaux faisait la recherche sur lui-même et sur l’extérieur. Il a écrit des vers tels que « Lointain intérieur », « Je vous écris d’un pays lointain », « Perdez-moi au loin, au loin », etc. C’est aussi une sorte de recherche sur le monde irréel. Les poèmes de Michaux reflètent ses voyages réels et imaginaires. C’est pour explorer l’absurdité, la misère, la beauté et la chaleur de l’existence.
17Le voyage en Asie a permis à Michaux d’entrer en contact direct avec l’art chinois, de mettre en pratique les moyens d’expression de l’art chinois et d’obtenir ainsi un grand succès. Cela marque un tournant important dans sa création artistique. L’art chinois lui a donné une riche inspiration et lui a permis d’atteindre un langage nouveau et une nouvelle façon de considérer les choses. C’est dans ce sens que Michaux regarde d’un autre œil, celui des artistes chinois.
Notes de bas de page
1 R. Bellour et Y. Tran, « Chronologie », Magazine Littéraire, n° 364, 1998.
2 F. Cheng, Henri Michaux, poète français contemporain, Études Françaises, Wuhan, vol. n° 4, p. 3-7.
3 Henri Michaux, Passages, Gallimard, 1988, p. 58.
4 Magazine Littéraire, n° 220, 1985, p. 22.
5 Henri Michaux, Ecuador, in Œuvres complètes, Gallimard, 1998, p. 181.
6 Henri Michaux, Un Barbare en Asie, p. 280.
7 Zao Wou-ki, Autoportrait, Fayard. 1980, p, 80.
8 Ibid., p. 30.
9 Henri Michaux, Un Barbare en Asie, op. cit., p. 379.
10 Ibid., p. 360.
11 Op. cit., p. 385.
12 « Idéogrammes en Chine », in Œuvres complètes, Gallimard, p. 103.
13 Ibid., p. 101.
14 Un Barbare en Asie, p. 364.
15 « Portrait du Chinois », in Œuvres complètes, p. 541.
16 « Un Barbare en Chine », p. 364.
17 Nan Yu, Propos de Huang Binhong sur l’Art, Henan Meishu Chubanshe, Zhengzhou, 1998, p. 132.
18 Cahier de l’Herne, n° 8, Paris, 1983, p. 407.
Auteur
Université de Nankin
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